Language of document : ECLI:EU:C:2020:377

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. GIOVANNI PITRUZZELLA

présentées le 14 mai 2020 (1)

Affaire C181/19

Jobcenter Krefeld – Widerspruchsstelle

contre

JD

[demande de décision préjudicielle formée par le Landessozialgericht Nordrhein‑Westfalen (tribunal supérieur du contentieux social de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Allemagne)]

« Renvoi préjudiciel – Libre circulation des personnes – Citoyen de l’Union ayant perdu la qualité de travailleur – Droit de séjour – Principe d’égalité de traitement – Droit à une prestation d’assistance sociale – Avantages sociaux – Ancien travailleur migrant ayant à sa charge des enfants scolarisés dans l’État membre d’accueil – Droit d’accès à l’enseignement – Effectivité – Prestations spéciales en espèces à caractère non contributif »






Table des matières


I. Le cadre juridique

A. Le droit de l’Union

1. La directive 2004/38/CE

2. Le règlement (CE) n° 883/2004

3. Le règlement (UE) n° 492/2011

B. Le droit allemand

II. Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

III. Analyse

A. Remarques liminaires sur la qualification des prestations en cause

B. Sur les questions préjudicielles

1. Sur l’inapplicabilité de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 à la situation en cause au principal

2. Sur la portée du droit de séjour fondé sur l’article 10 du règlement n° 492/2011

a) L’article 10 du règlement n° 492/2011 dans la jurisprudence de la Cour

b) Droit de séjour fondé sur l’article 10 du règlement n° 492/2011 et droit à l’égalité de traitement en matière d’accès aux prestations de protection sociale de base : la suite logique

1) Première hypothèse : l’article 7 du règlement n° 492/2011 comme fondement du droit à l’égalité de traitement de JD

2) Seconde hypothèse : le droit d’accès à l’enseignement comme fondement du droit à l’égalité de traitement en matière d’accès à l’assistance sociale

3. Remarques complémentaires

IV. Conclusion


1.        L’Union européenne traverse, à l’heure où je rédige ces conclusions, une crise de santé publique sans précédent à laquelle les États membres ont répondu en faisant preuve d’une solidarité sanitaire elle aussi sans précédent. Dans la présente affaire, ce sont les limites de la solidarité sociale que la Cour est appelée à préciser en étant invitée à se prononcer sur la question de l’étendue de l’aide sociale qu’un État membre d’accueil doit fournir à l’égard d’un ancien travailleur migrant à la recherche d’un emploi et exerçant la garde de ses deux enfants scolarisés dans cet État.

I.      Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

1.      La directive 2004/38/CE

2.        L’article 24 de la directive 2004/38/CE, du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (2), est intitulé « Égalité de traitement ». Il est rédigé comme suit :

« 1.      Sous réserve des dispositions spécifiques expressément prévues par le traité et le droit dérivé, tout citoyen de l’Union qui séjourne sur le territoire de l’État membre d’accueil en vertu de la présente directive bénéficie de l’égalité de traitement avec les ressortissants de cet État membre dans le domaine d’application du traité. Le bénéfice de ce droit s’étend aux membres de la famille, qui n’ont pas la nationalité d’un État membre et qui bénéficient du droit de séjour ou du droit de séjour permanent.

2.      Par dérogation au paragraphe 1, l’État membre d’accueil n’est pas obligé d’accorder le droit à une prestation d’assistance sociale pendant les trois premiers mois de séjour ou, le cas échéant, pendant la période plus longue prévue à l’article 14, paragraphe 4, point b), ni tenu, avant l’acquisition du droit de séjour permanent, d’octroyer des aides d’entretien aux études, y compris pour la formation professionnelle, sous la forme de bourses d’études ou de prêts, à des personnes autres que les travailleurs salariés, les travailleurs non-salariés, les personnes qui gardent ce statut, ou les membres de leur famille. »

2.      Le règlement (CE) n° 883/2004

3.        L’article 3, paragraphe 3, du règlement (CE) n° 883/2004 du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, portant sur la coordination des systèmes de sécurité sociale (JO 2004, L 166, p. 1), tel que modifié par le règlement (CE) n° 988/2009 du Parlement européen et du Conseil, du 16 septembre 2009 (JO 2009, L 284, p. 43) (3), prévoit que ce règlement « s’applique également aux prestations spéciales en espèces à caractère non contributif visées à l’article 70 ».

4.        L’article 4 du règlement n° 883/2004 dispose que, « [à] moins que le présent règlement n’en dispose autrement, les personnes auxquelles le présent règlement s’applique bénéficient des mêmes prestations et sont soumises aux mêmes obligations, en vertu de la législation de tout État membre, que les ressortissants de celui-ci ».

5.        Les paragraphes 1 et 2 de l’article 70 du règlement n° 883/2004 se lisent comme suit :

« 1.      Le présent article s’applique aux prestations spéciales en espèces à caractère non contributif relevant d’une législation qui, de par son champ d’application personnel, ses objectifs et/ou ses conditions d’éligibilité, possède les caractéristiques à la fois de la législation en matière de sécurité sociale visée à l’article 3, paragraphe 1, et d’une assistance sociale.

2.      Aux fins du présent chapitre, on entend par “prestations spéciales en espèces à caractère non contributif” les prestations

a)      qui sont destinées :

i)      […] à couvrir à titre complémentaire, subsidiaire ou de remplacement, les risques correspondant aux branches de sécurité sociale visées à l’article 3, paragraphe 1, et à garantir aux intéressés un revenu minimum de subsistance eu égard à l’environnement économique et social dans l’État membre concerné ;

[…]

et

b)      qui sont financées exclusivement par des contributions fiscales obligatoires destinées à couvrir des dépenses publiques générales et dont les conditions d’attribution et modalités de calcul ne sont pas fonction d’une quelconque contribution pour ce qui concerne leurs bénéficiaires […] ;

et

c)      qui sont énumérées à l’annexe X. »

6.        L’annexe X du règlement n° 883/2004 vise, en ce qui concerne l’Allemagne, « [l]es prestations visant à garantir des moyens d’existence au titre de l’assurance de base pour les demandeurs d’emploi, sauf si, en ce qui concerne ces prestations, les conditions d’obtention d’un complément temporaire à la suite de la perception d’une prestation de chômage (article 24, paragraphe 1, du livre II du code social) sont remplies ».

3.      Le règlement (UE) n° 492/2011

7.        L’article 7, paragraphes 1 et 2, du règlement (UE) n° 492/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union (4) est libellé comme suit :

« 1.      Le travailleur ressortissant d’un État membre ne peut, sur le territoire des autres États membres, être, en raison de sa nationalité, traité différemment des travailleurs nationaux, pour toutes conditions d’emploi et de travail, notamment en matière de rémunération, de licenciement et de réintégration professionnelle ou de réemploi s’il est tombé au chômage.

