CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME VERICA TRSTENJAK
présentées le 21 octobre 2008 (1)
Affaires jointes C‑261/07 et C‑299/07
VTB-VAB NV
contre
Total Belgium NV
et
Galatea BVBA
contre
Sanoma Magazines Belgium NV
[demandes de décision préjudicielle présentées par le rechtbank van koophandel te Antwerpen (Belgique)]
«Recevabilité d’une demande de décision préjudicielle – Admissibilité d’un objet d’interprétation – Pertinence aux fins de la décision à prendre – Offres conjointes – Directive 2005/29/CE – Interprétation conforme à la directive – Interprétation du droit communautaire avant l’expiration du délai de transposition – Harmonisation – Protection des consommateurs – Pratiques déloyales d’entreprises – Article 28 CE – Libre circulation des marchandises – Modalités de vente – Article 49 CE – Libre prestation des services – Concurrence des libertés fondamentales»
Table des matières
I – Introduction
II – Le cadre juridique
A – Le droit communautaire
B – Le droit national
III – L’exposé des faits, les procédures au principal et les questions préjudicielles
IV – La procédure devant la Cour
V – Les arguments essentiels développés par les parties
Sur l’article 49 CE
VI – En droit
A – Observations liminaires
B – Sur la recevabilité des demandes préjudicielles
1. L’admissibilité de l’objet de l’interprétation
2. La pertinence des questions préjudicielles aux fins de la décision en l’espèce
C – La compatibilité de l’article 54 de la loi belge avec la directive 2005/29
1. La notion de «pratiques commerciales» de l’article 2, sous d), de la directive 2005/29
2. Le champ d’application personnel de la directive 2005/29
3. L’examen des structures des deux réglementations
a) Les dispositions de la directive 2005/29
i) L’uniformisation complète et maximale des dispositions nationales en tant qu’objectif normatif
ii) La structure normative de la directive 2005/29
b) Les dispositions de la loi belge
4. Sur le retrait de la proposition de règlement de la Commission relatif aux promotions de vente dans le marché intérieur
5. Conclusion
D – La compatibilité de l’article 54 de la loi belge avec les libertés fondamentales
1. Les libertés fondamentales comme critère d’analyse
2. Le domaine d’application des libertés fondamentales
a) La libre prestation de services
b) La libre circulation des marchandises
c) Le rapport entre la libre prestation de services et la libre circulation des marchandises
3. La limitation des libertés fondamentales
a) La libre circulation des marchandises
i) La mesure d’effet équivalent
– La formule de l’arrêt Dassonville
– Les modalités de vente
ii) Conclusion intermédiaire
b) La libre prestation de services
4. La justification
a) La protection des consommateurs comme raison impérieuse
b) Le caractère approprié d’une interdiction de principe des offres conjointes
c) Les principes de nécessité et de proportionnalité
5. Conclusion intermédiaire
VII – Conclusion
I – Introduction
1. Les affaires que nous examinons trouvent leur origine dans deux demandes de décision préjudicielle posées au titre de l’article 234 CE, par le rechtbank van koophandel te Antwerpen (Belgique), par lesquelles cette juridiction demande, en substance, à la Cour de répondre à la question de savoir s’il convient d’interpréter la directive 2005/29/CE (ci-après la «directive 2005/29») (2) et l’article 49 CE en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale qui prévoit une interdiction de principe des offres conjointes.
2. Les deux affaires que nous allons examiner ont pour enjeu principal des aspects essentiels de l’harmonisation, en droit communautaire, du domaine de la protection des consommateurs ainsi que de ceux de la libre circulation des marchandises et de la libre prestation des services transfrontalières dans le marché intérieur.
II – Le cadre juridique
A – Le droit communautaire
3. Les onzième et dix-septième considérants de la directive 2005/29 sont, respectivement, rédigés comme suit:
«(11) Le niveau élevé de convergence résultant du rapprochement des dispositions nationales assuré par la présente directive crée un niveau commun élevé de protection des consommateurs. La présente directive établit une interdiction générale unique des pratiques commerciales déloyales qui altèrent le comportement économique des consommateurs. Elle établit également des règles sur les pratiques commerciales agressives, qui ne sont pas actuellement réglementées au niveau communautaire.
[…]
(17) Afin d’apporter une plus grande sécurité juridique, il est souhaitable d’identifier les pratiques commerciales qui sont, en toutes circonstances, déloyales. L’annexe I contient donc la liste complète de toutes ces pratiques. Il s’agit des seules pratiques commerciales qui peuvent être considérées comme déloyales sans une évaluation au cas par cas au titre des dispositions des articles 5 à 9. Cette liste ne peut être modifiée que par une révision de la directive.»
4. L’article 2, sous d), de la directive 2005/29 dispose:
«Aux fins de la présente directive, on entend par:
[…]
d) ‘pratiques commerciales des entreprises vis-à-vis des consommateurs’ (ci-après également dénommées ‘pratiques commerciales’): toute action, omission, conduite, démarche ou communication commerciale, y compris la publicité et le marketing, de la part d’un professionnel, en relation directe avec la promotion, la vente ou la fourniture d’un produit aux consommateurs».
5. L’article 3, paragraphes 1 et 5, de la directive 2005/29 dispose:
«1. La présente directive s’applique aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs, telles que définies à l’article 5, avant, pendant et après une transaction commerciale portant sur un produit.
[…]
5. Pendant une période de six ans à compter du 12 juin 2007, les États membres ont la faculté de continuer à appliquer des dispositions nationales dont la présente directive opère le rapprochement, plus restrictives ou plus rigoureuses que la présente directive et qui mettent en œuvre des directives incluant des clauses d’harmonisation minimale. Ces mesures doivent être essentielles pour garantir que les consommateurs soient protégés de manière adéquate contre les pratiques commerciales déloyales et doivent être proportionnées à cet objectif à atteindre. La révision visée à l’article 18 peut, s’il y a lieu, comprendre une proposition visant à proroger cette dérogation pour une durée limitée.»
6. Conformément à l’article 4 de la directive 2005/29, les États membres ne restreignent ni la libre prestation de services ni la libre circulation des marchandises pour des raisons relevant du domaine dans lequel cette directive vise au rapprochement des dispositions en vigueur.
7. L’article 5 de la directive 2005/29, intitulé «Interdiction des pratiques commerciales déloyales», est ainsi rédigé:
«1. Les pratiques commerciales déloyales sont interdites.
2. Une pratique commerciale est déloyale si:
a) elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle,
et
b) elle altère ou est susceptible d’altérer de manière substantielle le comportement économique, par rapport au produit, du consommateur moyen qu’elle touche ou auquel elle s’adresse, ou du membre moyen du groupe lorsqu’une pratique commerciale est ciblée vers un groupe particulier de consommateurs.
3. Les pratiques commerciales qui sont susceptibles d’altérer de manière substantielle le comportement économique d’un groupe clairement identifiable de consommateurs parce que ceux-ci sont particulièrement vulnérables à la pratique utilisée ou au produit qu’elle concerne en raison d’une infirmité mentale ou physique, de leur âge ou de leur crédulité, alors que l’on pourrait raisonnablement attendre du professionnel qu’il prévoie cette conséquence, sont évaluées du point de vue du membre moyen de ce groupe. Cette disposition est sans préjudice de la pratique publicitaire courante et légitime consistant à formuler des déclarations exagérées ou des déclarations qui ne sont pas destinées à être comprises au sens littéral.
4. En particulier, sont déloyales les pratiques commerciales qui sont:
a) trompeuses au sens des articles 6 et 7,
ou
b) agressives au sens des articles 8 et 9.
5. L’annexe I contient la liste des pratiques commerciales réputées déloyales en toutes circonstances. Cette liste unique s’applique dans tous les États membres et ne peut être modifiée qu’au travers d’une révision de la présente directive.»
8. L’article 6 de la directive 2005/29 définit la notion de «pratiques commerciales trompeuses» dans les termes suivants:
«1. Une pratique commerciale est réputée trompeuse si elle contient des informations fausses, et qu’elle est donc mensongère ou que, d’une manière quelconque, y compris par sa présentation générale, elle induit ou est susceptible d’induire en erreur le consommateur moyen, même si les informations présentées sont factuellement correctes, en ce qui concerne un ou plusieurs des aspects ci‑après et que, dans un cas comme dans l’autre, elle l’amène ou est susceptible de l’amener à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement […]
2. Une pratique commerciale est également réputée trompeuse si, dans son contexte factuel, compte tenu de toutes ses caractéristiques et des circonstances, elle amène ou est susceptible d’amener le consommateur moyen à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement […]»
9. L’article 8 de la directive 2005/29 définit, quant à lui, ce qu’il faut entendre par «pratiques commerciales agressives»:
«Une pratique commerciale est réputée agressive si, dans son contexte factuel, compte tenu de toutes ses caractéristiques et des circonstances, elle altère ou est susceptible d’altérer de manière significative, du fait du harcèlement, de la contrainte, y compris le recours à la force physique, ou d’une influence injustifiée, la liberté de choix ou de conduite du consommateur moyen à l’égard d’un produit, et, par conséquent, l’amène ou est susceptible de l’amener à prendre une décision commerciale qu’il n’aurait pas prise autrement.»
