Language of document : ECLI:EU:F:2007:157

ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

13 octobre 2022 (*)

« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Directive 2000/78/CE – Création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail – Interdiction des discriminations fondées sur la religion ou les convictions – Règle interne d’une entreprise privée interdisant sur le lieu de travail toute manifestation des convictions religieuses, philosophiques ou politiques – Interdiction couvrant les paroles, la tenue vestimentaire ou tout autre type de manifestation de ces convictions – Port d’un vêtement à connotation religieuse »

Dans l’affaire C‑344/20,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le tribunal du travail francophone de Bruxelles (Belgique), par décision du 17 juillet 2020, parvenue à la Cour le 27 juillet 2020, dans la procédure

L.F.

contre

S.C.R.L.,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de Mme A. Prechal, présidente de chambre, Mme M. L. Arastey Sahún, MM. F. Biltgen (rapporteur), N. Wahl et J. Passer, juges,

avocat général : Mme L. Medina,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour L.F., par Me V. Van der Plancke, avocate,

–        pour S.C.R.L., par Me A. Kamp, avocate, et Me T. Perdieus, advocaat,

–        pour le gouvernement belge, par Mmes C. Pochet, L. Van den Broeck et M. Van Regemorter, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par MM. D. Martin et M. Van Hoof, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocate générale en ses conclusions à l’audience du 28 avril 2022,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 1er, de l’article 2, paragraphe 2, sous a), et de l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (JO 2000, L 303, p. 16).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant L.F., requérante au principal, à S.C.R.L., défenderesse au principal, qui est une société coopérative à responsabilité limitée dont l’activité principale consiste en la location et en –l’exploitation de logements sociaux, au sujet de l’absence de prise en considération de la candidature spontanée de la requérante au principal à un stage en raison du refus de cette dernière de respecter l’interdiction faite par S.C.R.L. à ses employés de manifester, notamment de manière vestimentaire, leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques.

 Le cadre juridique

 La directive 2000/78

3        Les considérants 1, 4, 11 et 12 de la directive 2000/78 énoncent :

« (1)      Conformément à l’article 6 [TUE], l’Union européenne est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs à tous les États membres et elle respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la [c]onvention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[, signée à Rome le 4 novembre 1950,] et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit [de l’Union].

[...]

(4)      Le droit de toute personne à l’égalité devant la loi et la protection contre la discrimination constitue un droit universel reconnu par la [d]éclaration universelle des droits de l’homme, par la [c]onvention des Nations unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes, par les pactes des Nations unies relatifs aux droits civils et politiques et aux droits économiques, sociaux et culturels et par la [c]onvention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signés par tous les États membres. La [c]onvention no 111 de l’Organisation internationale du travail interdit la discrimination en matière d’emploi et de travail.

[...]

(11)      La discrimination fondée sur la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle peut compromettre la réalisation des objectifs du traité [FUE], notamment un niveau d’emploi et de protection sociale élevé, le relèvement du niveau et de la qualité de la vie, la cohésion économique et sociale, la solidarité et la libre circulation des personnes.

(12)      À cet effet, toute discrimination directe ou indirecte fondée sur la religion ou les convictions, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle dans les domaines régis par la présente directive doit être interdite dans [l’Union] [...] »

4        L’article 1er de cette directive dispose :

« La présente directive a pour objet d’établir un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions, le handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle, en ce qui concerne l’emploi et le travail, en vue de mettre en œuvre, dans les États membres, le principe de l’égalité de traitement. »

5        L’article 2 de ladite directive prévoit :

« 1.      Aux fins de la présente directive, on entend par “principe de l’égalité de traitement” l’absence de toute discrimination directe ou indirecte, fondée sur un des motifs visés à l’article 1er.

2.      Aux fins du paragraphe 1 :

a)      une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er ;

b)      une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes, à moins que :

i)      cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires [...]

[...]

5.      La présente directive ne porte pas atteinte aux mesures prévues par la législation nationale qui, dans une société démocratique, sont nécessaires à la sécurité publique, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé et à la protection des droits et libertés d’autrui. »

6        L’article 3, paragraphe 1, de la même directive dispose :

« Dans les limites des compétences conférées à [l’Union], la présente directive s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, y compris les organismes publics, en ce qui concerne :

[...]

c)      les conditions d’emploi et de travail, y compris les conditions de licenciement et de rémunération ;

[...] »

7        Aux termes de l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2000/78 :

« Les États membres peuvent adopter ou maintenir des dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement que celles prévues dans la présente directive. »

 Le droit belge

8        La loi du 10 mai 2007 tendant à lutter contre certaines formes de discrimination (Moniteur belge du 30 mai 2007, p. 29016), dans sa version applicable au litige au principal (ci-après la « loi générale anti-discrimination »), vise à transposer la directive 2000/78 dans le droit belge.

