Language of document : ECLI:EU:C:2005:120

ARRÊT DE LA COUR (grande chambre)

1er mars 2005 (*)

«Convention de Bruxelles – Champ d'application territorial de la convention de Bruxelles – Article 2 – Compétence – Accident survenu dans un État tiers – Préjudice corporel – Action intentée dans un État contractant contre une personne domiciliée dans cet État et d'autres défendeurs domiciliés dans un État tiers – Exception du forum non conveniens – Incompatibilité avec la convention de Bruxelles»

Dans l'affaire C-281/02,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre du protocole du 3 juin 1971 relatif à l'interprétation par la Cour de justice de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, introduite par la Court of Appeal (England and Wales) Civil Division (Royaume-Uni), par décision du 5 juillet 2002 , parvenue à la Cour le 31 juillet 2002 , dans la procédure

Andrew Owusu

contre

N. B. Jackson, agissant sous le nom commercial «Villa Holidays Bal-Inn Villas»,

Mammee Bay Resorts Ltd,

Mammee Bay Club Ltd,

The Enchanted Garden Resorts & Spa Ltd,

Consulting Services Ltd,

Town & Country Resorts Ltd,

LA COUR (grande chambre),

composée de M. P. Jann, président de la première chambre, faisant fonction de président, MM. C. W. A. Timmermans et A. Rosas, présidents de chambre, MM. C. Gulmann, J.-P. Puissochet et R. Schintgen (rapporteur), Mme N. Colneric, MM. S. von Bahr et J. N. Cunha Rodrigues, juges,

avocat général: M. P. Léger,

greffier: Mme L. Hewlett, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de l'audience du 4 mai 2004,

considérant les observations présentées:

·pour M. Owusu, par MM. R. Plender, QC, et P. Mead, barrister,

·pour M. Jackson, par MM. B. Doherty et C. Thomann, solicitors,

·pour Mammee Bay Club Ltd, The Enchanted Garden Resorts & Spa Ltd et Town & Country Resorts Ltd, par M. P. Sherrington, Mmes S. Armstrong et L. Lamb, solicitors,

·pour le gouvernement du Royaume-Uni, par M. K. Manji, en qualité d'agent, assisté de M. D. Lloyd-Jones, QC,

·pour le gouvernement allemand, par M. R. Wagner, en qualité d'agent,

·pour la Commission des Communautés européennes, par Mme A.‑M. Rouchaud-Joët et M. M. Wilderspin, en qualité d'agents,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 14 décembre 2004,

rend le présent

Arrêt

1       La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 2 de la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (JO 1972, L 299, p. 32), telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (JO L 304, p. 1, et − texte modifié − p. 77), par la convention du 25 octobre 1982 relative à l’adhésion de la République hellénique (JO L 388, p. 1) et par la convention du 26 mai 1989 relative à l’adhésion du royaume d’Espagne et de la République portugaise (JO L 285, p. 1, ci-après la «convention de Bruxelles»).

2       Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Owusu à M. Jackson, agissant sous le nom commercial «Villa Holidays Bal-Inn Villas», et à plusieurs sociétés de droit jamaïquain à la suite de la survenance d’un accident corporel dont a été victime M. Owusu en Jamaïque.

 Le cadre juridique

 La convention de Bruxelles

3       Il ressort de son préambule que la convention de Bruxelles a pour but de faciliter la reconnaissance réciproque et l’exécution des décisions judiciaires, conformément à l’article 293 CE, ainsi que de renforcer dans la Communauté la protection juridique des personnes qui y sont établies. Le préambule indique également qu’il importe à cette fin de déterminer la compétence des juridictions des États contractants dans l’ordre international.

4       Les dispositions relatives à la compétence figurent dans le titre II de la convention de Bruxelles. Aux termes de l’article 2 de cette convention:

«Sous réserve des dispositions de la présente convention, les personnes domiciliées sur le territoire d'un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État.

Les personnes qui ne possèdent pas la nationalité de l'État dans lequel elles sont domiciliées y sont soumises aux règles de compétence applicables aux nationaux.»

5       L’article 5, points 1 et 3, de ladite convention dispose toutefois que le défendeur peut être attrait dans un autre État contractant, en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée et, en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit.

