Language of document : ECLI:EU:C:1999:452

CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL

M. JEAN MISCHO

présentées le 23 septembre 1999 (1)

Affaire C-382/98

The Queen

contre

Secretary of State for Social Security

ex parte: John Henry Taylor

[demande de décision préjudicielle formée par la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Royaume-Uni)]

«Directive 79/7/CEE - Égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale - Octroi d'une allocation de chauffage en hiver - Lien avec l'âge de la retraite»

1.
    Dans la présente affaire, la Cour de justice est appelée à statuer sur l'interprétation de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en oeuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale (2) (ci-après la «directive»), dans le contexte d'une disposition du droit national en vertu de laquelle une allocation de chauffage en hiver est octroyée à des âges différents aux hommes et aux femmes.

Le litige au principal

2.
    M. Taylor, ancien employé des postes, a introduit un recours devant la High Court of Justice (England & Wales), Queen's Bench Division (Royaume-Uni), afin d'obtenir le payement de l'allocation de chauffage en hiver d'un montant de 20 GBP introduite au Royaume-Uni en 1998. Cette allocation est versée aux femmes dès l'âge de 60 ans alors que les hommes ne peuvent en bénéficier qu'à partir de l'âge de 65 ans.

3.
    M. Taylor, qui était âgé de 62 ans au moment où il a engagé la procédure devant la juridiction nationale, se plaint d'être victime d'une discrimination illicite en raison de son sexe.

4.
    Pour que M. Taylor ait droit à l'allocation de chauffage, il devrait, en plus, être bénéficiaire d'une pension de retraite versée par l'État. Il a acquitté pendant toute sa vie active les cotisations de sécurité sociale nécessaires à cet effet, mais il ne pourra obtenir le versement de cette pension qu'à l'âge de 65 ans alors qu'une femme se trouvant dans la même situation en bénéficierait déjà à partir de l'âge de 60 ans. En attendant, M. Taylor touche une pension de la part de l'administration des postes qui n'ouvre pas droit à l'allocation de chauffage.

La législation nationale applicable

5.
    Les Social Fund Winter Fuel Payment Regulations 1998 (arrêté relatif à l'allocation de chauffage en hiver versée par le Social Fund, ci-après l'«arrêté») ont été adoptées en janvier 1998 conformément à la Social Security Contributions and Benefits Act 1992 (loi relative aux cotisations et aux prestations de sécurité sociale, ci-après la «loi»).

6.
    En vertu de l'article 2 dudit arrêté, deux catégories de personnes peuvent bénéficier d'une allocation de chauffage en hiver. Ces deux catégories sont:

    

a)    Au titre de l'article 2, paragraphe 2, les personnes qui bénéficient d'un complément de ressources ou d'une allocation de recherche d'emploi fondéesur le revenu (l'octroi de ces deux prestations est soumis à des conditions de revenu) et qui reçoivent l'une des prestations portées sur une liste. Toutes ces prestations ne sont versées qu'aux personnes qui ont atteint ou dépassé l'âge de 60 ans ou qui vivent avec une personne qui a atteint ou dépassé cet âge.

b)    Au titre de l'article 2, paragraphe 5, les «hommes de 65 ans et plus et les femmes de 60 ans et plus» qui ont droit à l'une des prestations ou pensions figurant au paragraphe 6. La plupart de ces allocations selon la partie requérante, certaines selon la High Court of Justice, ne sont pas soumises à des conditions de ressources. Tel est le cas en ce qui concerne la pension de retraite ou la pension d'invalide de guerre.

7.
    En vertu de l'article 3, paragraphe 1, les personnes faisant partie de la première catégorie ont droit à une allocation de chauffage de 50 GBP par an. Celles relevant de la seconde catégorie ont droit à une allocation de 20 GBP, ou de 10 GBP si elles vivent avec une personne qui y a droit elle-même.

8.
    Il y a lieu de préciser que, en vertu des dispositions combinées de l'article 1er de l'arrêté, de l'article 44 de la loi et de l'annexe 4 de la Pensions Act 1995 (loi sur les pensions), la pension de retraite visée à l'article 2, paragraphe 6, de l'arrêté est une pension de retraite versée par l'État qui est due lorsqu'un demandeur remplit les conditions de cotisation et atteint l'âge de 65 ans pour un homme et de 60 ans pour une femme.