9        L’article 3 de cette loi dispose :

« La présente loi a pour objectif de créer, dans les matières visées à l’article 5, un cadre général pour lutter contre la discrimination fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction religieuse ou philosophique, la conviction politique, la langue, l’état de santé actuel ou futur, un handicap, une caractéristique physique ou génétique ou l’origine sociale. »

10      L’article 4 de ladite loi, qui porte sur les définitions, énonce :

« Pour l’application de la présente loi, il y a lieu d’entendre par :

[...]

4°      critères protégés : l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction religieuse ou philosophique, la conviction politique, la langue, l’état de santé actuel ou futur, un handicap, une caractéristique physique ou génétique, l’origine sociale ;

[...]

6°      distinction directe : la situation qui se produit lorsque sur la base de l’un des critères protégés, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre personne ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable ;

7°      discrimination directe : distinction directe, fondée sur l’un des critères protégés, qui ne peut être justifiée sur la base des dispositions du titre II ;

[...] »


11      L’article 5, paragraphe 1, de la même loi prévoit :

« À l’exception des matières qui relèvent de la compétence des Communautés ou des Régions, la présente loi s’applique à toutes les personnes, tant pour le secteur public que pour le secteur privé, en ce compris aux organismes publics [...] »

12      L’article 7 de la loi générale anti-discrimination énonce :

« Toute distinction directe fondée sur l’un des critères protégés constitue une discrimination directe, à moins que cette distinction directe ne soit objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but soient appropriés et nécessaires. »

13      L’article 8, paragraphe 1, de cette loi dispose :

« Par dérogation à l’article 7, et sans préjudice des autres dispositions du présent titre, une distinction directe fondée sur l’âge, l’orientation sexuelle, la conviction religieuse ou philosophique, ou un handicap dans les domaines visés à l’article 5, § 1er, 4°, 5°, et 7°, peut uniquement être justifiée par des exigences professionnelles essentielles et déterminantes. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

14      Le 14 mars 2018, dans le cadre de sa formation professionnelle en bureautique, la requérante au principal, qui est de confession musulmane et porte le foulard islamique, a adressé une candidature spontanée à S.C.R.L. en vue d’y effectuer un stage non rémunéré de six semaines.

15      Le 22 mars 2018, la requérante au principal a été reçue pour un entretien avec des responsables de S.C.R.L., au terme duquel ces derniers ont indiqué avoir un avis positif quant à sa candidature et lui ont demandé si elle pouvait accepter de se conformer à la règle de neutralité promue au sein de S.C.R.L.

16      Cette règle de neutralité est inscrite à l’article 46 du règlement de travail de S.C.R.L., qui prévoit que « [l]es travailleurs s’engagent à respecter la politique de neutralité stricte qui prévaut au sein de l’entreprise » et que ces travailleurs « veilleront dès lors à ne manifester en aucune manière, ni en paroles, ni de manière vestimentaire, ni d’aucune autre manière, leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques, quelles qu’elles soient ».

17      La requérante au principal a signifié aux responsables de S.C.R.L. qu’elle refuserait d’enlever son foulard et de se conformer à ladite règle de neutralité.

18      Aucune suite n’ayant été donnée à sa candidature, la requérante au principal a renouvelé, au mois d’avril 2018, sa demande de stage auprès de S.C.R.L. en proposant de porter un autre type de couvre-chef. En réponse à cette nouvelle demande, S.C.R.L. l’a informée qu’elle ne pouvait lui proposer un tel stage au motif qu’aucun couvre-chef n’était autorisé dans ses locaux, que ce soit une casquette, un bonnet ou un foulard.

19      Au mois de mai 2019, après avoir signalé une discrimination auprès de l’organisme public indépendant compétent pour la lutte contre la discrimination et après des échanges de correspondance entre cet organisme et S.C.R.L., la requérante au principal a saisi la juridiction de renvoi d’une action en cessation. Par cette action, elle se plaint de l’absence de conclusion d’un contrat de stage, qu’elle estime fondée directement ou indirectement sur la conviction religieuse, et vise à obtenir la constatation d’une violation, par S.C.R.L., notamment, des dispositions de la loi générale anti-discrimination.

