Language of document : ECLI:EU:C:2020:683

ORDONNANCE DE LA COUR (première chambre)

9 septembre 2020 (*)

« Demande d’autorisation de pratiquer une saisie-arrêt entre les mains de la Commission européenne »

Dans l’affaire C‑675/19 SA,

ayant pour objet une demande d’autorisation de pratiquer une saisie-arrêt entre les mains de la Commission européenne, introduite le 9 septembre 2019,

Ntinos Ramon, demeurant à Zygi (Chypre), représenté par Mes A. Dimitriadis et C. Pogiatzis, dikigoroi,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par Mmes S. Delaude et E. Georgieva ainsi que par M. T. Ramopoulos, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

LA COUR (première chambre),

composée de M. J.‑C. Bonichot, président de chambre, MM. M. Safjan, L. Bay Larsen, Mme C. Toader (rapporteure) et M. N. Jääskinen, juges,

avocat général : M. E. Tanchev,

greffier : M. A. Calot Escobar,

l’avocat général entendu,

rend la présente

Ordonnance

1        Par sa requête, M. Ntinos Ramon demande à la Cour l’autorisation de pratiquer une saisie arrêt entre les mains de la Commission européenne sur les sommes détenues par cette dernière au titre des fonds de préadhésion concernant la défense et la promotion des droits de l’homme, dans le cadre du règlement (UE) no 231/2014 du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 2014, instituant un instrument d’aide de préadhésion (IAP II) (JO 2014, L 77, p. 11, ci-après le « règlement IAP II »).

 Le cadre juridique

 Le protocole sur les privilèges et immunités de l’Union européenne

2        Selon l’article 1er du protocole no 7 sur les privilèges et immunités de l’Union européenne, annexé aux traités UE, FUE et CEEA (ci-après le « protocole sur les immunités »), « [l]es biens et avoirs de l’Union [européenne] ne peuvent être l’objet d’aucune mesure de contrainte administrative ou judiciaire sans une autorisation de la Cour de justice [de l’Union européenne] ».

 Le règlement IAP II

3        Les considérants 2, 6 et 7 du règlement IAP II énoncent :

« (2) Le règlement (CE) no 1085/2006 du Conseil[, du 17 juillet 2006, établissant un instrument d’aide de préadhésion (IAP) (JO 2006, L 210, p. 82),] étant arrivé à expiration le 31 décembre 2013 et afin d’améliorer l’efficacité de l’action extérieure de l’Union, il convient de maintenir un cadre pour la planification et la fourniture de l’aide extérieure pour la période allant de 2014 à 2020. [...]

(6)       Le Conseil européen a accordé le statut de pays candidat à l’Islande, au Monténégro, à l’ancienne République yougoslave de Macédoine, à la Turquie et à la Serbie. [...]

(7)       [...] L’aide devrait porter essentiellement sur un certain nombre de domaines d’action qui aideront les bénéficiaires mentionnés à l’annexe I à renforcer les institutions démocratiques et l’[É]tat de droit, à entreprendre une réforme du système judiciaire et de l’administration publique, à assurer le respect des droits fondamentaux et à promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, la tolérance, l’inclusion sociale et la non-discrimination. [...]

4        L’article 2 du règlement IAP II dispose :

« L’aide accordée au titre du présent règlement vise à la réalisation des objectifs spécifiques ci-après, selon les besoins de chacun des bénéficiaires mentionnés à l’annexe I et en fonction de leurs priorités individuelles respectives en matière d’élargissement.

a)       soutien aux réformes politiques, entre autres par :

i)       le renforcement de la démocratie et des institutions démocratiques, y compris un pouvoir judiciaire indépendant et efficace, ainsi que de l’état de droit, y compris la mise en œuvre de celui-ci ;

ii)       la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, un meilleur respect des droits des personnes appartenant à des minorités, y compris les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transsexuelles et intersexuées, la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes, de la non-discrimination et de la tolérance, ainsi que la liberté des médias et le respect de la diversité culturelle ; 

[...] »

