Language of document : ECLI:EU:C:2016:389

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MELCHIOR WATHELET

présentées le 2 juin 2016 (1)

Affaire C‑238/15

Maria do Céu Bragança Linares Verruga,

Jacinto Manuel Sousa Verruga,

André Angelo Linares Verruga

contre

Ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche

[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg (Luxembourg)]

« Renvoi préjudiciel – Libre circulation des personnes – Égalité de traitement – Avantages sociaux – Règlement (UE) n° 492/2011 – Article 7, paragraphe 2 – Aide financière pour études supérieures – Condition – Durée ininterrompue de travail – Discrimination indirecte – Justifications »





I –    Introduction : remarque liminaire sur un paradoxe

1.        Les aides financières aux études supérieures et les conditions de leur octroi ont déjà fait l’objet d’une jurisprudence abondante. Ce thème est, une nouvelle fois, au centre de la présente demande de décision préjudicielle.

2.        En effet, la question préjudicielle posée par le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg (Luxembourg) porte sur la compatibilité d’une législation nationale qui subordonne l’octroi d’une aide financière aux études supérieures aux étudiants ne résidant pas sur le territoire de l’État membre concerné à la condition que ceux-ci soient les enfants de travailleurs qui ont été employés ou ont exercé leur activité professionnelle dans cet État membre pendant une durée ininterrompue d’au moins cinq ans au moment de la demande d’aide financière.

3.        Dans un monde de plus en plus concurrentiel, la formation des jeunes est une priorité pour l’Union européenne et les États membres (2). Dans un monde dont le modèle économique dominant a montré ses limites, la contrainte budgétaire est devenue une réalité quotidienne.

4.        Depuis l’origine du « projet européen », la liberté de circulation figure parmi les libertés fondamentales. Son importance fut encore davantage soulignée avec la reconnaissance, puis le développement, d’une citoyenneté européenne dont les étudiants bénéficient évidemment.

5.        Cette liberté de circulation est aujourd’hui mise en question, bousculée. Les réglementations sur l’octroi des aides financières aux études supérieures en sont une nouvelle illustration. Entre, d’une part, le maintien de la reconnaissance d’une égalité forte susceptible d’entraîner une diminution des montants octroyés à chaque bénéficiaire et, d’autre part, l’érosion de cette égalité liée à la possibilité de maintenir des aides substantielles favorisant un apprentissage et une formation d’un nombre alors plus restreint de citoyens, quelles sont, aujourd’hui, les exigences du droit de l’Union ?

6.        C’est, en définitive, cette question qui est posée.

II – Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

1.      Le règlement (UE) n° 492/2011

7.        Dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi vise l’interprétation de l’article 7, paragraphe 2, du règlement (CEE) n° 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté (3), tel que modifié par la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004 (4).

8.        Toutefois, ce règlement a été abrogé et remplacé avec effet au 15 juin 2011, par le règlement (UE) n° 492/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union (5).

9.        Aux termes de l’article 41, second alinéa, de ce dernier règlement, les références faites au règlement n° 1612/68 s’entendent comme faites au règlement n° 492/2011. De façon plus précise, je relève que les paragraphes 1 et 2 de l’article 7 n’ont pas été modifiés. Je me référerai donc uniquement au règlement n° 492/2011.

10.      L’article 7 de ce règlement prévoit ce qui suit :

« 1. Le travailleur ressortissant d’un État membre ne peut, sur le territoire des autres États membres, être, en raison de sa nationalité, traité différemment des travailleurs nationaux, pour toutes conditions d’emploi et de travail, notamment en matière de rémunération, de licenciement et de réintégration professionnelle ou de réemploi s’il est tombé au chômage.

2.     Il y bénéficie des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les travailleurs nationaux.

[...] »

2.      La directive 2004/38

11.      Selon l’article 24 de la directive 2004/38 :

« 1. Sous réserve des dispositions spécifiques expressément prévues par le traité et le droit dérivé, tout citoyen de l’Union qui séjourne sur le territoire de l’État membre d’accueil en vertu de la présente directive bénéficie de l’égalité de traitement avec les ressortissants de cet État membre dans le domaine d’application du traité. Le bénéfice de ce droit s’étend aux membres de la famille, qui n’ont pas la nationalité d’un État membre et qui bénéficient du droit de séjour ou du droit de séjour permanent.

2.     Par dérogation au paragraphe 1, l’État membre d’accueil n’est pas obligé d’accorder le droit à une prestation d’assistance sociale pendant les trois premiers mois de séjour ou, le cas échéant, pendant la période plus longue prévue à l’article 14, paragraphe 4, point b), ni tenu, avant l’acquisition du droit de séjour permanent, d’octroyer des aides d’entretien aux études, y compris pour la formation professionnelle, sous la forme de bourses d’études ou de prêts, à des personnes autres que les travailleurs salariés, les travailleurs non-salariés, les personnes qui gardent ce statut, ou les membres de leur famille. »

B –    Le droit luxembourgeois

12.      La loi du 22 juin 2000 concernant l’aide financière de l’État pour études supérieures a été modifiée par une loi du 26 juillet 2010 (Mémorial A 2010, p. 2040) (ci-après la « loi du 22 juin 2000 »). L’article 2 de la loi du 22 juin 2000 disposait :

« Bénéficiaires de l’aide financière

Peuvent bénéficier de l’aide financière de l’État pour études supérieures, les étudiants admis à poursuivre des études supérieures et qui remplissent l’une des conditions suivantes :

a)      être ressortissant luxembourgeois ou membre de la famille d’un ressortissant luxembourgeois et être domicilié au Grand-Duché de Luxembourg, ou

b)      être ressortissant d’un autre État membre de l’Union européenne ou d’un des autres États parties à l’Accord sur l’Espace économique européen[, du 2 mai 1992 (JO 1994, L 1, p. 3),] et de la Confédération suisse et séjourner, conformément au chapitre 2 de la loi modifiée du 29 août 2008 sur la libre circulation des personnes et l’immigration, au Grand-Duché de Luxembourg en qualité de travailleur salarié, de travailleur non salarié, de personne qui garde ce statut ou de membre de famille de l’une des catégories de personnes qui précèdent, ou avoir acquis le droit de séjour permanent [...]