20      Devant la juridiction de renvoi, S.C.R.L. fait valoir, se fondant sur l’arrêt du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions (C‑157/15, EU:C:2017:203), que son règlement de travail ne génère pas de discrimination directe, puisqu’il traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment, une neutralité vestimentaire s’opposant au port de signes visibles de leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques.

21      La juridiction de renvoi, tout en ayant connaissance de l’existence des arrêts du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions (C‑157/15, EU:C:2017:203), ainsi que du 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH (C‑188/15, EU:C:2017:204), considère que l’interprétation de la notion de « discrimination directe » retenue par la Cour dans le premier de ces arrêts « pose sérieusement question ». Parmi les hésitations dont cette juridiction fait état figure celle de l’appréciation de la comparabilité des situations qui relève de la compétence des juridictions nationales. Ainsi, il conviendrait de bien distinguer, d’une part, le pouvoir d’interprétation qui appartient à la Cour et, d’autre part, l’application du droit aux faits de l’espèce qui relève de la compétence exclusive de la juridiction nationale concernée. Dans l’arrêt du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions (C‑157/15, EU:C:2017:203), la Cour se serait appuyée sur le constat d’une application générale et indifférenciée de la règle interne portant interdiction du port visible sur le lieu de travail de signes politiques, philosophiques ou religieux, mais n’aurait pas exclu que, sur la base d’éléments dont elle ne disposait pas, l’application de cette règle à l’intéressée puisse être différente de son application à tout autre travailleur. Le dispositif de cet arrêt ne reproduisant pas cette nuance importante, se poserait la question de savoir s’il subsiste encore une marge d’appréciation pour le juge national ou si ce dernier est privé de toute possibilité d’apprécier in concreto la comparabilité des situations lorsqu’il s’agit d’examiner le caractère discriminant d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail.

22      La juridiction de renvoi s’interroge par ailleurs sur le point de savoir si la Cour a, dans les arrêts du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions (C‑157/15, EU:C:2017:203), ainsi que du 14 mars 2017, Bougnaoui et ADDH (C‑188/15, EU:C:2017:204), entendu faire un seul critère protégé des convictions religieuses, des convictions philosophiques et des convictions politiques, de sorte qu’il n’y aurait pas lieu de distinguer entre ces critères. Cela reviendrait à interpréter l’article 1er de la directive 2000/78 en ce sens que « la religion ou les convictions », au sens de cet article, sont les deux facettes d’un seul et même critère protégé. Or, si la religion devait être mise au même niveau que les convictions autres que religieuses, cela réduirait significativement le champ de recherche de la personne de référence aux fins de l’examen de comparabilité des situations dans le cadre de l’appréciation de l’existence d’une discrimination directe. En effet, cela voudrait dire que, en présence d’une règle interne telle que celle en cause au principal, le travailleur qui se revendique d’une conviction religieuse ne peut être comparé au travailleur animé de convictions philosophiques ou de convictions politiques. Une telle interrogation en soulèverait une autre, à savoir celle de savoir si une législation nationale qui accorde une protection séparée aux convictions religieuses, aux convictions philosophiques et aux convictions politiques et vise ainsi à renforcer le degré de cette protection au moyen du marquage des spécificités de chacune d’elles ainsi que d’une plus grande visibilité de celles-ci peut être considérée comme une disposition nationale « plus favorable à la protection du principe de l’égalité de traitement que celles prévues dans la [directive 2000/78] », au sens de l’article 8, paragraphe 1, de celle-ci. Enfin, la juridiction de renvoi relève un certain nombre de critères factuels qu’elle estime pertinents pour établir si une différence de traitement est constitutive d’une discrimination directe.

23      Dans ces conditions, le tribunal du travail francophone de Bruxelles (Belgique) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      L’article 1er de la directive [2000/78] doit-il être interprété en ce sens que la religion et les convictions sont les deux facettes d’un même critère protégé ou, au contraire, en ce sens que la religion et les convictions forment des critères distincts étant, d’une part, celui de la religion, en ce compris la conviction qui s’y attache et, d’autre part, celui des convictions quelles qu’elles soient ?

2)      Dans l’éventualité où l’article 1er [de la] directive [2000/78] devrait être interprété en ce sens que la religion et les convictions sont les deux facettes d’un même critère protégé, cela ferait-il obstacle à ce que, sur la base de l’article 8 de la même directive et afin de prévenir un abaissement du niveau de protection contre la discrimination, le juge national continue à interpréter une règle de droit interne comme celle de l’article 4,4°, de la [loi générale anti-discrimination], en ce sens que les convictions religieuses, philosophiques et politiques constituent des critères protégés distincts ?

