Language of document : ECLI:EU:C:2019:218

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

19 mars 2019 (*)

« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Système de Dublin – Règlement (UE) no 604/2013 – Transfert du demandeur d’asile vers l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale – Notion de “fuite” – Modalités de prolongation du délai de transfert – Article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Risque sérieux de traitement inhumain ou dégradant à l’issue de la procédure d’asile – Conditions de vie des bénéficiaires d’une protection internationale dans ledit État membre »

Dans l’affaire C‑163/17,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg (tribunal administratif supérieur du Bade-Wurtemberg, Allemagne), par décision du 15 mars 2017, parvenue à la Cour le 3 avril 2017, dans la procédure

Abubacarr Jawo

contre

Bundesrepublik Deutschland,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. K. Lenaerts, président, Mme A. Prechal, MM. M. Vilaras, E. Regan, F. Biltgen, Mme K. Jürimäe et M. C. Lycourgos, présidents de chambre, MM. A. Rosas, E. Juhász, M. Ilešič (rapporteur), J. Malenovský, L. Bay Larsen et D. Šváby, juges,

avocat général : M. M. Wathelet,

greffier : M. M. Aleksejev, chef d’unité,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 8 mai 2018,

considérant les observations présentées :

–        pour M. Jawo, par Mes B. Münch et U. Bargon, Rechtsanwälte,

–        pour le gouvernement allemand, par MM. T. Henze, R. Kanitz et M. Henning ainsi que par Mme V. Thanisch, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement belge, par Mme C. Van Lul et M. P. Cottin, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement italien, par Mme G. Palmieri, en qualité d’agent, assistée de MM. L. Cordi et L. D’Ascia, avvocati dello Stato,

–        pour le gouvernement hongrois, par Mme M. M. Tátrai ainsi que par MM. M. Z. Fehér et G. Koós, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement néerlandais, par M. J. Langer ainsi que par Mmes M. Bulterman, C. S. Schillemans et M. Gijzen, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. S. Brandon ainsi que par Mme C. Crane, en qualité d’agents, assistés de M. D. Blundell, barrister,

–        pour le gouvernement suisse, par M. E. Bichet, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par Mme M. Condou-Durande et M. C. Ladenburger, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 25 juillet 2018,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 3, paragraphe 2, et de l’article 29, paragraphes 1 et 2, du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride (JO 2013, L 180, p. 31, ci-après le « règlement Dublin III »), ainsi que de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. AbubacarrJawo à la Bundesrepublik Deutschland (République fédérale d’Allemagne), au sujet d’une décision de transfert de l’intéressé vers l’Italie.

 Le cadre juridique

 Le droit international

3        Intitulé « Interdiction de la torture », l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), stipule :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

 Le droit de l’Union

 La Charte

4        Aux termes de l’article 1er de la Charte, intitulé « Dignité humaine » :

« La dignité humaine est inviolable. Elle doit être respectée et protégée. »

5        L’article 4 de la Charte, intitulé « Interdiction de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants », énonce :

« Nul ne peut être soumis à la torture, ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

6        L’article 47 de la Charte, intitulé « Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial », énonce, à son premier alinéa :

« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article. »

7        L’article 51 de la Charte, intitulé « Champ d’application », dispose, à son paragraphe 1 :

« Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions, organes et organismes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. En conséquence, ils respectent les droits, observent les principes et en promeuvent l’application, conformément à leurs compétences respectives et dans le respect des limites des compétences de l’Union telles qu’elles lui sont conférées dans les traités. »

8        L’article 52 de la Charte, intitulé « Portée et interprétation des droits et des principes », énonce, à son paragraphe 3 :

« Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garantis par la [CEDH], leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue. »

 Le règlement Dublin III

9        Le règlement Dublin III a abrogé et a remplacé le règlement (CE) no 343/2003 du Conseil, du 18 février 2003, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des États membres par un ressortissant d’un pays tiers (JO 2003, L 50, p. 1, ci-après le « règlement Dublin II »). Les considérants 4, 5, 19, 32 et 39 du règlement Dublin III énoncent :

« (4)      Les conclusions [du Conseil européen, lors de sa réunion spéciale] de Tampere [les 15 et 16 octobre 1999,] ont également précisé que le [régime d’asile européen commun] devrait comporter à court terme une méthode claire et opérationnelle pour déterminer l’État membre responsable de l’examen d’une demande d’asile.

(5)      Une telle méthode devrait être fondée sur des critères objectifs et équitables tant pour les États membres que pour les personnes concernées. Elle devrait, en particulier, permettre une détermination rapide de l’État membre responsable afin de garantir un accès effectif aux procédures d’octroi d’une protection internationale et ne pas compromettre l’objectif de célérité dans le traitement des demandes de protection internationale.

[...]

(19)      Afin de garantir une protection efficace des droits des personnes concernées, il y a lieu d’instaurer des garanties juridiques et le droit à un recours effectif à l’égard de décisions de transfert vers l’État membre responsable conformément, notamment, à l’article 47 de la [Charte]. Afin de garantir le respect du droit international, un recours effectif contre de telles décisions devrait porter à la fois sur l’examen de l’application du présent règlement et sur l’examen de la situation en fait et en droit dans l’État membre vers lequel le demandeur est transféré.

[...]

(32)      Pour ce qui concerne le traitement des personnes qui relèvent du présent règlement, les États membres sont liés par les obligations qui leur incombent en vertu des instruments de droit international, y compris par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en la matière.

[...]

(39)      Le présent règlement respecte les droits fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus, notamment, par la [Charte]. En particulier, il vise à assurer le plein respect du droit d’asile garanti par l’article 18 de la [Charte] ainsi que des droits reconnus par ses articles 1er, 4, 7, 24 et 47. Le présent règlement devrait donc être appliqué en conséquence. »

10      Aux termes de l’article 2, sous n), du règlement Dublin III, il est entendu par « risque de fuite », aux fins de celui-ci, « dans un cas individuel, l’existence de raisons, fondées sur des critères objectifs définis par la loi, de craindre la fuite d’un demandeur, un ressortissant de pays tiers ou un apatride qui fait l’objet d’une procédure de transfert ».

11      L’article 3 du règlement Dublin III, intitulé « Accès à la procédure d’examen d’une demande de protection internationale », dispose :

« 1.      Les États membres examinent toute demande de protection internationale présentée par un ressortissant de pays tiers ou par un apatride sur le territoire de l’un quelconque d’entre eux, y compris à la frontière ou dans une zone de transit. La demande est examinée par un seul État membre, qui est celui que les critères énoncés au chapitre III désignent comme responsable.

2.      Lorsque aucun État membre responsable ne peut être désigné sur la base des critères énumérés dans le présent règlement, le premier État membre auprès duquel la demande de protection internationale a été introduite est responsable de l’examen.

Lorsqu’il est impossible de transférer un demandeur vers l’État membre initialement désigné comme responsable parce qu’il y a de sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la [Charte], l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable poursuit l’examen des critères énoncés au chapitre III afin d’établir si un autre État membre peut être désigné comme responsable.

Lorsqu’il est impossible de transférer le demandeur en vertu du présent paragraphe vers un État membre désigné sur la base des critères énoncés au chapitre III ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable.

[...] »

12      Le chapitre VI du règlement Dublin III, intitulé « Procédures de prise en charge et de reprise en charge », contient, notamment, les articles 27 et 29 de ce règlement.