6       Par ailleurs, la convention de Bruxelles vise à prévenir les contrariétés de décisions. Ainsi, aux termes de son article 21, relatif à la litispendance:

«Lorsque des demandes ayant le même objet et la même cause sont formées entre les mêmes parties devant les juridictions d’États contractants différents, la juridiction saisie en second lieu sursoit d'office à statuer jusqu'à ce que la compétence du tribunal premier saisi soit établie.

Lorsque la compétence du tribunal premier saisi est établie, le tribunal saisi en second lieu se dessaisit en faveur de celui-ci.»

7       L’article 22 de cette convention prévoit:

«Lorsque des demandes connexes sont formées devant des juridictions d’États contractants différents et sont pendantes au premier degré, la juridiction saisie en second lieu peut surseoir à statuer.

Cette juridiction peut également se dessaisir, à la demande de l’une des parties, à condition que sa loi permette la jonction d’affaires connexes et que le tribunal premier saisi soit compétent pour connaître des deux demandes.

Sont connexes, au sens du présent article, les demandes liées entre elles par un rapport si étroit qu’il y a intérêt à les instruire et à juger en même temps afin d’éviter des solutions qui pourraient être inconciliables si les causes étaient jugées séparément.»

 Le droit national

8       En application de l'exception du forum non conveniens, telle que connue en droit anglais, une juridiction nationale peut décliner sa compétence au motif qu’une juridiction, également compétente, située dans un autre État, serait objectivement un for plus approprié pour connaître d'un litige, c’est-à-dire devant lequel le litige peut être tranché de manière adéquate au regard des intérêts de toutes les parties et des fins de la justice (arrêt de 1986 de la House of Lords, Spiliada Maritime Corporation/Cansulex Ltd, 1987, AC 460, spéc. p. 476).

9       Une juridiction anglaise qui décide de décliner sa compétence en application de l'exception du forum non conveniens surseoit à statuer de telle sorte que la procédure, ainsi provisoirement suspendue, est susceptible d’être reprise dans l’hypothèse où il s’avérerait, notamment, que le for étranger n’est pas compétent pour connaître du litige ou que le demandeur n’a pas accès à une justice effective devant ce for.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

10     Le 10 octobre 1997, M. Owusu, ressortissant britannique domicilié au Royaume-Uni, a été victime d’un très grave accident alors qu’il se trouvait en vacances en Jamaïque. En plongeant dans la mer à un endroit où l’eau arrivait à hauteur de l'abdomen, il a heurté un banc de sable immergé et a subi une fracture de la cinquième vertèbre cervicale qui l’a rendu tétraplégique.

11     À la suite de cet accident, M. Owusu a introduit, au Royaume-Uni, une action en responsabilité contractuelle à l’encontre de M. Jackson, également domicilié dans cet État. Ce dernier avait loué à l’intéressé une villa de vacances à Mammee Bay (Jamaïque). Selon M. Owusu, le contrat, qui stipulait qu’il avait accès à une plage privée, prévoyait implicitement que celle-ci serait raisonnablement sûre ou exempte de dangers cachés.

12     M. Owusu a également exercé au Royaume-Uni une action en responsabilité quasi délictuelle à l’encontre de plusieurs sociétés jamaïquaines, à savoir Mammee Bay Club Ltd (ci-après le «troisième défendeur au principal»), propriétaire exploitant de la plage de Mammee Bay, lequel avait fourni au demandeur au principal un accès gratuit à cette plage, The Enchanted Garden Resorts & Spa Ltd (ci-après le «quatrième défendeur au principal»), laquelle exploite un centre de vacances proche de Mammee Bay et dont les clients avaient également l’autorisation d’accéder à ladite plage, ainsi que Town & Country Resorts Ltd (ci-après le «sixième défendeur au principal»), qui exploite un grand hôtel adjacent à cette même plage et est titulaire d’une licence d’accès à celle-ci sous réserve d’en assurer la gestion, l’entretien et la surveillance.

13     Il ressort du dossier qu’une vacancière de nationalité anglaise avait eu, deux ans auparavant, un accident similaire qui l’avait également rendue tétraplégique. Aussi l’action en responsabilité quasi délictuelle introduite contre les défendeurs jamaïquains s’appuie-t-elle non seulement sur le fait qu’ils n’auraient pas averti les nageurs des dangers liés à la présence de bancs de sable immergés, mais également sur le fait qu’ils n’auraient pas pris au sérieux l’accident précédemment survenu.