Les dispositions pertinentes de la directive

9.
    Selon son article 1er, la directive vise «la mise en oeuvre progressive, dans le domaine de la sécurité sociale et autres éléments de protection sociale prévus à l'article 3, du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale».

10.
    Aux termes de l'article 3, paragraphe 1, la directive s'applique:

«a)    aux régimes légaux qui assurent une protection contre les risques suivants:

    -    maladie,

    -     invalidité,

    -    vieillesse,

    -     accident de travail et maladie professionnelle,

    -     chômage;

b)    aux dispositions concernant l'aide sociale, dans la mesure où elles sont destinées à compléter les régimes visés sous a) ou à y suppléer.»

11.
    Le principe d'égalité de traitement est défini comme suit à l'article 4:

«Le principe de l'égalité de traitement implique l'absence de toute discrimination fondée sur le sexe, soit directement, soit indirectement par référence, notamment, à l'état matrimonial ou familial, en particulier en ce qui concerne:

-    le champ d'application des régimes et les conditions d'accès aux régimes».

12.
    Selon l'article 7, paragraphe 1, sous a), la directive ne fait pas obstacle à la faculté qu'ont les États membres d'exclure de son champ d'application, entre autres, «la fixation de l'âge de la retraite pour l'octroi des pensions de vieillesse et de retraite et les conséquences pouvant en découler pour d'autres prestations».

13.
    Cependant, l'article 7, paragraphe 2, impose aux États de «procéde[r] périodiquement à un examen des matières exclues en vertu du paragraphe 1, afin de vérifier, compte tenu de l'évolution sociale en la matière, s'il est justifié de maintenir les exclusions en question».

14.
    La High Court of Justice a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)    Une allocation de chauffage en hiver versée au titre des articles 2, paragraphes 5 et 6, et 3, paragraphe 1, sous b), des Social Fund Winter Fuel Payment Regulations 1998 est-elle comprise dans le champ d'application de l'article 3 de la directive 79/7/CEE?

2)    En cas de réponse affirmative à la première question:

    a)    L'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive 79/7/CEE trouve-t-il application au présent cas particulier?

    b)    Notamment, la partie défenderesse est-elle dans l'impossibilité d'invoquer l'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive 79/7/CEE dès lors que tant la Social Security Contributions and Benefits Act 1992 que les Social Fund Winter Fuel Payment Regulations 1998 qui en découlent sont entrées en vigueur après le 23 décembre 1984, échéance du délai imparti pour la transposition pleine et entière de la directive en droit national?»

Quant à la première question

15.
    Par cette première question, la High Court of Justice vise à savoir si l'article 3, paragraphe 1, de la directive doit être interprété en ce sens qu'une allocation de chauffage en hiver du type de celle prévue par l'article 2, paragraphes 5 et 6, de l'arrêté de 1998 relève de son champ d'application. La question ne vise donc queles allocations versées à la seconde catégorie de personnes dont il a été question au point 6 ci-dessus.

16.
    Rappelons d'abord que, selon une jurisprudence constante, il est nécessaire, pour qu'une prestation entre dans le champ d'application de la directive, qu'elle constitue tout ou partie d'un régime légal de protection contre l'un des risques énumérés à l'article 3, paragraphe 1, ou une forme d'aide sociale ayant le même but (3).

17.
    La Cour a également précisé que, si les modalités d'allocation d'une prestation ne sont pas décisives pour qualifier celle-ci au regard de la directive, il n'en faut pas moins, pour relever du champ d'application de cette directive, que cette prestation soit liée directement et effectivement à la protection contre l'un quelconque des risques en question (4).

18.
    L'arrêté instaurant l'allocation de chauffage en hiver a été pris en vertu d'une loi d'habilitation. La première condition selon laquelle il doit s'agir d'un régime légal est donc remplie. D'ailleurs, personne ne le conteste en l'espèce.

19.
    C'est la deuxième condition, en vertu de laquelle le régime doit être «lié directement et effectivement» à la protection contre l'un quelconque des risques énumérés dans cette disposition, qui constitue le coeur de la présente affaire. La protection contre le risque de vieillesse est-elle le but poursuivi par le versement de la prestation ou l'âge constitue-t-il un critère d'attribution parmi d'autres d'une prestation destinée aux personnes se trouvant en détresse pécuniaire, situation non visée par l'article 3 de la directive (5)? Telle est la question à laquelle la Cour est invitée à répondre.