5        L’article 7, paragraphe 1, dudit règlement prévoit :

« L’aide fournie par l’Union au titre du présent règlement est mise en œuvre directement, indirectement ou dans le cadre d’une gestion partagée, par le biais des programmes et mesures visés aux articles 2 et 3 du règlement (UE) no 236/2014 [du Parlement européen et du Conseil, du 11 mars 2014, énonçant des règles et des modalités communes pour la mise en œuvre des instruments de l’Union pour le financement de l’action extérieure (JO 2014, L 77, p. 95),] et conformément à des règles spécifiques fixant des conditions uniformes pour l’application du présent règlement, en particulier en ce qui concerne les structures et procédures de gestion, que la Commission adopte conformément à l’article 13 du présent règlement. En règle générale, la mise en œuvre prend la forme de programmes annuels ou pluriannuels, nationaux ou multinationaux, ainsi que de programmes de coopération transfrontière, établis conformément aux documents de stratégie visés à l’article 6 et élaborés par les bénéficiaires mentionnés à l’annexe I du présent règlement et/ou la Commission, selon le cas. »

 Les faits à l’origine du litige

6        M. Ramon, ressortissant chypriote, se réfère, dans sa requête, à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 22 septembre 2009, Ramon c. Turquie (CE :ECHR :2009 :0922JUD 002909295), par lequel celle-ci a constaté une violation de l’article 1er du protocole no 1 à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 et a invité les parties à trouver un accord sur la réparation du préjudice subi par le requérant.

7        En l’absence d’accord, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un nouvel arrêt, le 26 octobre 2010, Ramon c. Turquie (CE :ECHR :2010 :1026JUD 002909295), condamnant la République de Turquie à verser au requérant la somme de 450 000 euros ainsi que 8 000 euros au titre des dépens. Ces deux arrêts sont devenus définitifs, conformément à l’article 44, paragraphe 2, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

8        La République de Turquie n’ayant, selon le requérant, versé aucune somme au titre desdits arrêts, ce dernier fait état d’une somme due s’élevant désormais à 585 418,74 euros au moins.

9        En annexe de sa demande introduite devant la Cour, M. Ramon a déposé des documents qui attestent qu’il a saisi, le 22 février 2019, l’Eparchiako Dikastirio Ammochostou (tribunal de district de Famagouste, Chypre) d’une demande tendant à la délivrance d’une ordonnance interlocutoire de saisie-arrêt entre les mains de la Commission. Cette demande visait des fonds se trouvant entre les mains ou sous le contrôle de la Commission conformément au règlement IAP II, en particulier pour la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et qui seraient destinés à la République de Turquie, au titre de l’aide de préadhésion.

10      Le 26 juin 2019, l’Eparchiako Dikastirio Ammochostou (tribunal de district de Famagouste) aurait rendu une ordonnance interlocutoire faisant droit à cette requête, sous réserve d’une levée de l’immunité de la Commission par la Cour.

11      Le 10 juillet 2019, M. Ramon a fait signifier à la Commission cette ordonnance en lui demandant de renoncer volontairement à son immunité.

12      Par une lettre du 26 août 2019, la Commission a, en substance, refusé de faire droit à cette demande.

 Les conclusions des parties

13      M. Ramon demande à la Cour de l’autoriser à pratiquer, en vertu de l’article 1er du protocole sur les immunités, une saisie-arrêt entre les mains de la Commission sur les sommes que l’Union devrait verser à la République de Turquie, d’ordonner toute mesure et/ou réparation que la Cour jugera juste et équitable en l’espèce et de condamner la Commission aux dépens.

14      La Commission conclut au rejet de la requête de M. Ramon et à la condamnation de celui-ci aux dépens.

 Sur la demande

 Argumentation des parties

15      À l’appui de sa demande, le requérant soutient que la levée de l’immunité de la Commission, en l’occurrence, n’aurait comme conséquence aucune entrave au fonctionnement et à l’indépendance de l’Union, dès lors que cette institution détiendrait, au titre du règlement IAP II, des fonds destinés à la République de Turquie en vue de la promotion et de la protection des droits de l’homme ainsi que de l’État de droit.