10. Enfin, conformément à l’article 19 de la directive 2005/29:
«Les États membres adoptent et publient au plus tard le 12 juin 2007 les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires pour se conformer à la présente directive. […]
Ils appliquent ces dispositions au plus tard le 12 décembre 2007. […]»
B – Le droit national
11. L’article 54 de la loi belge sur les pratiques du commerce et sur l’information et la protection du consommateur (3) (ci-après la «loi belge») est ainsi rédigé:
«Il y a offre conjointe au sens du présent article, lorsque l’acquisition, gratuite ou non, de produits, de services, de tous autres avantages, ou de titre permettant de les acquérir, est liée à l’acquisition d’autres produits ou services, même identiques.
Sauf les exceptions précisées ci-après, toute offre conjointe au consommateur effectuée par un vendeur est interdite. Est également interdite toute offre conjointe au consommateur effectuée par plusieurs vendeurs agissant dans une unité d’intention.»
12. Les articles 55 à 57 de la loi belge contiennent ensuite certaines exceptions à cette interdiction.
13. L’article 55 de la loi belge dispose:
«Il est permis d’offrir conjointement, pour un prix global:
1. des produits ou des services constituant un ensemble;
[…]
2. des produits ou des services identiques, à condition:
a) que chaque produit et chaque service puisse être acquis séparément à son prix habituel dans le même établissement;
b) que l’acquéreur soit clairement informé de cette faculté ainsi que du prix de vente séparé de chaque produit et de chaque service;
c) que la réduction de prix éventuellement offerte à l’acquéreur de la totalité des produits ou des services n’excède pas le tiers des prix additionnés».
14. Selon l’article 56 de la loi belge:
«Il est permis d’offrir à titre gratuit, conjointement à un produit ou à un service principal:
1. les accessoires d’un produit principal, spécialement adaptés à ce produit par le fabricant de ce dernier et livrés en même temps que celui-ci en vue d’en étendre ou d’en faciliter l’utilisation;
2. l’emballage ou les récipients utilisés pour la protection et le conditionnement des produits, compte tenu de la nature et de la valeur de ces produits;
3. les menus produits et menus services admis par les usages commerciaux ainsi que la livraison, le placement, le contrôle et l’entretien des produits vendus;
4. des échantillons provenant de l’assortiment du fabricant ou du distributeur du produit principal, pour autant qu’ils soient offerts dans des conditions de quantité ou de mesure strictement indispensables à une appréciation des qualités du produit;
5. des chromos, vignettes et autres images d’une valeur commerciale minime;
6. des titres de participation à des loteries légalement autorisées.
7. des objets revêtus d’inscriptions publicitaires indélébiles et nettement apparentes qui ne se trouvent pas comme tels dans le commerce, à condition que leur prix d’acquisition par celui qui les offre ne dépasse pas 5 % du prix de vente du produit ou du service principal avec lequel ils sont attribués.»
III – L’exposé des faits, les procédures au principal et les questions préjudicielles
15. L’objet du litige au principal dans l’affaire C-261/07 est une plainte déposée par VTB-VAB NV (ci-après «VTB»), une société qui fournit des services dans le domaine de l’aide en cas de panne ou d’accident, contre Total Belgium NV (ci-après «Total»), une filiale du groupe Total qui vend surtout des carburants dans des stations-services.
16. Depuis le 15 janvier 2007, Total offre aux consommateurs qui sont détenteurs d’une carte TOTAL-CLUB, pour chaque remplissage du réservoir pour au moins 25 litres de carburant pour sa voiture ou au moins 10 litres pour son vélomoteur, gratuitement, trois semaines de service d’aide au dépannage (TOTAL ASSISTANCE).
17. Le 5 février 2007, VTB a demandé au rechtbank van koophandel te Antwerpen d’ordonner à Total la cessation de cette pratique commerciale en soutenant qu’elle constituait une offre conjointe interdite par l’article 54 de la loi belge.
18. Le litige au principal dans l’affaire C-299/07 oppose Galatea BVBA (ci‑après «Galatea), une société qui exploite un magasin de lingerie à Schoten (Belgique), à Sanoma Magazines Belgium NV, une filiale du groupe finlandais Sanoma (ci‑après «Sanoma»), éditrice entre autres de plusieurs périodiques dont l’hebdomadaire Flair.
19. Dans son édition du 13 mars 2007, ce magazine était accompagné d’un carnet de 47 pages qui contenait un bon donnant droit, entre le 13 mars 2007 et le 15 mai 2007, à une remise de 15 à 25% sur différents produits vendus dans divers magasins de lingerie.
20. Le 22 mars 2007, Galatea a introduit devant le rechtbank van koophandel te Antwerpen une action en cessation de cette pratique commerciale, en faisant valoir que cette pratique enfreignait, entre autres, l’article 54 de la loi belge.
21. Dans ses décisions de renvoi, le rechtbank van koophandel te Antwerpen relève que, à ce moment-là, le délai de transposition de la directive 2005/29 n’était pas encore écoulé. La juridiction de renvoi exprime pourtant certains doutes quant à la compatibilité de l’interdiction des offres conjointes, inscrite dans l’article 54 de la loi belge, avec la directive 2005/29 ainsi que, à tout le moins dans le cadre de l’affaire C-299/07, avec l’article 49 CE. C’est pour ce motif que la juridiction de renvoi a décidé, dans les deux affaires, de surseoir à statuer et de demander à la Cour de statuer à titre préjudiciel sur les questions suivantes:
Dans l’affaire C-261/07
«La directive 2005/29 s’oppose-t-elle à une disposition nationale telle que celle de l’article 54 de la [loi belge] qui – réserve faite des cas énumérés limitativement dans ladite loi – interdit toute offre conjointe d’un vendeur à un consommateur, y compris l’offre conjointe d’un produit que le consommateur doit acheter et d’un service gratuit, dont l’acquisition est liée à l’achat du produit, et ce nonobstant les circonstances de l’espèce et en particulier nonobstant l’influence que cette offre particulière peut exercer sur le consommateur moyen et nonobstant la question de savoir si, dans les circonstances de l’espèce, cette offre peut être considérée comme contraire à la diligence professionnelle ou aux usages honnêtes en matière commerciale?»
Et dans l’affaire C-299/07
«L’article 49 CE, relatif à la libre prestations des services, et la [directive 2005/29] s’opposent-t-ils à une disposition nationale telle que celle de l’article 54 de la [loi belge] qui – réserve faite des cas énumérés limitativement dans ladite loi – interdit toute offre conjointe d’un vendeur à un consommateur dans le cadre de laquelle l’acquisition gratuite ou non de produits, de services, d’avantages ou de titres avec lesquels on peut les obtenir est liée à l’acquisition d’autres produits ou services, même identiques, et ce nonobstant les circonstances de l’espèce, et en particulier nonobstant l’influence que cette offre spécifique peut exercer sur le consommateur moyen et nonobstant la question de savoir si, dans les circonstances spécifiques de l’espèce, cette offre peut être considérée comme contraire à la diligence professionnelle ou aux usages honnêtes en matière commerciale?»
IV – La procédure devant la Cour
22. Les ordonnances rendues le 24 mai 2007 (affaire C-261/07) et le 21 juin 2007 (affaire C-299/07) sont parvenues respectivement le 1er juin 2007 et le 27 juin 2007 au greffe de la Cour.
23. Le 29 août 2007, le président de la Cour a ordonné la jonction des deux affaires.
24. VTB, Total et Sanoma, les gouvernements belge, espagnol, français et portugais ainsi que la Commission des Communautés européennes ont présenté des observations écrites conformément à l’article 23 du statut de la Cour de justice.
25. Au titre de mesures d’organisation du procès, la Cour a posé aux parties une question à laquelle elles ont répondu.
26. À l’audience, qui a eu lieu le 18 juin 2008, les mandataires ad litem de VTB, de Total et de Sanoma ainsi que les agents des gouvernements belge, espagnol et français de même que l’agent de la Commission ont présenté leurs observations.
V – Les arguments essentiels développés par les parties
Sur la directive 2005/29
27. Dans les deux affaires examinées, la juridiction de renvoi pose à la Cour, essentiellement, la question de savoir si l’interdiction des offres conjointes, telle qu’elle est prévue à l’article 54 de la loi belge, est conforme à la directive 2005/29.
28. Tout d’abord, VTB met en cause la recevabilité de la question préjudicielle au motif qu’elle porte sur l’interprétation d’une directive dont le délai de transposition n’était pas encore expiré à la date à laquelle se sont produits les faits litigieux.