[...] »

13.      À la suite de l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411), l’article 1er, point 1, de la loi du 19 juillet 2013 (Mémorial A 2013, p. 3214) a inséré dans la loi du 22 juin 2000, un article 2 bis libellé comme suit :

« Un étudiant ne résidant pas au Grand-Duché de Luxembourg peut également bénéficier de l’aide financière pour études supérieures, à condition qu’il soit enfant d’un travailleur salarié ou non salarié ressortissant luxembourgeois ou ressortissant de l’Union européenne ou d’un autre État partie à l’Accord sur l’espace économique européen ou de la Confédération suisse employé ou exerçant son activité au Luxembourg, et que ce travailleur ait été employé ou ait exercé son activité au Luxembourg pendant une durée ininterrompue d’au moins cinq ans au moment de la demande de l’aide financière pour études supérieures par l’étudiant. L’emploi au Luxembourg doit être au moins égal à la moitié de la durée normale de travail applicable dans l’entreprise en vertu de la loi ou de la convention collective de travail, le cas échéant, en vigueur. Le travailleur non salarié doit être affilié obligatoirement et d’une manière continue au Grand-Duché de Luxembourg en vertu de l’article 1er, point 4) du Code de la sécurité sociale au cours des cinq ans précédant la demande de l’aide financière pour études supérieures. »

14.      La loi du 22 juin 2000, telle que modifiée par la loi du 19 juin 2013, a toutefois été rapidement abrogée par la loi du 24 juillet 2014 concernant l’aide financière de l’État pour études supérieures (Mémorial A 2014, p. 2188).

15.      Désormais, l’article 3 de cette dernière loi prévoit ce qui suit :

« Peuvent bénéficier de l’aide financière de l’État pour études supérieures, les étudiants et élèves définis à l’article 2, désignés ci-après par le terme “l’étudiant”, et qui remplissent une des conditions suivantes :

[...]

(5)   pour les étudiants non-résidents au Grand-Duché de Luxembourg :

a)      être un travailleur ressortissant luxembourgeois ou ressortissant de l’Union européenne ou d’un autre État partie à l’Accord sur l’espace économique européen ou de la Confédération suisse employé ou exerçant son activité au Grand-Duché de Luxembourg au moment de sa demande pour l’aide financière pour études supérieures ; ou

b)      être un enfant de travailleur ressortissant luxembourgeois ou ressortissant de l’Union européenne ou d’un autre État partie à l’Accord sur l’espace économique européen ou de la Confédération suisse employé ou exerçant son activité au Grand-Duché de Luxembourg au moment de la demande par l’étudiant pour l’aide financière pour études supérieures à condition que ce travailleur continue à contribuer à l’entretien de l’étudiant et que ce travailleur ait été employé ou ait exercé son activité au Grand-Duché de Luxembourg pendant une durée d’au moins cinq ans au moment de la demande de l’aide financière pour études supérieures par l’étudiant pendant une période de référence de sept ans à compter rétroactivement à partir de la date de la demande pour l’obtention de l’aide financière pour études supérieures ou que, par dérogation, la personne qui garde le statut de travailleur ait correspondu au critère des cinq ans sur sept fixé ci-avant au moment de l’arrêt de l’activité. »

III – Les faits du litige au principal

16.      M. André Angelo Linares Verruga réside avec ses parents, Mme Maria do Céu Bragança Linares Verruga et M. Jacinto Manuel Sousa Verruga, à Longwy (France).

17.      Mme Bragança Linares Verruga travaille au Grand-Duché de Luxembourg en tant que salariée depuis le 15 mai 2004, avec une seule interruption pour la période allant du 1er novembre 2011 au 15 janvier 2012. M. Sousa Verruga a, quant à lui, travaillé dans cet État membre en tant que salarié pour la période allant du 1er avril 2004 au 30 septembre 2011 ainsi que pour la période allant du 4 décembre 2013 au 6 janvier 2014. Depuis le 1er février 2014, il y travaille en tant qu’indépendant.

18.      M. Linares Verruga, étudiant inscrit à l’université de Liège (Belgique), a sollicité de l’État luxembourgeois l’octroi d’une aide financière pour études supérieures au titre du semestre d’hiver de l’année universitaire 2013/2014.

19.      Par décision du 28 novembre 2013, le ministre a refusé de faire droit à cette demande d’aide financière en se fondant sur le non-respect des conditions prévues à l’article 2 bis de la loi du 22 juin 2000, telle que modifiée par la loi du 19 juillet 2013.

20.      Le 23 décembre 2013, M. Linares Verruga et ses parents (ci-après la « famille Verruga ») ont introduit un recours gracieux contre cette décision. Par décision du 14 janvier 2014, le ministre a rejeté ce recours.

21.      M. Linares Verruga a également sollicité de l’État luxembourgeois l’octroi d’une aide financière pour études supérieures au titre du semestre d’été de l’année universitaire 2013/2014. Par décision du 24 mars 2014, le ministre a refusé de faire droit à cette demande d’aide financière pour des motifs identiques à ceux énoncés dans sa décision du 28 novembre 2013.

22.      Le 15 avril 2014, la famille Verruga a saisi le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg d’un recours tendant à la réformation ou à l’annulation des décisions du ministre du 28 novembre 2013, du 14 janvier 2014 et du 24 mars 2014. Ce recours a été jugé recevable pour autant qu’il vise l’annulation de ces décisions.

23.      Devant cette juridiction, la famille Verruga a soutenu, à titre principal, que l’aide financière de l’État pour études supérieures constitue une prestation familiale au sens du règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (6), tel que modifié par le règlement (UE) n° 1244/2010 de la Commission, du 9 décembre 2010 (7), à laquelle a droit tout travailleur. À titre subsidiaire, la famille Verruga a fait valoir que cette aide constitue un avantage social, au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011, de telle sorte que l’octroi de celle-ci est soumis au principe d’égalité de traitement énoncé à cette disposition.

IV – La demande de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour

24.      S’appuyant sur l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411), le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg part du principe que, dans la mesure où le financement des études accordé par un État membre aux enfants de travailleurs constitue, pour un travailleur migrant, un avantage social au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011, cette disposition est applicable au litige en cause dans l’affaire au principal.