3)      L’article 2, paragraphe 2, [sous] a), de la directive [2000/78] peut-il être interprété en ce sens que la règle contenue au règlement de travail d’une entreprise portant interdiction aux travailleurs de “manifester en aucune manière, ni en paroles, ni de manière vestimentaire, ni d’une autre manière, leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques, quelles qu’elles soient” constitue une discrimination directe, lorsque la mise en œuvre concrète de cette règle interne laisse apparaître soit que :

a)      la travailleuse qui entend exercer sa liberté de religion par le port visible d’un signe (connoté), en l’occurrence un foulard, est traitée de façon moins favorable qu’un autre travailleur qui n’adhère à aucune religion, n’entretient aucune conviction philosophique et ne se réclame d’aucune obédience politique et qui, de ce fait, ne nourrit aucun besoin de porter un quelconque signe politique, philosophique ou religieux ?

b)      la travailleuse qui entend exercer sa liberté de religion par le port visible d’un signe (connoté), en l’occurrence un foulard, est traitée de façon moins favorable qu’un autre travailleur investi d’une conviction philosophique ou politique quelconque, mais dont le besoin de l’afficher publiquement par le port d’un signe (connoté) est moindre, voire inexistant ?

c)      la travailleuse qui entend exercer sa liberté de religion par le port visible d’un signe (connoté), en l’occurrence un foulard, est traitée de façon moins favorable qu’un autre travailleur adhérant à une autre religion, voire à la même, mais dont le besoin de l’afficher publiquement par le port d’un signe (connoté) est moindre, sinon inexistant ?

d)      partant du constat qu’une conviction ne revêt pas nécessairement un caractère religieux, philosophique ou politique et qu’elle pourrait être d’un autre ordre (artistique, esthétique, sportif, musical...), la travailleuse qui entend exercer sa liberté de religion par le port visible d’un signe (connoté), en l’occurrence un foulard, est traitée de façon moins favorable qu’un autre travailleur qui nourrirait d’autres convictions qu’une conviction religieuse, philosophique ou politique, et qui le manifesterait de manière vestimentaire ?

e)      partant du principe que l’aspect négatif de la liberté de manifester ses convictions religieuses signifie également que l’individu ne peut pas être obligé de révéler son appartenance ou ses convictions religieuses, la travailleuse qui entend exercer sa liberté de religion par le port d’un foulard qui n’est pas en soi un symbole univoque de cette religion, vu qu’une autre travailleuse pourrait choisir de le porter pour des motifs esthétiques, culturels ou même pour un motif de santé et qu’il ne se distingue pas forcément d’un simple bandana, est traitée de façon moins favorable qu’un autre travailleur qui manifesterait en paroles sa conviction religieuse, philosophique ou politique, puisque pour la travailleuse portant le foulard cela passe par une atteinte plus profonde encore à la liberté de religion sur la base de l’article 9.1. [de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales], étant donné que, sauf à laisser libre cours aux préjugés, le marquage convictionnel d’un foulard n’est pas manifeste et ne pourra être mis à jour le plus souvent que si celle qui l’arbore est contrainte de révéler sa motivation à son employeur ?

f)      la travailleuse qui entend exercer sa liberté de religion par le port visible d’un signe (connoté), en l’occurrence un foulard, est traitée de façon moins favorable qu’un autre travailleur de même conviction qui choisirait de la manifester en portant la barbe (occurrence qui n’est pas nommément interdite par la règle interne, au contraire d’une manifestation vestimentaire) ? »

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

24      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens que les termes « la religion ou les convictions » y figurant constituent un seul et unique motif de discrimination ou si, à l’inverse, ces termes visent des motifs de discrimination distincts.

25      En vue de répondre à cette question, il convient de relever que l’article 1er de la directive 2000/78 cite au même titre « la religion » et « les convictions », à l’instar du libellé de différentes dispositions du droit primaire de l’Union, à savoir l’article 19 TFUE, aux termes duquel le législateur de l’Union peut prendre les mesures nécessaires en vue de combattre toute discrimination fondée, notamment, sur « la religion ou les convictions », et l’article 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), qui vise, parmi les différents motifs de discrimination qu’il cite, « la religion ou les convictions » (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 47).