29. C’est pour le même motif et sans exciper formellement de l’irrecevabilité que les gouvernements belge et espagnol considèrent que la directive 2005/29 ne serait pas applicable dans une situation telle que celle en cause en l’espèce. En particulier, une règle de droit national ne pourrait pas être déclarée inapplicable par un juge pour violation de la directive 2005/29 aussi longtemps que le délai de transposition de cette directive ne serait pas écoulé.
30. En substance, Total, Sanoma, le gouvernement portugais et la Commission estiment que la directive 2005/29 s’oppose à une interdiction des offres conjointes telle celle prévue à l’article 54 de la loi belge.
31. Sanoma, Total et la Commission soutiennent que les offres conjointes relèvent de la notion de «pratique commerciale» au sens de la directive 2005/29. Attendu que cette dernière prévoit une harmonisation complète dans le domaine des pratiques commerciales déloyales, ce sont seulement les pratiques qui, conformément à l’article 5, paragraphe 5, de la directive 2005/29, sont mentionnées à l’annexe I de celle‑ci, qui pourraient être interdites «en toutes circonstances» par les États membres. Or, attendu que les offres conjointes ne sont pas mentionnées en tant que telles dans cette annexe, elles ne pourraient être interdites en soi que si le juge national estime que, eu égard aux circonstances concrètes du cas d’espèce, les conditions de l’article 5 de ladite directive sont réunies. Sur ce point, la Commission ajoute que, de toute façon, l’interdiction de principe telle que prévue à l’article 54 de la loi belge ne serait pas nécessaire pour protéger de façon appropriée les consommateurs contre les pratiques commerciales déloyales, pas plus qu’elle ne serait proportionnée au regard de cet objectif.
32. Le gouvernement portugais se borne à soutenir que l’article 54 de la loi belge enfreint la directive 2005/29 dans la mesure où il prévoit une interdiction générale des offres conjointes et ce bien que, dans les articles 55 CE et 56 CE, la loi belge prévoie un certain nombre d’exceptions.
33. VTB, tout comme le gouvernement belge ainsi que le gouvernement français défendent une interprétation en sens contraire.
34. VTB prétend que les offres conjointes ne relèvent pas de la notion de «pratique commerciale» au sens de la directive 2005/29 et, en conséquence, ne sont pas visées par cette dernière. En tout cas, l’article 5 de ladite directive n’exclut pas la possibilité, pour les États membres, de prévoir d’autres pratiques commerciales en elles-mêmes déloyales telles que celles mentionnées à l’annexe I de cette directive.
35. Le gouvernement belge soutient que les offres conjointes ne relevaient pas de la notion de «pratique commerciale» au sens de la directive 2005/29. Il précise, en revanche, que les offres conjointes ont fait l’objet d’une proposition de règlement relatif aux promotions des ventes dans le marché intérieur (4). Dès lors que cette proposition n’a été retirée qu’en 2006, les autorités belges sont, à bon droit, parties du principe que les offres conjointes ne constituaient pas des «pratiques commerciales». En conséquence, lors de la transposition de la directive 2005/29, le gouvernement belge n’a pas estimé devoir modifier l’article 54 de la loi belge ou devoir l’interpréter à la lumière de l’article 5 de ladite directive.
36. Le gouvernement français avance, en substance, les mêmes arguments que ceux du gouvernement belge et ajoute que, si la directive 2005/29 oblige les États membres à interdire les pratiques commerciales déloyales, elle ne saurait être interprétée comme interdisant désormais à ces États d’interdire, pour protéger les consommateurs, certaines pratiques qui ne sont pas nécessairement déloyales au sens de cette directive. Pour le gouvernement français, relèvent de cette catégorie les offres conjointes qui échapperaient au champ d’application de la directive 2005/29.
Sur l’article 49 CE
37. Dans l’affaire C-299/07, la juridiction de renvoi pose en outre la question de savoir si l’article 49 CE s’oppose à une interdiction des offres conjointes, telle qu’elle est prévue à l’article 54 de la loi belge.
38. VTB, tout comme les gouvernements belge, espagnol et français, proposent de répondre à cette question par la négative.
39. Pour VTB, l’interdiction en cause, qui s’applique indifféremment tant aux opérateurs établis en Belgique qu’aux opérateurs établis dans d’autres États membres, n’entraîne, pour ces derniers, ni charges économiques ni droits administratifs supplémentaires propres à entraver la libre prestation de services. En tout cas, une telle interdiction serait d’ailleurs justifiée au titre de motifs d’intérêt général, et en particulier de la protection des consommateurs.
40. Les gouvernements belges et français soutiennent que l’article 49 CE n’est pas pertinent aux fins de la réponse à donner à la question préjudicielle. À cet égard, les autorités françaises indiquent que les offres en cause concernaient principalement la vente de marchandises (des carburants dans l’affaire C-261/07 et de la lingerie dans l’affaire C‑299/07) et non pas des prestations de services. Dans l’hypothèse où la directive 2005/29 devrait être interprétée comme ne s’opposant pas à la législation belge, il conviendrait plutôt d’interpréter l’interdiction des offres conjointes à la lumière de l’article 28 CE, qui concerne la libre circulation des marchandises, auquel la juridiction de renvoi se réfère d’ailleurs dans sa décision de renvoi.
41. De la sorte, l’interdiction des offres conjointes prévue par la loi belge constitue-t-elle une modalité de vente au sens de l’arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard (C-267/91 et C-268/91, Rec. p. I-6097), et, en conséquence, cette interdiction n’est pas susceptible de faire obstacle à la libre circulation des marchandises attendu que les deux conditions établies par cette jurisprudence sont réunies. En effet, l’interdiction s’applique à tous les opérateurs exerçant leur activité sur le territoire belge et affecte de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et celle des produits d’autres États membres. Enfin, le gouvernement français fait valoir que l’interdiction en cause, d’une part, est justifiée par des motifs impérieux d’intérêt général, et en particulier par des motifs de protection des consommateurs et de protection d’une saine concurrence, et, d’autre part, est proportionnée au regard de ces objectifs, dès lors qu’elle prévoit de nombreuses exceptions à cette interdiction.
42. Le gouvernement espagnol exclut derechef l’applicabilité de l’article 49 CE à une situation interne à un État membre, comme c’est le cas en l’espèce, dont tous les éléments se limitaient à un seul État membre. En effet, il s’agit, en l’espèce, exclusivement d’entreprises établies en Belgique qui fournissaient des services sur le territoire belge.
43. En revanche, Sanoma, le gouvernement portugais et, dans une certaine mesure, la Commission considèrent que l’interdiction des offres conjointes prévue à l’article 54 de la loi belge enfreint la libre prestation de services garantie par l’article 49 CE.
44. Sanoma soutient surtout, en particulier, que son droit à la libre prestation de services est atteint dans la mesure où, en Belgique, elle ne pouvait pas promouvoir ses ventes comme elle le faisait dans d’autres États membres, qui autorisaient les offres conjointes (et en particulier le Royaume des Pays-Bas et le Grand‑Duché de Luxembourg). Sanoma soutient en outre que, en raison de l’interdiction, ses clients belges ne pouvaient pas utiliser les bons de réduction qui avaient été publiés dans des revues en langue néerlandaise paraissant en Flandre et aux Pays-Bas, mais qui avaient aussi été diffusées dans toute la Belgique. Enfin, Sanoma soutient que l’interdiction en cause ne peut pas non plus être justifiée eu égard à l’harmonisation complète opérée par la directive 2005/29. En tout cas, une telle interdiction ne serait ni nécessaire ni proportionnée aux objectifs de protection des consommateurs et de garantie d’une saine concurrence.
45. Derechef, la Commission donne une réponse susceptible, dans une certaine mesure, de plusieurs interprétations.
46. Même si elle avance des arguments analogues à ceux soulevés par le gouvernement français, la Commission considère que c’est l’article 28 CE qui est la disposition pertinente en l’espèce. La Commission établit ensuite clairement que, en application de la jurisprudence de l’arrêt Keck et Mithouard, précité, l’interdiction des offres conjointes, en cause en l’espèce, échappe au champ d’application de cette disposition. La Commission affirme, en outre, qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse du point de vue de la libre prestation de services attendu que, dans les circonstances de l’espèce, conformément à la jurisprudence de la Cour, il s’avère que cette liberté peut être tout à fait secondaire par rapport à la libre circulation des marchandises et peut lui être rattachée (voir, en particulier, arrêt du 22 janvier 2002, Canal Satélite Digital, C-390/99, Rec. p. I‑607, point 31). En outre, la Commission indique que l’analyse effectuée par la juridiction de renvoi dans son ordonnance ne s’est pas étendue à d’éventuelles restrictions à la libre prestation de services.
47. Toutefois, la Commission examine cette question avec beaucoup de vigilance, arrivant à en conclure que l’interdiction des offres conjointes est clairement constitutive d’une restriction à la libre prestation de services qui va au delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs de protection des consommateurs et de concurrence loyale.