25.      Dans ce cadre, la juridiction de renvoi se demande si la condition prévue à l’article 2 bis de la loi du 22 juin 2000, telle que modifiée par la loi du 19 juillet 2013, qui impose à l’étudiant demandeur d’une aide financière pour études supérieures qui ne réside pas au Luxembourg d’être l’enfant d’un travailleur salarié ou non salarié ressortissant luxembourgeois ou ressortissant de l’Union et subordonne l’octroi de cette aide au fait que ce travailleur ait été employé ou ait exercé son activité au Luxembourg pendant une durée ininterrompue d’au moins cinq ans au moment de la demande de l’aide, ne revêt pas un caractère excessif.

26.      Par décision du 20 mai 2015, parvenue à la Cour le 22 mai 2015, le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg a, dès lors, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour, en vertu de l’article 267 TFUE, la question préjudicielle suivante :

« La condition imposée aux étudiants ne résidant pas au Grand-Duché de Luxembourg par l’article 2 bis de la [loi du 22 juin 2000, telle que modifiée par la loi du 19 juillet 2013], à l’exclusion de la prise en compte de tout autre critère de rattachement, à savoir d’être enfants de travailleurs ayant été employés ou ayant exercé leur activité au Luxembourg pendant une durée ininterrompue d’au moins cinq ans au moment de la demande de l’aide financière, est-elle justifiée par les considérations de politique d’éducation et de politique budgétaire mises en avant par l’État luxembourgeois, et adéquate, respectivement proportionnée par rapport à l’objectif visé, à savoir chercher à encourager l’augmentation de la proportion des personnes titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur, tout en cherchant à garantir que ces personnes, après avoir bénéficié de la possibilité offerte par le système d’aide concerné de financer leurs études, suivies le cas échéant à l’étranger, rentrent au Luxembourg afin de mettre les connaissances qu’elles auront ainsi acquises au service d’un développement de l’économie de cet État membre ? »

27.      Des observations écrites ont été déposées par la famille Verruga, les gouvernements luxembourgeois et danois ainsi que par la Commission européenne. Ils se sont, en outre, tous exprimés lors de l’audience qui s’est tenue le 14 avril 2016. Le gouvernement norvégien, qui n’avait pas déposé d’observations écrites, a également exposé ses arguments lors de cette audience.

V –    Analyse

A –    L’évolution de la jurisprudence : la libre circulation du « travailleur » serait-elle devenue une chimère ?

1.      La distinction entre les « travailleurs » et les « non-actifs »

28.      La libre circulation des travailleurs est garantie par l’article 45 TFUE. Cette liberté implique l’abolition de toute discrimination fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail (8).

29.      La notion de « travailleur » au sens de l’article 45 TFUE est définie de façon constante par la Cour. Doit être considérée comme travailleur « toute personne qui exerce des activités réelles et effectives, à l’exclusion d’activités tellement réduites qu’elles se présentent comme purement marginales et accessoires. La caractéristique de la relation de travail est, selon cette jurisprudence, la circonstance qu’une personne accomplit pendant un certain temps, en faveur d’une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle touche une rémunération » (9).

30.      Selon la Cour, l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011 n’est que « l’expression particulière, dans le domaine spécifique de l’octroi d’avantages sociaux, de la règle d’égalité de traitement consacrée à l’article 45, paragraphe 2, TFUE » (10) et s’applique également aux travailleurs transfrontaliers.

31.      En effet, une interprétation contraire méconnaîtrait le texte du règlement n° 492/2011 puisque le considérant 5 de celui-ci prévoit, de manière expresse, que le droit de libre circulation doit être reconnu « indifféremment aux travailleurs “permanents”, saisonniers, frontaliers ou qui exercent leur activité à l’occasion d’une prestation de services » (11) et que son article 7 se réfère, sans réserve, « au travailleur ressortissant d’un État membre » (12).

32.      La Cour en a déduit qu’un État membre « ne saurait subordonner l’octroi d’un avantage social au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement [n° 492/2011] à la condition que les bénéficiaires de l’avantage aient leur résidence sur le territoire national de cet État » (13).

33.      Soumettre l’octroi d’un avantage social à une durée minimale de l’activité professionnelle fut également rejeté sans ambiguïté par la Cour en raison du caractère « communautaire » de la notion de « travailleur ». Selon cette jurisprudence, rendue notamment à propos d’une aide pour l’entretien et pour la formation en vue de la poursuite d’études supérieures, les États membres « ne peuvent subordonner unilatéralement l’octroi des avantages sociaux prévus à l’article 7, paragraphe 2, [du] règlement [n° 492/2011] à une certaine période d’activité professionnelle » (14).

34.      Une jurisprudence propre aux ressortissants des États membres qui faisaient usage de leur liberté de circulation sans être économiquement actifs s’est développée en parallèle. La Cour a reconnu la possibilité pour les États d’exiger la preuve d’un certain niveau d’intégration dans l’État membre d’accueil avant d’accorder à la personne en cause le bénéfice d’avantages sociaux (15), notamment, avec les arrêts du 11 juillet 2002, D’Hoop (C‑224/98, EU:C:2002:432), et du 15 mars 2005, Bidar (C‑209/03, EU:C:2005:169). Ce lien pouvait être démontré par un lien réel (antérieur) avec le marché de l’emploi de l’État membre d’accueil ou par une période de résidence dans cet État.

35.      Il y avait donc une différence claire et précise entre les citoyens de l’Union économiquement actifs et les autres. Les premiers bénéficiaient d’une égalité de traitement totale avec les ressortissants nationaux dès le premier jour de travail dans l’État membre d’accueil. En revanche, une approche plus nuancée de l’égalité, basée sur la durée du séjour dans l’État membre d’accueil et la réalité de l’intégration dans la société de cet État, était de mise pour les seconds (16).

2.      L’exigence d’une intégration suffisante pour les travailleurs

36.      Toutefois, au milieu des années 2000, la Cour a estompé cette distinction claire en introduisant dans sa jurisprudence relative aux travailleurs, le concept d’intégration suffisante ou de lien réel avec l’État membre d’accueil (17).

37.      Tout en rappelant l’applicabilité de l’article 7 du règlement n° 492/2011 aux travailleurs frontaliers (18), la Cour a admis que les États membres pouvaient subordonner l’octroi d’un avantage social à l’existence d’un lien de rattachement suffisant à l’État membre concerné (19). C’est ainsi que l’absence d’une activité professionnelle suffisamment significative dans le chef d’un travailleur non-résident dans l’État membre d’accueil fut jugée « susceptible de constituer une justification licite du refus d’octroi d’un avantage social » (20).