20.
    C'est cette dernière thèse qui est défendue par le gouvernement du Royaume-Uni, soutenu par le gouvernement autrichien, qui font valoir que la directive ne trouve pas application, car l'analyse de la prestation doit être faite dans le «cadre législatif dans lequel s'insère l'allocation». En l'occurrence, il s'agit du Social Fund, lui-même institué par la Social Security Act 1986 (loi sur la sécurité sociale). L'objet du Social Fund est indiqué dans le «document blanc» qui a amené la création de cette institution en 1986. Ainsi que l'expose ce document, le but du Social Fund est de financer des prestations destinées à faire face aux «besoinsspécifiques» de personnes bénéficiant d'allocations versées sous conditions de revenus.

21.
    Ces gouvernements soulignent que, dans l'affaire Atkins (6), seules les personnes exposées à un risque de l'article 3 de la directive (handicapés et personnes âgées) pouvaient prétendre au bénéfice de la réduction sur le prix des transports locaux, et pourtant il a été jugé que le régime n'était pas compris dans le champ d'application de l'article 3 en raison de sa finalité, en tant que composante d'un régime légal destiné à aider diverses catégories de personnes se trouvant dans des situations financières et matérielles moins aisées. De même dans l'affaire Smithson, précitée, les seules personnes ayant vocation à percevoir la prime majorée pour retraités étaient celles qui étaient exposées à un risque de l'article 3. Mais cela n'amenait pas la prime dans le champ d'application de l'article 3 parce que la prestation devait être appréciée comme s'insérant dans un ensemble législatif ayant pour objet d'aider des personnes en situation de détresse pécuniaire.

22.
    Comme dans l'affaire Atkins, précitée, le but du Social Fund et des arrêtés autorisant à verser des prestations par son intermédiaire serait d'aider des catégories de personnes se trouvant dans des situations financières et matérielles moins aisées. Le fait que la vieillesse entre dans les critères d'attribution et qu'un nombre important de bénéficiaires soient exposés à l'un des risques énumérés à l'article 3 n'amènerait pas l'arrêté dans le champ d'application de cet article.

23.
    A l'inverse, le requérant et la Commission font valoir qu'il résulte des arrêts Richardson et Atkins, précités, que la question de savoir si une prestation est comprise dans le champ d'application de l'article 3 de la directive ne dépend pas du mécanisme légal de son versement ni du fonds sur lequel elle est prélevée, mais du lien direct entre la prestation elle-même et la réalisation d'un des risques visés par cette disposition. Comme l'avocat général Elmer l'a souligné au point 13 de ses conclusions dans l'affaire Richardson, c'est la prestation concrète qu'il faut analyser.

24.
    La partie requérante au principal estime que c'est bien de l'arrêt Richardson, précité, qu'il convient de s'inspirer pour résoudre le présent litige. Dans cette affaire, la Cour a jugé que le droit à la gratuité des frais médicaux pour certaines catégories de personnes (les personnes âgées, les jeunes et les personnes atteintes de certaines maladies) relevait du champ d'application de la directive, au motif que cette prestation était toujours subordonnée à la réalisation du risque de maladie.

25.
    Pour pertinent qu'il soit, j'estime que ce raisonnement ne peut pas nécessairement être repris tel quel ici. Ce qui constitue un risque constant dans une affaire ne l'est pas forcément dans une autre. Ainsi, dans l'affaire Richardson, précitée, l'avantage octroyé, à savoir une exonération de frais médicaux, ne pouvait,de par sa nature même, bénéficier qu'à des personnes ayant de tels frais et donc affectées, d'une façon ou d'une autre, par la maladie. Le lien avec ce risque énuméré à l'article 3 de la directive présentait donc un caractère direct et nécessaire.

26.
    Or, en l'espèce, la nature même de la prestation, à savoir le versement d'une somme d'argent dans certaines circonstances, ne permet pas de conclusion immédiate.

27.
    Il est incontestable que l'âge est une condition sine qua non pour l'obtention de l'allocation de chauffage. Mais la deuxième condition cumulative, selon laquelle le demandeur doit être bénéficiaire de l'une des prestations énumérées au paragraphe 6, dont certaines compensent l'insuffisance des ressources pécuniaires des personnes concernées, d'autres pas, en est une également.