VI – En droit
A – Observations liminaires
48. La directive 2005/29 vise à créer un cadre juridique uniforme de règles concernant les pratiques commerciales déloyales. Conformément au cinquième considérant de cette directive, cet objectif doit être atteint en harmonisant le droit des pratiques commerciales déloyales dans l’intérêt de l’élimination des obstacles à la libre circulation transfrontalière sur le marché intérieur (5). Son objectif normatif réside donc dans une harmonisation de ce domaine de vie au niveau de la Communauté européenne (6).
49. Conformément à son article 20, la directive 2005/29 entre en vigueur le jour suivant celui de sa publication au Journal officiel de l’Union européenne, soit le 12 juin 2005. Conformément à son article 19, premier alinéa, les États membres étaient tenus d’adapter leur droit national au plus tard le 12 juin 2007 en promulguant les dispositions législatives, réglementaires et administratives nécessaires, il est vrai avec un délai de transition de six mois pour certaines dispositions nationales plus sévères. Ces dispositions législatives, réglementaires et administratives devaient toutefois ne s’appliquer qu’à partir du 12 décembre 2007.
50. Le Royaume de Belgique a respecté ce délai de transposition, formellement en promulguant la loi du 5 juin 2007 (7), qui est entrée en vigueur le 1er décembre 2007. Toutefois, dans sa décision de renvoi, la juridiction de renvoi se réfère à une disposition nationale plus ancienne, soit l’article 54 de la loi belge, dont l’existence précédait l’entrée en vigueur de la directive 2005/29, en exprimant des doutes quant à la compatibilité de cette disposition avec le droit communautaire.
B – Sur la recevabilité des demandes préjudicielles
1. L’admissibilité de l’objet de l’interprétation
51. Conformément à l’article 234 CE, l’objet de l’interprétation sollicitée, pour que celle-ci soit recevable, ne peut être, exclusivement, qu’une règle de droit communautaire. Les dispositions du droit primaire et du droit dérivé en relèvent. À cet égard, les questions préjudicielles posées par le rechtbank van koophandel te Antwerpen concernent un objet susceptible d’interprétation dès lors que la Cour est appelée à interpréter l’article 49 CE et la directive 2005/209.
52. À notre avis, il ne convient pas d’accorder d’importance, pour la question de la recevabilité des questions préjudicielles, à la circonstance que, au moment où la juridiction nationale a rendu son ordonnance de demande de décision préjudicielle aux fins d’interprétation de cette règle communautaire, le délai de transposition de la directive 2005/29 n’était pas encore écoulé. En effet, en toute hypothèse, la directive 2005/29 était en vigueur depuis le 12 juin 2005 et, partant, existait déjà en qualité d’acte juridique ayant force de droit obligatoire pour les États membres (8).
53. Dans le cadre d’une procédure préjudicielle au titre de l’article 234 CE, la Cour est compétente pour statuer sur la validité et l’interprétation des actes pris par les institutions de la Communauté, indépendamment du fait qu’ils soient directement applicables ou non (9). Une directive dont le délai de transposition n’a pas encore expiré constitue donc un tel acte et la Cour peut valablement être saisie d’un renvoi préjudiciel portant sur cette directive, dès lors que ce renvoi répond par ailleurs aux conditions de recevabilité fixées par la jurisprudence de la Cour (10).
2. La pertinence des questions préjudicielles aux fins de la décision en l’espèce
54. S’agissant de la pertinence des questions préjudicielles aux fins de la décision en l’espèce, il convient de rappeler qu’il résulte d’une jurisprudence constante que la procédure de décision à titre préjudiciel instituée par l’article 234 CE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit communautaire qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher (11).
55. Dans le cadre de cette coopération, il appartient au seul juge national, qui est saisi du litige et qui doit assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de l’affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre son jugement que la pertinence des questions qu’il pose à la Cour. En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit communautaire, la Cour est, en principe, tenue de statuer (12).
56. Toutefois la Cour a également jugé que, dans des circonstances exceptionnelles, il lui appartient d’examiner les conditions dans lesquelles elle est saisie par le juge national en vue de vérifier sa propre compétence. Le refus de statuer sur une question préjudicielle posée par une juridiction nationale n’est possible que lorsqu’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation du droit communautaire sollicitée n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (13).
57. Or, VTB, les gouvernements belge et espagnol n’ont pu avancer aucun argument à l’appui de la thèse selon laquelle l’interprétation de la directive 2005/29 serait dénuée de pertinence aux fins du jugement dans la procédure au principal. C’est que de nombreux éléments plaident pour la reconnaissance de la pertinence des questions préjudicielles aux fins du jugement à rendre dans cette affaire.
58. Il convient ainsi de constater que les événements qui ont conduit au litige au principal ne se sont produits que quelques mois avant l’expiration, le 12 juin 2007, du délai de transposition. À cette date, le droit national n’avait pas été adapté et le Royaume de Belgique ne paraissait pas non plus envisager d’abroger l’interdiction de principe des offres conjointes, ce dont la juridiction nationale avait conscience, comme cela ressort clairement de la décision de renvoi (14).
59. S’il ne convenait pas d’exclure l’incompatibilité de la loi belge avec la directive 2005/29, la juridiction nationale serait, le cas échéant, en sa qualité de juridiction fonctionnant dans l’ordre communautaire, obligée de laisser inappliquées les dispositions nationales concernées. Cela résulte de la primauté de l’application du droit communautaire par rapport au droit national (15), mais aussi surtout de l’obligation incombant aux États membres conformément aux articles 10, second alinéa, CE et 249, troisième alinéa, CE, de prendre toutes les mesures nécessaires pour atteindre le résultat prescrit par la directive concernée.
60. Nous y rattachons aussi l’obligation d’éviter ce qui pourrait empêcher d’atteindre l’objectif d’une directive. Selon la jurisprudence de la Cour, il résulte de l’application combinée tant des dispositions susmentionnées du traité CE que de la directive concernée elle-même que, pendant le délai de transposition d’une directive, les États membres destinataires de celle-ci doivent s’abstenir de prendre des dispositions de nature à compromettre sérieusement la réalisation du résultat prescrit par cette directive (16). Cette obligation d’abstention s’étend à tous les pouvoirs publics des États membres, y compris, dans le cadre de leurs compétences, les autorités juridictionnelles (17). Il appartient à la juridiction nationale d’apprécier si tel est le cas des dispositions nationales dont elle est chargée d’examiner la légalité (18).
61. Dans le même sens, dans l’arrêt Adelener e.a. (19), la Cour a énoncé que, dès la date à laquelle une directive est entrée en vigueur, les juridictions des États membres doivent s’abstenir dans la mesure du possible d’interpréter le droit interne d’une manière qui risquerait de compromettre sérieusement, après l’expiration du délai de transposition, la réalisation de l’objectif poursuivi par cette directive. En outre, selon la jurisprudence de la Cour, doivent être considérées comme relevant du champ d’application de la directive, non seulement les dispositions nationales dont l’objectif exprès est de transposer ladite directive, mais également, à compter de la date d’entrée en vigueur de cette directive, les dispositions nationales préexistantes, susceptibles d’assurer la conformité du droit national à celle-ci (20).
62. Ainsi, si, comme dans les affaires examinées, le juge national soupçonne qu’une législation nationale est de nature à compromettre la finalité d’une directive qui doit être prochainement transposée, à l’expiration du délai de transposition (21), il est tenu d’adopter les mesures nécessaires au cours de la phase de transposition. En outre, cela implique également, en principe, la possibilité de ne pas appliquer le droit national contraire dans la mesure où une interprétation du droit applicable conforme à la directive n’est pas envisageable (22).
63. Toutefois, la non-application de l’article 54 de la loi belge eût impliqué, selon toute vraisemblance, que la juridiction de renvoi ait dû partiellement rejeter les demandes en cessation introduites, respectivement, par VTB et Galatea contre Total et Sanoma.
64. Eu égard à l’ensemble de ces éléments, on ne peut pas contester la pertinence des questions préjudicielles aux fins de la décision à prendre dans la procédure au principal.
65. Il s’ensuit que les questions préjudicielles sont recevables.
C – La compatibilité de l’article 54 de la loi belge avec la directive 2005/29
66. À titre liminaire, il convient de rappeler, d’une part, que, dans le cadre d’une procédure introduite au titre de l’article 234 CE, la Cour n’est pas compétente pour statuer sur la compatibilité d’une mesure nationale avec le droit communautaire. Elle est toutefois compétente pour fournir à la juridiction nationale tous les éléments d’interprétation relevant du droit communautaire qui peuvent lui permettre d’apprécier cette compatibilité pour le jugement de l’affaire dont elle est saisie (23).
67. Les deux questions préjudicielles visent à faire établir par la Cour si la directive 2005/29 s’oppose à une disposition nationale telle que l’article 54 de la loi belge. Il convient tout d’abord, à cette fin, d’examiner la question de savoir si, dans son objet normatif, une telle disposition relève du champ d’application matériel de la directive 2005/29.