26      La Cour en a conclu que, aux fins de l’application de la directive 2000/78, les termes « religion » et « convictions » s’analysent comme les deux facettes « d’un même et unique motif de discrimination » (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 47).

27      Selon cette jurisprudence, ainsi qu’il ressort de l’article 21 de la Charte, le motif de discrimination fondé sur « la religion ou les convictions » est à distinguer du motif tiré des « opinions politiques ou [de] toute autre opinion » et couvre dès lors tant les convictions religieuses que les convictions philosophiques ou spirituelles (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 47).

28      S’agissant de l’expression « quelles qu’elles soient » employée en ce qui concerne les convictions évoquées dans le règlement de travail en cause au principal, il suffit de constater que la protection contre la discrimination garantie dans la directive 2000/78 ne couvre que les motifs qui sont exhaustivement mentionnés à l’article 1er de cette directive, de telle sorte que cette dernière ne couvre ni les convictions politiques ou syndicales ni les convictions ou préférences artistiques, sportives, esthétiques ou autres. La protection de ces convictions par les États membres n’est dès lors pas régie par les dispositions de ladite directive.

29      Eu égard à ces considérations, il convient de répondre à la première question que l’article 1er de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens que les termes « la religion ou les convictions » y figurant constituent un seul et unique motif de discrimination couvrant tant les convictions religieuses que les convictions philosophiques ou spirituelles.

 Sur la troisième question

30      Par sa troisième question, qu’il convient d’examiner en deuxième lieu, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’une disposition d’un règlement de travail d’une entreprise interdisant aux travailleurs de manifester en paroles, de manière vestimentaire ou de toute autre manière, leurs convictions religieuses, philosophiques ou politiques, quelles qu’elles soient, constitue, à l’égard des travailleurs qui entendent exercer leur liberté de religion et de conscience par le port visible d’un signe ou d’un vêtement à connotation religieuse, une discrimination directe « fondée sur la religion ou les convictions », au sens de cette directive.

31      Afin de répondre à cette question, il convient de rappeler que la Cour a certes jugé qu’une règle interne d’une entreprise qui n’interdit que le port de signes ostentatoires de grande taille de convictions notamment religieuses ou philosophiques est susceptible de constituer une discrimination directe, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78, dans les cas où ce critère est indissociablement lié à une ou à plusieurs religions ou convictions déterminées (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, points 72 et 73).

32      Toutefois en l’occurrence, la question posée à la Cour concerne une règle interdisant non pas le port de signes ostentatoires de grande taille, mais bien le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail.

33      Or, la Cour a également itérativement jugé que l’article 2, paragraphe 2, sous a), de cette directive doit être interprété en ce sens qu’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port de tout signe visible de convictions politiques, philosophiques ou religieuses sur le lieu de travail n’est pas constitutive d’une discrimination directe « fondée sur la religion ou les convictions », au sens de cette disposition, dès lors qu’elle vise indifféremment toute manifestation de telles convictions et traite de manière identique tous les travailleurs de l’entreprise, en leur imposant, de manière générale et indifférenciée, notamment, une neutralité vestimentaire s’opposant au port de tels signes (arrêts du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C‑157/15, EU:C:2017:203, points 30 et 32, ainsi que du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 52).

34      À cet égard, la Cour a précisé que, dès lors que chaque personne est susceptible d’avoir soit une religion, soit des convictions religieuses, philosophiques ou spirituelles, une telle règle, pour autant qu’elle soit appliquée de manière générale et indifférenciée, n’instaure pas une différence de traitement fondée sur un critère indissociablement lié à la religion ou à ces convictions (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 52).

35      Pour parvenir à cette conclusion, la Cour a pris le soin de rappeler que le droit à la liberté de conscience et de religion, consacré à l’article 10, paragraphe 1, de la Charte, et qui fait partie intégrante du contexte pertinent pour interpréter la directive 2000/78, correspond au droit garanti à l’article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et que, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, il a le même sens et la même portée que celui-ci (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 48). Or, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, consacré à l’article 9 de cette convention, « représente l’une des assises d’une “société démocratique”[,] au sens de [ladite c]onvention », et constitue, « dans sa dimension religieuse, l’un des éléments les plus vitaux contribuant à former l’identité des croyants et leur conception de la vie » ainsi qu’« un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents », contribuant au « pluralisme – chèrement conquis au cours des siècles – consubstantiel à pareille société » (Cour EDH, 15 février 2001, Dahlab c. Suisse, CE:ECHR:2001:0215DEC004239398).