38.      Toutefois, une clarification fut apportée à l’occasion de l’arrêt du 14 juin 2012, Commission/Pays-Bas (C‑542/09, EU:C:2012:346). Dans cet arrêt, la Cour a, en effet, rappelé aux États membres que « [s]i la faculté que la Cour reconnaît aux États membres, sous réserve du respect de certaines conditions, d’exiger des ressortissants d’autres États membres un certain niveau d’intégration dans leurs sociétés afin de pouvoir bénéficier d’avantages sociaux, tels que des aides financières à l’enseignement, n’est pas limitée aux situations dans lesquelles les demandeurs de l’aide concernée sont des citoyens économiquement inactifs, l’exigence d’une condition de résidence [...] pour démontrer l’intégration requise serait, en principe, inappropriée s’agissant des travailleurs migrants et frontaliers » (21).

39.      En effet, pour ceux-ci, « le fait d’avoir accédé au marché du travail d’un État membre crée, en principe, le lien d’intégration suffisant dans la société de cet État leur permettant d’y bénéficier du principe d’égalité de traitement par rapport aux travailleurs nationaux quant aux avantages sociaux » (22).

3.      La nécessité d’interpréter restrictivement l’exigence d’intégration suffisante des travailleurs

40.      Cet aperçu historique de la jurisprudence de la Cour relative à l’interprétation de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011 doit conduire à appréhender de manière restrictive la possibilité de subordonner l’octroi d’un avantage social à un travailleur migrant ou frontalier à la preuve de son intégration suffisante dans l’État membre d’accueil.

41.      Les textes adoptés par le législateur de l’Union sur la base de l’article 45 TFUE confortent cette position.

42.      Tout d’abord, le principe de non-discrimination dans l’octroi des avantages sociaux entre les travailleurs migrants ou les travailleurs frontaliers et les travailleurs nationaux est confirmé à l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011.

43.      Cette disposition est par conséquent, conformément à l’article 288, deuxième alinéa, TFUE, obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable dans tous les États membres. Ceux-ci ne disposent dès lors, en principe, d’aucune marge de manœuvre dans la mise en œuvre de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011 (23).

44.      Ensuite, l’existence d’une distinction entre les travailleurs migrants et les membres de leur famille, d’une part, et les citoyens de l’Union qui demandent des aides sans être économiquement actifs, d’autre part, ressort de l’article 24 de la directive 2004/38.

45.      En effet, « [s]i cette dernière disposition énonce, à son paragraphe 1, que tout citoyen de l’Union séjournant sur le territoire de l’État membre d’accueil en vertu de cette directive bénéficie de l’égalité de traitement “dans le domaine d’application du traité”, elle précise, à son paragraphe 2, qu’un État membre peut, s’agissant de personnes autres que les travailleurs salariés, les travailleurs non salariés, les personnes qui gardent ce statut ou les membres de leur famille, limiter l’octroi des aides d’entretien, sous la forme de bourses ou de prêts, pour les étudiants n’ayant pas acquis un droit de séjour permanent » (24).

B –    Sur la question préjudicielle

46.      Comme je l’ai indiqué dans l’exposé du cadre juridique, c’est à la suite de l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411), que la législation luxembourgeoise relative à l’aide financière de l’État pour études supérieures a été modifiée à deux reprises. Il ne peut, par conséquent, être fait abstraction de cet arrêt pour répondre à la question posée par la juridiction de renvoi.

1.      L’évolution de la législation luxembourgeoise relative à l’aide financière de l’État pour études supérieures

47.      Selon la loi du 22 juin 2000, l’octroi d’une aide financière de l’État pour études supérieures était subordonné à la domiciliation ou au séjour de l’étudiant sur le territoire luxembourgeois.

48.      À la suite de l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411), la loi du 19 juillet 2013 a modifié la loi du 22 juin 2000 de façon à étendre le bénéfice de l’aide financière de l’État à l’étudiant qui ne réside pas au Luxembourg à condition « qu’il soit enfant d’un travailleur salarié ou non salarié ressortissant luxembourgeois ou ressortissant de l’Union européenne [...] employé ou exerçant son activité au Luxembourg, et que ce travailleur ait été employé ou ait exercé son activité au Luxembourg pendant une durée ininterrompue d’au moins cinq ans au moment de la demande de l’aide financière pour études supérieures par l’étudiant » (25).

49.      Cette loi a toutefois été rapidement abrogée par la loi du 24 juillet 2014 qui prévoit que la condition de travail du parent de l’étudiant non-résident s’entend comme « une durée d’au moins cinq ans au moment de la demande de l’aide financière pour études supérieures par l’étudiant pendant une période de référence de sept ans à compter rétroactivement à partir de la date de la demande pour l’obtention de l’aide financière pour études supérieures » (26).

2.      L’arrêt Giersch e.a.

50.      Plusieurs considérations émises par la Cour dans l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411), restent pertinentes à la suite de la modification de la législation intervenue au cours de l’année 2013.

51.      En premier lieu, « le financement des études accordé par un État membre aux enfants des travailleurs constitue, pour un travailleur migrant [qui continue à pourvoir à l’entretien de l’enfant], un avantage social au sens [de] l’article 7, paragraphe 2, du règlement [n° 492/2011] » (27).

52.      En deuxième lieu, les membres de la famille d’un travailleur migrant sont, quant à eux, des bénéficiaires indirects de l’égalité de traitement accordée à ce travailleur par l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011. « Dès lors que l’octroi du financement des études à un enfant d’un travailleur migrant constitue pour le travailleur migrant un avantage social, l’enfant peut lui-même se prévaloir de cette disposition pour obtenir ce financement si, en vertu du droit national, celui-ci est accordé directement à l’étudiant » (28).

53.      En troisième lieu, l’exigence d’une condition de résidence sur le territoire luxembourgeois, comme celle qui était imposée par la norme en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411), risque de jouer principalement au détriment des ressortissants d’autres États membres que l’État membre d’accueil dans la mesure où les non-résidents sont le plus souvent des non-nationaux (29). « L’inégalité de traitement qui résulte du fait qu’une condition de résidence est exigée des étudiants enfants de travailleurs frontaliers est ainsi constitutive d’une discrimination indirecte, en principe prohibée, à moins qu’elle ne soit objectivement justifiée » (30). Pour ce faire, elle doit être propre à garantir la réalisation de l’objectif légitime et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (31).