13      L’article 27 du règlement Dublin III, intitulé « Voies de recours », dispose, à son paragraphe 1 :

« Le demandeur ou une autre personne visée à l’article 18, paragraphe 1, point c) ou d), dispose d’un droit de recours effectif, sous la forme d’un recours contre la décision de transfert ou d’une révision, en fait et en droit, de cette décision devant une juridiction. »

14      La section VI du chapitre VI du règlement Dublin III, consacrée aux transferts des demandeurs vers l’État membre responsable, contient l’article 29 de ce règlement, intitulé « Modalités et délais », qui prévoit :

« 1.      Le transfert du demandeur ou d’une autre personne visée à l’article 18, paragraphe 1, point c) ou d), de l’État membre requérant vers l’État membre responsable s’effectue conformément au droit national de l’État membre requérant, après concertation entre les États membres concernés, dès qu’il est matériellement possible et, au plus tard, dans un délai de six mois à compter de l’acceptation par un autre État membre de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée ou de la décision définitive sur le recours ou la révision lorsque l’effet suspensif est accordé conformément à l’article 27, paragraphe 3.

Si les transferts vers l’État membre responsable s’effectuent sous la forme d’un départ contrôlé ou sous escorte, les États membres veillent à ce qu’ils aient lieu dans des conditions humaines et dans le plein respect des droits fondamentaux et de la dignité humaine.

[...]

2.      Si le transfert n’est pas exécuté dans le délai de six mois, l’État membre responsable est libéré de son obligation de prendre en charge ou de reprendre en charge la personne concernée et la responsabilité est alors transférée à l’État membre requérant. Ce délai peut être porté à un an au maximum s’il n’a pas pu être procédé au transfert en raison d’un emprisonnement de la personne concernée ou à dix-huit mois au maximum si la personne concernée prend la fuite.

[...]

4.      La Commission établit, par voie d’actes d’exécution, les conditions uniformes pour la consultation et l’échange d’informations entre les États membres, en particulier en cas de transferts différés ou retardés, de transferts à la suite d’une acceptation par défaut, de transferts de mineurs ou de personnes à charge et de transferts contrôlés. [...] »

 Le règlement d’exécution

15      Le règlement (CE) no 1560/2003 de la Commission, du 2 septembre 2003, portant modalités d’application du règlement no 343/2003 (JO 2003, L 222, p. 3), tel que modifié par le règlement d’exécution (UE) no 118/2014 de la Commission, du 30 janvier 2014 (JO 2014, L 39, p. 1) (ci-après le « règlement d’exécution »), contient les modalités d’application du règlement Dublin II et, désormais, celles du règlement Dublin III.

16      Le chapitre III du règlement d’exécution, intitulé « Mise en œuvre du transfert », contient notamment l’article 9 de ce règlement, lui-même intitulé « Report du transfert et transferts tardifs », qui dispose :

« 1.      L’État membre responsable est informé sans délai de tout report du transfert dû, soit à une procédure de recours ou révision ayant un effet suspensif, soit à des circonstances matérielles telles que l’état de santé du demandeur, l’indisponibilité du moyen de transport ou le fait que le demandeur s’est soustrait à l’exécution du transfert.

bis.      Lorsqu’un transfert a été retardé à la demande de l’État membre qui effectue le transfert, ce dernier et l’État membre responsable doivent reprendre leur communication afin de permettre dans les meilleurs délais l’organisation d’un nouveau transfert, conformément à l’article 8, et au plus tard deux semaines après la date à laquelle les autorités ont eu connaissance de la cessation des circonstances à l’origine du retard ou du report. Dans ce cas, le transfert doit être précédé de la transmission d’un formulaire type actualisé pour l’échange de données préalablement à un transfert, tel que prévu à l’annexe VI.

2.      Il incombe à l’État membre qui, pour un des motifs visés à l’article 29, paragraphe 2, du [règlement Dublin III], ne peut procéder au transfert dans le délai normal de six mois à compter de la date de l’acceptation de la requête aux fins de prise en charge ou de reprise en charge de la personne concernée, ou de la décision finale sur le recours ou le réexamen en cas d’effet suspensif, d’informer l’État responsable avant l’expiration de ce délai. À défaut, la responsabilité du traitement de la demande de protection internationale et les autres obligations découlant du [règlement Dublin III] incombent à cet État membre conformément aux dispositions de l’article 29, paragraphe 2, dudit règlement.

[...] »

 La directive qualification

17      Le chapitre VII de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection (JO 2011, L 337, p. 9, ci-après la « directive qualification »), dans lequel figurent les articles 20 à 35 de celle-ci, définit le contenu de la protection internationale.

18      L’article 34 de la directive qualification, intitulé « Accès aux dispositifs d’intégration », prévoit :

« Afin de faciliter l’intégration des bénéficiaires d’une protection internationale dans la société, les États membres leur garantissent l’accès aux programmes d’intégration qu’ils jugent appropriés de manière à tenir compte des besoins spécifiques des bénéficiaires du statut de réfugié ou du statut conféré par la protection subsidiaire, ou créent les conditions préalables garantissant l’accès à ces programmes. »

 La directive accueil

19      La directive 2013/33/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant des normes pour l’accueil des personnes demandant la protection internationale (JO 2013, L 180, p. 96, ci-après la « directive accueil »), prévoit, à son article 5, intitulé « Information » :

« 1.      Les États membres informent, au minimum, les demandeurs, dans un délai raisonnable n’excédant pas quinze jours après l’introduction de leur demande de protection internationale, des avantages dont ils peuvent bénéficier et des obligations qu’ils doivent respecter eu égard aux conditions d’accueil.

[...]

2.      Les États membres font en sorte que les informations prévues au paragraphe 1 soient fournies par écrit et dans une langue que le demandeur comprend ou dont on peut raisonnablement supposer qu’il la comprend. Le cas échéant, ces informations peuvent également être fournies oralement. »

20      L’article 7 de la directive accueil, intitulé « Séjour et liberté de circulation », dispose :

« 1.      Les demandeurs peuvent circuler librement sur le territoire de l’État membre d’accueil ou à l’intérieur d’une zone qui leur est attribuée par cet État membre. La zone attribuée ne porte pas atteinte à la sphère inaliénable de la vie privée et donne suffisamment de latitude pour garantir l’accès à tous les avantages prévus par la présente directive.

2.      Les États membres peuvent décider du lieu de résidence du demandeur pour des raisons d’intérêt public ou d’ordre public ou, le cas échéant, aux fins du traitement rapide et du suivi efficace de sa demande de protection internationale.

3.      Les États membres peuvent prévoir que, pour bénéficier des conditions matérielles d’accueil, les demandeurs doivent effectivement résider dans un lieu déterminé fixé par les États membres. Ces décisions, qui peuvent être à caractère général, sont prises au cas par cas et fondées sur le droit national.

4.      Les États membres prévoient la possibilité d’accorder aux demandeurs une autorisation temporaire de quitter le lieu de résidence visé aux paragraphes 2 et 3 et/ou la zone qui leur a été attribuée visée au paragraphe 1. Les décisions sont prises au cas par cas, objectivement et impartialement, et elles sont motivées lorsqu’elles sont négatives.

Le demandeur ne doit pas demander d’autorisation pour se présenter devant les autorités et les tribunaux si sa présence y est nécessaire.

