Language of document : ECLI:EU:C:2018:193

Affaire C‑537/16

Garlsson Real Estate SA e.a.

contre

Commissione Nazionale per le Società e la Borsa (Consob)

(demande de décision préjudicielle, introduite par la Corte suprema di cassazione)

« Renvoi préjudiciel – Directive 2003/6/CE – Manipulations de marché – Sanctions – Législation nationale prévoyant une sanction administrative et une sanction pénale pour les mêmes faits – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 50 – Principe ne bis in idem – Nature pénale de la sanction administrative – Existence d’une même infraction – Article 52, paragraphe 1 – Limitations apportées au principe ne bis in idem – Conditions »

Sommaire – Arrêt de la Cour (grande chambre) du 20 mars 2018

1.        Droits fondamentaux – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Champ d’application – Mise en œuvre du droit de l’Union – Réglementation nationale prévoyant des sanctions administratives pécuniaires à l’encontre des personnes responsables de manipulations de marché – Inclusion

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 50 et 51, § 1 ; directive du Parlement européen et du Conseil 2003/6, art. 5 et 14, § 1)

2.        Droits fondamentaux – Convention européenne des droits de l’homme – Instrument non formellement intégré à l’ordre juridique de l’Union

(Art. 6, § 3, TUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 52, § 3)

3.        Droits fondamentaux – Principe ne bis in idem – Conditions d’application – Cumul des poursuites et des sanctions de nature pénale – Critères d’appréciation – Qualification juridique de l’infraction en droit interne, nature de l’infraction et degré de sévérité de la sanction encourue

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 50)

4.        Droits fondamentaux – Principe ne bis in idem – Conditions d’application – Existence d’une même infraction – Critère d’appréciation – Identité des faits matériels

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 50)

5.        Droits fondamentaux – Principe ne bis in idem – Limitation – Réglementation nationale prévoyant le cumul d’une sanction administrative de nature pénale et d’une sanction pénale – Admissibilité – Conditions – Limitation répondant à un objectif d’intérêt général – Objectif de protection de l’intégrité des marchés financiers de l’Union et de la confiance du public dans les instruments financiers – Inclusion

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 50 et 52, § 1)

6.        Droits fondamentaux – Principe ne bis in idem – Limitation – Réglementation nationale prévoyant le cumul d’une sanction administrative de nature pénale et d’une sanction pénale – Admissibilité – Conditions – Respect du principe de proportionnalité – Portée

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 49, § 3, 50 et 52, § 1 ; directive du Parlement européen et du Conseil 2003/6, art. 5 et 14, § 1)

7.        Droits fondamentaux – Principe ne bis in idem – Limitation – Réglementation nationale permettant la poursuite d’une procédure de sanction administrative de nature pénale contre une personne, pour des manipulations du marché, ayant déjà fait l’objet d’une condamnation pénale définitive, effective, proportionnée et dissuasive pour les mêmes faits – Inadmissibilité

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 50 et 52, § 1)

8.        Droits fondamentaux – Principe ne bis in idem – Effet direct

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 50)

1.      À titre liminaire, il convient de rappeler que, en vertu de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2003/6, lu en combinaison avec l’article 5 de celle-ci, les États membres imposent, sans préjudice de leur droit d’infliger des sanctions pénales, des mesures ou des sanctions administratives effectives, proportionnées et dissuasives à l’encontre des personnes responsables de manipulations de marché.

Selon les indications figurant dans la décision de renvoi, l’article 187 ter du TUF a été adopté aux fins de transposer en droit italien ces dispositions de la directive 2003/6. Ainsi, la procédure administrative en cause au principal et la sanction administrative pécuniaire prévue à cet article 187 ter infligée à M. Ricucci constituent une mise en œuvre du droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte. Partant, elles doivent notamment respecter le droit fondamental de ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction, garanti à l’article 50 de celle-ci.

(voir points 22, 23)

2.      Voir le texte de la décision.

(voir point 24)

3.      En ce qui concerne l’appréciation de la nature pénale de poursuites et de sanctions telles que celles en cause au principal, il y a lieu de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, trois critères sont pertinents. Le premier est la qualification juridique de l’infraction en droit interne, le deuxième la nature même de l’infraction et le troisième le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l’intéressé (voir, en ce sens, arrêts du 5 juin 2012, Bonda, C‑489/10, EU:C:2012:319, point 37, et du 26 février 2013, Åkerberg Fransson, C‑617/10, EU:C:2013:105, point 35).