1. La notion de «pratiques commerciales» de l’article 2, sous d), de la directive 2005/29
68. Ce qui est pertinent, en l’occurrence, c’est la réponse à la question de savoir si, en tout état de cause, les offres conjointes doivent être considérées comme des «pratiques commerciales» au sens de l’article 2, sous d), de la directive 2005/29. Cette disposition comporte une large définition légale des «pratiques commerciales» qui, de notre point de vue, permet sans problèmes une telle catégorisation de la notion d’«offre conjointe».
69. Les offres conjointes se fondent sur la conjonction d’au moins deux offres distinctes de produits ou de services. Ainsi, il n’y a offre conjointe que lorsque les éléments constitutifs de la conjonction sont deux ou plusieurs produits distincts. L’élément caractéristique de la distinction entre les différentes formes dans lesquelles de tels liens apparaissent réside dans la nature et le mode de conjonction, soit donc dans les conditions respectives dans lesquels les offreurs présentent leurs offres conjointes et les introduisent sur le marché (24). Vues du point de vue de l’économie de l’entreprise, les offres conjointes constituent une mesure de politique de prix et de communication, deux des politiques les plus importantes dans la stratégie commerciale. Dès lors que l’existence de marchés non concurrentiels est plutôt chose rare et que les annonceurs doivent presque toujours intervenir contre d’autres offreurs, les opérateurs sont forcés de se distinguer de l’environnement concurrentiel en créant des offres qui non seulement sont intéressantes, mais qui, en outre, exercent un fort attrait sur les différents consommateurs. Du fait de la combinaison particulière de différents produits ou services en une seule offre et de l’avantage de prix factice ou apparent qui résulte de leur forme de combinaison, les offres conjointes devraient créer chez les clients une incitation à l’achat. En d’autres termes, elles servent à attirer les clients et à accroître le potentiel de conquête des entreprises (25).
70. Si l’on se fonde sur la fonction des offres conjointes telle qu’elle est décrite précédemment ainsi que sur la manière et les modalités selon lesquelles le consommateur les perçoit dans la vie de tous les jours, il est logique de les définir comme actes commerciaux ou communications commerciales relevant de la publicité et de la stratégie commerciale d’un opérateur, directement liés à la promotion des débouchés et à la vente. Elles correspondent ainsi parfaitement à la notion de «pratiques commerciales» au sens de l’article 2, sous d), de la directive 2005/29. Il s’ensuit que les offres conjointes qui font l’objet de la réglementation prévue à l’article 54 de la loi belge relèvent du champ d’application matériel de la directive 2005/29.
2. Le champ d’application personnel de la directive 2005/29
71. Il n’en va pas autrement s’agissant du champ d’application personnel de la directive 2005/29. En effet, cette directive vise directement la protection des consommateurs. Toutefois, ce n’est pas une raison pour négliger les intérêts économiques des concurrents réguliers, qui ne sont pas moins dignes de protection.
72. Cela résulte tout d’abord du sixième considérant de la directive 2005/29, mais surtout du huitième considérant de celle‑ci, dont il ressort que cette dernière protège aussi indirectement les entreprises légitimes contre les concurrents qui ne suivent pas les règles du jeu fixées par cette directive, garantissant ainsi une concurrence loyale dans le secteur d’activité qu’elle coordonne (26).
3. L’examen des structures des deux réglementations
73. Pour pouvoir établir si la directive 2005/29 s’oppose à une disposition nationale telle que l’article 54 de la loi belge, il convient d’examiner et, ensuite, de comparer les deux réglementations sous l’angle de leur objectif normatif et de leur structure réglementaire.
a) Les dispositions de la directive 2005/29
i) L’uniformisation complète et maximale des dispositions nationales en tant qu’objectif normatif
74. Comme nous l’avons exposé initialement (27), la directive 2005/29 vise une harmonisation complète des règles légales des États membres concernant les pratiques commerciales déloyales. En outre, à la différence des instruments juridiques sectoriels spécifiques d’harmonisation du droit des consommateurs tels qu’ils se présentaient jusque‑là, la directive 2005/29 vise non seulement une harmonisation minimale, mais aussi une uniformisation maximale des règles de droit national qui, sous réserve de certaines exceptions, ne permet pas aux États membres de conserver ou d’instaurer des règles plus sévères (28). L’une et l’autre de ces conclusions résultent d’une interprétation tant du préambule que des dispositions générales de cette directive.
75. C’est ce qui résulte, d’une part, du onzième considérant de la directive 2005/29, selon lequel le rapprochement des dispositions nationales assuré par ladite directive doit créer un niveau commun élevé de protection des consommateurs et, d’autre part, de son douzième considérant, qui énonce que les consommateurs et les professionnels pourront ainsi s’appuyer sur un cadre réglementaireunique fondé sur un concept juridique clairement défini réglementant tous les aspects des pratiques commerciales déloyales au sein de l’Union européenne. Nous trouvons une nouvelle référence à la méthode du rapprochement du droit à l’article 1er de la directive 2005/29, dont il ressort que l’objectif de ladite directive est de contribuer à l’amélioration de la protection des consommateurs et au bon fonctionnement du marché intérieur.
76. L’objectif d’une réglementation exhaustive et maximale au niveau communautaire dans le domaine de vie visé par le champ d’application de la directive 2005/29 apparaît clairement dans les quatorzième et quinzième considérants de cette directive, qui mentionnent une harmonisation complète. Cela résulte, en outre, de la clause de marché intérieur de l’article 4 de la directive 2005/29, qui prévoit que les États membres ne restreignent ni la libre prestation de services ni la libre circulation des marchandises pour des raisons relevant du domaine dans lequel cette directive vise au rapprochement des dispositions en vigueur.
77. En guise d’exception, l’article 3, paragraphe 5, de la directive 2005/29 prévoit que, pendant une période de six ans à compter du 12 juin 2007, les États membres ont la faculté de conserver, dans le domaine du rapprochement opéré par cette directive, des dispositions nationales. Il est vrai que cette exception est limitée aux dispositions nationales qui mettent en œuvre des directives incluant des clauses d’harmonisation minimale (29). L’article 3, paragraphe 9, de la directive 2005/29 comporte enfin une exception supplémentaires pour ce qui est des services financiers au sens de la directive 2002/65/CE du Parlement européen et du Conseil, du 23 septembre 2002, concernant la commercialisation à distance des services financiers auprès des consommateurs et modifiant les directives 90/619/CEE du Conseil, 97/7/CE et 98/27/CE (JO L 27, p. 16) et des biens immobiliers.
ii) La structure normative de la directive 2005/29
78. La disposition clé autour de laquelle s’articule la directive 2005/29, c’est la clause générale énoncée à l’article 5, paragraphe 1, de cette dernière qui prescrit l’interdiction générale des pratiques commerciales déloyales. Ledit article 5, paragraphe 2, précise ce qu’il convient d’entendre par pratiques commerciales «déloyales». Conformément à cette disposition, une pratique commerciale est déloyale si, d’une part, elle est contraire aux exigences de la «diligence professionnelle» et, d’autre part, elle est susceptible d’«altérer de manière substantielle» le comportement économique. Conformément au paragraphe 4 dudit article, sont en particulier déloyales les pratiques commerciales qui sont trompeuses (articles 6 et 7 de la directive 2005/29) ou agressives (articles 8 et 9 de cette directive). Le paragraphe 5 du même article renvoie à l’annexe I de la directive 2005/29 et aux pratiques commerciales qui y sont mentionnées, qui sont «réputées déloyales en toutes circonstances». Cette liste s’applique de manière uniforme dans tous les États membres et ne peut être modifiée que par une modification de la directive 2005/29.
79. Dès lors, aux fins de l’application du droit par les juridictions nationales et par les autorités administratives, il convient tout d’abord de se référer à la liste, figurant à ladite annexe I, des 31 cas de pratiques commerciales déloyales. Si une pratique commerciale peut relever d’un de ces cas de figure, elle doit être interdite. Il n’y a pas lieu de procéder à une plus ample analyse, par exemple quant aux effets de la pratique concernée. Si le cas de figure concerné ne relève pas de cette liste d’interdictions, il convient d’examiner s’il correspond à l’un des exemples régis par la clause générale ─ les pratiques commerciales trompeuses ou agressives. Ce n’est que si ce n’est pas le cas que l’article 5, paragraphe 1 de la directive 2005/29 s’applique (30).
b) Les dispositions de la loi belge
80. Selon une jurisprudence constante, chacun des États membres destinataires d’une directive a l’obligation de prendre, dans son ordre juridique national, toutes les mesures nécessaires en vue d’assurer le plein effet de la directive, conformément à l’objectif qu’elle poursuit (31). Y est liée l’obligation, incombant au législateur national, de dûment transposer la directive concernée (32).
81. Il convient, tout d’abord, de constater que la loi belge présente une structure de réglementation différente de celle de la directive 2005/29 en ce que, en son article 54, elle prescrit une interdiction de principe qui n’est pas prévue dans la directive elle-même. À la différence de la loi belge, ladite directive part du principe de la loyauté des pratiques commerciales aussi longtemps que ne sont pas réunies les conditions d’une interdiction telle qu’elle les détermine (33). Elle suit ainsi une conception, de ce point de vue à l’opposé de la loi belge, qui favorise la liberté d’entreprendre des opérateurs qui, pour l’essentiel, correspond au principe de droit «in dubio pro libertate» (34).