5.      Les États membres font obligation aux demandeurs de communiquer leur adresse aux autorités compétentes et de leur notifier tout changement d’adresse dans les meilleurs délais. »

 Le droit allemand

21      L’article 60a du Gesetz über den Aufenthalt, die Erwerbstätigkeit und die Integration von Ausländern im Bundesgebiet (loi sur le séjour, le travail et l’intégration des étrangers sur le territoire fédéral, ci-après l’« Aufenthaltsgesetz »), tel que modifié, avec effet au 6 août 2016, par l’Integrationsgesetz (loi sur l’intégration) du 31 juillet 2016 (BGBl. 2016 I, p. 1939, ci-après l’« Integrationsgesetz »), est intitulé « Sursis temporaire à l’éloignement (tolérance) » et dispose, à son paragraphe 2 :

« Il est sursis à l’éloignement d’un ressortissant étranger aussi longtemps que cet éloignement est impossible pour des raisons de fait et de droit et qu’un permis de séjour n’est pas octroyé. [...] Un ressortissant étranger peut se voir délivrer un document attestant que sa présence est tolérée (Duldung) (ci‑après le “document de tolérance”) lorsque des raisons impérieuses d’ordre humanitaire ou personnel, ou des intérêts publics importants, exigent le maintien provisoire de sa présence sur le territoire fédéral. Un document de tolérance pour raisons impérieuses d’ordre personnel, au sens de la troisième phrase ci-dessus, doit être délivré lorsque le ressortissant étranger entreprend, ou a entrepris, en Allemagne une formation professionnelle qualifiée dans une profession reconnue par l’État ou réglementée de manière équivalente, que les conditions fixées au paragraphe 6 ne sont pas réunies et qu’il n’y a pas de mesures concrètes imminentes pour mettre fin au séjour. Dans les cas relevant de la quatrième phrase ci‑dessus, le document de tolérance est délivré pour la durée de la formation professionnelle définie dans le contrat de formation. [...] »

22      L’article 29 de l’Asylgesetz (loi relative au droit d’asile), tel que modifié, avec effet au 6 août 2016, par l’Integrationsgesetz (ci-après l’« AsylG »), est intitulé « Demandes irrecevables » et prévoit :

« (1)      Une demande d’asile est irrecevable lorsque

1.      un autre État membre est responsable de l’examen de la demande d’asile

a)      en application du [règlement Dublin III], ou

b)      en raison d’autres dispositions du droit de l’Union européenne, ou d’un traité international

[...] »

23      L’article 31 de l’AsylG, intitulé « Décision de l’Office sur les demandes d’asile », dispose, à son paragraphe 3 :

« Il convient, dans les cas visés au paragraphe 2 ci‑dessus et dans les décisions relatives aux demandes d’asile irrecevables, d’établir si les conditions fixées à l’article 60, paragraphe 5, ou paragraphe 7, de l’Aufenthaltsgesetz, sont réunies. Cela n’est pas nécessaire, toutefois, lorsque le ressortissant étranger est reconnu en tant que bénéficiaire du droit d’asile ou qu’il se voit accorder une protection internationale au sens de l’article 1er, paragraphe 1, point 2. »

24      L’article 34a de l’AsylG, intitulé « Ordre d’éloignement », prévoit :

« (1)      Si le ressortissant étranger doit être éloigné vers un État tiers sûr (article 26a) ou vers un État responsable pour la mise en œuvre de la procédure d’asile (article 29, paragraphe 1, numéro 1), l’Office ordonne l’éloignement vers cet État, dès le moment où il est établi que cet éloignement peut être mis en œuvre. C’est également le cas lorsque le ressortissant étranger a introduit la demande d’asile dans un autre État responsable pour la mise en œuvre de la procédure d’asile en raison de dispositions du droit de l’Union européenne ou d’un traité international, ou qu’il l’a retirée avant la décision de l’Office. L’ordre d’éloignement est exécutoire sans notification préalable d’éloignement imminent ni délai. Si un ordre d’éloignement ne peut être émis en vertu de la première ou de la deuxième phrase ci-dessus, l’Office notifie l’éloignement imminent vers l’État concerné.

(2)      Les demandes au titre de l’article 80, paragraphe 5, du code du contentieux administratif, dirigées contre l’ordre d’éloignement, doivent être introduites dans le délai d’une semaine après la notification. Si la demande est introduite dans les délais, il ne peut être procédé à l’éloignement avant la décision juridictionnelle. […] »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

25      M. Jawo est, selon ses propres déclarations, un ressortissant gambien né le 23 octobre 1992.

26      Après avoir quitté la Gambie le 5 octobre 2012, M. Jawo a gagné, par la voie maritime, l’Italie, d’où il a poursuivi son voyage vers l’Allemagne. Le 23 décembre 2014, il a introduit une demande d’asile dans ce dernier État membre.

27      M. Jawo ayant déjà présenté, selon la base de données Eurodac, une demande d’asile en Italie, le Bundesamt für Migration und Flüchtlinge (Office fédéral des migrations et des réfugiés, Allemagne) (ci‑après l’« Office ») a, le 26 janvier 2015, demandé aux autorités italiennes de reprendre l’intéressé en charge. Ces autorités n’ont pas réagi à cette demande.

28      Par une décision du 25 février 2015, l’Office a, d’une part, rejeté la demande d’asile de M. Jawo comme irrecevable et, d’autre part, ordonné l’éloignement de celui-ci vers l’Italie.

29      Le 4 mars 2015, M. Jawo a introduit un recours contre cette décision, qu’il a assorti, le 12 mars 2015, d’une demande de mesures provisoires. Par une ordonnance du 30 avril 2015, le Verwaltungsgericht Karlsruhe (tribunal administratif de Karlsruhe, Allemagne) a, dans un premier temps, rejeté cette dernière demande comme irrecevable, au motif qu’elle avait été présentée hors délai.

30      Le 8 juin 2015, M. Jawo devait être transféré vers l’Italie. Ce transfert n’a toutefois pas eu lieu en raison du fait que M. Jawo n’était pas présent dans la structure d’hébergement collectif où il logeait, à Heidelberg (Allemagne). Interrogé sur ce point par le Regierungspräsidium Karlsruhe (préfecture de Karlsruhe), le service spécialisé dans l’hébergement d’urgence de Heidelberg a indiqué, le 16 juin 2015, que, selon le responsable des lieux, M. Jawo ne se trouvait plus dans cette structure d’hébergement depuis un certain temps.

31      Par un formulaire daté du 16 juin 2015, l’Office a informé les autorités italiennes que, selon des informations obtenues le même jour, il n’était pas présentement possible de procéder au transfert de M. Jawo au motif que ce dernier avait pris la fuite. Sur ce formulaire, il était également indiqué qu’un transfert de l’intéressé aurait lieu au plus tard le 10 août 2016, « conformément à l’article 29, paragraphe 2, du [règlement Dubin III] ».

32      Il est constant que le jour où le formulaire concerné a été notifié aux autorités italiennes, M. Jawo était de nouveau présent à Heidelberg, mais que cette information n’était pas parvenue à l’Office. Il n’est toutefois pas établi que, au moment précis où M. Jawo s’est présenté à Heidelberg, l’Office avait déjà communiqué ce formulaire aux autorités italiennes.

33      M. Jawo a déclaré, au sujet de son absence, qu’il avait, au début du mois de juin 2015, rendu visite à un ami vivant à Freiberg am Neckar (Allemagne). Ayant reçu de la personne avec laquelle il partageait sa chambre à Heidelberg un appel téléphonique l’informant que les services de police le recherchaient, il aurait décidé de retourner à Heidelberg. Toutefois, ne disposant pas de la somme d’argent nécessaire pour financer le trajet entre ces deux villes, il aurait dû, au préalable, emprunter cette somme. De retour à Heidelberg, il se serait rendu au Sozialamt (bureau des affaires sociales), où il aurait demandé s’il disposait encore de sa chambre, ce qui lui aurait été confirmé.

34      M. Jawo a, par ailleurs, déclaré que personne ne lui avait indiqué qu’il aurait dû signaler son absence.

35      Le 3 février 2016, une seconde tentative de transfert a échoué en raison du fait que M. Jawo a refusé de monter dans l’avion qui devait assurer son transfert.

36      Saisi d’une nouvelle demande en référé, le Verwaltungsgericht Karlsruhe (tribunal administratif de Karlsruhe) a, par une décision du 18 février 2016, ordonné l’effet suspensif du recours que M. Jawo avait introduit le 4 mars 2015.

37      Par un arrêt du 6 juin 2016, ladite juridiction a rejeté ce recours.

38      Dans le cadre de l’appel interjeté contre cet arrêt devant le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg (tribunal administratif supérieur du Bade-Wurtemberg, Allemagne), M. Jawo a fait valoir, notamment, qu’il n’avait pas pris la fuite au mois de juin 2015 et que l’Office n’avait pas pu valablement prolonger le délai de transfert. En outre, son transfert vers l’Italie serait illicite en raison du fait qu’il existerait, dans cet État membre, des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, au sens de l’article 3, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement Dublin III.