2.      Il y bénéficie des mêmes avantages sociaux et fiscaux que les travailleurs nationaux. »

8.        L’article 10 du règlement n° 492/2011 prévoit, en son premier alinéa, que « [l]es enfants d’un ressortissant d’un État membre qui est ou a été employé sur le territoire d’un autre État membre sont admis aux cours d’enseignement général, d’apprentissage et de formation professionnelle dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État, si ces enfants résident sur son territoire ». Le second alinéa poursuit en indiquant que « [l]es États membres encouragent les initiatives permettant à ces enfants de suivre les cours précités dans les meilleures conditions ».

B.      Le droit allemand

9.        L’article 7 du livre II du Sozialgesetzbuch Zweites Buch (code social), dans sa version du 22 décembre 2016 (BGBl. I, p. 3155, ci-après le « SGB II »), dispose :

« 1)      Les prestations prévues dans le présent livre sont octroyées aux personnes qui :

1.      ont atteint l’âge de 15 ans et n’ont pas encore atteint la limite d’âge prévue à l’article 7 bis,

2.      sont aptes à travailler,

3.      sont indigentes et

4.      séjournent habituellement en République fédérale d’Allemagne (bénéficiaires aptes à travailler).

Sont exceptés :

[...]

2.      les ressortissants étrangers

a)      qui n’ont pas de droit de séjour,

b)      dont le droit de séjour résulte uniquement de l’objectif de rechercher un travail ou

c)      qui tirent leur droit de séjour – seul ou en parallèle d’un droit de séjour au titre du point b) – de l’article 10 du règlement n° 492/2011,

ainsi que les membres de leur famille,

[…].

2)      Perçoivent des prestations également les personnes qui vivent dans une communauté de besoin avec les bénéficiaires aptes à travailler. […]

3)      Font partie de la communauté de besoin

1.      les bénéficiaires aptes à travailler,

[…]

4.      les enfants non mariés faisant partie du foyer des personnes mentionnées sous les points 1 à 3, lorsqu’ils n’ont pas encore atteint l’âge de 25 ans, pour autant qu’ils ne peuvent pas se procurer grâce à leurs propres revenus ou leur patrimoine les prestations leur permettant d’assurer leur subsistance. »

10.      L’article 2 du Gesetz über die allgemeine Freizügigkeit von Unionsbürgern (loi sur la libre circulation des citoyens de l’Union, ci-après le « FreizügG ») (5) est libellé comme suit :

« 1)      Les citoyens de l’Union bénéficiant de la libre circulation et les membres de leur famille ont le droit d’entrer et de séjourner sur le territoire fédéral conformément aux dispositions de la présente loi.

2)      Bénéficient de la liberté de circulation en vertu du droit de l’Union :

1.      les citoyens de l’Union qui souhaitent séjourner en tant que travailleurs ou poursuivre une formation professionnelle,

1 bis.      les citoyens de l’Union qui sont à la recherche d’un emploi, pour une durée pouvant aller jusqu’à six mois, et au-delà seulement dans la mesure où ils peuvent fournir la preuve qu’ils continuent à chercher un emploi et qu’ils ont des chances réelles d’être engagés,

[…]

6.      les membres de la famille, conformément aux conditions des articles 3 et 4,

[…]

3)      […] Le droit tiré du paragraphe 1 subsiste pour une période de six mois en cas de chômage involontaire confirmé par l’agence pour l’emploi compétente après une période d’emploi de moins d’un an. »

11.      L’article 3 du FreizügG prévoit :

« 1)      Les membres de la famille des citoyens de l’Union visés à l’article 2, paragraphe 2, points 1 à 5, bénéficient du droit au titre de l’article 2, paragraphe 1, dès lors qu’ils accompagnent ledit citoyen de l’Union ou lorsqu’ils le rejoignent. […]

2)      On entend par membres de la famille

1.      le conjoint, le partenaire et les parents en ligne descendante des personnes visées à l’article 2, paragraphe 2, points 1 à 5 et 7, ou de leurs conjoints ou partenaires, qui n’ont pas encore atteint l’âge de 21 ans […],

2.       les parents en ligne ascendante ou descendante des personnes visées à l’article 2, paragraphe 2, points 1 à 5 et 7, ou de leurs conjoints ou partenaires, dont la subsistance est assurée par ces personnes ou leurs conjoints ou partenaires.

[…]

4)      Les enfants d’un citoyen de l’Union qui bénéficie de la liberté de circulation et celui des parents qui exerce effectivement l’autorité parentale sur les enfants conservent leur droit de séjour jusqu’à ce qu’ils aient achevé une formation même après le décès ou le départ du citoyen de l’Union dont ils tirent leur droit de séjour, lorsque les enfants séjournent sur le territoire fédéral et fréquentent un établissement d’enseignement ou de formation. »

II.    Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour

12.      JD est un ressortissant polonais père de deux enfants nés en 2005 et 2010. Il vit séparé de son épouse, également polonaise, depuis l’année 2012 ou 2013 – date de son arrivée en Allemagne après un séjour aux Pays‑Bas – et a divorcé au mois de janvier 2019. Son épouse, qui s’était déplacée en même temps que lui des Pays-Bas vers l’Allemagne, est retournée vivre en Pologne au mois d’avril 2016. Depuis le mois de septembre 2015, le père et ses deux filles sont déclarés ensemble à la même adresse en Allemagne. Les deux filles sont scolarisées en Allemagne depuis au moins le mois d’août 2016. En 2016 et 2017, JD a perçu des allocations familiales sans interruption pour ses deux filles ainsi qu’une pension alimentaire octroyée par la ville de résidence de la famille (6).

13.      En ce qui concerne l’activité professionnelle de JD, ce dernier a exercé une activité salariée aux Pays-Bas de 2009 à 2011. Du mois de janvier 2013 au mois de mars 2015, il est resté inoccupé. Du 6 mars 2015 au 1er septembre 2015, il a exercé une activité salariée en Allemagne. Du 1er septembre 2015 au 17 janvier 2016, il a à nouveau connu une période d’inactivité professionnelle. Le 18 janvier 2016, il a entamé une activité salariée à temps plein qui devait s’achever le 31 octobre 2016. Il a été placé en incapacité de travail du 4 octobre 2016 au 7 décembre 2016, avec maintien de son salaire jusqu’au 29 octobre 2016, puis versement d’indemnités de congé maladie par la sécurité sociale jusqu’au 7 décembre 2016. Le 31 mars 2017, le versement d’allocations de l’assurance chômage a été accordé à JD pour la période du 23 février 2017 au 24 août 2017. Le 13 avril 2017, l’octroi desdites allocations a été révoqué en raison de l’arrivée à expiration de l’inscription de JD en tant que chômeur. Le 13 juin 2017, il a été décidé d’accorder le versement de ces allocations à JD pour la période courant du 12 juin 2017 au 23 octobre 2017.