36      Il convient, à cet égard, d’ajouter qu’il ressort du dossier dont dispose la Cour qu’il n’est pas allégué que S.C.R.L. n’aurait pas appliqué le règlement de travail en cause au principal de manière générale et indifférenciée ou que la requérante au principal aurait été traitée différemment de tout autre travailleur qui aurait manifesté sa religion ou ses convictions religieuses ou philosophiques par le port visible de signes, de vêtements ou de toute autre manière.

37      Il ressort également de la jurisprudence constante de la Cour qu’une règle interne telle que celle en cause au principal est susceptible de constituer une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78, s’il est établi, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, que l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données (arrêts du 14 mars 2017, G4S Secure Solutions, C‑157/15, EU:C:2017:203, point 34, et du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 59).

38      Conformément à l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78, une telle différence de traitement ne serait toutefois pas constitutive d’une discrimination indirecte, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de cette directive, si elle était objectivement justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires.

39      S’agissant de la condition relative à l’existence d’un objectif légitime, la volonté d’un employeur d’afficher, dans les relations avec les clients tant publics que privés, une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse peut être considérée comme légitime. En effet, le souhait d’un employeur d’afficher une image de neutralité à l’égard des clients se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue à l’article 16 de la Charte, et revêt, en principe, un caractère légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués par l’employeur dans la poursuite de cet objectif les travailleurs qui sont supposés entrer en contact avec les clients de l’employeur (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 63).

40      Toutefois, la Cour a également précisé que la simple volonté d’un employeur de mener une politique de neutralité, bien que constituant, en soi, un objectif légitime, ne suffit pas, comme telle, à justifier de manière objective une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions, le caractère objectif d’une telle justification ne pouvant être identifié qu’en présence d’un besoin véritable de cet employeur, qu’il lui incombe de démontrer (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 64).

41      Cette interprétation est inspirée par le souci d’encourager par principe la tolérance et le respect, ainsi que l’acceptation d’un plus grand degré de diversité et d’éviter un détournement de l’établissement d’une politique de neutralité au sein de l’entreprise au détriment de travailleurs observant des préceptes religieux imposant de porter une certaine tenue vestimentaire.

42      Au vu de ce qui précède, il convient de répondre à la troisième question que l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’une disposition d’un règlement de travail d’une entreprise interdisant aux travailleurs de manifester en paroles, de manière vestimentaire ou de toute autre manière, leurs convictions religieuses ou philosophiques, quelles qu’elles soient, ne constitue pas, à l’égard des travailleurs qui entendent exercer leur liberté de religion et de conscience par le port visible d’un signe ou d’un vêtement à connotation religieuse, une discrimination directe « fondée sur la religion ou les convictions », au sens de cette directive, dès lors que cette disposition est appliquée de manière générale et indifférenciée.

 Sur la deuxième question

43      Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 1er de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que des dispositions nationales visant à assurer la transposition de cette directive dans le droit national, qui sont interprétées en ce sens que les convictions religieuses, philosophiques et politiques constituent trois motifs de discrimination distincts, puissent être prises en compte en tant que « dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement que celles prévues dans [cette directive] », au sens de l’article 8, paragraphe 1, de celle-ci.

44      En vue de répondre à cette question, d’une part, il convient de rappeler que, ainsi qu’il ressort du point 28 du présent arrêt, la protection contre la discrimination garantie dans la directive 2000/78 ne couvre que les motifs exhaustivement mentionnés à l’article 1er de cette directive, de telle sorte que ladite directive ne couvre pas les convictions politiques visées par ladite question.

45      D’autre part, ainsi qu’il ressort de la réponse apportée à la première question, les termes « la religion ou les convictions » figurant à l’article 1er de la directive 2000/78 doivent être interprétés comme constituant un seul et unique motif de discrimination couvrant tant les convictions religieuses que les convictions philosophiques ou spirituelles.

46      Cela étant précisé, il ressort de la demande de décision préjudicielle que la deuxième question posée par la juridiction de renvoi vise, en substance, à clarifier la marge d’appréciation dont disposent les États membres pour adopter ou maintenir des dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement que celles prévues dans la directive 2000/78, au sens de l’article 8, paragraphe 1, de cette directive.

47      En ce qui concerne l’interprétation de l’article 8, paragraphe 1, de ladite directive, la Cour a jugé que des dispositions constitutionnelles nationales protégeant la liberté de religion peuvent être prises en compte en tant que dispositions plus favorables au sens de cette disposition, dans le cadre de l’examen du caractère approprié d’une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou les convictions (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 90).