39      Au cours de la procédure d’appel, l’Office a eu connaissance du fait que le requérant s’était vu délivrer, en Italie, un titre national de séjour pour raisons humanitaires, lequel était valable pendant un an et avait expiré le 9 mai 2015. La juridiction de renvoi considère, toutefois, que la délivrance de ce titre de séjour n’a pas eu pour conséquence de rendre le règlement Dublin III inapplicable, étant donné que ledit titre n’avait pas conféré à M. Jawo une protection internationale, au sens de la directive qualification.

40      La juridiction de renvoi relève que, afin de pouvoir trancher le litige au principal, elle devra, tout d’abord, répondre à la question de savoir si le 16 juin 2015, soit à la date de la notification faite par l’Office au ministère de l’Intérieur italien, le requérant avait « pris la fuite », au sens de l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III.

41      Dans ce contexte, elle expose que le délai de transfert de six mois prévu à l’article 29, paragraphe 1, de ce règlement avait déjà expiré à la date de l’adoption de la décision du Verwaltungsgericht Karlsruhe (tribunal administratif de Karlsruhe) du 18 février 2016, ordonnant l’effet suspensif du recours introduit par M. Jawo, de telle sorte que cette dernière décision n’était plus susceptible de prolonger ou d’interrompre ce délai.

42      La juridiction de renvoi estime que, s’il convenait de se fonder sur la définition de la notion de « risque de fuite » figurant à l’article 2, sous n), du règlement Dublin III, qui, dans sa version en langue allemande, se réfère à la crainte que l’intéressé « se soustraie » par la fuite à la procédure de transfert, il y aurait lieu de considérer que seul est concerné un comportement qui a été adopté sciemment par la personne concernée, afin d’éviter un transfert. Cependant, il existerait des raisons valables de considérer qu’il suffit, aux fins de l’application de l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III, que l’autorité compétente n’ait pas eu connaissance du lieu de séjour de l’intéressé à la date de la tentative de transfert et au moment où elle en a informé l’autorité compétente de l’État membre requis. En effet, rien ne permettrait de considérer que cette disposition aurait vocation à sanctionner un comportement répréhensible de l’intéressé. Celle-ci aurait pour objet de permettre d’assurer le fonctionnement effectif du système de détermination de l’État membre responsable élaboré par le législateur de l’Union (ci-après le « système de Dublin »), qui pourrait être considérablement perturbé si des transferts étaient empêchés par des raisons extérieures à la sphère de responsabilité de l’État membre requérant. Par ailleurs, il pourrait être difficile d’apporter la preuve que les personnes concernées se sont éloignées de leur lieu de résidence dans le but d’empêcher leur transfert.

43      Ensuite, la juridiction de renvoi s’interroge sur les conditions dans lesquelles la prolongation du délai de six mois, prévue à l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III en cas de fuite, est déclenchée. Elle relève, à cet égard, que, si le libellé de cette disposition semble, de prime abord, suggérer que les États membres doivent s’accorder à ce sujet, il pourrait également donner lieu à une interprétation selon laquelle l’État membre requérant pourrait décider unilatéralement de cette prolongation du délai en informant l’État membre requis, avant l’expiration du délai initial de six mois, du fait que le transfert ne pourra pas avoir lieu dans ce délai et qu’il sera effectué dans un délai que l’État membre requérant indique à cette occasion. Cette dernière interprétation, qui s’inspirerait de l’article 9, paragraphe 2, du règlement d’exécution, pourrait être privilégiée, afin d’assurer l’effectivité de la procédure de transfert.

44      Enfin, la juridiction de renvoi se demande si, afin d’apprécier la légalité du transfert, elle doit tenir compte des conditions de vie auxquelles le requérant serait soumis dans l’État membre requis, dans l’hypothèse où sa demande de protection internationale y serait accueillie, notamment du risque sérieux qu’il y subisse un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.

45      Cette juridiction estime, à cet égard, que l’examen de l’existence de défaillances systémiques, au sens de l’article 3, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement Dublin III, ne saurait se limiter à la procédure d’asile et aux conditions d’accueil rencontrées au cours de cette procédure, mais qu’il doit également prendre en considération la situation ultérieure. Ainsi, l’octroi des meilleures conditions d’accueil pendant ladite procédure serait insuffisant, si la personne concernée, une fois la protection internationale octroyée, risquait d’être confrontée à une situation d’indigence. L’obligation d’effectuer un tel examen global de la situation du demandeur avant son transfert constituerait la contrepartie nécessaire du système de Dublin, qui interdirait aux personnes sollicitant une protection de choisir librement leur pays d’asile. En tout état de cause, cette obligation découlerait de l’article 3 de la CEDH.

46      La juridiction de renvoi relève, par ailleurs, que, certes, la directive qualification ne prévoit, en règle générale, qu’une égalité de traitement par rapport aux propres ressortissants de l’État membre concerné. Un tel « traitement national » pourrait toutefois se révéler insuffisant pour préserver la dignité des personnes auxquelles une protection internationale est accordée, étant donné que celles-ci seraient généralement vulnérables et déracinées et qu’elles ne seraient pas en mesure de faire effectivement valoir les droits que l’État membre d’accueil leur garantit. Afin de permettre à ces personnes d’atteindre un niveau comparable à celui des ressortissants de cet État membre et de pouvoir exercer effectivement ces droits, l’article 34 de la directive qualification exigerait des États membres qu’ils garantissent auxdites personnes un accès effectif aux programmes d’intégration, lesquels exercent une fonction compensatoire spécifique. Cette norme constituerait une exigence minimale ainsi que la justification du système de Dublin.

47      La juridiction de renvoi se réfère, notamment, au rapport de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés, intitulé « Conditions d’accueil en Italie », présenté au mois d’août 2016, qui contiendrait des éléments concrets permettant de conclure que les bénéficiaires d’une protection internationale dans cet État membre encourraient le risque de vivre en marge de la société, sans domicile fixe et dans l’indigence. Selon ce rapport, le caractère insuffisamment développé du système social dudit État membre est, en ce qui concerne la population italienne, compensé par la solidarité familiale, laquelle ferait défaut en ce qui concerne les bénéficiaires d’une protection internationale. Ledit rapport ferait, en outre, état d’une quasi-absence, en Italie, de programmes d’intégration à caractère compensatoire, et, notamment, du caractère très aléatoire de l’accès aux indispensables cours de langues. Enfin, ce même rapport ferait apparaître que, compte tenu de la forte augmentation du nombre des réfugiés au cours des dernières années, les déficiences structurelles importantes du système social étatique ne peuvent être compensées par les organisations non gouvernementales et les Églises.

48      Dans ces conditions, le Verwaltungsgerichtshof Baden-Württemberg (tribunal administratif supérieur du Bade-Wurtemberg) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Un demandeur d’asile ne prend-il la fuite, au sens de l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement [Dublin III], que lorsqu’il se soustrait délibérément et à dessein aux autorités nationales compétentes pour procéder à son transfert, afin d’y faire échec ou de le rendre plus difficile, ou suffit-il qu’il cesse de séjourner, pendant une période relativement longue, dans le logement qui lui a été attribué et que l’autorité ne soit plus informée de l’endroit où il se trouve et que, en conséquence de cela, un transfert projeté ne puisse être mis à exécution ?

La personne concernée peut-elle se prévaloir de l’application correcte de la disposition précitée et, dans le cadre d’une procédure contre une décision de transfert, objecter que le délai de transfert a expiré parce qu’elle n’avait pas pris la fuite ?

2)      Le fait que l’État membre procédant au transfert, avant l’expiration du délai, informe l’État membre responsable que la personne concernée a pris la fuite et, dans le même temps, indique un délai concret, ne pouvant excéder 18 mois, avant l’expiration duquel il sera procédé au transfert, suffit-il à déclencher la prolongation du délai de transfert prévu à l’article 29, paragraphe 1, premier alinéa, du règlement [Dublin III], ou bien le délai ne peut-il être prolongé que si les États membres concernés en conviennent ?