28.
    En effet, une personne qui a atteint l'âge requis, mais qui ne bénéficie pas d'une des prestations au sens de l'article 2, paragraphe 6, de l'arrêté, ne peut pas se voir allouer l'allocation de chauffage.

29.
    Il y a lieu de rappeler que l'élément déterminant permettant d'identifier les prestations relevant du champ d'application de l'article 3 de la directive est la finalité desdites prestations. Or, le simple examen des critères d'attribution ne permet pas toujours de déterminer avec certitude l'objectif d'une prestation même si, de toute évidence, il existe nécessairement un rapport entre les critères d'attribution et l'objectif poursuivi.

30.
    Il va sans dire qu'une allocation de chauffage est destinée à aider certaines personnes à couvrir leurs frais de chauffage. Il est donc sous-entendu que ces personnes connaissent, ou risquent de connaître, des difficultés pécuniaires, susceptibles de compromettre leur aptitude à faire face à ces dépenses.

31.
    Cette constatation est confirmée par le fait que l'allocation est payée par le Social Fund dont la finalité est d'aider des gens se trouvant dans une grande variété de situations de détresse pécuniaire, comme le gouvernement du Royaume-Uni l'a fait remarquer.

32.
    Faut-il pour autant conclure que l'on se trouve, comme le soutient le gouvernement du Royaume-Uni, dans une situation du même type que celle en cause dans l'arrêt Atkins où vous avez déclaré que:

«La vieillesse, qui figure parmi les risques énumérés à l'article 3, paragraphe 1, ne constitue ainsi qu'un des critères retenus pour définir les catégories de personnespouvant bénéficier d'un tel régime ... le bénéficiaire se trouve seulement en fait (7) dans l'une des situations visées à l'article 3 de la directive.»

33.
    Je ne pense, cependant, pas que tel soit le cas ici. Si l'objectif des autorités britanniques avait été d'aider toutes les personnes dans l'incapacité de faire face à leurs dépenses de chauffage, il leur appartenait d'étendre les «Winter Fuel Payments» à toutes ces personnes, quel que soit leur âge. Or, ce n'est précisément pas ce qu'elles ont fait, puisque seules les personnes ayant atteint l'âge de 60 ou de 65 ans ont droit à l'allocation en cause ici.

34.
    Il a, de plus, été confirmé à l'audience que la plupart des prestations ouvrant droit aux paiements litigieux ne sont pas soumises à des conditions de ressource, alors que la condition de l'âge de la retraite est en tout état de cause incontournable.

35.
    Le gouvernement du Royaume-Uni ne se limite toutefois pas à invoquer sur un plan général le rapport entre les paiements en cause et la lutte contre la détresse pécuniaire, objectif du Social Fund. Il estime en effet que, même si l'on tenait à séparer l'arrêté de son contexte législatif global, on ne saurait, en tout état de cause, ignorer le lien entre les différents paragraphes de l'arrêté. L'allocation en cause dans le litige au principal, demandée sur le fondement de l'article 2, paragraphes 5 et 6, de l'arrêté, serait analogue dans sa finalité à celle visée au paragraphe 2 du même article.

36.
    Or, les personnes visées au paragraphe 2 seraient uniquement les bénéficiaires d'un complément de ressources ou d'une allocation de recherche d'emploi fondée sur le revenu. Ce type de personne serait également inclus parmi les bénéficiaires potentiels de l'allocation prévue à l'article 2, paragraphe 5, de l'arrêté.

37.
    Il est vrai que l'on pourrait hésiter, a priori, à attribuer des finalités différentes à deux paragraphes relevant du même article de l'arrêté. J'estime toutefois qu'un tel critère formaliste ne saurait nous amener à négliger les différences existant entre les allocations prévues au paragraphe 2, d'une part, et celles prévues aux paragraphes 5 et 6, d'autre part.

38.
    Ainsi, le libellé même des paragraphes en cause semble révéler une différence d'approche puisque le paragraphe 2 ne se réfère au critère d'âge que de façon indirecte et vise expressément le complément de ressources ainsi que l'allocation de recherche d'emploi, au contraire des paragraphes 5 et 6 dans la rédaction desquels le critère d'âge occupe une place centrale. Les conditions d'âge ne sont d'ailleurs pas les mêmes dans les deux cas, du moins pour les hommes.