16      À cet égard, des fonds destinés à la République de Turquie, d’un montant de 146,7 millions euros au moins, auraient été gelés en raison de la situation rencontrée dans ce pays en ce qui concerne les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit. Or, dans ces circonstances, étant donné que le requérant cherche à faire exécuter un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme qui aurait confirmé la violation de son droit fondamental à la jouissance de sa propriété, la saisie-arrêt sollicitée servirait à promouvoir, d’une manière générale, la politique à laquelle ces fonds auraient été initialement destinés.

17      De plus, la levée de l’immunité de la Commission dans la présente affaire correspondrait à l’importance exceptionnelle que l’Union accorde à la protection des droits fondamentaux, telle que rappelée à l’article 3, paragraphe 5, à l’article 6, paragraphe 3, et à l’article 21 TUE, ainsi que dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »). De plus, un rejet de la demande du requérant constituerait une violation du droit à une protection juridictionnelle effective, au sens de l’article 47 de la Charte, dans la mesure où l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 26 octobre 2010, Ramon c. Turquie (CE :ECHR :2010 :1026JUD 002909295), demeurerait inexécuté.

18      En outre, dès lors que, selon le requérant, une somme de 624,9 millions d’euros serait destinée à la République de Turquie au titre du règlement IAP II, dans le cadre de la défense et de la promotion des droits de l’homme, le montant demandé, soit environ 0,5 million d’euros, ne représenterait qu’une faible part de cette somme. Ainsi, selon la règle de minimis, il conviendrait d’accueillir sa demande.

19      La Commission  fait valoir, tout d’abord, que les fonds alloués à la République de Turquie au titre du règlement IAP II, dans le cadre du budget pour 2019 établi par le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne en vertu de l’article 310 TFUE, ont été réduits d’un montant de 146,7 millions euros. Toutefois, il ne s’agirait pas, contrairement à ce que soutient de requérant, d’un « gel de fonds », étant donné que le Parlement et le Conseil auraient déjà accompagné ces réductions de hausses des sommes destinées à financer des actions au titre de la politique européenne de voisinage et dans les Balkans occidentaux. Partant, le budget de l’Union ne contiendrait pas de fonds « gelés », destinés à la République de Turquie au titre du règlement IAP II.

20      À ce stade, l’Union ne serait liée par aucune obligation juridique à l’égard de la République de Turquie. Ni les montants prévus dans le budget de l’Union ni ceux prévus au titre du règlement IAP II au premier niveau de sa mise en œuvre, à savoir dans les documents de stratégie et les accords-cadres ou les accords secondaires, ne sauraient donner lieu à une créance quelconque de la République de Turquie sur l’Union.

21      Ensuite, la Commission fait observer que l’autorisation d’exécuter la mesure de contrainte demandée affecterait de manière significative la capacité de l’Union à mettre en œuvre, en Turquie, les programmes et les mesures établies dans le cadre de la politique d’élargissement.

22      La mise en œuvre de ladite mesure entraverait le bon fonctionnement de l’Union et porterait atteinte à son indépendance, étant donné qu’elle affecterait le financement de programmes et de mesures au titre du règlement IAP II, dans le cadre de la politique d’élargissement.

23      Enfin, la Commission fait valoir que le requérant a eu accès à un juge chypriote ainsi qu’à la Cour pour demander la levée de l’immunité de la Commission, ce que suffirait à démontrer que son droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial a été assuré.

 Appréciation de la Cour

24      Il convient de rappeler que, en vertu de l’article 1er du protocole sur les immunités, les biens et avoirs de l’Union ne peuvent être l’objet d’aucune mesure de contrainte administrative ou judiciaire sans une autorisation de la Cour de justice de l’Union européenne. Cette disposition a pour but d’éviter que soient apportées des entraves au fonctionnement et à l’indépendance de l’Union (voir, en ce sens, ordonnance du 21 septembre 2015, Shotef/Commission, C‑1/15 SA, non publiée, EU:C:2015:632, point 12 et jurisprudence citée).