3)      Un transfert du demandeur d’asile vers l’État membre responsable est-il illicite lorsque ledit demandeur, en cas d’octroi d’une protection internationale dans cet État, y encourrait, compte tenu de ce que seraient alors ses conditions de vie prévisibles, un risque sérieux de subir un traitement tel que visé à l’article 4 de la [Charte] ?

Une telle question relève-t-elle encore du champ d’application du droit de l’Union ?

Quels sont les critères du droit de l’Union en fonction desquels il convient d’apprécier les conditions de vie d’une personne dont le droit à bénéficier d’une protection internationale a été reconnu ? »

 La procédure devant la Cour

49      À la demande de la juridiction de renvoi, la chambre désignée a examiné la nécessité de soumettre la présente affaire à la procédure préjudicielle d’urgence prévue à l’article 107 du règlement de procédure de la Cour. Le 24 avril 2017, cette chambre a décidé, M. l’avocat général entendu, de ne pas faire droit à cette demande.

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

50      Par sa première question, qui comprend deux parties, la juridiction de renvoi demande, d’une part, si l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III doit être interprété en ce sens que, afin qu’il puisse être considéré que la personne concernée a pris la fuite, au sens de cette disposition, il est nécessaire que celle-ci se soit soustraite délibérément aux autorités compétentes, dans le but de faire échec à son transfert, ou si, au contraire, il est suffisant, à cet égard, que cette personne ait quitté le lieu de résidence qui lui a été attribué, sans que ces autorités aient été informées de son absence, de telle sorte que ce transfert ne puisse être mis à exécution.

51      D’autre part, la juridiction de renvoi demande si l’article 27, paragraphe 1, du règlement Dublin III doit être interprété en ce sens que, dans le cadre d’une procédure dirigée contre une décision de transfert, la personne concernée peut se prévaloir de l’article 29, paragraphe 2, de ce règlement en soutenant que le délai de transfert a expiré au motif qu’elle n’avait pas pris la fuite.

52      En ce qui concerne la première partie de cette première question, il convient de relever que les dispositions de l’article 29, paragraphe 1, premier alinéa, et paragraphe 2, du règlement Dublin III prévoient, à l’expiration du délai impératif de six mois, un transfert de plein droit de la responsabilité de l’examen d’une demande de protection internationale à l’État membre requérant, sauf si ce délai a été exceptionnellement porté à un an au maximum en raison de l’impossibilité de procéder au transfert de l’intéressé du fait de son emprisonnement ou à dix-huit mois au maximum s’il prend la fuite, auxquels cas le transfert de la responsabilité de l’examen de sa demande est effectué à l’expiration du délai ainsi fixé.

53      S’agissant du point de savoir dans quelles conditions il peut être considéré que le demandeur « prend la fuite », au sens de l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III, il convient de constater que ce règlement ne contient pas de précisions à ce sujet.

54      En effet, le règlement Dublin III ne contient pas de définition de la notion de « fuite » et aucune de ses dispositions ne spécifie expressément si cette notion suppose que l’intéressé ait eu l’intention de se soustraire à l’emprise des autorités afin de faire échec à son transfert.

55      Or, conformément à une jurisprudence constante de la Cour, il découle de l’exigence d’une application uniforme du droit de l’Union que, dans la mesure où une disposition de celui-ci ne renvoie pas au droit des États membres en ce qui concerne une notion particulière, cette dernière doit trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme qui doit être recherchée en tenant compte non seulement des termes de la disposition concernée, mais également de son contexte et de l’objectif poursuivi par la réglementation dont cette disposition fait partie (arrêt du 8 mars 2018, DOCERAM, C‑395/16, EU:C:2018:172, point 20 et jurisprudence citée).

56      À cet égard, il ressort du sens ordinaire du terme « fuite », qui est employé dans la plupart des versions linguistiques de l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III et qui implique la volonté de la personne concernée d’échapper à quelqu’un ou de se soustraire à quelque chose, à savoir, dans le présent contexte, aux autorités compétentes et, ainsi, à son transfert, que cette disposition n’est en principe applicable que lorsque cette personne se soustrait délibérément à ces autorités. L’article 9, paragraphe 1, du règlement d’exécution vise d’ailleurs, parmi les causes possibles de report d’un transfert, le fait que « le demandeur s’est soustrait à l’exécution du transfert », ce qui implique l’existence d’un élément intentionnel. De même, l’article 2, sous n), du règlement Dublin III définit la notion de « risque de fuite » en se référant, dans certaines versions linguistiques telles que la version en langue allemande, à la crainte que l’intéressé « se soustraie » par la fuite à la procédure de transfert.

57      Le contexte dans lequel s’insère l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III et les objectifs poursuivis par ce règlement s’opposent, néanmoins, à une interprétation de cette disposition selon laquelle, dans une situation où le transfert ne peut être mis à exécution en raison du fait que la personne concernée a quitté le lieu de résidence qui lui a été attribué, sans informer les autorités compétentes de son absence, ces autorités devraient apporter la preuve que cette personne a eu effectivement l’intention de se soustraire à ces autorités afin de faire échec à son transfert.

58      En effet, il résulte des considérants 4 et 5 du règlement Dublin III que celui-ci a pour finalité d’établir une méthode claire et opérationnelle, fondée sur des critères objectifs et équitables tant pour les États membres que pour les personnes concernées, pour déterminer rapidement l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale, afin de garantir un accès effectif aux procédures d’octroi d’une telle protection et de ne pas compromettre l’objectif de célérité dans le traitement des demandes de protection internationale.

59      Compte tenu de cet objectif de célérité, le délai de transfert de six mois fixé à l’article 29, paragraphe 1 et paragraphe 2, première phrase, du règlement Dublin III vise à assurer que la personne concernée soit effectivement transférée le plus rapidement possible vers l’État membre responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, tout en laissant, eu égard à la complexité pratique et aux difficultés organisationnelles qui s’attachent à la mise en œuvre du transfert de cette personne, le temps nécessaire aux deux États membres concernés pour se concerter en vue de la réalisation de ce transfert et, plus précisément, à l’État membre requérant pour régler les modalités de réalisation du transfert (voir, en ce sens, arrêt du 29 janvier 2009, Petrosian, C‑19/08, EU:C:2009:41, point 40).

60      C’est dans ce contexte que l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III permet, à titre exceptionnel, la prolongation de ce délai de six mois, afin de tenir compte du fait qu’il est matériellement impossible pour l’État membre requérant de procéder au transfert de la personne concernée en raison de l’emprisonnement ou de la fuite de celle-ci.

61      Or, compte tenu des difficultés considérables susceptibles d’être rencontrées par les autorités compétentes pour apporter la preuve des intentions de la personne concernée, le fait d’exiger une telle preuve de leur part serait susceptible de permettre aux demandeurs de protection internationale qui ne souhaitent pas être transférés vers l’État membre désigné comme responsable de l’examen de leur demande par le règlement Dublin III d’échapper aux autorités de l’État membre requérant jusqu’à l’expiration du délai de six mois, afin que la responsabilité de cet examen incombe à ce dernier État membre, en application de l’article 29, paragraphe 2, première phrase, de ce règlement.

62      Partant, afin d’assurer le fonctionnement effectif du système de Dublin et la réalisation des objectifs de celui-ci, il doit être considéré que, lorsque le transfert de la personne concernée ne peut être mis à exécution en raison du fait que celle-ci a quitté le lieu de résidence qui lui a été attribué, sans qu’elle ait informé les autorités nationales compétentes de son absence, ces dernières sont en droit de présumer que cette personne avait l’intention de se soustraire à ces autorités dans le but de faire échec à son transfert, à condition, toutefois, que ladite personne ait été dûment informée des obligations lui incombant à cet égard.