39.
    De plus, et surtout, l'allocation prévue par le paragraphe 2 ne peut être octroyée qu'à des personnes bénéficiant en outre de prestations directement liées à la détresse pécuniaire, à savoir un complément de ressources ou une allocation de recherche d'emploi, alors que, comme nous l'avons vu, les allocations dues en vertu des paragraphes 5 et 6 peuvent, dans beaucoup de cas, être versées sans que leur bénéficiaire ne justifie de la faiblesse de ses ressources.

40.
    Enfin, le montant prévu au titre du paragraphe 2 est supérieur à celui dû en vertu des paragraphes 5 et 6.

41.
    Le Royaume-Uni fait également valoir que le caractère incontournable du critère d'âge pour l'octroi des allocations litigieuses ne suffit pas pour faire entrer ladite prestation dans le champ d'application de la directive. Il invoque, à cet égard, l'arrêt de la Cour dans l'affaire Smithson, précitée.

42.
    Il y a lieu, toutefois, de rappeler que dans cette affaire le critère de l'âge minimal n'était pas requis pour la prestation litigieuse elle-même, à savoir une allocation de logement, mais uniquement pour l'obtention d'une allocation de logement majorée. Or, en l'espèce, nous ne sommes pas en présence d'un dispositif comprenant une allocation de base qui serait accessible à d'autres catégories de bénéficiaires et une allocation majorée réservée aux personnes âgées. En effet, comme nous l'avons vu, le versement de la prestation litigieuse suppose en tout état de cause que le critère d'âge minimal soit rempli.

43.
    Il ressort, en outre, du dossier présenté devant la juridiction de renvoi que tant dans une déclaration du chancelier de l'Échiquier au Parlement, en date du 25 novembre 1997, que dans un communiqué de presse du «Department of Social Security (DSS)», les autorités nationales ont expressément présenté la finalité des mesures en cause comme étant de venir en aide aux retraités, considérés comme catégorie spécifique, et non pas aux personnes nécessiteuses en général. (Ainsi, dans la déclaration du chancelier, qui comporte six alinéas, les mots «pensionnés» ou «ménages de pensionnés» apparaissent douze fois).

44.
    Il y a donc lieu de conclure que la mesure en cause est bien liée «directement et effectivement» au risque de vieillesse énuméré à l'article 3 de la directive. Je vous propose, dès lors, de répondre comme suit à la première question:

«L'article 3 de la directive doit être interprété en ce sens qu'une allocation de chauffage en hiver du type de celle versée au titre des articles 2, paragraphes 5 et 6, et 3, paragraphe 1, sous b), de l'arrêté relève de son champ d'application.»

Quant à la seconde question

45.
    La juridiction de renvoi demande, en substance, si le gouvernement du Royaume-Uni peut invoquer en l'espèce la dérogation au principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale figurant à l'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive, aux termes duquel celle-ci ne fait pas obstacle à la faculté qu'ont les États membres d'exclure de son champ d'application «la fixation de l'âge de la retraite pour l'octroi des pensions de vieillesse et de retraite et les conséquences pouvant en découler pour d'autres prestations».

46.
    M. Taylor, la Commission et les gouvernements du Royaume-Uni et autrichien sont d'accord pour considérer qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour que l'article 7 doit être interprété strictement et que l'inégalité des conditions d'âge prévue dans l'arrêté ne peut être justifiée au titre de la dérogation que si elle est objectivement nécessaire pour éviter de compromettre l'équilibre financier du système de sécurité sociale ou pour garantir la cohérence du régime des pensions de retraite et des autres prestations qui s'y rattachent (8).

47.
    Ils sont également unanimes à considérer que, puisqu'il s'agit, en l'espèce, de prestations non contributives, les arguments relatifs à l'équilibre financier ne sauraient être applicables au cas présent (9).

48.
    En revanche, les points de vue s'opposent quant à la possibilité de justifier la discrimination par les exigences de la cohérence du système de sécurité sociale.

49.
    Selon M. Taylor, de nombreux exemples démontreraient que la discrimination ne serait pas nécessaire. La Commission estime également que tel n'est pas le cas. L'allocation litigieuse n'aurait pas de rapport structurel étroit avec la pension de retraite et aucun argument invoqué en sens contraire ne démontrerait une telle nécessité.