54.      En quatrième lieu, « une action entreprise par un État membre afin d’assurer un niveau élevé de formation de sa population résidente et de promouvoir le développement de son économie poursuit un objectif légitime susceptible de justifier une discrimination indirecte sur la base de la nationalité » (32).

3.      Sur l’existence d’une éventuelle discrimination objectivement justifiée

a)      Sur l’existence d’une discrimination

55.      Selon l’article 2 bis de la loi du 22 juin 2000, telle que modifiée par la loi du 19 juillet 2013, « un étudiant ne résidant pas au Grand-Duché de Luxembourg peut également bénéficier de l’aide financière pour études supérieures, à condition qu’il soit enfant d’un travailleur salarié ou non salarié ressortissant luxembourgeois ou ressortissant de l’Union européenne [...] et que ce travailleur ait été employé ou ait exercé son activité au Luxembourg pendant une durée ininterrompue d’au moins cinq ans au moment de la demande de l’aide financière pour études supérieures par l’étudiant » (33).

56.      Par conséquent, si cette condition s’applique indifféremment aux ressortissants luxembourgeois et aux ressortissants d’autres États membres, à l’instar de la réglementation en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411), elle constitue néanmoins une distinction fondée sur la résidence.

57.      Telle qu’elle est applicable dans le litige dans l’affaire au principal, la législation nationale subordonne l’octroi d’une aide financière aux études supérieures aux étudiants ne résidant pas sur le territoire luxembourgeois à la condition d’être les enfants de travailleurs qui ont été employés ou qui ont exercé leur activité professionnelle dans cet État membre pendant une durée ininterrompue d’au moins cinq ans au moment de la demande d’aide financière.

58.      Cette condition n’est pas prévue pour les étudiants qui résident sur le territoire luxembourgeois, l’objectif avancé par cet État membre étant d’encourager l’augmentation de la proportion des résidents titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur.

59.      Une telle distinction me paraît évidemment susceptible de jouer davantage au détriment des ressortissants d’autres États membres, puisque, comme la Cour l’a constaté dans l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 44), les non-résidents sont le plus souvent des non-nationaux. Elle constitue donc, à mon sens, une discrimination indirecte sur la base de la nationalité qui ne pourrait être admise qu’à la condition d’être objectivement justifiée.

b)      Sur l’existence d’un objectif légitime

60.      Dans ses observations écrites, le gouvernement luxembourgeois soutient que l’objectif poursuivi par le nouveau dispositif luxembourgeois est identique à l’objectif « social » qui avait été invoqué pour justifier la législation applicable dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411).

61.      Cette affirmation ne paraît pas susceptible d’être mise en cause. En effet, il ressort de l’exposé des motifs du projet de loi n° 6585 (34), à l’origine de la loi du 19 juillet 2013, que la modification du régime des aides financières de l’État luxembourgeois pour études supérieures n’était belle et bien destinée qu’à « tirer les conséquences » de l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411).

62.      Or, cet objectif, qui consiste à augmenter de manière significative au Luxembourg, la part des résidents titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur (35), a été reconnu par la Cour comme un objectif d’intérêt général reconnu au niveau de l’Union (36).

63.      La Cour a en effet jugé que l’action entreprise par un État membre afin d’assurer un niveau élevé de formation de sa population résidente et de promouvoir le développement de son économie poursuivait un objectif légitime susceptible de justifier une discrimination indirecte sur la base de la nationalité (37).

64.      Dans ces circonstances, j’estime qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause cet objectif de la réglementation litigieuse ni son caractère légitime.

c)      Sur le caractère approprié de la condition de durée de travail minimale et ininterrompue

65.      Il n’est pas inutile de rappeler, une fois encore, que les travailleurs migrants et frontaliers, dès lors qu’ils ont accédé au marché du travail d’un État membre, ont, en principe, créé un lien d’intégration suffisant dans la société de cet État leur permettant d’y bénéficier du principe d’égalité de traitement quant aux avantages sociaux par rapport aux travailleurs nationaux et aux travailleurs résidents (38).

66.      Le lien d’intégration résulte notamment du fait que les travailleurs migrants contribuent au financement des politiques sociales de l’État membre d’accueil avec les contributions fiscales et sociales qu’ils payent dans cet État, en vertu de l’activité salariée qu’ils y exercent. Ils doivent, dès lors, pouvoir en profiter dans les mêmes conditions que les travailleurs nationaux (39).

67.      Certes, la Cour a admis certains motifs de nature à justifier des réglementations établissant une distinction entre les résidents et les non‑résidents exerçant une activité professionnelle dans l’État membre concerné, selon leur degré d’intégration dans la société de cet État ou leur lien de rattachement à celle-ci (40).

68.      Je répète toutefois ma réticence à l’égard de cette évolution jurisprudentielle (41). En effet, « [s]’agissant de travailleurs migrants et frontaliers, le fait d’avoir accédé au marché du travail d’un État membre crée, en principe, le lien d’intégration suffisant dans la société de cet État leur permettant d’y bénéficier du principe d’égalité de traitement par rapport aux travailleurs nationaux quant aux avantages sociaux » (42). L’exigence relative à la preuve d’une intégration particulière pour ces personnes constitue donc une exception à la règle et doit, de ce fait, être appliquée de façon restrictive.

69.      Il existe, en quelque sorte, une présomption d’intégration du travailleur migrant ou frontalier dans l’État membre dans lequel il travaille et en faveur duquel il paye des taxes et des cotisations sociales qui contribuent au financement des politiques sociales de cet État (43).

70.      Dès lors, si je peux « admettre qu’il est possible de présumer que la probabilité d’une installation au Luxembourg et d’une intégration au marché du travail luxembourgeois au terme des études supérieures, même lorsque ces études ont été effectuées à l’étranger, est plus importante s’agissant des étudiants résidant au Luxembourg au moment où ils vont entreprendre leurs études supérieures qu’en ce qui concerne les étudiants non-résidents » (44), je suis davantage circonspect sur l’incidence que peut avoir à cet égard la durée de travail sur le territoire de l’État membre d’accueil d’un des parents de l’étudiant.