63      Dans ce contexte, il convient de relever que, en application de l’article 7, paragraphes 2 à 4, de la directive accueil, les États membres, ainsi que la République fédérale d’Allemagne semble l’avoir effectivement fait, peuvent limiter la possibilité, pour les demandeurs d’asile, de choisir leur lieu de résidence et exiger de ces derniers l’obtention d’une autorisation administrative préalable pour quitter ce lieu. En outre, selon l’article 7, paragraphe 5, de cette directive, les États membres imposent aux demandeurs de communiquer leur adresse aux autorités compétentes et de notifier à celles-ci tout changement d’adresse dans les meilleurs délais.

64      Cependant, en vertu de l’article 5 de la directive accueil, les États membres doivent informer les demandeurs de ces obligations. En effet, il ne saurait être reproché à un demandeur d’avoir quitté le lieu de résidence qui lui a été attribué sans en avoir informé les autorités compétentes et, le cas échéant, sans avoir sollicité de celles-ci une autorisation préalable, si ce demandeur n’avait pas été informé desdites obligations. Il appartient, en l’occurrence, à la juridiction de renvoi de vérifier que le requérant au principal a été effectivement informé de telles obligations.

65      En outre, dans la mesure où l’existence de raisons valables justifiant le fait que le demandeur n’a pas informé les autorités compétentes de son absence ne saurait être exclue, celui-ci doit conserver la possibilité de démontrer qu’il n’avait pas l’intention de se soustraire à ces autorités.

66      En ce qui concerne la seconde partie de la première question, visant à savoir si, dans le cadre d’une procédure dirigée contre une décision de transfert, la personne concernée peut se prévaloir de l’article 29, paragraphe 2, du règlement Dublin III, en soutenant que le délai de transfert avait expiré au motif qu’elle n’avait pas pris la fuite, il importe de constater qu’il découle de l’arrêt du 25 octobre 2017, Shiri (C‑201/16, EU:C:2017:805), rendu après l’introduction de la présente demande de décision préjudicielle, que celui-ci appelle une réponse affirmative.

67      En effet, dans cet arrêt, la Cour a jugé, d’une part, que, en vue d’assurer que la décision de transfert contestée a été adoptée à la suite d’une application correcte des procédures de prise et de reprise en charge instituées par le règlement Dublin III, la juridiction saisie d’un recours contre une décision de transfert doit pouvoir examiner les allégations d’un demandeur de protection internationale selon lesquelles cette décision aurait été adoptée en violation des dispositions figurant à l’article 29, paragraphe 2, de ce règlement, en tant que l’État membre requérant serait déjà devenu l’État membre responsable au jour de l’adoption de ladite décision, en raison de l’expiration préalable du délai de six mois, tel que défini à l’article 29, paragraphes 1 et 2, dudit règlement (arrêt du 25 octobre 2017, Shiri, C‑201/16, EU:C:2017:805, point 40).

68      D’autre part, eu égard à l’objectif, mentionné au considérant 19 du règlement Dublin III, de garantir, conformément à l’article 47 de la Charte, une protection efficace des personnes concernées, ainsi qu’à l’objectif, mentionné au considérant 5 de ce règlement, d’assurer avec célérité la détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale, dans l’intérêt tant des demandeurs d’une telle protection que du bon fonctionnement général du système de Dublin, le demandeur doit pouvoir disposer d’une voie de recours effective et rapide qui lui permette de se prévaloir de l’expiration du délai de six mois, tel que défini à l’article 29, paragraphes 1 et 2, dudit règlement, intervenue postérieurement à l’adoption de la décision de transfert (arrêt du 25 octobre 2017, Shiri, C‑201/16, EU:C:2017:805, points 44 et 46).

69      Le droit que la réglementation allemande semble, sous réserve de vérification par la juridiction de renvoi, reconnaître à un demandeur se trouvant dans une situation telle que celle de M. Jawo d’invoquer des circonstances postérieures à l’adoption de la décision de transfert prise à son égard, dans le cadre d’un recours dirigé contre cette décision, satisfait à cette obligation de prévoir une voie de recours effective et rapide (voir, en ce sens, arrêt du 25 octobre 2017, Shiri, C‑201/16, EU:C:2017:805, point 46).

70      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question de la manière suivante :

–        L’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III doit être interprété en ce sens qu’un demandeur « prend la fuite », au sens de cette disposition, lorsqu’il se soustrait délibérément aux autorités nationales compétentes pour procéder à son transfert, afin de faire échec à ce dernier. Il peut être présumé que tel est le cas lorsque ce transfert ne peut être mis à exécution en raison du fait que ce demandeur a quitté le lieu de résidence qui lui a été attribué sans avoir informé les autorités nationales compétentes de son absence, à condition qu’il ait été informé de ses obligations à cet égard, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier. Ledit demandeur conserve la possibilité de démontrer que le fait qu’il n’a pas avisé ces autorités de son absence est justifié par des raisons valables et non pas par l’intention de se soustraire à ces autorités.

–        L’article 27, paragraphe 1, du règlement Dublin III doit être interprété en ce sens que, dans le cadre d’une procédure dirigée contre une décision de transfert, la personne concernée peut se prévaloir de l’article 29, paragraphe 2, de ce règlement, en faisant valoir que, dès lors qu’elle n’avait pas pris la fuite, le délai de transfert de six mois avait expiré.

 Sur la deuxième question

71      Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande si l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III doit être interprété en ce sens que, afin de porter le délai de transfert à dix-huit mois au maximum, il est suffisant que l’État membre requérant informe, avant l’expiration du délai de transfert de six mois, l’État membre responsable du fait que la personne concernée a pris la fuite et qu’il indique, dans le même temps, le nouveau délai de transfert, ou s’il est nécessaire que ces deux États membres conviennent de ce nouveau délai.

72      À cet égard, il y a lieu de relever, tout d’abord, que l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III ne prévoit, pour la prolongation du délai de transfert dans les situations qui y sont visées, aucune concertation entre l’État membre requérant et l’État membre responsable. Cette disposition se distingue ainsi de l’article 29, paragraphe 1, de ce règlement, qui prévoit expressément que le transfert s’effectue après concertation entre les États membres concernés.

73      Ensuite, le fait de requérir une concertation également dans les situations visées par l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III rendrait cette disposition difficilement applicable et serait susceptible de priver en partie celle-ci de son effet utile. En effet, les échanges entre les deux États membres concernés auxquels il serait nécessaire de procéder pour convenir d’une prolongation du délai de transfert imposeraient que du temps ainsi que des ressources leur soient consacrés et il n’existerait pas de mécanisme efficace permettant de résoudre des différends portant sur le point de savoir si les conditions d’une telle prolongation sont réunies. Par ailleurs, il suffirait que l’État membre requis demeure passif pour qu’une prolongation du délai soit exclue.

74      Enfin, il importe de relever que, en vertu de l’article 29, paragraphe 4, du règlement Dublin III, la Commission établit, par voie d’actes d’exécution, les conditions uniformes pour la consultation et l’échange d’informations entre les États membres, en particulier en cas de transferts différés ou retardés. Or, l’article 9, paragraphe 2, du règlement d’exécution précise qu’il incombe à l’État membre qui, pour l’un des motifs visés à cet article 29, paragraphe 2, ne peut procéder au transfert dans le délai normal de six mois d’informer l’État membre responsable avant l’expiration de ce délai, sans prévoir une obligation de concertation à cet égard.

75      Il résulte de ce qui précède qu’il convient de répondre à la deuxième question que l’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement Dublin III doit être interprété en ce sens que, afin de porter le délai de transfert à dix-huit mois au maximum, il est suffisant que l’État membre requérant informe, avant l’expiration du délai de transfert de six mois, l’État membre responsable du fait que la personne concernée a pris la fuite et qu’il indique, dans le même temps, le nouveau délai de transfert.