14     La procédure a été ouverte par une assignation délivrée, le 6 octobre 2000, par le Sheffield District Registry de la High Court (England & Wales) Civil Division (Royaume-Uni). Cette assignation a été signifiée à M. Jackson au Royaume-Uni et le demandeur au principal a, le 12 décembre 2000, reçu l’autorisation d’assigner les autres défendeurs en Jamaïque. L’assignation a été faite aux troisième, quatrième et sixième défendeurs au principal, mais non à Mammee Bay Resorts Ltd ni à Consulting Services Ltd.

15     Tant M. Jackson que les troisième, quatrième et sixième défendeurs au principal ont déposé devant ladite juridiction un déclinatoire de compétence en ce qui concerne l’action introduite à leur encontre. À l’appui de leur demande, ils ont fait valoir que le litige avait des liens plus étroits avec la Jamaïque et que la juridiction de cet État constituait un for compétent devant lequel le litige pouvait être réglé de manière plus adéquate pour toutes les parties et aux fins d’une meilleure justice.

16     Par ordonnance du 16 octobre 2001, le juge siégeant en tant que Deputy High Court Judge à Sheffield (Royaume-Uni) a estimé qu’il ressort de l’arrêt du 13 juillet 2000, Group Josi (C-412/98, Rec. p. I‑5925, points 59 à 61), que l’applicabilité des règles de compétence de la convention de Bruxelles à un litige dépend, en principe, de la question de savoir si le défendeur a son siège ou son domicile sur le territoire d’un État contractant et que la convention s’applique à tout litige opposant un défendeur domicilié dans un État contractant à un demandeur domicilié dans un État tiers. Dans ces conditions, la décision de la Court of Appeal (Royaume-Uni) de 1992, In re Harrods (Buenos Aires) Ltd (1992 AC 72), et par laquelle a été admise la possibilité pour les tribunaux anglais, en application de l'exception du forum non conveniens, de renoncer à exercer la compétence qu’ils tirent de l’article 2 de la convention de Bruxelles serait erronée.

17     Estimant qu’il n’était pas habilité à poser lui-même une question préjudicielle à la Cour pour clarifier ce point, conformément à l’article 2 du protocole du 3 juin 1971, le juge siégeant en tant que Deputy High Court Judge a considéré, à la lumière des principes énoncés dans l’arrêt Group Josi, précité, qu’il ne pouvait pas surseoir à statuer à l’égard de M. Jackson, dès lors que ce dernier a son domicile dans un État contractant.

18     Nonobstant les liens de rattachement que pouvait avoir avec la Jamaïque l’action dirigée contre les autres défendeurs, le même juge a estimé qu’il ne pouvait pas non plus surseoir à statuer à leur égard dans la mesure où la convention de Bruxelles s’opposait à ce qu’il sursît à statuer dans le cadre de l’action dirigée contre M. Jackson. En effet, dans le cas contraire, il y aurait eu le risque que différents tribunaux de deux États soient amenés à juger les mêmes faits sur la base de preuves identiques ou similaires et parviennent à des conclusions contradictoires. Le juge de première instance a donc conclu que le Royaume-Uni et non la Jamaïque constituait l'État où le for était approprié pour connaître du litige et a rejeté le déclinatoire de compétence.

19     M. Jackson ainsi que les troisième, quatrième et sixième défendeurs ont interjeté appel contre cette ordonnance. La Court of Appeal (England & Wales) Civil Division observe que, en l’occurrence, les juridictions ayant vocation à connaître du litige sont celles d’un État contractant et d’un État tiers. Si l’article 2 de la convention de Bruxelles s'imposait également dans ce contexte, M. Jackson devrait être attrait au Royaume-Uni devant les juridictions de son domicile et il ne serait pas permis au demandeur au principal de le poursuivre, au titre de l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles, en Jamaïque, où le dommage s’est produit, dans la mesure où cet État n’est pas un autre État contractant. En l’absence de dérogation expresse en ce sens dans ladite convention, il ne serait donc pas permis d’envisager une exception à la règle posée à l’article 2 de la convention de Bruxelles. Selon la juridiction de renvoi, la question de l’application de l’exception du forum non conveniens en faveur des juridictions d’un État tiers, alors même que l’un des défendeurs est domicilié dans un État contractant, n’a jamais fait l’objet d’un arrêt de la Cour de justice.