14.      Depuis le 2 janvier 2018, JD occupe un emploi à temps plein.

15.      Entre le 1er septembre 2016 et le 7 juin 2017, JD et ses filles ont perçu des prestations de protection sociale de base en vertu du SGB II. Au mois de juin 2017, JD a demandé le maintien de ces prestations pour lui et ses filles. Le 13 juin 2017, le Jobcenter Krefeld a rejeté, par avis, cette demande en considérant que l’exclusion prévue par l’article 7, paragraphe 1, deuxième phrase, point 2, sous b), du SGB II trouvait à s’appliquer puisque JD ne séjournait plus en Allemagne que pour y rechercher un emploi. Le Jobcenter Krefeld a également rejeté la réclamation introduite par JD et ses filles contre cet avis par un avis sur réclamation adopté le 27 juillet 2017. Le 31 juillet 2017, JD et ses filles ont donc introduit un recours en annulation contre l’avis du 13 juin 2017 tel que confirmé par l’avis du 27 juillet 2017 et ont demandé la condamnation du Jobcenter Krefeld au paiement des prestations de protection sociale de base pour la période du 8 juin 2017 au 31 décembre 2017 (ci-après la « période litigieuse »).

16.      Par jugement en date du 8 mai 2018, le Sozialgericht Düsseldorf (tribunal du contentieux social de Düsseldorf, Allemagne) a fait droit au recours et a condamné le Jobcenter Krefeld à accorder à JD et à ses filles les prestations réclamées pour la période litigieuse. À partir du 7 juillet 2017, JD ne pouvait certes plus se prévaloir d’un droit de séjour résultant d’un emploi antérieur sur le fondement de l’article 2, paragraphe 3, première phrase, point 2 ou deuxième phrase, du FreizügG. Toutefois, il tirait son droit de séjour de celui reconnu à ses filles sur le fondement de l’article 10 du règlement n° 492/2011. Un tel droit de séjour a été jugé par le Sozialgericht Düsseldorf (tribunal du contentieux social de Düsseldorf) autonome et indépendant des droits de séjour régis par la directive 2004/38. La dérogation à l’égalité de traitement prévue à l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 ne trouverait donc à s’appliquer que s’il existe un droit de séjour qui découle uniquement de la directive 2004/38. A contrario, ladite dérogation ne trouverait pas à s’appliquer lorsque la personne concernée tire son droit de séjour de l’article 10 du règlement n° 492/2011. Au terme de cette analyse, la juridiction de première instance a donc jugé que l’exclusion prévue par l’article 7, paragraphe 1, deuxième phrase, point 2, sous c), du SGB II devait être considérée comme contraire au droit de l’Union.

17.      Le 4 juillet 2018, le Jobcenter Krefeld a interjeté appel de ce jugement devant la juridiction de renvoi.

18.      La juridiction de renvoi indique que les prestations de protection sociale de base sont des prestations d’assistance sociale au sens de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 (7) et peuvent également être qualifiées de prestations spéciales en espèces à caractère non contributif selon l’article 3, paragraphe 3, et l’article 70, paragraphe 2, du règlement n° 883/2004 (8) puisque leur fonction est d’assurer la subsistance des enfants et de leurs parents. Selon la juridiction de renvoi, ces prestations sont aussi des avantages sociaux au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011.

19.      Selon la juridiction de renvoi, si elle devait s’en tenir à appliquer son droit national, elle devrait faire droit à l’appel interjeté par le Jobcenter Krefeld. Elle s’interroge toutefois sur la compatibilité avec le droit de l’Union de l’exclusion prévue à l’article 7, paragraphe 1, deuxième phrase, point 2, sous c), du SGB II. Elle rappelle que JD, bien que sans activité professionnelle ni moyens d’existence suffisants pour la période litigeuse, et ne pouvant se prévaloir ni d’un droit de séjour permanent ni de la qualité de travailleur, bénéficiait, pendant ladite période, d’un droit de séjour dérivé de celui de ses filles fondé sur l’article 10 du règlement n° 492/2011. Or, la question de savoir si, dans un tel cas, l’exclusion prévue à l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 peut s’appliquer est débattue au niveau national.

20.      Selon le législateur national, l’exclusion prévue à l’article 7, paragraphe 1, deuxième phrase, point 2, sous c), du SGB II serait conforme au droit de l’Union sous peine de vider de leur substance les règles de la directive 2004/38. Au moment de l’introduction de ladite exclusion en droit national, ce législateur a notamment insisté sur le considérant 10 de la directive 2004/38, c’est-à-dire sur l’objectif poursuivi par la directive d’éviter que les personnes exerçant leur droit de séjour ne deviennent une charge déraisonnable pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil, ainsi que sur l’objectif, plusieurs fois rappelé par la Cour elle-même, de respecter l’équilibre financier des systèmes de sécurité sociale (9). Pour cette raison, l’exclusion a pu être étendue aux ressortissants de l’Union dont le droit de séjour est fondé sur l’article 10 du règlement n° 492/2011 sans que le législateur national y voie une source de conflit avec le droit de l’Union. Il existerait un courant jurisprudentiel qui suivrait cette logique en considérant que le champ d’action de l’exception prévue à l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 n’est pas limité à cette dernière et que cet article constitue une exception à l’article 18 TFUE même dans le cas où le droit de séjour se fonde sur l’article 10 du règlement n° 492/2011. La confirmation se trouverait dans la jurisprudence de la Cour, cette dernière n’ayant pas suivi les conclusions de son avocat général dans l’affaire Alimanovic (10) et n’ayant pas procédé à un examen différent en considération du fait qu’un autre fondement au droit de séjour que la directive 2004/38 existait alors.

21.      Il semblerait toutefois que cette conception ne soit pas partagée par toutes les juridictions nationales, dont certaines interprètent différemment l’arrêt Alimanovic (11) en considérant que la Cour n’aurait fait application de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 que dans le contexte d’un droit de séjour fondé sur ladite directive. La question de l’applicabilité de l’article 24, paragraphe 2, de cette directive à un citoyen de l’Union bénéficiant d’un titre de séjour sur le fondement de l’article 10 du règlement n° 492/2011 ne serait donc pas tranchée. En outre, ces juridictions sont d’avis que l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38, en tant qu’exception au principe de non-discrimination, devrait être interprété strictement, dans les limites du champ d’application de la seule directive.