 Sur la troisième question

76      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande si l’article 4 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un demandeur de protection internationale soit transféré, en application de l’article 29 du règlement Dublin III, vers l’État membre qui, conformément à ce règlement, est responsable du traitement de sa demande de protection internationale, lorsque, en cas d’octroi d’une telle protection dans cet État membre, ce demandeur encourrait un risque sérieux de subir un traitement inhumain ou dégradant, au sens de cet article 4, en raison des conditions de vie prévisibles qu’il rencontrerait en tant que bénéficiaire d’une protection internationale dans ledit État membre. Cette juridiction s’interroge, par ailleurs, sur le point de savoir si cette question relève du champ d’application du droit de l’Union. En outre, elle souhaite savoir quels sont, le cas échéant, les critères en fonction desquels le juge national doit apprécier les conditions de vie d’une personne à laquelle la protection internationale a été accordée.

77      À cet égard, il convient de constater, en premier lieu, que la décision d’un État membre de transférer un demandeur en application de l’article 29 du règlement Dublin III vers l’État membre qui, conformément à ce règlement, est en principe responsable de l’examen de la demande de protection internationale constitue un élément du système européen commun d’asile et, partant, met en œuvre le droit de l’Union, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte (voir, par analogie, arrêts du 21 décembre 2011, N. S. e.a., C‑411/10 et C‑493/10, EU:C:2011:865, points 68 et 69, ainsi que du 16 février 2017, C. K. e.a., C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, points 53 et 54).

78      Il résulte, par ailleurs, d’une jurisprudence constante que les dispositions du règlement Dublin III doivent être interprétées et appliquées dans le respect des droits fondamentaux garantis par la Charte et, notamment, de son article 4, qui interdit, sans aucune possibilité de dérogation, les traitements inhumains ou dégradants sous toutes leurs formes et qui revêt, ainsi, une importance fondamentale et un caractère général et absolu en tant qu’il est étroitement lié au respect de la dignité humaine, visée à l’article 1er de la Charte (voir, en ce sens, arrêts du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, points 85 et 86, ainsi que du 16 février 2017, C. K. e.a., C‑578/16 PPU, EU:C:2017:127, points 59, 69 et 93).

79      La troisième question constitue, par conséquent, une question d’interprétation du droit de l’Union, au sens de l’article 267 TFUE.

80      En deuxième lieu, il importe de rappeler que le droit de l’Union repose sur la prémisse fondamentale selon laquelle chaque État membre partage avec tous les autres États membres, et reconnaît que ceux-ci partagent avec lui, une série de valeurs communes sur lesquelles l’Union est fondée, comme il est précisé à l’article 2 TUE. Cette prémisse implique et justifie l’existence de la confiance mutuelle entre les États membres dans la reconnaissance de ces valeurs et, donc, dans le respect du droit de l’Union qui les met en œuvre [arrêt du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 35 et jurisprudence citée], ainsi que dans le fait que leurs ordres juridiques nationaux respectifs sont en mesure de fournir une protection équivalente et effective des droits fondamentaux reconnus par la Charte, notamment aux articles 1er et 4 de celle-ci, qui consacrent l’une des valeurs fondamentales de l’Union et de ses États membres (voir, en ce sens, arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, points 77 et 87).

81      Le principe de confiance mutuelle entre les États membres a, dans le droit de l’Union, une importance fondamentale, étant donné qu’il permet la création et le maintien d’un espace sans frontières intérieures. Plus spécifiquement, le principe de confiance mutuelle impose, notamment en ce qui concerne l’espace de liberté, de sécurité et de justice, à chacun de ces États de considérer, sauf dans des circonstances exceptionnelles, que tous les autres États membres respectent le droit de l’Union et, tout particulièrement, les droits fondamentaux reconnus par ce droit [voir, en ce sens, arrêts du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 78, ainsi que du 25 juillet 2018, Minister for Justice and Equality (Défaillances du système judiciaire), C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586, point 36].

82      Partant, dans le contexte du système européen commun d’asile, et notamment du règlement Dublin III, qui est fondé sur le principe de confiance mutuelle et qui vise, par une rationalisation des demandes de protection internationale, à accélérer le traitement de celles-ci dans l’intérêt tant des demandeurs que des États participants, il doit être présumé que le traitement réservé aux demandeurs d’une telle protection dans chaque État membre est conforme aux exigences de la Charte, de la convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, no 2545 (1954)], ainsi que de la CEDH (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2011, N. S. e.a., C‑411/10 et C‑493/10, EU:C:2011:865, points 78 à 80).

83      Il ne saurait, cependant, être exclu que ce système rencontre, en pratique, des difficultés majeures de fonctionnement dans un État membre déterminé, de telle sorte qu’il existe un risque sérieux que des demandeurs d’une protection internationale soient, en cas de transfert vers cet État membre, traités d’une manière incompatible avec leurs droits fondamentaux (arrêt du 21 décembre 2011, N. S. e.a., C‑411/10 et C‑493/10, EU:C:2011:865, point 81).

84      Dans ces conditions, l’application d’une présomption irréfragable selon laquelle les droits fondamentaux du demandeur d’une protection internationale seront respectés dans l’État membre qui, en vertu du règlement Dublin III, est désigné comme responsable de l’examen de la demande serait incompatible avec l’obligation d’interpréter et d’appliquer ce règlement d’une manière conforme aux droits fondamentaux (voir, en ce sens, arrêt du 21 décembre 2011, N. S. e.a., C‑411/10 et C‑493/10, EU:C:2011:865, points 99, 100 et 105).

85      Ainsi, la Cour a déjà jugé que, en vertu de l’article 4 de la Charte, il incombe aux États membres, y compris aux juridictions nationales, de ne pas transférer un demandeur d’asile vers l’État membre responsable, au sens du règlement Dublin II, prédécesseur du règlement Dublin III, lorsqu’ils ne peuvent ignorer que les défaillances systémiques de la procédure d’asile et des conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans cet État membre constituent des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un risque réel d’être soumis à des traitements inhumains ou dégradants, au sens de cette disposition (arrêt du 21 décembre 2011, N. S. e.a., C‑411/10 et C‑493/10, EU:C:2011:865, point 106).

86      L’article 3, paragraphe 2, deuxième et troisième alinéas, du règlement Dublin III, qui a codifié cette jurisprudence, précise que, dans une telle situation, l’État membre procédant à la détermination de l’État membre responsable devient l’État membre responsable de l’examen de la demande de protection internationale s’il constate, après la poursuite de l’examen des critères énoncés au chapitre III de ce règlement, qu’il est impossible de transférer le demandeur vers un État membre désigné sur la base de ces critères ou vers le premier État membre auprès duquel la demande a été introduite.

87      Si l’article 3, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement Dublin III n’envisage que la situation à l’origine de l’arrêt du 21 décembre 2011, N. S. e.a. (C‑411/10 et C‑493/10, EU:C:2011:865), à savoir celle dans laquelle le risque réel de traitement inhumain ou dégradant, au sens de l’article 4 de la Charte, résulte de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs d’une protection internationale dans l’État membre qui, en vertu de ce règlement, est désigné comme responsable de l’examen de la demande, il découle toutefois des points 83 et 84 du présent arrêt ainsi que du caractère général et absolu de l’interdiction prévue à cet article 4 que le transfert d’un demandeur vers cet État membre est exclu dans toute situation dans laquelle il existe des motifs sérieux et avérés de croire que le demandeur courra un tel risque lors de son transfert ou par suite de celui-ci.

88      Partant, il est indifférent, aux fins de l’application dudit article 4, que ce soit au moment même du transfert, lors de la procédure d’asile ou à l’issue de celle-ci que la personne concernée encourrait, en raison de son transfert vers l’État membre responsable, au sens du règlement Dublin III, un risque sérieux de subir un traitement inhumain ou dégradant.

89      En effet, ainsi que l’a relevé la juridiction de renvoi, le système européen commun d’asile et le principe de confiance mutuelle reposent sur l’assurance que l’application de ce système n’entraîne, à aucun stade et sous aucune forme, un risque sérieux de violations de l’article 4 de la Charte. Il serait, à cet égard, contradictoire que l’existence d’un tel risque au stade de la procédure d’asile empêche un transfert, alors que le même risque serait toléré lorsque cette procédure s’est achevée par la reconnaissance d’une protection internationale.