20     À cet égard, selon le demandeur au principal, l’article 2 de la convention de Bruxelles est d’application impérative de telle sorte que la juridiction anglaise ne pourrait surseoir à statuer au Royaume-Uni à l’encontre d’un défendeur domicilié dans ce même État, quand bien même ladite juridiction considère qu’un autre for, dans un État tiers, est plus approprié.

21     La juridiction de renvoi observe que, si cette position devait se révéler correcte, elle pourrait avoir des conséquences importantes dans un certain nombre d’autres hypothèses concernant des cas de compétence exclusive ou de litispendance. Elle ajoute que le jugement rendu en Angleterre qui trancherait le litige au fond et dont l’exécution serait envisagée en Jamaïque, particulièrement à l’égard des défendeurs jamaïquains, serait susceptible de se heurter à certaines règles en vigueur dans ce pays en matière de reconnaissance et d’exécution des jugements étrangers.

22     C’est dans ces conditions que la Court of Appeal (England & Wales) Civil Division a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      La convention de Bruxelles […] s'oppose-t-elle, lorsque le demandeur prétend que la compétence est basée sur l’article 2, à ce que la juridiction d’un État contractant décline sa compétence, en vertu de son droit national pour connaître d’une action intentée contre une personne dans cet État en faveur des juridictions d’un État tiers:

a)      si la question de la compétence d’une juridiction d’un autre État contractant de la convention de Bruxelles ne se pose pas;

b)      si le litige n’a aucun autre lien de rattachement avec un autre État contractant?

2)      Si la réponse donnée à la première question sous a) ou sous b) est affirmative, la convention de Bruxelles s'oppose-t-elle à un tel déclinatoire de compétence dans toutes les circonstances ou seulement dans certaines circonstances et, le cas échéant, lesquelles?»

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

23     En vue de répondre à la première question, il convient, tout d’abord, de déterminer si l’article 2 de la convention de Bruxelles est applicable dans une situation telle que celle de l’affaire au principal, c’est-à-dire lorsque le demandeur et l'un des défendeurs ont leur domicile sur le territoire d’un même État contractant et que le litige qui les oppose devant les juridictions de cet État présente certains liens de rattachement avec un État tiers, mais non avec un autre État contractant. Ce n’est que dans l’affirmative que se poserait, dans les circonstances de l’affaire au principal, la question de savoir si la convention de Bruxelles s’oppose à l’application par une juridiction d’un État contractant de l'exception du forum non conveniens, dans l'hypothèse où l’article 2 de ladite convention permettrait à cette juridiction de fonder sa compétence en raison du domicile du défendeur sur le territoire national.

 Sur l’applicabilité de l’article 2 de la convention de Bruxelles

24     Rien dans le libellé de l'article 2 de la convention de Bruxelles n’indique que l’application de la règle générale de compétence que cet article énonce en fonction uniquement du domicile du défendeur sur le territoire d’un État contractant est soumise à la condition de l’existence d’un rapport juridique impliquant plusieurs États contractants.

25     Certes, l’application même des règles de compétence de la convention de Bruxelles, ainsi qu’il ressort du rapport sur ladite convention, présenté par M. Jenard (JO 1979, C 59, p. 1, 8), requiert l’existence d’un élément d’extranéité.

26     Toutefois, le caractère international du rapport juridique en cause ne doit pas nécessairement découler, pour les besoins de l’application de l’article 2 de la convention de Bruxelles, de l’implication, en raison du fond du litige ou du domicile respectif des parties au litige, de plusieurs États contractants. L’implication d’un État contractant et d’un État tiers, en raison, par exemple, du domicile du demandeur et d'un défendeur, dans le premier État, et de la localisation des faits litigieux dans le second, est également susceptible de conférer un caractère international au rapport juridique en cause. En effet, cette situation est de nature à soulever, dans l'État contractant, comme dans l'affaire au principal, des questions relatives à la détermination de la compétence des juridictions dans l'ordre international, qui constitue précisément l'une des finalités de la convention de Bruxelles, ainsi qu'il ressort du troisième considérant de son préambule.

27     C'est ainsi que la Cour a déjà interprété les règles de compétence édictées par la convention de Bruxelles dans des cas où le demandeur avait son domicile ou son siège dans un État tiers, alors que le défendeur était domicilié sur le territoire d’un État contractant (voir arrêts du 25 juillet 1991, Rich, C‑190/89, Rec. p. I‑3855; du 6 décembre 1994, Tatry, C‑406/92, Rec. p. I‑5439, et Group Josi, précité, point 60).