22.      La juridiction de renvoi partage cette deuxième ligne d’analyse qui serait confortée, d’après elle, par le fait que le droit de séjour découlant de l’article 10 du règlement n° 492/2011 n’est pas soumis au respect des conditions de la directive 2004/38. En outre, les prestations réclamées par JD doivent être considérées comme des avantages sociaux au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011, même si lesdites prestations apparaissent sans rapport avec la scolarité ou la formation en tant que telles. Or, l’égalité de traitement doit être garantie en matière d’avantages sociaux en vertu dudit article. La Cour aurait, en outre, déjà jugé que le champ d’application de l’article 10 du règlement n° 492/2011 ne pouvait pas être restreint par la directive 2004/38 (12). Enfin, la juridiction de renvoi souligne que, alors qu’il aurait eu l’occasion de le faire lors de l’adoption du règlement n° 492/2011, le législateur de l’Union n’a pas introduit dans ledit règlement une disposition qui aurait dû amener la Cour à modifier sa jurisprudence rendue sur le fondement du règlement précédent afin d’exclure explicitement du bénéfice de l’égalité de traitement les citoyens dont le droit de séjour n’est fondé que sur l’article 10 du règlement n° 492/2011.

23.      C’est dans ces conditions que le Landessozialgericht Nordrhein‑Westfalen (tribunal supérieur du contentieux social de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Allemagne) a décidé de surseoir à statuer et, par décision parvenue au greffe de la Cour le 25 février 2019, a adressé les questions préjudicielles suivantes à cette dernière :

« 1)      Est-il compatible avec l’exigence d’égalité de traitement consacrée à l’article 18 TFUE, lu en combinaison avec les articles 7 et 10 du règlement n° 492/2011, d’exclure du bénéfice des prestations d’assistance sociale au sens de l’article 24, paragraphe 2, de la directive [2004/38] les citoyens de l’Union qui disposent d’un droit de séjour au titre de l’article 10 du règlement n° 492/2011 ?

a)      Une prestation d’assistance sociale au sens de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 constitue-t-elle un avantage social au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011 ?

b)      La règle dérogatoire établie à l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 s’applique-t-elle à l’exigence d’égalité de traitement consacrée à l’article 18 TFUE, lu en combinaison avec les articles 7 et 10 du règlement n° 492/2011 ?

2)      Est-il compatible avec l’exigence d’égalité de traitement consacrée à l’article 18 TFUE, lu en combinaison avec l’article 4 du règlement n° 883/2004, d’exclure du bénéfice des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif au sens de l’article 3, paragraphe 3, et de l’article 70, paragraphe 2, du règlement n° 883/2004 les citoyens de l’Union qui disposent d’un droit de séjour au titre de l’article 10 du règlement n° 492/2011 et qui sont affiliés à un système de sécurité sociale ou à un système de prestations familiales au sens de l’article 3, paragraphe 1, du règlement n° 883/2004 ? » 

24.      Des observations écrites ont été déposées par le Jobcenter Krefeld, les gouvernements allemand et polonais ainsi que par la Commission européenne, qui ont également été entendus en leurs plaidoiries lors de l’audience qui s’est tenue devant la Cour le 26 février 2020.

III. Analyse

A.      Remarques liminaires sur la qualification des prestations en cause

25.      Comme la juridiction de renvoi l’a rappelé, ce n’est pas la première fois que la Cour est appelée à se prononcer sur les conditions d’octroi des prestations prévues par l’article 7, paragraphe 1, deuxième phrase, point 2, sous c), du SGB II, de sorte que la Cour a déjà qualifié ces prestations au regard de différentes normes de droit dérivé qui pourraient s’avérer pertinentes pour la résolution de notre affaire.

26.      Je rappelle donc que les prestations en cause peuvent être qualifiées de « prestations spéciales en espèces à caractère non contributif » au sens de l’article 70, paragraphe 2, du règlement n° 883/2004 et sont, par ailleurs, en tant que telles mentionnées à l’annexe X du règlement n° 883/2004 (13).

27.      Les prestations en cause relèvent également de la notion de « prestations d’assistance sociale » au sens de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38, cette notion visant l’ensemble des régimes d’aides institués par les autorités publiques, que ce soit au niveau national, régional ou local, auxquels a recours un individu qui ne dispose pas de ressources suffisantes pour faire face à ses besoins élémentaires ainsi qu’à ceux de sa famille et qui risque, de ce fait, de devenir, pendant son séjour, une charge pour les finances publiques de l’État membre d’accueil susceptible d’avoir des conséquences sur le niveau global de l’aide pouvant être octroyée par cet État (14). La Cour a également jugé que la fonction prépondérante des prestations en cause était de « garantir le minimum des moyens d’existence nécessaires pour mener une vie conforme à la dignité humaine » (15).

28.      Reste la question de savoir si les prestations en cause peuvent être qualifiées d’avantage social, au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011. À cet égard, il ressort d’une jurisprudence constante qu’il faut entendre par « avantages sociaux », au sens de cette disposition, « tous les avantages qui, liés ou non à un contrat d’emploi, sont généralement reconnus aux travailleurs nationaux, en raison principalement de leur qualité objective de travailleurs ou du simple fait de leur résidence sur le territoire national, et dont l’extension aux travailleurs ressortissants d’autres États membres apparaît, dès lors comme apte à faciliter leur mobilité à l’intérieur de l’Union […] et, partant, leur intégration dans l’État membre d’accueil » (16). Selon la juridiction de renvoi, les prestations en cause visant à assurer la subsistance d’un enfant et de celui de ses parents qui en assume la garde effective au cours d’une formation scolaire ou professionnelle constituent bien de tels avantages (17).

29.      Comme la Commission l’a relevé à juste titre selon moi, la protection sociale de base offerte par l’article 7, paragraphe 1, deuxième phrase, point 2, sous c), du SGB II, en ce qu’elle présuppose l’aptitude au travail, apparaît rattachée au fait que le bénéficiaire a été travailleur, est un travailleur aux revenus insuffisants ou sera un travailleur. Au moins dans les deux premiers cas que je viens d’énumérer, le bénéfice de la prestation en cause apparaît en lien avec la qualité de travailleur, même perdue, de la personne qui la demande. Enfin, je relève que la Cour a déjà qualifié d’avantage social au sens du règlement (CEE) n° 1612/68 (18) – qui a précédé le règlement n° 492/2011 – une prestation sociale garantissant, de manière générale, un minimum de moyens d’existence (19). Il doit donc, dans ces conditions, être admis que les prestations en cause relèvent également de la notion d’« avantages sociaux » au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011, en particulier si l’on s’en tient, comme la Cour l’a fait à plusieurs reprises, à la fonction intégratrice de cette protection sur laquelle je reviendrai plus tard (20).