82. Attendu que les offres conjointes ne figurent pas dans les pratiques commerciales énumérées à ladite annexe I, qui doivent être considérées comme déloyales en toutes circonstances, elles ne peuvent être interdites par principe que lorsqu’elles constituent des pratiques commerciales déloyales, par exemple parce qu’elles sont trompeuses ou agressives au sens de la directive 2005/29. Ce nonobstant, conformément à la directive 2005/29, il n’est question d’interdiction que lorsqu’une pratique commerciale est à considérer comme déloyale parce qu’elle est contraire aux exigences de la diligence professionnelle ou que, s’agissant du produit concerné, elle influence de manière substantielle le comportement économique du consommateur moyen ou est de nature à l’influencer de manière substantielle.
83. S’agissant toutefois de la question de savoir si tel est le cas des offres conjointes, une réponse de valeur universelle n’est pas possible. Ainsi que le gouvernement belge lui-même l’admet (35), il convient plutôt de procéder à une évaluation de la pratique commerciale au cas par cas. Par ailleurs, selon le dix-septième considérant de la directive 2005/29, le législateur communautaire part lui aussi du principe (36) de la nécessité d’une évaluation au cas par cas au titre des dispositions des articles 5 à 9 de cette directive lorsqu’une pratique commerciale ne relève pas des pratiques commerciales mentionnées à l’annexe I de la même directive.
84. Le gouvernement belge soutient néanmoins que, en instaurant les dérogations des articles 55 à 57 de la loi belge, le législateur national a lui-même prévu cette évaluation. On peut toutefois objecter que, même si les exceptions susmentionnées limitent effectivement l’interdiction de principe, cela ne change rien au fait qu’il s’agit en l’occurrence d’une énumération exhaustive de pratiques commerciales autorisées qui ne tolère pas d’extensions au bénéfice de la liberté d’entreprendre. Dans son concept même, la disposition belge est statique et ce n’est que par voie de modification législative qu’elle pourrait être modifiée pour se conformer aux exigences de la directive 2005/29.
85. Cette interdiction de principe aboutit finalement à transformer l’économie délibérément libérale du droit de la concurrence déloyale telle qu’elle est conçue par la directive 2005/29 en son contraire, en ce qu’elle élève l’interdiction au rang de principe et fait de la liberté d’entreprise l’exception. D’un point de vue juridique, si l’on excepte les exceptions prévues, l’article 54 de la loi belge implique une extension non négligeable de la liste des pratiques commerciales interdites que comporte l’annexe I de la directive 2005/29, que les États membres ne sont pas habilités à prévoir, eu égard à l’harmonisation complète et maximale de la directive 2005/29 (37).
86. Nonobstant les exceptions prévues par ses articles 55 à 57, l’article 54 de la loi belge, par sa structure normative, est articulé de façon nettement plus répressive et moins flexible que la directive 2005/29 qui requiert une évaluation relative à l’existence, dans le cas d’espèce, de l’élément de fait de la déloyauté (38).
87. Comme la Commission le relève à bon droit, c’est aux juridictions nationales ou aux autorités administratives que le législateur communautaire confie la mission consistant à évaluer le caractère loyal d’une pratique commerciale eu égard aux circonstances de l’espèce et en particulier du point de vue de son influence sur le comportement économique d’un consommateur moyen. C’est ce qu’indique expressément le dix-huitième considérant de la directive 2005/29 (39). C’est à ces juridictions et autorités qu’il incombe, conformément aux articles 11 et 12 de cette directive, d’assurer le respect des dispositions de cette dernière dans le cadre des systèmes de sanctions à instaurer au niveau national (40). Toutefois, lorsque le législateur belge détermine par la voie législative et de façon exclusive les pratiques commerciales autorisées et ne laisse aucune marge d’appréciation aux organes habilités à interpréter et à exécuter les lois, cela compromet l’objectif de transposition effective de cette directive au niveau de l’État (41).
88. En résumé, il convient de constater qu’une disposition nationale telle que l’article 54 de la loi belge qui prévoit une interdiction de principe des offres conjointes sans donner la possibilité de prendre en compte les circonstances propres à chaque cas particulier est par essence plus restrictive et plus sévère que ne le sont les dispositions de la directive 2005/29 (42).
89. Dans ce contexte, il convient de constater que l’article 54 de la loi belge concerne un domaine qui relève de l’harmonisation complète et auquel les dispositions transitoires de l’article 3, paragraphe 5, de la directive 2005/29 ne s’appliquent pas. En tout cas, il n’est pas possible de déterminer dans quelle mesure l’article 54 de la loi belge devait transposer les directives qui y sont mentionnées (43). Le gouvernement belge ne l’a pas d’ailleurs soutenu. L’exception prévue à l’article 3, paragraphe 9, de la directive 2005/29 n’est pas non plus applicable en l’occurrence.
4. Sur le retrait de la proposition de règlement de la Commission relatif aux promotions de vente dans le marché intérieur
90. Se pose la question de la détermination des conséquences que comporte, pour cette interprétation, le retrait de la proposition de règlement de la Commission relatif aux promotions de vente dans le marché intérieur. En effet, le gouvernement belge, soutenu par le gouvernement français, soutient en substance qu’il est parti du principe que l’objet de la réglementation prévue par ce règlement incluait aussi, notamment, les offres conjointes. Selon ces deux gouvernements, on ne saurait conclure du retrait de la proposition de règlement que le champ d’application matériel de la directive 2005/29 pouvait désormais couvrir ce domaine.
91. À notre avis, le gouvernement belge ne saurait invoquer la protection de la confiance légitime d’autant plus que la confiance qu’il invoque ne repose que sur une proposition de norme de droit communautaire qui, en définitive, n’est jamais entrée en vigueur. Comme il le déclare lui-même, les procédures d’élaboration du règlement et de la directive 2005/29 se sont déroulées pour partie simultanément. En tant que représentant constitutionnel d’un État membre représenté au Conseil, le gouvernement belge a eu connaissance des deux procédures législatives et a, dès lors, été informé de leur déroulement. Il ne peut donc invoquer valablement sa méconnaissance quant au déroulement des deux procédures législatives (44).
92. La Cour a souligné la responsabilité particulière des gouvernements représentés au Conseil dans le cadre de la transposition des directives. Les gouvernements des États membres participant aux travaux préparatoires des directives, ils doivent, dès lors, être en mesure d’élaborer les dispositions législatives nécessaires à leur mise en œuvre dans le délai fixé (45).
93. Au plus tard au moment du retrait de la proposition de la Commission (46), le gouvernement belge aurait dû, le cas échéant, vérifier dans quelle mesure le champ d’application de la directive 2005/29 s’étendait aux domaines qui étaient jusque‑là couverts par le règlement projeté. La nécessité d’une telle démarche se concevait d’autant plus aisément que, dans sa conception initiale, la directive 2005/29 était destinée, d’une part, à introduire des règles générales, subsidiaires dans le domaine du droit des consommateurs de la Communauté et, d’autre part, à réaliser une harmonisation complète des règles de droit des États membres relatives aux pratiques commerciales (47). Dans la mesure où le retrait a eu lieu à un moment où le délai de transposition de la directive 2005/29 courait encore, il appartenait au législateur de tenir compte de ces considérations aux fins de l’adaptation du droit national.
94. Cet argument doit dès lors être rejeté.
5. Conclusion
95. Eu égard aux considérations qui précèdent, nous en concluons que la directive 2005/29 s’oppose à une disposition nationale telle que l’article 54 de la loi belge.
D – La compatibilité de l’article 54 de la loi belge avec les libertés fondamentales
96. Dans l’affaire C-299/07, la demande de décision préjudicielle vise à faire établir si l’article 49 CE s’oppose à une disposition nationale telle que l’article 54 de la loi belge.
97. Certes, la demande de décision préjudicielle présentée dans l’affaire C‑261/07 ne comporte pas une demande correspondante d’interprétation de l’article 49 CE formulée explicitement. Toutefois, la juridiction de renvoi aborde cette problématique dans les motifs de sa décision de renvoi. À cet égard, il convient de rappeler qu’il incombe à la Cour de fournir à la juridiction nationale tous les éléments d’interprétation du droit communautaire qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, qu’elle y ait fait ou non référence dans l’énoncé de ses questions (48). Étant donné les conséquences qu’une décision préjudicielle aura pour l’ordre juridique du Royaume de Belgique, il nous paraît indispensable d’évoquer l’article 49 CE aussi dans le cadre d’un examen de l’affaire C-261/07.
98. Il convient néanmoins au préalable de résoudre la question de savoir si les dispositions du traité entrent en ligne de compte et de déterminer les libertés fondamentales qui seraient applicables, le cas échéant, dans le cas d’espèce.