28     D’ailleurs, les règles de la convention de Bruxelles en matière de compétence exclusive ou de prorogation expresse de compétence sont également susceptibles de s’appliquer à des rapports juridiques impliquant uniquement un État contractant et un ou plusieurs États tiers. Il en est ainsi, s’agissant de l’article 16 de la convention de Bruxelles, en cas de litige en matière de droits réels immobiliers ou de baux d’immeubles opposant des personnes domiciliées dans un État non contractant et concernant un bien situé dans un État contractant, ou encore, s’agissant de l’article 17 de la convention de Bruxelles, dans l’hypothèse où une convention attributive de juridiction liant au moins une partie domiciliée dans un État non contractant élirait le tribunal sur le territoire d’un État contractant.

29     De même, s’il est vrai, comme l’a souligné M. l’avocat général aux points 142 à 152 de ses conclusions, que les règles de la convention de Bruxelles en matière de litispendance et de connexité ou de reconnaissance et d’exécution s’appliquent, ainsi qu’il ressort clairement de leur libellé, aux rapports entre différents États contractants, dès lors qu’elles concernent tantôt des procédures pendantes devant des juridictions de différents États contractants, tantôt des décisions rendues par des juridictions d’un État contractant en vue de leur reconnaissance et de leur exécution dans un autre État contractant, il n’en demeure pas moins que les litiges visés par les procédures ou les décisions en question peuvent avoir un caractère international impliquant un État contractant et un État tiers et avoir suscité, pour ce motif, le recours à la règle générale de compétence énoncée à l’article 2 de la convention de Bruxelles.

30     À l’encontre de la thèse de l’applicabilité de cet article 2 à une situation juridique impliquant un seul État contractant et un ou plusieurs États non contractants, les défendeurs au principal et le gouvernement du Royaume-Uni ont opposé le principe de l’effet relatif des traités, la convention de Bruxelles ne pouvant imposer aucune obligation aux États qui n’ont pas consenti à être liés par elle.

31     Il suffit, à cet égard, de constater que la désignation comme compétente de la juridiction d’un État contractant, en raison du domicile du défendeur sur le territoire de cet État, même à propos d’un litige qui se rattache, au moins en partie, en raison de son objet ou du domicile du demandeur, à un État tiers n’est pas de nature à faire peser une obligation sur ce dernier État.

32     M. Jackson et le gouvernement du Royaume-Uni ont également souligné, pour justifier l’application de l’article 2 de la convention de Bruxelles aux seuls litiges se rattachant à plusieurs États contractants, l’objectif fondamental poursuivi par cette convention qui serait d’assurer la libre circulation des jugements entre États contractants.

33     À cet égard, il est vrai que l’article 220, quatrième tiret, du traité CE (devenu article 293, quatrième tiret, CE), sur le fondement duquel les États membres ont conclu la convention de Bruxelles, a pour objectif de faciliter le fonctionnement du marché commun par l’adoption de règles de compétence pour les litiges y afférents et la suppression, dans toute la mesure du possible, des difficultés relatives à la reconnaissance et à l’exécution des jugements sur le territoire des États contractants (arrêt du 10 février 1994, Mund & Fester, C‑398/92, Rec. p. I‑467, point 11). De fait, il est constant que la convention de Bruxelles contribue au bon fonctionnement du marché intérieur.

34     Toutefois, les règles uniformes de compétence contenues dans la convention de Bruxelles n’ont pas vocation à s’appliquer uniquement à des situations comportant un lien effectif et suffisant avec le fonctionnement du marché intérieur, impliquant, par définition, plusieurs États membres. Il suffit de constater à cet égard que l’unification en elle-même des règles de conflit de juridictions et en matière de reconnaissance et d’exécution des décisions de justice, opérée par la convention de Bruxelles, pour des litiges comportant un élément d’extranéité, a assurément pour objectif d’éliminer les obstacles au fonctionnement du marché intérieur pouvant découler des disparités des législations nationales en la matière (voir, par analogie, à propos des directives d’harmonisation fondées sur l’article 95 CE, destinées à améliorer les conditions de l’établissement et du fonctionnement du marché intérieur, arrêt du 20 mai 2003, Österreichischer Rundfunk e.a., C‑465/00, C‑138/01 et C‑139/01, Rec. p. I‑4989, points 41 et 42).