30.      Cela étant posé, venons-en à l’analyse des questions préjudicielles en tant que telles.

B.      Sur les questions préjudicielles

31.      L’exclusion de JD et de ses filles du bénéfice des prestations de subsistance constitue une discrimination fondée sur la nationalité. Par ces questions préjudicielles, que je propose d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi invite la Cour à examiner de manière successive, le cas échéant, les différents fondements possibles à l’octroi des prestations de subsistance pour la période litigieuse à JD et à ses deux filles, c’est-à-dire à la reconnaissance, dans le contexte du litige au principal, d’un droit à l’égalité de traitement.

32.      Une telle analyse ne sera toutefois pas utile si la Cour devait juger que la situation en cause au principal relève, en tout état de cause, de l’exception à l’égalité de traitement prévue à l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38. Il me faut donc d’emblée expliquer les raisons pour lesquelles, d’après moi, cette disposition ne trouve pas ici à s’appliquer avant d’examiner si la portée du droit de séjour reconnu au titre de l’article 10 du règlement n° 492/2011 est telle qu’elle couvre également le droit à l’égalité de traitement en ce qui concerne les conditions d’accès aux prestations en cause. Eu égard aux conclusions que je tirerai de l’analyse de l’article 10 du règlement n° 492/2011, un examen spécifique du règlement n° 883/2004 ne devrait pas apparaître nécessaire.

1.      Sur l’inapplicabilité de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 à la situation en cause au principal

33.      Il est constant entre les parties que JD bénéficiait, au moment de la période litigieuse, d’un droit de séjour fondé sur l’article 10 du règlement n° 492/2011 dérivé de celui de ses deux filles scolarisées dans l’État membre d’accueil. Il est également constant que, lors de cette période litigieuse, JD avait perdu la qualité de travailleur et était à la recherche d’un emploi.

34.      L’article 24 de la directive 2004/38 est consacré à l’égalité de traitement. Son premier paragraphe consacre le bénéfice d’une telle égalité pour « tout citoyen de l’Union qui séjourne sur le territoire de l’État membre d’accueil en vertu de [ladite] directive » mais « [s]ous réserve des dispositions spécifiques expressément prévues par le traité et le droit dérivé ». À cet égard, le paragraphe 2 de cette disposition prévoit explicitement une dérogation au principe de l’égalité de traitement, l’État membre d’accueil n’étant pas obligé d’accorder le droit à une prestation d’assistance sociale dans les délais fixés « à des personnes autres que [d]es travailleurs salariés, [d]es travailleurs non salariés, [d]es personnes qui gardent ce statut, ou les membres de leur famille ».

35.      Le gouvernement allemand, rejoint en partie dans son argumentation par le Jobcenter Krefeld, soutient, en substance, que, indépendamment du fait de savoir si le droit de séjour de JD en Allemagne se fondait également sur la directive 2004/38 (21), celui-ci ayant séjourné en Allemagne lors de la période litigieuse seulement pour y rechercher un emploi, l’article 24, paragraphe 2, de cette directive opérerait comme une disposition transversale, réglementant de manière exhaustive la question de l’égalité de traitement en matière de prestation d’assistance sociale et dépassant ainsi le seul cadre normatif de la directive 2004/38. Peu importerait donc que la base légale du droit de séjour de JD soit l’article 10 du règlement n° 492/2011 dès lors que l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 exclurait, en tout état de cause, les citoyens de l’Union qui n’ont plus la qualité de travailleur du bénéfice de l’égalité de traitement en matière de prestation d’assistance sociale. Exclure l’application de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 dans un cas de figure tel que celui de JD reviendrait à vider de leur substance la limitation que cette disposition prévoit et la marge de manœuvre que la directive reconnaît nécessairement aux États membres devant se protéger contre le tourisme social en évitant que les citoyens de l’Union économiquement inactifs ne deviennent une charge déraisonnable pour les systèmes nationaux de sécurité sociale. En effet, il suffirait auxdits citoyens de se prévaloir de la scolarisation de leurs enfants dans l’État membre d’accueil pour mettre en péril le mécanisme de défense desdits systèmes que constitue l’exception visée à l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38. Enfin, selon le gouvernement allemand, la question aurait déjà été tranchée par la Cour dans l’arrêt Alimanovic (22). Or, dans le cadre de cet arrêt, dont le contexte factuel et juridique serait en tout point comparable à celui de la présente affaire, la Cour n’aurait pas écarté l’application de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 alors même que les citoyens de l’Union concernés, dépourvus de la qualité de travailleurs migrants, jouissaient également d’un droit de séjour sur le fondement de l’article 10 du règlement n° 492/2011.

36.      Je ne peux souscrire à ces arguments.

37.      D’un point de vue littéral, d’abord, l’article 24, paragraphe 1, de la directive 2004/38 consacre le principe de l’égalité de traitement des citoyens de l’Union séjournant sur le territoire de l’État membre d’accueil « [s]ous réserve des dispositions spécifiques expressément prévues par le traité et le droit dérivé ». C’est donc toujours dans ces mêmes limites que la dérogation audit principe contenue à l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 opère. En outre, un tel renvoi de l’article 24 à d’autres dispositions de droit primaire ou dérivé se concilie mal avec la thèse d’une harmonisation exhaustive et transversale du droit à l’égalité de traitement.

38.      D’un point de vue contextuel, ensuite, il n’est à aucun moment possible de déceler un quelconque indice d’une application de l’article 24 de la directive 2004/38 au-delà de cette seule directive. Si l’on en revient, à nouveau, au texte de l’article 24, paragraphe 2, de ladite directive, ce dernier enracine, par les références qu’il fait à d’autres dispositions de la directive, la dérogation qu’il contient dans le champ d’action de la directive elle-même. Le maintien, dans le règlement n° 492/2011, d’une disposition consacrée à l’égalité de traitement des travailleurs en matière d’avantages sociaux contredit également la thèse de l’harmonisation exhaustive et transversale du droit à l’égalité de traitement à laquelle aurait procédé la directive 2004/38.

39.      D’un point de vue téléologique, enfin, à nouveau, il me semble que l’objectif légitime poursuivi par le législateur de l’Union puis invoqué par le législateur et le gouvernement allemands ne saurait justifier, à lui seul, l’exportation d’une norme de droit dérivé dans un autre contexte normatif. Par ailleurs, l’incapacité du gouvernement allemand – que ce soit dans ses observations écrites ou lors de l’audience devant la Cour alors qu’il était précisément interrogé sur ce point – à fournir des données chiffrées précises susceptibles d’illustrer la menace que représenterait, pour le système allemand de sécurité sociale, une interprétation de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 en ce sens qu’il ne serait pas applicable lorsque le citoyen de l’Union concerné jouit d’un droit de séjour sur un autre fondement que celui de ladite directive, et alors que le gouvernement allemand agitait le spectre du tourisme social, a considérablement affaibli la portée de son argument.