1. Les libertés fondamentales comme critère d’analyse
99. Une jurisprudence constante de la Cour considère que, une fois qu’un domaine particulier a fait l’objet d’une harmonisation exhaustive au niveau communautaire, toute mesure nationale liée à cette matière doit être appréciée au regard des dispositions de cette directive et non pas de celles du traité (49). Il convient toutefois, comme le relève à juste titre la Commission, de rappeler que les États membres étaient tenus de transposer la directive 2005/29 au plus tard le 12 décembre 2007 (50). Comme nous l’avons précédemment exposé, il appartenait à la juridiction nationale d’examiner la question de savoir si, avant l’expiration du délai de transposition, une interprétation conforme à ladite directive était vraiment nécessaire pour garantir la réalisation des objectifs de celle‑ci. Ce problème ne concernait toutefois pas les dispositions du traité relatives aux libertés fondamentales qui sont directement applicables, dont l’applicabilité de principe n’était pas en cause. C’est le motif pour lequel nous estimons que les dispositions du traité, à tout le moins en ce qui concerne les procédures préjudicielles concernées en l’espèce, entrent en ligne de compte comme critères d’examen aux côtés de la directive 2005/29.
2. Le domaine d’application des libertés fondamentales
100. Dans sa décision de renvoi rendue dans l’affaire C-299/07, le rechtbank van Koophandel te Antwerpen examine la conformité au droit communautaire des dispositions nationales litigieuses à la lumières des dispositions de droit primaire relatives à la libre prestation de services et à la libre circulation des marchandises. Le centre de gravité de cet examen est, dans ce cadre, l’article 28 CE. Les gouvernements belge et français ainsi que la Commission mentionnent à cet égard, à l’appui de leurs thèses, que c’est la liberté fondamentale de circulation des marchandises et non la libre prestation de services qui est au centre des deux affaires.
a) La libre prestation de services
101. Conformément à l’article 50 CE, sont considérées comme services les prestations fournies normalement contre rémunération. Selon les indications qu’elle-même donne, Sanoma fournit des services contre rémunération dans les domaines des techniques de commercialisation et de la publicité en éditant plusieurs périodiques dont l’hebdomadaire Flair dans plusieurs États membres de la Communauté, au nombre desquels figurent les Royaumes de Belgique et des Pays-Bas, ainsi que le Grand‑Duché de Luxembourg. Ces services ont donné lieu à la publication de l’offre de remise qui constitue le contexte du litige au principal. Nous pouvons donc y voir un service au sens de l’article 50 CE.
102. De même, dans l’affaire C-261/07, nous pouvons déduire de la décision de renvoi que Total offre à ses clients un service de dépannage gratuit dont les prestations sont fournies par un tiers, l’entreprise Touring. Certes, on ne connaît pas les détails de la relation contractuelle entre les deux entreprises. Nous pouvons néanmoins considérer que l’entreprise Touring fournit à Total, de la sorte, des services à titre onéreux.
b) La libre circulation des marchandises
103. Dans la perspective d’un consommateur, qui est celle qui retient notre attention, l’achat d’un périodique accompagné d’une offre de remise, cas de figure de l’affaire C-299/07, est en dernière analyse constitutif d’un droit sur un produit et non sur un service. Il en résulte que le champ d’application de la libre circulation des marchandises peut être considéré comme concerné en l’espèce.
104. Il en va de même des faits qui sont à la base de l’affaire C‑261/07, dans laquelle il s’agit en première ligne de l’acquisition de carburant et donc d’une marchandise. Certes, les services de dépannage gratuits de l’entreprise Touring, associée à Total, bénéficient au consommateur. Toutefois, le consommateur n’achète pas les produits uniquement parce qu’il veut bénéficier des prestations de services qui accompagnent l’achat. Eu égard à leur fonction, ces offres conjointes sont plutôt destinées à créer une incitation à l’achat (51).
105. Le champ d’application de l’une et l’autre des libertés fondamentales se trouve donc concerné.
c) Le rapport entre la libre prestation de services et la libre circulation des marchandises
106. Se pose la question de la détermination du rapport existant entre ces libertés fondamentales. Il convient de comprendre les considérations développées par les gouvernements belge et français en ce sens que leur point de vue en matière de liberté de circulation des marchandises place au second rang la libre prestation de services.
107. Lorsqu’une mesure nationale restreint tant la libre circulation des marchandises que la libre prestation des services, la Cour l’examine, en principe, au regard de l’une seulement de ces deux libertés fondamentales s’il s’avère que, dans les circonstances de l’espèce, l’une de celles-ci est tout à fait secondaire par rapport à l’autre et peut lui être rattachée (52). Il convient, en outre, de considérer que, conformément à l’article 50 CE, la libre prestation de services joue un rôle subsidiaire par rapport à la libre circulation des marchandises.
108. Toutefois, dans les affaires examinées en l’espèce, la libre prestation de services ne peut pas purement et simplement être considérée comme subsidiaire au regard de la libre circulation des marchandises. Pour les gouvernements belge et français, ce n’est que dans le cas de ce qu’il est convenu d’appeler des «prestations mixtes» au sein du même rapport de prestation qu’une délimitation entre la libre circulation des marchandises et la prestation de services entre en ligne de compte (53).
109. Comme la Commission l’a reconnu à bon droit (54), les deux libertés fondamentales concernent, prises distinctement, des rapports de droit différents – d’une part, le rapport entre les entreprises et, d’autre part, le rapport entre l’entreprise et le consommateur – de sorte qu’aucune des deux ne peut être considérée comme secondaire par rapport à l’autre. Il convient, en conséquence, d’examiner la compatibilité avec le droit communautaire de l’article 54 de la loi belge à la lumière des deux libertés fondamentales.
3. La limitation des libertés fondamentales
a) La libre circulation des marchandises
i) La mesure d’effet équivalent
– La formule de l’arrêt Dassonville
110. La liberté de circulation des marchandises est garantie par l’interdiction des mesures de restriction des importations ainsi que de toutes les mesures d’effet équivalent entre les États membres de la Communauté européenne conformément à l’article 28 CE.
111. Selon une jurisprudence constante de la Cour, toute réglementation des États membres susceptible d’entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire est à considérer comme une mesure d’effet équivalant à des restrictions quantitatives, interdite par l’article 28 CE (55). Même si une mesure n’a pas pour objectif de régler le commerce intracommunautaire, ce qui est donc essentiel, c’est son effet – actuel ou potentiel – sur le commerce intracommunautaire (56). D’ailleurs, selon la jurisprudence, des effets potentiels sur le commerce intracommunautaire suffisent pour que, dans un cas particulier, il y ait situation de fait transfrontalière (57).
112. Dans l’arrêt Oosthœk’s Uitgeversmaatschappij (58), s’agissant d’une interdiction des primes aux Pays-Bas, la Cour a admis l’existence d’une restriction à la libre circulation des marchandises. Elle a, à l’époque, considéré qu’une législation qui limite ou interdit certaines formes de promotion des ventes, bien qu’elle ne conditionne pas directement les importations, peut être de nature à restreindre le volume de celles-ci par le fait qu’elle affecte les possibilités de commercialisation pour les produits importés. On ne saurait exclure que la contrainte pesant sur l’opérateur concerné le poussant soit à adopter des systèmes différents de publicité ou de promotion des ventes en fonction des États membres concernés, soit à abandonner un système qu’il juge particulièrement efficace, puisse constituer un obstacle aux importations même si une telle législation s’applique aux produits nationaux et aux produits importés.
113. Nous y voyons un certain parallélisme avec les faits qui sont à l’origine de l’affaire C-299/07. En effet, une interdiction des offres conjointes telle celle prévue par la loi belge, bien qu’elle ne conditionne pas elle-même directement les importations, peut être de nature à rendre la vente de certains produits en Belgique potentiellement plus difficile que dans d’autres États membres dans lesquels les offres conjointes sont autorisées. Tel est aussi pratiquement le cas pour Sanoma, une entreprise dont le siège principal est établi en Finlande qui, selon les indications qu’elle donne elle-même, par ses périodiques, procure des offres conjointes émanant de différents annonceurs, notamment au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Finlande, pays dans lesquels il n’existe pas d’interdiction analogue. En toute hypothèse, une telle interdiction implique que Sanoma ne peut vendre de tels périodiques en Belgique que si elle s’est assurée du respect des dispositions de la loi belge.
114. Il existerait, à tout le moins, selon la définition large de la mesure d’effet équivalent au sens de l’article 28 CE, une restriction à la libre circulation des marchandises.
– Les modalités de vente
115. Toutefois, dans l’arrêt Keck et Mithouard (59), la Cour a clairement fait comprendre que des dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente ne sont pas aptes à entraver le commerce entre les États membres, pourvu qu’elles s’appliquent à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national, et pourvu qu’elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d’autres États membres.