48      Pour arriver à cette conclusion, la Cour a rappelé que la directive 2000/78 établit un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, qui laisse une marge d’appréciation aux États membres, en particulier en ce qui concerne la conciliation des différents droits et intérêts concernés, compte tenu de la diversité de leurs approches quant à la place qu’ils accordent, en leur sein, à la religion ou aux convictions. La marge d’appréciation ainsi reconnue aux États membres en l’absence de consensus au niveau de l’Union doit toutefois aller de pair avec un contrôle, incombant au juge de l’Union, consistant notamment à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et si elles sont proportionnées (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 86 ainsi que jurisprudence citée).

49      La Cour a ajouté que le cadre ainsi créé fait apparaître que, dans la directive 2000/78, le législateur de l’Union n’a pas procédé lui-même à la conciliation nécessaire entre la liberté de pensée, de conviction et de religion et les objectifs légitimes pouvant être invoqués à titre de justification d’une inégalité de traitement, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de cette directive, mais a laissé le soin de procéder à cette conciliation aux États membres et à leurs juridictions (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 87 ainsi que jurisprudence citée).

50      La Cour en a conclu que la directive 2000/78 permet de tenir compte du contexte propre à chaque État membre et de reconnaître à chacun d’eux une marge d’appréciation dans le cadre de la conciliation nécessaire des différents droits et intérêts concernés, aux fins d’assurer un juste équilibre entre ces derniers (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 88).

51      À cet égard, la Cour a jugé que, dans le cadre de l’examen du caractère nécessaire d’une interdiction semblable à celle en cause au principal, il appartient aux juridictions nationales, eu égard à tous les éléments du dossier concerné, de tenir compte des intérêts en présence et de limiter les restrictions « aux libertés en cause au strict nécessaire » (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 83 ainsi que jurisprudence citée).

52      Il résulte ainsi de cette jurisprudence que l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2000/78 ne s’oppose pas à ce qu’une juridiction nationale accorde, dans le cadre de la mise en balance des intérêts divergents, une plus grande importance à ceux de la religion ou des convictions qu’à ceux résultant, notamment, de la liberté d’entreprendre, pour autant que cela découle de son droit interne. En pareil cas, la liberté de conscience et de religion peut dès lors se voir accorder une protection plus grande que d’autres libertés, telles que la liberté d’entreprise reconnue à l’article 16 de la Charte, cette protection produisant ses effets au stade de l’appréciation de l’existence d’une justification à une discrimination indirecte, au sens de la jurisprudence mentionnée au point 39 du présent arrêt.

53      Force est de constater que tel n’est pas le cas des dispositions nationales examinées dans la présente affaire. En effet, selon les explications fournies par la juridiction de renvoi, ces dispositions auraient pour effet de traiter la « religion » et les « convictions » en tant que motifs de discrimination distincts.

54      Or, la marge d’appréciation reconnue aux États membres ne saurait aller jusqu’à permettre à ces derniers ou aux juridictions nationales de scinder, en plusieurs motifs, l’un des motifs de discrimination énumérés de manière exhaustive à l’article 1er de la directive 2000/78, sous peine de mettre en cause le texte, le contexte et la finalité de ce motif et de porter atteinte à l’effet utile du cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail mis en place par cette directive.

55      En effet, dès lors que le motif de discrimination que constituent « la religion ou les convictions » couvre tous les travailleurs de la même manière, une approche segmentée de ce motif, selon l’objectif poursuivi par la règle concernée, aurait pour conséquence de créer des sous-groupes de travailleurs et de porter ainsi atteinte au cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail mis en place par la directive 2000/78.

56      Cette interprétation n’est pas remise en cause par l’argument selon lequel elle serait susceptible, le cas échéant, d’entraîner un abaissement du niveau de protection contre la discrimination fondée sur la religion ou les convictions religieuses dès lors que, dans un cas de figure tel que celui en cause au principal, rien ne semble s’opposer à ce que les juridictions nationales procèdent à une interprétation des dispositions nationales concernées de façon à ce que, dans le cadre de la mise en balance des intérêts divergents entre un travailleur et son employeur, les convictions philosophiques et spirituelles bénéficient du même niveau de protection que la religion ou les convictions religieuses.