90      À cet égard, lorsque la juridiction saisie d’un recours contre une décision de transfert dispose d’éléments produits par la personne concernée aux fins d’établir l’existence d’un tel risque, cette juridiction est tenue d’apprécier, sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés et au regard du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union, la réalité de défaillances soit systémiques ou généralisées, soit touchant certains groupes de personnes (voir, par analogie, arrêt du 5 avril 2016, Aranyosi et Căldăraru, C‑404/15 et C‑659/15 PPU, EU:C:2016:198, point 89).

91      S’agissant, en troisième lieu, de la question de savoir quels sont les critères au regard desquels les autorités nationales compétentes doivent procéder à cette appréciation, il importe de souligner que, pour relever de l’article 4 de la Charte, qui correspond à l’article 3 de la CEDH, et dont le sens et la portée sont donc, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, les mêmes que ceux que leur confère ladite convention, les défaillances mentionnées au point précédent du présent arrêt doivent atteindre un seuil particulièrement élevé de gravité, qui dépend de l’ensemble des données de la cause (Cour EDH, 21 janvier 2011, M.S. S. c. Belgique et Grèce, CE:ECHR:2011:0121JUD003069609, § 254).

92      Ce seuil particulièrement élevé de gravité serait atteint lorsque l’indifférence des autorités d’un État membre aurait pour conséquence qu’une personne entièrement dépendante de l’aide publique se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême, qui ne lui permettrait pas de faire face à ses besoins les plus élémentaires, tels que notamment ceux de se nourrir, de se laver et de se loger, et qui porterait atteinte à sa santé physique ou mentale ou la mettrait dans un état de dégradation incompatible avec la dignité humaine (voir, en ce sens, Cour EDH, 21 janvier 2011, M.S. S. c. Belgique et Grèce, CE:ECHR:2011:0121JUD003069609, § 252 à 263).

93      Ledit seuil ne saurait donc couvrir des situations caractérisées même par une grande précarité ou une forte dégradation des conditions de vie de la personne concernée, lorsque celles-ci n’impliquent pas un dénuement matériel extrême plaçant cette personne dans une situation d’une gravité telle qu’elle peut être assimilée à un traitement inhumain ou dégradant.

94      Une circonstance telle que celle évoquée par la juridiction de renvoi, selon laquelle, aux termes du rapport mentionné au point 47 du présent arrêt, les formes de solidarité familiale auxquelles ont recours les ressortissants de l’État membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale pour faire face aux insuffisances du système social dudit État membre font généralement défaut pour les bénéficiaires d’une protection internationale dans cet État membre, ne saurait suffire pour fonder le constat qu’un demandeur de protection internationale serait confronté, en cas de transfert vers ledit État membre, à une telle situation de dénuement matériel extrême.

95      Pour autant, il ne saurait être entièrement exclu qu’un demandeur de protection internationale puisse démontrer l’existence de circonstances exceptionnelles qui lui sont propres et qui impliqueraient que, en cas de transfert vers l’État membre normalement responsable du traitement de sa demande de protection internationale, il se trouverait, en raison de sa vulnérabilité particulière, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême répondant aux critères mentionnés aux points 91 à 93 du présent arrêt après s’être vu octroyer le bénéfice d’une protection internationale.

96      En l’occurrence, l’existence de carences dans la mise en œuvre, par l’État membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale, de programmes d’intégration des bénéficiaires d’une telle protection ne saurait constituer un motif sérieux et avéré de croire que la personne concernée encourrait, en cas de transfert vers cet État membre, un risque réel d’être soumise à des traitements inhumains ou dégradants, au sens de l’article 4 de la Charte.

97      En tout état de cause, le seul fait que la protection sociale et/ou les conditions de vie sont plus favorables dans l’État membre requérant que dans l’État membre normalement responsable de l’examen de la demande de protection internationale n’est pas de nature à conforter la conclusion selon laquelle la personne concernée serait exposée, en cas de transfert vers ce dernier État membre, à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 4 de la Charte.

98      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la troisième question de la manière suivante :

–        Le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que relève de son champ d’application la question de savoir si l’article 4 de la Charte s’oppose à ce qu’un demandeur de protection internationale soit transféré, en application de l’article 29 du règlement Dublin III, vers l’État membre qui, conformément à ce règlement, est normalement responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, lorsque, en cas d’octroi d’une telle protection dans cet État membre, ce demandeur encourrait un risque sérieux de subir un traitement inhumain ou dégradant, au sens de cet article 4, en raison des conditions de vie prévisibles qu’il rencontrerait en tant que bénéficiaire d’une protection internationale dans ledit État membre.

–        L’article 4 de la Charte doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à un tel transfert du demandeur de protection internationale, à moins que la juridiction saisie d’un recours contre la décision de transfert ne constate, sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés et au regard du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union, la réalité de ce risque pour ce demandeur, en raison du fait que, en cas de transfert, celui-ci se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême.

 Sur les dépens

99      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit :

1)      L’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement (UE) no 604/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, établissant les critères et mécanismes de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale introduite dans l’un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, doit être interprété en ce sens qu’un demandeur « prend la fuite », au sens de cette disposition, lorsqu’il se soustrait délibérément aux autorités nationales compétentes pour procéder à son transfert, afin de faire échec à ce dernier. Il peut être présumé que tel est le cas lorsque ce transfert ne peut être mis à exécution en raison du fait que ce demandeur a quitté le lieu de résidence qui lui a été attribué sans avoir informé les autorités nationales compétentes de son absence, à condition qu’il ait été informé de ses obligations à cet égard, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier. Ledit demandeur conserve la possibilité de démontrer que le fait qu’il n’a pas avisé ces autorités de son absence est justifié par des raisons valables et non pas par l’intention de se soustraire à ces autorités.

L’article 27, paragraphe 1, du règlement no 604/2013 doit être interprété en ce sens que, dans le cadre d’une procédure dirigée contre une décision de transfert, la personne concernée peut se prévaloir de l’article 29, paragraphe 2, de ce règlement, en faisant valoir que, dès lors qu’elle n’avait pas pris la fuite, le délai de transfert de six mois avait expiré.

2)      L’article 29, paragraphe 2, seconde phrase, du règlement no 604/2013 doit être interprété en ce sens que, afin de porter le délai de transfert à dix-huit mois au maximum, il est suffisant que l’État membre requérant informe, avant l’expiration du délai de transfert de six mois, l’État membre responsable du fait que la personne concernée a pris la fuite et qu’il indique, dans le même temps, le nouveau délai de transfert.

3)      Le droit de l’Union doit être interprété en ce sens que relève de son champ d’application la question de savoir si l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne s’oppose à ce qu’un demandeur de protection internationale soit transféré, en application de l’article 29 du règlement no 604/2013, vers l’État membre qui, conformément à ce règlement, est normalement responsable de l’examen de sa demande de protection internationale, lorsque, en cas d’octroi d’une telle protection dans cet État membre, ce demandeur encourrait un risque sérieux de subir un traitement inhumain ou dégradant, au sens de cet article 4, en raison des conditions de vie prévisibles qu’il rencontrerait en tant que bénéficiaire d’une protection internationale dans ledit État membre.

L’article 4 de la charte des droits fondamentaux doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à un tel transfert du demandeur de protection internationale, à moins que la juridiction saisie d’un recours contre la décision de transfert ne constate, sur la base d’éléments objectifs, fiables, précis et dûment actualisés et au regard du standard de protection des droits fondamentaux garanti par le droit de l’Union, la réalité de ce risque pour ce demandeur, en raison du fait que, en cas de transfert, celui-ci se trouverait, indépendamment de sa volonté et de ses choix personnels, dans une situation de dénuement matériel extrême.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.