40.      J’ajouterai encore trois séries de remarques.

41.      D’une part, l’argument selon lequel il ne peut exister de droit de séjour au titre du règlement n° 492/2011 sans qu’il ait été nécessairement précédé d’un droit de séjour au titre de la directive 2004/38 n’est pas de nature à priver ledit règlement de son autonomie normative. Il suffit pour cela de constater, comme je le rappellerai plus loin, que le droit de séjour au titre de l’article 10 du règlement n° 492/2011 est soustrait du respect des conditions classiquement requises par la directive 2004/38 en ce qui concerne les citoyens de l’Union économiquement inactifs.

42.      D’autre part, si toutes les raisons qui précèdent militent, en elles-mêmes, pour limiter la portée de la dérogation prévue à l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 à cette seule directive, j’ajoute, comme l’a souligné à juste titre la Commission, que toute disposition dérogatoire reçoit, en droit de l’Union, une interprétation restrictive. Ce principe interprétatif a d’ailleurs déjà été utilisé par la Cour à propos de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 lui-même, la Cour ayant déjà jugé que, « [e]n tant que dérogation au principe d’égalité de traitement prévu à l’article 18 TFUE et dont l’article 24, paragraphe 1, de la directive 2004/38 ne constitue qu’une expression spécifique, le paragraphe 2 de cet article 24 doit être interprété de manière stricte » (23).

43.      Enfin, en ce qui concerne la valeur de précédent de l’arrêt Alimanovic (24), ce dernier doit être lu à la lumière de son point 40 aux termes duquel la Cour rappelait que la juridiction de renvoi qui l’avait alors saisie considérait « que le droit de séjour de Mme Alimanovic et de sa fille Sonita résult[ait] de leur qualité de chercheuses d’emploi et qu’elle se trouv[ait] liée par les constatations de fait opérées à cet égard ». En adoptant une lecture très formaliste de l’arrêt, on pourrait objecter que ce point 40 est, toutefois, placé en introduction de la partie de l’arrêt consacrée à la qualification des prestations alors en cause – les mêmes qui nous occupent aujourd’hui. Force est néanmoins de reconnaître que la précision contenue au point 40 est, en droit, sans incidence sur l’opération de qualification des prestations elle-même, de sorte que les enseignements à tirer de ce point ne se limitent pas à cette seule partie de l’arrêt (25).

44.      Jamais, dans l’arrêt Alimanovic (26), la Cour ne se départira de la prémisse posée au point 40 dudit arrêt. Jamais, donc, elle n’évoquera l’hypothèse pourtant abordée, bien que seulement à titre subsidiaire, par son avocat général (27), selon laquelle le droit de séjour de Mme Alimanovic et de sa fille pouvait résulter de l’article 10 du règlement n° 492/2011.

45.      Le point 40 de l’arrêt Alimanovic (28) a donc pour effet de limiter la portée de cet arrêt aux citoyens de l’Union bénéficiant d’un droit de séjour sur le seul fondement de l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2004/38. Dans cet arrêt, la Cour ne s’est pas prononcée sur le cas particulier qui nous est soumis aujourd’hui puisque tel n’était simplement pas l’objet des questions qui lui étaient alors adressées (29).

46.      En tout état de cause, il est intéressant de relever que la Cour a, dans son arrêt Alimanovic (30), très clairement établi un lien entre l’application de l’égalité de traitement prévue à l’article 24, paragraphe 1, de la directive 2004/38 et la jouissance d’un droit de séjour – hormis celui fondé sur l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2004/38 (31) – fondé sur la directive 2004/38 (32).

47.      Partant, si l’on devait simplement considérer que JD est titulaire d’un droit de séjour sur le fondement de l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2004/38, il ne pourrait pas se prévaloir de l’égalité de traitement. Toutefois, et comme j’ai tâché de le démontrer jusqu’ici, l’article 24 de la directive 2004/38 n’a pas vocation à régir la question de l’application du principe d’égalité de traitement à un citoyen de l’Union jouissant d’un droit de séjour sur le fondement de l’article 10 du règlement n° 492/2011 (33).

2.      Sur la portée du droit de séjour fondé sur l’article 10 du règlement n° 492/2011

48.      Une fois que l’application de l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38 a été écartée dans la situation en cause au principal, il reste à examiner si JD et ses filles peuvent invoquer un droit à l’égalité de traitement en matière d’accès aux prestations de protection sociale de base. Puisqu’ils bénéficient d’un droit de séjour au titre de l’article 10 du règlement n° 492/2011, il faut déterminer si une telle égalité de traitement peut découler du règlement lui-même, le cas échéant lu en combinaison avec d’autres normes.

49.      Après avoir rappelé la portée que la Cour a donnée à l’article 10 du règlement n° 492/2011, je proposerai deux voies possibles aboutissant au constat selon lequel, dans le cas d’espèce, un droit à l’égalité de traitement doit être reconnu.

a)      L’article 10 du règlement n° 492/2011 dans la jurisprudence de la Cour

50.      Je rappelle que l’article 10 du règlement n° 492/2011 est identique à l’article 12 du règlement n° 1612/68 de sorte que la jurisprudence de la Cour rendue en interprétation de cette dernière disposition s’applique mutatis mutandis à l’interprétation de la première (34).

51.      La Cour a jugé que l’objectif du règlement n° 1612/68, c’est‑à‑dire la liberté de circulation des travailleurs, exigeait, « pour que celle-ci soit assurée dans le respect de la liberté et de la dignité, des conditions optimales d’intégration de la famille du travailleur communautaire dans le milieu de l’État membre d’accueil » (35) et a considéré comme consubstantiel le lien entre la réussite d’une telle intégration et la possibilité pour un enfant de travailleur migrant d’entreprendre sa scolarité et ses études dans l’État membre d’accueil (36).

52.      À cette fin également, les bénéficiaires du droit d’accès à l’enseignement consacré à l’article 10 du règlement n° 492/2011 sont définis de manière large, les enfants pouvant ne pas être eux-mêmes citoyens de l’Union et pouvant ne pas être les enfants communs du travailleur migrant et de son conjoint (37). La survenance d’un divorce entre le travailleur migrant et son conjoint, qui s’accompagne d’un retour dudit travailleur dans son État d’origine alors que son conjoint demeure dans l’État membre d’accueil avec les enfants, n’a pas pour effet de mettre en cause le droit d’accès desdits enfants à l’enseignement dans ce dernier État (38). De la même manière, la perte de la qualité de travailleur du parent dont les enfants ont initialement tiré leur droit d’accès à l’enseignement est sans effet sur la jouissance dudit droit (39).