Néanmoins, l’application de l’article 50 de la Charte ne se limite pas aux seules poursuites et sanctions qui sont qualifiées de « pénales » par le droit national, mais s’étend – indépendamment d’une telle qualification – à des poursuites et à des sanctions qui doivent être considérées comme ayant une nature pénale sur le fondement des deux autres critères visés audit point 28.

S’agissant du deuxième critère, relatif à la nature même de l’infraction, il implique de vérifier si la sanction en cause poursuit, notamment, une finalité répressive (voir arrêt du 5 juin 2012, Bonda, C‑489/10, EU:C:2012:319, point 39). Il en découle qu’une sanction ayant une finalité répressive présente une nature pénale au sens de l’article 50 de la Charte, et que la seule circonstance qu’elle poursuit également une finalité préventive n’est pas de nature à lui ôter sa qualification de sanction pénale. En revanche, une mesure qui se limite à réparer le préjudice causé par l’infraction concernée ne présente pas une nature pénale.

(voir points 28, 32, 33)

4.      Selon la jurisprudence de la Cour, le critère pertinent aux fins d’apprécier l’existence d’une même infraction est celui de l’identité des faits matériels, compris comme l’existence d’un ensemble de circonstances concrètes indissociablement liées entre elles qui ont conduit à l’acquittement ou à la condamnation définitive de la personne concernée (voir, par analogie, arrêts du 18 juillet 2007, Kraaijenbrink, C‑367/05, EU:C:2007:444, point 26 et jurisprudence citée, ainsi que du 16 novembre 2010, Mantello, C‑261/09, EU:C:2010:683, points 39 et 40). Ainsi, l’article 50 de la Charte interdit d’infliger, pour des faits identiques, plusieurs sanctions de nature pénale à l’issue de différentes procédures menées à ces fins.

En outre, la qualification juridique, en droit national, des faits et l’intérêt juridique protégé ne sont pas pertinents aux fins de la constatation de l’existence d’une même infraction, dans la mesure où la portée de la protection conférée à l’article 50 de la Charte ne saurait varier d’un État membre à l’autre.

(voir points 37, 38)

5.      En ce qui concerne la question de savoir si la limitation du principe ne bis in idem résultant d’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal répond à un objectif d’intérêt général, il ressort du dossier à la disposition de la Cour que cette réglementation vise à protéger l’intégrité des marchés financiers de l’Union et la confiance du public dans les instruments financiers. Eu égard à l’importance que la jurisprudence de la Cour accorde, aux fins de réaliser cet objectif, à la lutte contre les infractions à l’interdiction de manipulations de marché (voir, en ce sens, arrêt du 23 décembre 2009, Spector Photo Group et Van Raemdonck, C‑45/08, EU:C:2009:806, points 37 et 42), un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale peut se justifier lorsque ces poursuites et ces sanctions visent, en vue de la réalisation d’un tel objectif, des buts complémentaires ayant pour objet, le cas échéant, des aspects différents du même comportement infractionnel concerné, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.

À cet égard, en matière d’infractions liées aux manipulations de marché, il paraît légitime qu’un État membre veuille, d’une part, dissuader et réprimer tout manquement, qu’il soit intentionnel ou non, à l’interdiction de manipulations de marché en infligeant des sanctions administratives fixées, le cas échéant, de manière forfaitaire et, d’autre part, dissuader et réprimer des manquements graves à une telle interdiction, qui sont particulièrement néfastes pour la société et qui justifient l’adoption de sanctions pénales plus sévères.

(voir points 46, 47)

6.      S’agissant du respect du principe de proportionnalité, celui-ci exige que le cumul de poursuites et de sanctions prévu par une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, ne dépasse pas les limites de ce qui est approprié et nécessaire à la réalisation des objectifs légitimes poursuivis par cette réglementation, étant entendu que, lorsqu’un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il convient de recourir à la moins contraignante et que les inconvénients causés par celle-ci ne doivent pas être démesurés par rapport aux buts visés (voir, en ce sens, arrêts du 25 février 2010, Müller Fleisch, C‑562/08, EU:C:2010:93, point 43 ; du 9 mars 2010, ERG e.a., C‑379/08 et C‑380/08, EU:C:2010:127, point 86, ainsi que du 19 octobre 2016, EL-EM-2001, C‑501/14, EU:C:2016:777, points 37 et 39 ainsi que jurisprudence citée).