57      Enfin, en ce qui concerne plus spécifiquement l’argumentation exposée par la juridiction de renvoi, selon laquelle l’existence d’un critère unique, englobant les convictions religieuses et philosophiques, aurait pour effet de réduire le niveau de protection contre les discriminations directes fondées sur ces motifs, en ce qu’il ferait obstacle aux comparaisons entre travailleurs respectivement animés de convictions religieuses et de convictions philosophiques, il y a lieu de préciser ce qui suit.

58      D’une part, ainsi que cette juridiction l’a relevé, la problématique d’une telle comparabilité n’est pertinente qu’aux fins de l’appréciation de l’existence d’une discrimination directe. Or, la présence d’une discrimination directe est exclue dans des circonstances telles que celles de l’affaire au principal, ainsi que cela est rappelé au point 33 du présent arrêt.

59      D’autre part, et en toute hypothèse, la Cour a eu l’opportunité de préciser que la prohibition de la discrimination prévue par la directive 2000/78 n’est pas limitée aux seules différences de traitement existant entre des personnes adhérant à une religion ou à des convictions données et celles qui n’adhèrent pas à une religion ou à des convictions données (voir, en ce sens, arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 49). En d’autres termes, l’existence d’un critère unique, englobant la religion et les convictions, ne fait pas obstacle aux comparaisons entre les travailleurs animés de convictions religieuses et ceux animés d’autres convictions, ni encore à celles entre travailleurs animés de convictions religieuses différentes.

60      L’objectif poursuivi par la directive 2000/78 milite d’ailleurs en faveur d’une interprétation de l’article 2, paragraphes 1 et 2, de cette directive en ce sens que celle-ci ne limite pas le cercle des personnes par rapport auxquelles une comparaison peut être effectuée en vue d’identifier une « discrimination fondée sur la religion ou les convictions », au sens de ladite directive, à celles n’adhérant pas à une certaine religion ou à des convictions données (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 50).

61      Ainsi, la directive 2000/78 a pour objet, en ce qui concerne l’emploi et le travail, de lutter contre toutes les formes de discrimination fondées sur la religion ou les convictions (voir, par analogie, arrêt du 26 janvier 2021, Szpital Kliniczny im. dra J. Babińskiego Samodzielny Publiczny Zakład Opieki Zdrowotnej w Krakowie, C‑16/19, EU:C:2021:64, point 34), étant entendu qu’une discrimination « fondée sur » la religion ou les convictions, au sens de cette directive, ne peut être constatée que lorsque le traitement moins favorable ou le désavantage particulier en cause est subi en fonction de la religion ou des convictions (arrêt du 15 juillet 2021, WABE et MH Müller Handel, C‑804/18 et C‑341/19, EU:C:2021:594, point 49).

62      Eu égard à ce qui précède, il convient de répondre à la deuxième question que l’article 1er de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que des dispositions nationales assurant la transposition de cette directive dans le droit national, qui sont interprétées en ce sens que les convictions religieuses et les convictions philosophiques constituent deux motifs de discrimination distincts, puissent être prises en compte en tant que « dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement que celles prévues dans [ladite directive] », au sens de l’article 8, paragraphe 1, de celle-ci.

 Sur les dépens

63      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit :

1)      L’article 1er de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprété en ce sens que les termes « la religion ou les convictions » y figurant constituent un seul et unique motif de discrimination couvrant tant les convictions religieuses que les convictions philosophiques ou spirituelles.

2)      L’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’une disposition d’un règlement de travail d’une entreprise interdisant aux travailleurs de manifester en paroles, de manière vestimentaire ou de toute autre manière, leurs convictions religieuses ou philosophiques, quelles qu’elles soient, ne constitue pas, à l’égard des travailleurs qui entendent exercer leur liberté de religion et de conscience par le port visible d’un signe ou d’un vêtement à connotation religieuse, une discrimination directe « fondée sur la religion ou les convictions », au sens de cette directive, dès lors que cette disposition est appliquée de manière générale et indifférenciée.

3)      L’article 1er de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce que des dispositions nationales assurant la transposition de cette directive dans le droit national, qui sont interprétées en ce sens que les convictions religieuses et les convictions philosophiques constituent deux motifs de discrimination distincts, puissent être prises en compte en tant que « dispositions plus favorables à la protection du principe de l’égalité de traitement que celles prévues dans [ladite directive] », au sens de l’article 8, paragraphe 1, de celle-ci.

Prechal

Arastey Sahún

Biltgen

Wahl

 

Passer

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 13 octobre 2022.

Le greffier

 

La présidente de chambre

A. Calot Escobar

 

A. Prechal


*      Langue de procédure : le français.