53.      En vue d’assurer l’effectivité du droit d’accès à l’enseignement prévu à l’article 10 du règlement n° 492/2011, ce droit doit nécessairement s’accompagner d’un droit de séjour corrélatif reconnu aux enfants (40).

54.      Il découle de ce qui précède que c’est la possession de la qualité de travailleur qui donne naissance, dans le chef de ses enfants, au droit d’accès à l’enseignement et donc au droit de séjour découlant de l’article 10 du règlement n° 492/2011. Mais une fois les conditions réunies pour que ce droit soit reconnu, il « s’autonomise » pour offrir une protection renforcée de la situation juridique des enfants dont il n’est plus seulement exigé qu’ils résident dans l’État membre d’accueil et qu’ils y soient scolarisés (41).

55.      Cette protection juridique renforcée de la situation des enfants va, par ricochet, avoir des incidences sur la situation du parent qui en a la garde. Ainsi, alors que le droit de séjour des enfants au titre de l’article 10 du règlement n° 492/2011 naît de la possession, à un moment donné, de la qualité de travailleur de l’un des parents, le droit de séjour du parent qui assure la garde va pouvoir se prolonger au-delà de la perte de la qualité de travailleur ou en l’absence de cette qualité tant que les enfants sont scolarisés. Si l’on devait filer une métaphore d’ordre grammatical, le parent qui était la proposition principale devient la subordonnée et l’enfant, incarnant originellement la proposition subordonnée, devient proposition principale. Ainsi la Cour a-t-elle jugé que, dans un cas où les enfants jouissent, en vertu de l’article 10 du règlement n° 492/2011, du droit de continuer leur scolarité dans l’État membre d’accueil, « le refus [aux parents] de la possibilité de demeurer dans l’État membre d’accueil pendant la scolarité de leurs enfants pourrait être de nature à priver lesdits enfants d’un droit qui leur a été reconnu par le législateur [de l’Union] » (42). Après avoir rappelé que le règlement n° 1612/68 devait être interprété à la lumière de l’exigence du respect de la vie familiale prévue à l’article 8 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (43), la Cour a dit pour droit que « [l]e droit reconnu par l’article 12 du règlement n° 1612/68 à l’enfant d’un travailleur migrant de poursuivre, dans les meilleures conditions, sa scolarité dans l’État membre d’accueil implique nécessairement que ledit enfant ait le droit d’être accompagné par la personne assurant effectivement sa garde et, dès lors, que cette personne soit en mesure de résider avec lui dans ledit État membre pendant ses études. Refuser l’octroi d’une autorisation de séjour au parent qui garde effectivement l’enfant exerçant son droit de poursuivre sa scolarité dans l’État membre d’accueil porterait atteinte à ce droit » (44). La Cour a également souligné que, eu égard à son contexte et aux finalités poursuivies par le règlement n° 1612/68 et son article 12, ce dernier ne saurait être interprété de manière restrictive et ne doit, en tout état de cause, pas être privé de son effet utile (45). Le parent qui a la garde d’un enfant scolarisé titulaire d’un droit d’accès à l’enseignement au titre de l’article 12 du règlement n° 1612/68 bénéficie donc d’un droit de séjour dérivé de celui de son enfant, et cela même, comme je l’ai déjà rappelé, si ledit parent n’a pas la qualité de citoyen de l’Union ou n’a pas ou n’a plus la qualité de travailleur migrant dans l’État membre d’accueil (46).

56.      Enfin, à l’occasion d’un développement ultérieur de sa jurisprudence relative à l’article 12 du règlement n° 1612/68, la Cour a jugé que « les enfants d’un ressortissant d’un État membre qui travaille ou a travaillé dans l’État membre d’accueil aussi bien que le parent qui a effectivement la garde de ceux-ci peuvent se prévaloir, dans ce dernier État, d’un droit de séjour sur le seul fondement de l’article 12 du règlement n° 1612/68, sans qu’ils soient tenus de satisfaire aux conditions définies dans la directive 2004/38 » (47). En particulier, la Cour a relevé que le texte de l’article 12 du règlement n° 1612/68 ne conditionnait pas le droit de séjour des enfants et du parent qui en a la garde à leur autonomie économique – c’est-à-dire à la possession de ressources suffisantes et d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil – et qu’une telle exigence ne découlait pas davantage de la jurisprudence de la Cour (48).

57.      La construction jurisprudentielle que je viens de décrire s’est donc déroulée en trois temps : d’abord, il a fallu consacrer l’idée que le droit d’accès à l’enseignement prévu à l’article 12 du règlement n° 1612/68 devait nécessairement s’accompagner de la reconnaissance d’un droit de séjour autonome des enfants. Ensuite, l’impératif de l’effectivité du droit d’accès à l’enseignement a justifié la proclamation d’un droit de séjour dérivé des parents assurant la garde de ces enfants. Enfin, la sécurisation de la situation juridique des enfants scolarisés a nécessité de ne soumettre ni le droit de séjour autonome des enfants ni le droit de séjour dérivé des parents à une condition d’autonomie économique.

58.      La présente affaire offre l’occasion à la Cour de franchir une nouvelle étape dans la construction du statut juridique lié à l’article 10 du règlement n° 492/2011.

b)      Droit de séjour fondé sur l’article 10 du règlement n° 492/2011 et droit à l’égalité de traitement en matière d’accès aux prestations de protection sociale de base : la suite logique

59.      Comme annoncé, il existe, selon moi, deux lignes d’analyse possibles, selon que l’on considère que JD est le titulaire du droit à l’égalité de traitement (première hypothèse) ou selon que l’on considère que ce sont ses deux filles qui en sont titulaires (seconde hypothèse).

1)      Première hypothèse : l’article 7 du règlement n° 492/2011 comme fondement du droit à l’égalité de traitement de JD

60.      On l’a dit à suffisance, JD est titulaire d’un droit de séjour dérivé de celui de ses filles au titre de l’article 10 du règlement n° 492/2011.

61.      Le règlement n° 492/2011 contient une expression spécifique du principe d’égalité de traitement consacré à l’article 18 TFUE, en son article 7, lequel prévoit, en son paragraphe 2, que le travailleur ressortissant d’un État membre bénéficie, sur le territoire des autres États membres, des mêmes avantages sociaux que les travailleurs nationaux.