71.      Dans sa jurisprudence initiale, la Cour rejetait d’ailleurs fermement la possibilité de soumettre l’octroi d’un avantage social à une durée minimale de l’activité professionnelle (45).

72.      Par conséquent, je rejoins l’opinion de la Commission selon laquelle la condition liée à l’intégration suffisante d’un des parents de l’étudiant sur le marché de l’emploi de l’État membre d’accueil paraît sans relation avec l’objectif poursuivi, à savoir augmenter de manière significative, au Grand-Duché de Luxembourg, la part des résidents titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur (46).

73.      Toutefois, la condition relative à la durée de travail d’un des parents de l’étudiant sur le territoire de l’État membre d’accueil semble avoir été suggérée par la Cour elle-même, même si cela fut fait à titre d’exemple. En effet, dans son examen du caractère nécessaire de la condition de résidence applicable dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411), la Cour elle-même a estimé qu’il paraissait possible qu’un rattachement suffisant de l’étudiant au Grand-Duché de Luxembourg permettant de conclure à l’existence d’une probabilité raisonnable de voir les bénéficiaires de l’aide revenir s’installer au Luxembourg et se mettre à la disposition du marché du travail de cet État membre, découlait « également du fait que cet étudiant réside seul ou avec ses parents dans un État membre frontalier [...] et que, depuis une durée significative, ses parents travaillent au Luxembourg et vivent à proximité de ce dernier État membre » (47).

74.      Cette approche détonne avec celle traditionnellement suivie par la Cour à propos de la mobilité des étudiants. En effet, dans l’arrêt du 25 octobre 2012, Prete (C‑367/11, EU:C:2012:668), la Cour n’avait-elle pas considéré, à juste titre, qu’il convenait d’écarter l’argumentation développée par le gouvernement belge selon laquelle une personne qui réside à proximité de la frontière de l’État membre dans lequel elle a effectué ses études aurait plus naturellement vocation à accéder au marché du travail de cet État, avec lequel elle présenterait un lien de rattachement ? (48) En effet, « les connaissances acquises par un étudiant au cours de ses études ne destinent généralement pas celui-ci à un marché géographique du travail donné » (49).

75.      La réalité des étudiants me semble plus proche de ce constat. Par conséquent, eu égard à ce constat et aux considérations qui précèdent, j’estime que la condition de durée de travail minimale et ininterrompue du parent de l’étudiant me paraît inappropriée pour atteindre l’objectif poursuivi.

76.      Toutefois, je dois également reconnaître que la Cour a, de facto et de jure, admis que l’occupation d’un emploi par les parents, depuis une durée significative dans l’État membre dispensateur de l’aide sollicitée, pouvait être appropriée pour démontrer le degré réel de rattachement à la société ou au marché du travail de cet État.

77.      Dans l’hypothèse où la Cour confirmerait cette analyse, j’examinerai donc, à titre subsidiaire, le caractère nécessaire de la condition de durée de travail minimale et ininterrompue.

d)      Sur le caractère nécessaire de la condition de durée de travail minimale et ininterrompue

78.      Pour être conforme au droit de l’Union, la condition relative à la durée minimale et ininterrompue de travail au moment de la demande d’aide financière ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif recherché.

79.      La situation à l’origine du litige dans l’affaire au principal est éclairante. En effet, le bénéfice de l’aide financière a été refusé à M. Linares Verruga alors que ses parents ont tous les deux travaillé au Luxembourg pendant une période ininterrompue de plus de cinq ans avec seulement quelques brèves interruptions au cours des cinq années qui ont précédé la demande d’aide financière.

80.      Or, la possibilité de déroger à l’application stricte du principe d’égalité dans l’octroi des avantages sociaux aux travailleurs migrants et frontaliers, telle que répétée à l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011, ne peut être que limitée et interprétée de façon restrictive.

81.      Une règle telle que celle prévue par la législation en cause au principal, qui subordonne l’octroi d’une aide financière aux études supérieures à une condition de durée minimale ininterrompue de travail de cinq années de façon générale, sans laisser de marge d’appréciation aux autorités compétentes dans l’examen de la situation du demandeur, m’apparaît aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif légitime visant à augmenter le nombre des diplômés de l’enseignement supérieur au sein de la population résidente, afin de promouvoir le développement de l’économie nationale (50).

82.      Une telle règle me semble présenter un caractère trop général et exclusif au sens de la jurisprudence constante de la Cour. En effet, « elle privilégie indûment un élément qui n’est pas nécessairement représentatif du degré réel et effectif de rattachement entre le demandeur des allocations [...] et le marché géographique du travail, à l’exclusion de tout autre élément représentatif » (51). Ce faisant, elle va donc au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi.

83.      L’analogie avec l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38 suggérée par le gouvernement luxembourgeois ne me paraît pas de nature à modifier ce constat. Certes, la Cour elle-même fait référence à cette disposition au point 80 de l’arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411). Toutefois, il s’agit là d’une simple illustration de la condition de durée que la Cour a estimé envisageable en vue d’éviter « de voir apparaître “un tourisme des bourses d’études” » (52). Surtout, comme la Cour le souligne elle-même, cette condition s’inscrit « dans un autre contexte » (53).

84.      En effet, l’article 16 de la directive 2004/38 prévoit une condition de durée minimale de résidence ininterrompue afin d’assurer l’octroi du droit de séjour permanent à des personnes installées durablement dans l’État membre d’accueil. Or, une telle considération est par définition inapplicable à la situation des travailleurs frontaliers.

85.      La référence à l’article 24 de la directive 2004/38 n’est guère plus adéquate. Au contraire, comme je l’ai indiqué dans mon exposé préalable, l’article 24, paragraphe 2, de cette directive réserve, expressément, la possibilité de déroger au principe de l’égalité de traitement aux personnes autres que les travailleurs salariés, les travailleurs non-salariés, les personnes qui gardent ce statut ou les membres de leur famille.