50.
    Le gouvernement du Royaume-Uni fait valoir en premier lieu que le lien entre la prestation servie au titre de l'arrêté et l'âge de la retraite serait objectif en ce sens que les âges d'ouverture des droits à ladite prestation découleraient directement du fait que l'âge de la retraite, pour les pensions versées par l'État, est fixé à 60 ans pour les femmes et à 65 ans pour les hommes.

51.
    Je ne partage pas ce point de vue. En effet, il ressort du libellé de l'article 2, paragraphes 5 et 6, de l'arrêté que la pension de retraite versée par l'État n'est que l'une des prestations dont les bénéficiaires ont droit aux «Winter Fuel Payments». Il est donc parfaitement possible de se voir octroyer ceux-ci sanspercevoir une telle pension. Ainsi, une personne pourra bénéficier d'une pension d'invalidité bien avant 60 ans, mais elle ne pourra accéder aux «Winter Fuel Payments» qu'à partir de l'âge de 65 ans, si elle est de sexe masculin, alors qu'une personne de sexe féminin pourra y accéder dès l'âge de 60 ans.

52.
    De plus, lesdits paragraphes, au contraire, d'ailleurs, du paragraphe 2, stipulent explicitement la condition de l'âge minimal, ce qui serait sans utilité si elle découlait déjà nécessairement du fait que toutes les prestations énumérées au paragraphe 6 ne seraient accessibles qu'aux personnes remplissant ladite condition.

53.
    Il y a donc lieu de conclure que le lien entre l'âge de la retraite et la prestation litigieuse ne découle pas de façon objective, nécessaire et automatique de l'âge d'ouverture du droit aux prestations énumérées au paragraphe 6.

54.
    Comment, dès lors, justifier la nécessité de cette discrimination prévue directement par l'arrêté lui-même et ne découlant pas des conditions d'obtention de la plupart des prestations ouvrant droit à l'allocation y prévue?

55.
    Le gouvernement du Royaume-Uni estime que la cohérence du système de sécurité sociale fournit la justification recherchée.

56.
    En effet, si la prestation en cause relevait de la directive, ce serait à cause de son lien avec le risque vieillesse. Il serait alors incohérent de choisir un âge autre que celui applicable au versement de la pension de retraite de l'État qui vise précisément le risque de vieillesse.

57.
    Il ressort, cependant, de ce qui précède que, contrairement à ce qui avait été le cas dans l'arrêt Graham e.a., précité (10), il n'existe pas de rapport structurel entre la prestation en cause et la pension de retraite.

58.
    Autrement dit, le régime des pensions de l'État ne serait nullement perturbé si une personne de sexe masculin, atteinte d'une invalidité reconnue ou bénéficiant d'une pension d'un type particulier, telle que celle versée par la poste, pouvait, dès l'âge de 60 ans, profiter d'une allocation de chauffage.

59.
    Dès lors, l'invocation de la cohérence du système est inopérante. En effet, en l'absence d'un lien structurel entre la pension de retraite versée par l'État et l'allocation prévue par l'arrêté, l'argumentation se réclamant de la cohérence revient, selon moi, à soutenir que, sur un plan théorique, voire esthétique, le choix des deux âges de retraite différents comme condition d'octroi de l'allocation était le plus satisfaisant, même s'il n'y avait aucune nécessité objective de retenir cette différenciation plutôt qu'un seuil unique, tel que celui de 60 ans applicable dans le cadre de l'article 2, paragraphe 2, de l'arrêté, ou un autre.

60.
    L'argument de la cohérence est d'autant moins convaincant qu'il s'agit de justifier, comme le rappellent à bon droit M. Taylor et la Commission, l'application à l'espèce d'une disposition dérogatoire à la règle générale de non-discrimination, disposition qui doit donc, par définition, être d'interprétation stricte.

61.
    L'arrêté litigieux ne pouvant donc pas bénéficier de l'application de l'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive, il n'y a pas lieu de répondre à la question de savoir si cette disposition est également applicable à des discriminations mises en place après l'entrée en vigueur de la directive.

62.
    Ce n'est, dès lors, qu'à titre superfétatoire que je ferai les remarques suivantes.

63.
    La Commission exclut qu'un État membre puisse introduire, après l'expiration du délai de transposition de la directive, une mesure quelconque rattachée aux âges de retraite différents encore en vigueur dans cet État membre.