116. L’interdiction des offres conjointes par un État membre ne constitue pas une règle relative aux produits, puisqu’elle n’a pas pour objet la dénomination, la forme, les dimensions, le poids, la composition, la présentation, l’étiquetage ou le conditionnement d’un produit (60). Il s’agit plutôt en l’occurrence d’une réglementation de la commercialisation qui interdit certaines méthodes de promotion des ventes (61) et, partant, il s’agit, en définitive, d’une modalité de vente au sens de la jurisprudence.
117. Il convient enfin de déduire de la décision de renvoi (62) que l’interdiction, en Belgique, s’applique tout autant aux opérateurs nationaux qu’aux opérateurs étrangers.
ii) Conclusion intermédiaire
118. Nous concluons de tous ces éléments que l’interdiction des offres conjointes édictée par la loi belge ne saurait être qualifiée de mesure d’effet équivalent au sens de l’article 28 CE.
119. En conséquence, l’article 28 CE ne s’oppose pas à une telle règle édictée par un État membre.
b) La libre prestation de services
120. L’article 49 CE exige non seulement l’élimination de toute discrimination à l’encontre du prestataire de services établi dans un autre État membre en raison de sa nationalité, mais également la suppression de toute restriction, même si elle s’applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux des autres États membres, lorsqu’elle est de nature à prohiber, à gêner ou à rendre moins attrayantes les activités du prestataire établi dans un autre État membre, où il fournit légalement des services analogues (63).
121. L’interdiction de l’article 54 de la loi belge, en cause en l’espèce, est source de difficultés pour des entreprises telles que Sanoma qui fournissent à une entreprise des prestations de services de publicité qui, conformément à la définition légale que comporte cette disposition légale, doivent être qualifiées d’offres conjointes. Comme nous l’avons précédemment exposé (64), Sanoma serait obligée, dans la pratique, de vérifier si toute mesure de publicité est conforme à la réglementation belge alors qu’une telle exigence n’existerait pas pour d’autres pays de commercialisation qui ne connaissent pas pareille réglementation. Foncièrement, cette prescription est de nature à rendre moins attractive l’insertion de certaines offres communes de Sanoma et de ses partenaires économiques qui s’adressent entre autres également au lectorat belge. En conséquence, il existe en l’espèce une restriction à la libre prestation de services.
122. Selon une jurisprudence constante, l’article 49 CE ne s’applique pas à des activités dont les différents caractères constitutifs ne présentent pas d’élément de rattachement au-delà des frontières d’un État membre (65). Force est de constater que, à la différence de l’affaire C-299/07, il n’est pas en tous points évident que l’affaire C-261/07 présente un élément de rattachement qui aille au-delà des frontières, et ce d’autant plus que les deux entreprises, Total aussi bien que Touring, ont leur siège en Belgique. Toutefois, à notre avis, cette circonstance n’exclut pas l’applicabilité de l’article 49 CE attendu que la jurisprudence de la Cour reconnaît que les dispositions de l’article 49 CE doivent s’appliquer dans tous les cas où un prestataire de services offre des services sur le territoire d’un État membre autre que celui dans lequel il est établi, quel que soit le lieu où sont établis les destinataires de ces services (66). Comme Total l’expose dans son mémoire, l’offre de Total Assistance s’applique dans plus de 35 pays européens. Dès lors que l’entreprise Touring fournit au client de Total une aide au dépannage en dehors de la Belgique, l’entreprise Touring lui fournit, en tant que partenaire contractuel, une prestation de service qu’il convient de qualifier de transfrontalière au regard de l’article 49 CE.
123. Une interdiction générale des offres conjointes qui prohibe la fourniture d’une aide au dépannage liée à l’acquisition de carburant sans possibilité d’examiner les circonstances de chaque cas particulier est indubitablement de nature à empêcher durablement les prestations de services du type décrit. Il convient, en conséquence, d’y voir une restriction à la libre prestation des services (67).
4. La justification
124. Il ressort de la jurisprudence de la Cour que la libre prestation des services constituant un principe fondamental du traité (68), une restriction à cette liberté ne saurait être admise que si elle poursuit un objectif légitime compatible avec le traité et se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général, pour autant, en pareil cas, qu’elle soit propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et qu’elle n’aille pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (69).
a) La protection des consommateurs comme raison impérieuse
125. Comme cela ressort déjà de la citation de la loi, la finalité réglementaire des dispositions nationales en cause est la protection des consommateurs. La protection des consommateurs est reconnue par la jurisprudence comme une raison impérieuse d’intérêt général susceptible de justifier une restriction à la libre prestation de services (70).
b) Le caractère approprié d’une interdiction de principe des offres conjointes
126. Dans l’arrêt Oosthœk’s Uitgeversmaatschappij, précité (71), la Cour constate que l’offre de primes en nature comme moyen de promotion des ventes est de nature à induire en erreur les consommateurs sur les prix réels des produits et à fausser les conditions d’une concurrence fondée sur la compétitivité. Partant, une législation qui, pour cette raison, restreint ou même interdit de telles pratiques commerciales est donc de nature a contribuer à la protection des consommateurs et à la loyauté des transactions commerciales.
127. Certes, conceptuellement, une offre conjointe ne peut pas être assimilée à une prime (72). Toutefois, une offre conjointe dénuée de transparence est susceptible d’induire le consommateur en erreur quant au contenu effectif et aux caractéristiques réelles de la combinaison de produits et de services qui font l’objet de la publicité. Il existe en particulier un potentiel accru d’induire le consommateur en erreur lorsque l’annonceur cache des informations essentielles, les présente de façon vague, incompréhensible ou ambiguë. Si, de ce fait, le consommateur est exposé à une présentation particulière de nature à induire en erreur quant à l’avantage en matière de prix de l’offre conjointe, aux caractéristiques ou à la valeur des prestations liées, il se trouve privé simultanément de la possibilité de procéder à une comparaison du point de vue du prix et de la qualité entre cette offre et des prestations correspondantes émanant d’autres opérateurs (73). Dans cette mesure, une interdiction de principe des offres conjointes est de nature à prévenir ce risque pour les consommateurs.
c) Les principes de nécessité et de proportionnalité
128. Toutefois, à notre avis, une interdiction de principe des offres conjointes va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de protection des consommateurs.
129. Nous sommes d’accord avec la Commission pour considérer que la protection du consommateur peut aussi être garantie par une interdiction plus sélective et plus différenciée, qui n’interdit les offres conjointes que soit lorsqu’elles sont à considérer concrètement, dans les circonstances de l’espèce, comme trompeuses ou agressives, soit lorsqu’elles altèrent ou sont susceptibles d’altérer de manière substantielle le comportement économique du consommateur moyen. La directive 2005/29 offre un exemple d’une conception allant en ce sens.
130. Une analyse différenciée est d’autant plus nécessaire que, comme nous l’avons précédemment exposé, toute offre conjointe ne peut pas être qualifiée de pratique commerciale déloyale (74). C’est pourquoi seule peut correspondre au principe de proportionnalité une disposition qui met amplement en valeur la libre prestation de services et n’interdit que des pratiques dommageables du point de vue de la protection des consommateurs. Or, cette approche libérale est contredite par une disposition telle que celle de l’article 54 de la loi belge, en ce que cette disposition prévoit une interdiction de principe des offres conjointes et ne permet que des types d’offres de cette nature énumérés de manière exhaustive (75).
131. Il existe donc, en l’espèce, une restriction disproportionnée à la libre prestation de services.
5. Conclusion intermédiaire
132. Il s’ensuit que l’article 49 CE s’oppose à une réglementation d’un État membre telle que l’article 54 de la loi belge.
VII – Conclusion
133. Eu égard aux considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre aux questions préjudicielles dans les termes suivants:
«La directive 2005/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 11 mai 2005, relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis‑à‑vis des consommateurs dans le marché intérieur et modifiant la directive 84/450/CEE du Conseil et les directives 97/7/CE, 98/27/CE et 2002/65/CE du Parlement européen et du Conseil et le règlement (CE) n° 2006/2004 du Parlement européen et du Conseil (‘directive sur les pratiques commerciales déloyales’), ainsi que l’article 49 CE, relatif à la libre prestation de services, s’opposent à une disposition nationale telle que l’article 54 de la loi belge du 14 juillet 1991 sur les pratiques du commerce et sur l’information et la protection du consommateur qui – exception faite des cas énumérés de façon exhaustive dans ladite loi – interdit toute offre conjointe d’un vendeur à un consommateur et dans le cadre de laquelle l’acquisition, gratuite ou non, de produits, de services, de tous autres avantages, ou de titres permettant de les acquérir est liée à l’acquisition d’autres produits ou services, même identiques, et ce quelles que soient les circonstances de l’espèce et en particulier sans prendre en compte l’influence que l’offre visée peut exercer sur le consommateur moyen et sans se préoccuper du point de savoir si, dans les circonstances concrètes de l’espèce, cette offre doit être considérée comme allant à l’encontre de l’obligation de diligence professionnelle ou des pratiques commerciales loyales.»