VI – Conclusion

86.      Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le tribunal administratif du Grand-Duché de Luxembourg (Luxembourg) de la manière suivante :

L’article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) n° 492/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation d’un État membre telle que celle en cause au principal, qui subordonne l’octroi d’une aide financière aux études supérieures à une condition de durée minimale ininterrompue de travail de cinq années, dans le chef des parents de l’étudiant, au moment de la demande d’aide financière et instaure une différence de traitement, constitutive d’une discrimination indirecte, entre les personnes qui résident dans l’État membre concerné et celles qui, sans résider dans cet État membre, sont des enfants de travailleurs frontaliers exerçant une activité dans ledit État membre.


1 –      Langue originale : le français.


2 –      Voir, à cet égard, communication de la Commission et conclusions du Conseil de l’Union européenne citées par l’avocat général Mengozzi dans ses conclusions présentées dans l’affaire Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:70, points 42 à 44).


3 –      JO 1968, L 257, p. 2.


4 –      JO 2004, L 158, p. 77, et rectificatifs JO 2004, L 229, p. 35, et JO 2005, L 197, p. 34.


5 –      JO 2011, L 141, p. 1.


6 – JO 2004, L 166, p. 1, et rectificatif JO 2004, L 200, p. 1.


7 – JO 2010, L 338, p. 35.


8 –      Si la législation litigieuse vise tant les travailleurs salariés que les travailleurs non salariés, la demande de décision préjudicielle se concentre sur l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011. Les débats ont, par conséquent, porté sur la situation des seuls « travailleurs salariés ». Toutefois, je considère que le raisonnement que je vais suivre peut s’appliquer, mutatis mutandis, à la situation des travailleurs non salariés. En effet, le principe d’égalité de traitement entre les travailleurs nationaux et les ressortissants d’autres États membres (notamment en ce qui concerne l’octroi des avantages sociaux) s’applique également aux travailleurs non salariés (voir, en ce sens, arrêt du 14 janvier 1988, Commission/Italie, 63/86, EU:C:1988:9, points 12 à 16). Voir, également, Barnard, C., The Substantive Law of the EU. The Four Freedoms, 4e éd., Oxford University Press, 2013, p. 313.


9 –      Voir arrêt du 7 septembre 2004, Trojani (C‑456/02, EU:C:2004:488, point 15). L’exigence de prestations réelles et effectives et son corollaire, l’exclusion de prestations purement marginales et accessoires, sont apparus très tôt dans la jurisprudence de la Cour (voir, en ce sens, arrêt du 23 mars 1982, Levin, 53/81, EU:C:1982:105, point 17).


10 –      Voir arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 35). Voir, également, arrêt du 11 septembre 2007, Hendrix (C‑287/05, EU:C:2007:494, point 53).


11 –      C’est moi qui souligne.


12 –      Voir en ce sens, à propos du règlement n° 1612/68 (dont le considérant 4 était identique au considérant 5 du règlement n° 492/2011), arrêts du 27 novembre 1997, Meints (C‑57/96, EU:C:1997:564, point 50), et du 8 juin 1999, Meeusen (C‑337/97, EU:C:1999:284, point 21).


13 –      Voir arrêt du 27 novembre 1997, Meints (C‑57/96, EU:C:1997:564, point 51 et point 3 du dispositif). Voir, également, arrêt du 8 juin 1999, Meeusen (C‑337/97, EU:C:1999:284, point 21 et point 2 du dispositif).


14 –      Voir arrêt du 21 juin 1988, Lair (39/86, EU:C:1988:322, point 42). Voir, également, arrêt du 6 juin 1985, Frascogna (157/84, EU:C:1985:243, point 25), rendu trois ans plus tôt à propos d’une demande d’allocation spéciale de vieillesse.


15 –      Voir, à ce propos, Pataut, E., « La détermination du lien d’intégration des citoyens européens », RTD Eur., 2012, p. 623 et suiv.


16 –      Voir, en ce sens, Barnard, C., « Case C‑209/03, R (on the application of Danny Bidar) v. London Borough of Ealing, Secretary of State for Education and Skills, judgment of the Court (Grand Chamber) 15 march 2005, not yet reported », CML Rev., 42, 2005, p. 1465 à 1489, spéc. p. 1488.


17       Voir, en ce sens, O’Leary, S., « The curious case of frontier workers and study finance: Giersch », CML Rev., 51, 2014, p. 601 à 622, spéc. p. 609. Voir, également, commentaire de Martin, D., qui écrit, à propos de l’arrêt du 18 juillet 2007, Hartmann (C‑212/05, EU:C:2007:437) : « Not only the acceptance of a social policy cause of justification in the field of free movement is a reversal of a consistent case-law » [Martin, D., « Comments on Jia v. Migrationsverket (Case C‑1/05 of 9 January 2007), Hartmann v. Freistaat Bayern (Case C‑213/05 of 18 July 2007) and Hendrix v. Raad van Bestuur van het Uitvoeringsinstituut Werknemersverzekeringen (Case C‑287/05 of 11 September 2007) », European Journal of Migration and Law, 9, 2007, p. 457 à 471, spéc. p. 467 ; c’est moi qui souligne].


18 –      Voir, en ce sens, arrêts du 18 juillet 2007, Hartmann (C‑212/05, EU:C:2007:437, point 24) ; du 18 juillet 2007, Geven (C‑213/05, EU:C:2007:438, point15) ; du 14 juin 2012, Commission/Pays-Bas (C‑542/09, EU:C:2012:346, point 33), ainsi que du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 37).


19 –      Voir, en ce sens, Cavallini, J., « Subordonner l’octroi d’une allocation à une condition de résidence peut caractériser une discrimination indirecte », JCP/La Semaine Juridique – Édition sociale, n° 40, 2007, p. 32 à 34.


20 –      Arrêts du 18 juillet 2007, Hartmann (C‑212/05, EU:C:2007:437, point 36), et du 18 juillet 2007, Geven (C‑213/05, EU:C:2007:438, point 26).


21 –      Arrêt du 14 juin 2012, Commission/Pays-Bas (C‑542/09, EU:C:2012:346, point 63). C’est moi qui souligne. La loi nationale en cause dans cette affaire subordonnait le financement des études supérieures poursuivies en dehors de l’État membre en cause à la condition d’avoir résidé sur le territoire de cet État pendant au moins trois années au cours des six années précédant l’inscription de l’étudiant.


22 –      Arrêt du 14 juin 2012, Commission/Pays-Bas (C‑542/09, EU:C:2012:346, point 65).