64.
    Elle se fonde notamment sur le texte de l'article 7, paragraphe 2, qui dispose que «les États membres procèdent périodiquement à un examen des matières exclues en vertu du paragraphe 1, afin de vérifier, compte tenu de l'évolution sociale en la matière, s'il est justifié de maintenir les exclusions en question».

65.
    L'utilisation de l'expression «maintenir» écarterait d'emblée, selon la Commission, l'introduction de toute nouvelle mesure.

66.
    Il importe, cependant, de noter que l'article 7, paragraphe 1, de la directive comporte, outre la fixation de l'âge de la retraite, encore quatre autres «matières exclues». Chacune de celles-ci doit être soumise à l'examen périodique.

67.
    Si, dans le cadre de cet examen, un État membre parvient à la conclusion que, en ce qui concerne la première de ces «matières exclues», à savoir celle de la fixation de l'âge de la retraite, le moment n'est pas encore venu pour lui de supprimer la différenciation, ce que lui permet l'article 2, il peut, évidemment, aussi maintenir «les conséquences pouvant en découler pour d'autres prestations». Et, s'il est amené à introduire, après la transposition de la directive, un nouveau type de prestation qui, pour des raisons convaincantes de cohérence (ce qui n'est pas le cas ici), doit être rattachée aux âges différents de début de la retraite, il est, à mon avis, également en droit de le faire.

68.
    En effet, dans le cas contraire, la liberté de fixation des âges de la retraite, que l'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive a pour objet de laisser aux États membres - avec toutes les conséquences que cela implique -, pourrait se trouver compromise.

69.
    L'article 7, paragraphe 1, sous a), ne peut donc remplir son objectif (ou avoir un «effet utile») que si, à l'avenir également, il permet aux États membres de prendre les mesures découlant nécessairement d'une telle fixation.

70.
    La raison d'être de l'article 7, paragraphe 1, sous a), conduit donc nécessairement, selon moi, à ne pas y voir une clause de «standstill».

71.
    Compte tenu de ce qui précède, je vous propose de répondre comme suit à la seconde question posée par la juridiction de renvoi:

«a)    L'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive doit être interprété en ce sens qu'il ne s'applique pas à une allocation de chauffage du type de celle visée par les questions de la High Court;

b)    Compte tenu de la réponse donnée sous a), il n'y a pas lieu de répondre à la question 2, sous b).»

Conclusions

72.
    Je vous propose, en conséquence, de répondre de la façon suivante aux questions posées par la High Court of Justice:

«1)    L'article 3 de la directive 79/7/CEE du Conseil, du 19 décembre 1978, relative à la mise en oeuvre progressive du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, doit être interprété en ce sens qu'une allocation de chauffage en hiver du type de celle versée au titre des articles 2, paragraphes 5 et 6, et 3, paragraphe 1, sous b), des Social Fund Winter Fuel Payment Regulations 1998 relève de son champ d'application.

2)    a)    L'article 7, paragraphe 1, sous a), de la directive 79/7 doit être interprété en ce sens qu'il ne s'applique pas à une allocation de chauffage en hiver du type de celle visée par les questions de la High Court.

    b)    Compte tenu de la réponse donnée sous a), il n'y a pas lieu de répondre à la question 2, sous b).»


1: Langue originale: le français.


2: -     JO 1979, L 6, p. 24.


3: -     Arrêts du 24 juin 1986, Drake (150/85, Rec. p. 1995, point 21); du 4 février 1992, Smithson (C-243/90, Rec. p. I-467, point 12); du 16 juillet 1992, Jackson et Cresswell (C-63/91 et C-64/91, Rec. p. I-4737, point 15), et du 19 octobre 1995, Richardson (C-137/94, Rec. p. I-3407, point 8).


4: -     Arrêts Smithson, précité, point 14, et Jackson et Cresswell, précité, point 16.


5: -     Voir arrêt Jackson et Cresswell, précité.


6: -     Arrêt du 11 juillet 1996 (C-228/94, Rec. p. I-3633).


7: -     Souligné par l'auteur.


8: -     Arrêts du 30 mars 1993, Thomas e.a. (C-328/91, Rec. p. I-1247), et du 11 août 1995, Graham e.a. (C-92/94, Rec. p. I-2521).


9: -     Contrairement à ce qui avait été le cas dans l'affaire Equal Opportunities Commission (arrêt du 7 juillet 1992, C-9/91, Rec. p. I-4297).


10: -     Voir point 8.