À cet égard, il y a lieu de rappeler que, en vertu de l’article 14, paragraphe 1, de la directive 2003/6, lu en combinaison avec l’article 5 de celle-ci, les États membres disposent d’une liberté de choix des sanctions applicables à l’encontre des personnes responsables de manipulations de marché (voir, en ce sens, arrêt du 23 décembre 2009, Spector Photo Group et Van Raemdonck, C‑45/08, EU:C:2009:806, points 71 et 72). En l’absence d’harmonisation du droit de l’Union en la matière, les États membres sont ainsi en droit de prévoir aussi bien un régime dans lequel des violations de l’interdiction de manipulations de marché ne peuvent faire l’objet de poursuites et de sanctions qu’une seule fois qu’un régime autorisant un cumul de poursuites et de sanctions. Dans ces conditions, la proportionnalité d’une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, ne saurait être mise en doute par le seul fait que l’État membre concerné a fait le choix de prévoir la possibilité d’un tel cumul et ce, sous peine de priver cet État membre de cette liberté de choix.

Quant à son caractère strictement nécessaire, une réglementation nationale telle que celle en cause au principal doit, tout d’abord, prévoir des règles claires et précises permettant au justiciable de prévoir quels actes et omissions sont susceptibles de faire l’objet d’un tel cumul de poursuites et de sanctions.

Ensuite, une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, doit assurer que les charges résultant, pour les personnes concernées, d’un tel cumul soient limitées au strict nécessaire afin de réaliser l’objectif visé au point 46 du présent arrêt.

S’agissant, d’une part, du cumul de procédures de nature pénale qui, ainsi qu’il ressort des éléments figurant dans le dossier, sont conduites de manière indépendante, l’exigence rappelée au point précédent implique l’existence de règles assurant une coordination visant à réduire au strict nécessaire la charge supplémentaire que comporte un tel cumul pour les personnes concernées.

D’autre part, le cumul de sanctions de nature pénale doit être assorti de règles permettant de garantir que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées corresponde à la gravité de l’infraction concernée, une telle exigence découlant non seulement de l’article 52, paragraphe 1, de la Charte, mais aussi du principe de proportionnalité des peines inscrit à l’article 49, paragraphe 3, de celle-ci. Ces règles doivent prévoir l’obligation pour les autorités compétentes, en cas d’infliction d’une seconde sanction, de veiller à ce que la sévérité de l’ensemble des sanctions imposées n’excède pas la gravité de l’infraction constatée.

(voir points 48, 49, 51, 54-56)

7.      L’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui permet de poursuivre une procédure de sanction administrative pécuniaire de nature pénale contre une personne en raison d’agissements illicites constitutifs de manipulations de marché pour lesquels une condamnation pénale définitive a déjà été prononcée à son encontre, dans la mesure où cette condamnation est, compte tenu du préjudice causé à la société par l’infraction commise, de nature à réprimer cette infraction de manière effective, proportionnée et dissuasive.

Cette conclusion n’est pas remise en cause par la circonstance que la peine définitive prononcée en application de l’article 185 du TUF peut, le cas échéant, être ultérieurement éteinte par l’effet d’une amnistie, comme cela semble avoir été le cas dans l’affaire au principal. En effet, il découle de l’article 50 de la Charte que la protection conférée par le principe ne bis in idem doit bénéficier aux personnes qui ont déjà été acquittées ou condamnées par un jugement pénal définitif, y compris, par conséquent, à celles qui se sont vu infliger, par un tel jugement, une sanction pénale qui a été ultérieurement éteinte par l’effet d’une amnistie. Partant, une telle circonstance est dépourvue de pertinence pour apprécier le caractère strictement nécessaire d’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal.

(voir points 62, 63, disp. 1)

8.      Le principe ne bis in idem garanti à l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne confère aux particuliers un droit directement applicable dans le cadre d’un litige tel que celui au principal.

Conformément à une jurisprudence constante, les dispositions du droit primaire qui imposent des obligations précises et inconditionnelles, ne nécessitant, pour leur application, aucune intervention ultérieure des autorités de l’Union ou nationales, engendrent directement des droits dans le chef des justiciables (voir, en ce sens, arrêts du 1er juillet 1969, Brachfeld et Chougol Diamond, 2/69 et 3/69, EU:C:1969:30, points 22 et 23, ainsi que du 20 septembre 2001, Banks, C‑390/98, EU:C:2001:456, point 91). Or, le droit que ledit article 50 confère aux particuliers n’est assorti, selon les termes mêmes de celui-ci, d’aucune condition et est donc directement applicable dans le cadre d’un litige tel que celui au principal.

(voir points 65, 66, 68, disp. 2)