35     Il découle de ce qui précède que l’article 2 de la convention de Bruxelles s'applique à une situation telle que celle de l’affaire au principal, couvrant les rapports entre les juridictions d’un seul État contractant et celles d’un État non contractant et non les rapports entre les juridictions de plusieurs États contractants.

36     Il convient dès lors d’examiner la question de savoir si, dans une telle situation, la convention de Bruxelles s’oppose à ce qu’une juridiction d’un État contractant décline la compétence qu’elle tire de l’article 2 de ladite convention en application de l'exception du forum non conveniens.

 Sur la compatibilité de l'exception du forum non conveniens avec la convention de Bruxelles

37     Il convient d'observer, tout d'abord, que l’article 2 de la convention de Bruxelles a un caractère impératif et que, ainsi qu’il ressort de ses termes mêmes, il ne peut être dérogé à la règle de principe qu’il énonce que dans des cas expressément prévus par ladite convention (voir, sur le caractère obligatoire du système de compétence mis en place par la convention de Bruxelles, arrêts du 9 décembre 2003, Gasser, C‑116/02, non encore publié au Recueil, point 72, et du 27 avril 2004, Turner, C‑159/02, non encore publié au Recueil, point 24). Or, il est constant qu’une exception tirée de la théorie du forum non conveniens n’a pas été prévue par les auteurs de la convention, alors même que la question a été débattue lors de l’élaboration de la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni, ainsi qu'il ressort du rapport sur ladite convention, présenté par M. Schlosser (JO 1979, C 59, p. 71, points 77 et 78).

38     Le respect du principe de la sécurité juridique, qui constitue l’un des objectifs de la convention de Bruxelles (voir, notamment, arrêts du 28 septembre 1999, GIE Groupe Concorde e.a., C‑440/97, Rec. p. I‑6307, point 23, et du 19 février 2002, Besix, C‑256/00, Rec. p. I‑1699, point 24), ne serait pas pleinement garanti s'il fallait permettre à une juridiction compétente au titre de ladite convention de faire application de l'exception du forum non conveniens.

39     En effet, selon les termes de son préambule, la convention de Bruxelles vise à renforcer dans la Communauté la protection juridique des personnes qui y sont établies, en prévoyant des règles communes de compétence de nature à garantir une certitude quant à la répartition des compétences entre les différentes juridictions nationales susceptibles d’être saisies d’un litige déterminé (arrêt Besix, précité, point 25).

40     La Cour a ainsi jugé que le principe de la sécurité exige notamment que les règles de compétence qui dérogent à la règle générale énoncée à l’article 2 de la convention de Bruxelles soient interprétées de façon à permettre à un défendeur normalement averti de prévoir raisonnablement devant quelle juridiction, autre que celle de l’État de son domicile, il pourrait être attrait (arrêts précités GIE Groupe Concorde e.a., point 24, et Besix, point 26).

41     Or, l’application de la théorie du forum non conveniens, qui laisse une large marge d’appréciation au juge saisi quant à la question de savoir si un for étranger serait plus approprié pour trancher le fond d'un litige, est de nature à affecter la prévisibilité des règles de compétence posées par la convention de Bruxelles, en particulier celle de son article 2, et, par voie de conséquence, le principe de sécurité juridique en tant que fondement de cette convention.

42     La protection juridique des personnes établies dans la Communauté serait également affectée. En effet, d’une part, le défendeur, généralement mieux à même de se défendre devant les juridictions de son domicile, ne serait pas en mesure, dans les circonstances telles que celles de l’affaire au principal, de prévoir raisonnablement devant quelle autre juridiction il risque d’être attrait. D’autre part, dans l’hypothèse où a été soulevée une exception tirée de l’existence d’un for étranger plus approprié pour connaître du litige, il incombe au demandeur d’établir qu’il ne pourra pas obtenir justice devant le tribunal étranger en question ou, si la juridiction saisie décide de retenir l’exception, que ce tribunal n’est finalement pas compétent pour connaître du litige ou que le demandeur n’a, en réalité, pas accès à une justice effective devant ledit tribunal, indépendamment du coût que représente l’introduction d’un nouveau recours devant la juridiction d’un autre État et l’allongement des délais de procédure.

43     De plus, l’admissibilité de l'exception du forum non conveniens dans le cadre de la convention de Bruxelles risquerait d’affecter l’application uniforme des règles de compétence contenues dans celle-ci dans la mesure où cette exception n’est reconnue que dans un nombre limité d’États contractants, alors que le but de la convention de Bruxelles est précisément de prévoir des règles communes à l’exclusion des règles nationales exorbitantes.