23 –      Voir, en ce sens, Martin, D., « Comments on Jia v. Migrationsverket (Case C‑1/05 of 9 January 2007), Hartmann v. Freistaat Bayern (Case C-213/05 of 18 July 2007) and Hendrix v. Raad van Bestuur van het Uitvoeringsinstituut Werknemersverzekeringen (Case C‑287/05 of 11 September 2007) », European Journal of Migration and Law, 9, 2007, p. 457 à 471, spéc. p. 467.


24 –      Arrêt du 14 juin 2012, Commission/Pays-Bas (C‑542/09, EU:C:2012:346, point 64). C’est moi qui souligne.


25 –      Article 2 bis de la loi du 22 juin 2000, inséré par l’article 1er, point 1, de la loi du 19 juillet 2013.


26 –      Article 3 de la loi du 24 juillet 2014 concernant l’aide financière de l’État pour études supérieures. Cette loi n’est pas en cause dans la présente affaire.


27 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 39).


28 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 40 et jurisprudence citée).


29 –      Voir, en ce sens, arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 44).


30 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 46).


31 –      Voir, en ce sens, arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 46 et jurisprudence citée).


32 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 56).


33 –      C’est moi qui souligne.


34 –      Projet de loi n° 6585 modifiant la loi du 22 juin 2000, concernant l’aide financière de l’État pour études supérieures (document 6585 du 5 juillet 2013, p. 2, disponible sur le site Internet de la Chambre des députés du Grand-Duché de Luxembourg à l’adresse suivante : http ://www.chd.lu/wps/portal/public/RoleEtendu?action=doDocpaDetails&id=6585#).


35 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 48).


36 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 53).


37 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 56 et dispositif).


38 –      Voir, en ce sens, arrêts du 14 juin 2012, Commission/Pays-Bas (C‑542/09, EU:C:2012:346, point 65), et du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 63).


39 –      Voir, en ce sens, arrêts du 14 juin 2012, Commission/Pays-Bas (C‑542/09, EU:C:2012:346, point 66), et du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 63).


40 –      Voir, à cet égard, développements sous le titre A des présentes conclusions.


41 –      Voir point 40 des présentes conclusions.


42 –      Arrêt du 14 juin 2012, Commission/Pays-Bas (C‑542/09, EU:C:2012:346, point 65). C’est moi qui souligne.


43 –      Voir, en ce sens, O’Leary, S., « The curious case of frontier workers and study finance : Giersch », CML Rev., 51, 2014, p. 601 à 622, spéc. p. 610.


44 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 67).


45 –      Voir, en ce sens, arrêts du 21 juin 1988, Lair (39/86, EU:C:1988:322, point 42), et du 6 juin 1985, Frascogna (157/84, EU:C:1985:243, point 25).


46 –      Voir observations écrites de la Commission (point 44). Les deux exemples donnés par la Commission lors de l’audience du 14 avril 2016 sont assez éclairants à ce sujet. Selon la législation litigieuse, un enfant lituanien dont le père, de la même nationalité, résiderait et travaillerait à Luxembourg depuis un mois seulement aurait, en principe, droit à l’aide financière pour études supérieures. En revanche, l’enfant dont le père est un travailleur transfrontalier belge, qui travaille au Luxembourg depuis plus de quinze ans, mais avec une période d’interruption sur les cinq dernières années, n’aurait pas droit à l’aide précitée alors même que son enfant y aurait suivi toute sa scolarité. La condition de durée de travail ininterrompue s’applique également de la même façon à l’enfant d’un travailleur transfrontalier belge qui aurait toujours vécu avec son autre parent à Chypre – et n’aurait donc vraisemblablement pas l’intention de s’établir au Luxembourg après ses études – et à l’enfant d’un travailleur transfrontalier belge qui vivrait avec ce dernier en Belgique et aurait suivi toute sa scolarité au Luxembourg.


47 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 78). La reconnaissance de cet élément de justification apparaît également dans le dispositif de cet arrêt, qui précise que « [s]i l’objectif visant à augmenter la proportion des résidents titulaires d’un diplôme de l’enseignement supérieur afin de promouvoir le développement de l’économie du même État membre constitue un objectif légitime susceptible de justifier une telle différence de traitement et si une condition de résidence, telle que celle prévue par la législation nationale en cause au principal, est propre à garantir la réalisation dudit objectif, une telle condition excède toutefois ce qui est nécessaire aux fins d’atteindre l’objectif qu’elle poursuit, dans la mesure où elle fait obstacle à la prise en compte d’autres éléments potentiellement représentatifs du degré réel de rattachement du demandeur de ladite aide financière à la société ou au marché du travail de l’État membre concerné, tels que le fait que l’un des parents, qui continue de pourvoir à l’entretien de l’étudiant, est un travailleur frontalier, qui occupe un emploi durable dans cet État membre et a déjà travaillé dans ce dernier depuis une durée significative » (c’est moi qui souligne).


48 –      Point 45 de cet arrêt.


49 –      Arrêt du 25 octobre 2012, Prete (C‑367/11, EU:C:2012:668, point 45). Voir, également, arrêt du 15 mars 2005, Bidar (C‑209/03, EU:C:2005:169, point 58).


50 –      À ce propos, la modification apportée par la loi du 24 juillet 2014 concernant l’aide financière de l’État pour études supérieures, en vertu de laquelle la durée de travail de cinq ans est désormais calculée pendant une période de référence de sept ans, ne me paraît toujours pas répondre à l’exigence de proportionnalité. En effet, dans l’arrêt du 14 juin 2012, Commission/Pays-Bas (C‑542/09, EU:C:2012:346), la Cour avait estimé la législation néerlandaise contraire au droit de l’Union. Or, la loi nationale en cause dans cette affaire était moins sévère que la loi luxembourgeoise, puisqu’elle subordonnait le financement des études supérieures poursuivies en dehors de son territoire à la condition d’avoir résidé sur celui-ci au moins trois ans au cours des six années précédant l’inscription de l’étudiant.


51 –      Arrêt du 11 juillet 2002, D’Hoop (C‑224/98, EU:C:2002:432, point 39). Voir également, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Prinz et Seeberger (C‑523/11 et C‑585/11, EU:C:2013:524, point 37 et jurisprudence citée).


52 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 80).


53 –      Arrêt du 20 juin 2013, Giersch e.a. (C‑20/12, EU:C:2013:411, point 80).