25      Dès lors, une mesure de contrainte, telle qu’une saisie-arrêt, peut être ordonnée lorsqu’elle ne risque pas d’entraver le fonctionnement de l’Union (ordonnance du 14 décembre 2004, Tertir-Terminais de Portugal/Commission, C‑1/04 SA, EU:C:2004:803, point 11, ainsi que, par analogie, arrêt du 3 septembre 2020, Supreme Site Services e.a., C‑186/19, EU:C:2020:638, points 59 et 61).

26      Ainsi, s’il est de la compétence de la Cour d’examiner la question de savoir si la mesure envisagée est susceptible d’apporter des entraves au bon fonctionnement et à l’indépendance de l’Union, la procédure de saisie-arrêt reste, selon une jurisprudence constante, entièrement régie par le droit national applicable (ordonnances du 29 mai 2001, Cotecna Inspection/Commission, C‑1/00 SA, EU:C:2001:296, point 10, et du 13 octobre 2005, Intek/Commission, C‑1/05 SA, non publiée, EU:C:2005:610, point 14).

27      En effet, il incombe à la juridiction nationale compétente de dûment vérifier si dans chaque cas d’espèce toutes les conditions de la saisie-arrêt sont effectivement remplies, notamment la réalité de la créance du débiteur saisi à l’encontre du tiers saisi (voir, en ce sens, ordonnances du 13 octobre 2005, Intek/Commission, C‑1/05 SA, non publiée, EU:C:2005:610, point 15, et du 13 octobre 2005, Names/Commission, C‑2/05 SA, non publiée, EU:C:2005:611, point 15 et jurisprudence citée). 

28      En l’occurrence, M. Ramon soutient que les fonds de la Commission, en tant que fonds du tiers saisi, peuvent faire l’objet d’une saisie-arrêt pour satisfaire sa créance sur la République de Turquie, résultant des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme précités.

29      À cet égard, ainsi qu’il ressort du considérant 2 du règlement IAP II, ce dernier vise à soutenir la politique d’élargissement de l’Union, qui trouve son fondement à l’article 49 TUE, en établissant un instrument spécifique pour le financement de l’action extérieure. Conformément à l’article 7 de ce règlement, lu à la lumière du considérant 7 de ce dernier, l’aide fournie à ce titre doit être mise en œuvre par la Commission conformément au cadre général pour l’élargissement défini par le Conseil européen et le Conseil et, en règle générale, sous la forme de programmes annuels ou pluriannuels, nationaux ou multinationaux, ainsi que de programmes de coopération transfrontière.

30      Or, comme l’a fait valoir la Commission devant la Cour, les fonds visés par le demandeur, à savoir les fonds de préadhésion concernant la défense et la promotion des droits de l’homme, dans le cadre du règlement IAP II et au premier niveau de sa mise en œuvre, ne donnent lieu à aucune créance certaine, liquide et exigible de la République de Turquie sur l’Union pouvant donner lieu à une saisie-arrêt.

31      Dès lors, l’analyse de la mesure demandée et des conséquences de celle-ci sur le fonctionnement et l’indépendance de l’Union ne saurait être effectuée de manière hypothétique, sans aucun rapport avec une dette déterminée de l’Union (voir, en ce sens, ordonnance du 29 septembre 2015, ANKO/Commission, C‑2/15 SA, non publiée, EU:C:2015:670, point 15 et jurisprudence citée).

32      Dans ces conditions, la demande d’autorisation de pratiquer une saisie-arrêt entre les mains de la Commission sur les fonds considérés, qui a été présentée par M. Ramon, doit être rejetée.

 Sur les dépens

33      Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de M. Ramon et celui-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.

Par ces motifs, la Cour (première chambre) ordonne :

1)      La demande est rejetée.

2)      M. Ntinos Ramon est condamné aux dépens.

Signatures


*      Langue de procédure : le grec.