44     Les défendeurs au principal insistent sur les conséquences pratiques négatives qui découleraient de l’obligation qu’auraient en l’occurrence les juridictions anglaises de connaître du fond de l’affaire, notamment quant aux coûts de procédure, à la possibilité de remboursement des frais en Angleterre en cas de rejet de l’action du demandeur, aux difficultés logistiques liées à la distance géographique, à la nécessité d’apprécier le fond du litige selon des critères jamaïquains, à la possibilité d’obtenir en Jamaïque l’exécution d’un jugement rendu par défaut et à l’impossibilité d’envisager une demande reconventionnelle à l’encontre des autres défendeurs.

45     À cet égard, quelle que soit la réalité de ces difficultés, il suffit d’observer que de telles considérations, qui peuvent précisément être prises en compte dans le cadre de l’application de l'exception du forum non conveniens, ne sont pas de nature à remettre en cause le caractère obligatoire de la règle fondamentale de compétence, contenue à l’article  2  de la convention de Bruxelles, pour les raisons exposées ci-dessus.

46     Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que la convention de Bruxelles s’oppose à ce qu’une juridiction d’un État contractant décline la compétence qu’elle tire de l’article 2 de ladite convention au motif qu’une juridiction d’un État non contractant serait un for plus approprié pour connaître du litige en cause, même si la question de la compétence d'une juridiction d'un autre État contractant ne se pose pas ou que ce litige n'a aucun autre lien de rattachement avec un autre État contractant.

 Sur la seconde question

47     Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande en substance si, pour le cas où la Cour devrait estimer que la convention de Bruxelles s'oppose à l’application de l'exception du forum non conveniens, une telle appréciation s'impose en toutes circonstances ou seulement dans certaines circonstances.

48     Il ressort de la décision de renvoi ainsi que des observations des défendeurs au principal et du gouvernement du Royaume-Uni que cette seconde question a été posée pour le cas où il existerait une situation de litispendance ou de connexité avec une procédure pendante devant une juridiction d’un État non contractant, une convention attributive de compétence en faveur d’une telle juridiction ou encore un rattachement à cet État du même type que ceux visés à l’article 16 de la convention de Bruxelles.

49     La procédure prévue à l’article 234 CE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit communautaire qui leur sont nécessaires pour la solution des litiges qu’elles sont appelées à trancher (voir, notamment, arrêts du 8 novembre 1990, Gmurzynska-Bscher, C‑231/89, Rec. p. I‑4003, point 18; du 12 mars 1998, Djabali, C‑314/96, Rec. p. I‑1149, point 17, et du 21 janvier 2003, Bacardi-Martini et Cellier des Dauphins, C‑318/00, Rec. p. I‑905, point 41).

50     Aussi la justification du renvoi préjudiciel n’est-elle pas la formulation d’opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques, mais le besoin inhérent à la solution effective d’un contentieux (voir, en ce sens, arrêts Djabali, précité, point 19; Bacardi-Martini et Cellier des Dauphins, précité, point 42, et du 25 mars 2004, Azienda Agricola Ettore Ribaldi e.a., C‑480/00 à C‑482/00, C‑484/00, C‑489/00 à C‑491/00 et C‑497/00 à C‑499/00, non encore publié au Recueil, point 72).

51     Or, en l’occurrence, il est constant que les situations factuelles visées au point 48 du présent arrêt ne sont pas celles du litige au principal.

52     En conséquence, il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question.

 Sur les dépens

53     La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (grande chambre) dit pour droit:

1)      La convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par la convention du 9 octobre 1978 relative à l’adhésion du royaume de Danemark, de l’Irlande et du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, par la convention du 25 octobre 1982 relative à l’adhésion de la République hellénique et par la convention du 26 mai 1989 relative à l’adhésion du royaume d’Espagne et de la République portugaise, s’oppose à ce qu’une juridiction d’un État contractant décline la compétence qu’elle tire de l’article 2 de ladite convention au motif qu’une juridiction d’un État non contractant serait un for plus approprié pour connaître du litige en cause, même si la question de la compétence d'une juridiction d'un autre État contractant ne se pose pas ou que ce litige n'a aucun autre lien de rattachement avec un autre État contractant.

Signatures


* Langue de procédure: l'anglais.