62.      On ne peut toutefois ignorer que cet article 7 ouvre la section 2 du règlement n° 492/2011, intitulée « De l’exercice de l’emploi et de l’égalité de traitement ». On ne peut davantage ignorer que son libellé vise expressément « [l]e travailleur », ce que JD n’est plus.

63.      Pour autant, une interprétation large de cette disposition n’est pas à exclure. Certes, l’article 7 du règlement n° 492/2011 ne se réfère pas, comme le fait l’article 10 de ce règlement, au ressortissant d’un État membre qui est ou a été travailleur ; néanmoins, on déduit du libellé de l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 492/2011 que la protection offerte va au-delà de la seule période d’emploi dudit travailleur, et peut-être même de la période pendant laquelle il a précisément cette qualité. Pour rappel, l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 492/2011 consacre le droit à l’égalité de traitement « notamment en matière […] de licenciement […] ou de réemploi s’il est tombé au chômage » (49).

64.      Par ailleurs, s’il ressort de la jurisprudence de la Cour que les ressortissants de l’Union qui se déplacent uniquement pour rechercher un emploi ne peuvent se prévaloir de l’égalité de traitement telle que prévue par l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 1612/68, ceux qui ont déjà accédé au marché du travail peuvent, au contraire, évidemment s’en prévaloir (50).

65.      En l’occurrence, la reconnaissance d’un droit à l’égalité de traitement fondée sur le fait que le demandeur est un ancien travailleur – et non un ressortissant qui s’est déplacé sur le territoire de l’État membre d’accueil seulement pour y chercher un emploi sans jamais avoir effectivement accédé au marché du travail – permet de ne pas élargir le bénéfice de l’assistance sociale à tout citoyen qui pourrait autrement se contenter d’exercer sa liberté de circulation dans un autre État membre, sans jamais rechercher à y travailler, puis d’y scolariser immédiatement ses enfants afin de pouvoir bénéficier, jusqu’à la fin de leur scolarité, d’un droit de séjour et de l’aide sociale offerte dans l’État membre d’accueil (51).

66.      Autrement dit, l’interprétation proposée de l’article 7 du règlement n° 492/2011 ferait, certes, obligation aux États membres de prêter assistance à des anciens travailleurs qui subissent leur inactivité économique, tout en préservant, toutefois, leur droit de refuser une telle assistance aux citoyens de l’Union faisant usage de leur liberté de circulation en choisissant de demeurer inactifs, et qui, à ce titre, ne sauraient se prévaloir de la protection offerte par cette disposition. Une telle interprétation est, en outre, également rendue possible en vertu de l’autonomie normative entre le règlement n° 492/2011 et la directive 2004/38.

67.      Encore faut-il s’assurer que la discrimination ne puisse pas être justifiée (52). À cet égard, si la légitimité de l’objectif poursuivi par le législateur allemand ne fait pas de doute, étant donné qu’il rejoint celui poursuivi par le législateur de l’Union, ladite discrimination échoue à passer le test de proportionnalité, l’article 7, paragraphe 1, deuxième phrase, point 2, sous c), du SGB II aboutissant à une exclusion systématique de tout ressortissant titulaire d’un droit de séjour sur le fondement de l’article 10 du règlement n° 492/2011, sans considération aucune pour la situation individuelle dudit ressortissant et notamment pour les liens entretenus avec le marché du travail de l’État membre d’accueil, ainsi que pour la nature et l’intensité des liens entretenus avec la société de cet État.

68.      Il résulte, dès lors, d’une telle analyse que l’article 7, paragraphe 2, et l’article 10 du règlement n° 492/2011 doivent être interprétés en ce sens qu’un droit à l’égalité de traitement, en ce qui concerne l’accès aux avantages sociaux tels que des prestations de protection sociale de base, doit être reconnu à un ancien travailleur migrant dont les enfants sont scolarisés dans l’État membre d’accueil et bénéficiant d’un droit de séjour sur le fondement de l’article 10 dudit règlement.

2)      Seconde hypothèse : le droit d’accès à l’enseignement comme fondement du droit à l’égalité de traitement en matière d’accès à l’assistance sociale

69.      Il est, selon moi, également possible de parvenir à la même conclusion – celle d’un droit d’accès de JD et de ses deux filles aux prestations litigieuses – en se concentrant, cette fois-ci, sur les droits des enfants.

70.      Selon la jurisprudence de la Cour rappelée précédemment, l’article 10 du règlement n° 492/2011 ne peut être interprété strictement et son effet utile doit être assuré ; le règlement doit, pour sa part, être interprété à la lumière de l’exigence du respect de la vie familiale prévue à l’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

71.      Dans ces conditions, que resterait-il du droit d’accès à l’enseignement, dont tout le monde s’accorde à reconnaître que les deux filles de JD jouissent, si un droit d’accès aux prestations en cause, pour elles et pour leur père, devait être nié ?

72.      Je peux bien admettre, d’un point de vue conceptuel, que le droit de séjour ne se confond pas nécessairement avec le droit d’accès à ces prestations. Mais enfin, d’un point de vue fonctionnel, quelle portée réelle – effective – serait donnée à la jurisprudence de la Cour, si attentive au sort des enfants des travailleurs migrants, et alors que le droit de séjour du parent qui en assure la garde n’est pas soumis à la condition de posséder des ressources suffisantes ou une assurance maladie complète, si cette même Cour devait aujourd’hui juger que ce parent, indispensable à l’accompagnement de ces enfants dans leur scolarité, n’est pas en droit de solliciter l’aide sociale étatique ?

73.      Il serait un leurre, une fiction juridique que de considérer que le droit d’accès à l’enseignement serait effectif du seul fait qu’un droit de séjour est accordé au parent ayant la garde des enfants sans que ce droit ne s’accompagne également d’une aide sociale. J’invite donc précisément la Cour à franchir ce pas.

74.      L’article 10 du règlement n° 492/2011 prévoit un droit d’accès à l’enseignement « dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État [membre] » (53). Si les parents indigents d’un enfant scolarisé ressortissants de l’État membre d’accueil sont en droit d’accéder à l’assistance sociale afin de garantir des conditions de vie et de scolarisation dignes à cet enfant et, par ricochet, à sa cellule familiale, et dans la mesure où l’indigence est manifestement un obstacle à l’accès à l’enseignement de tout enfant, le droit à l’assistance sociale devrait être interprété comme faisant partie des « conditions » visées par l’article 10 du règlement n° 492/2011, sous peine de priver l’enfant d’un droit qui lui a été reconnu par le législateur (54).

75.      Une telle interprétation assure donc l’effet utile de l’article 10 du règlement n° 492/2011, comme cela est requis par la jurisprudence de la Cour. Elle apparaît, en outre, pleinement cohérente avec l’objectif initial de ce règlement qui est d’assurer la libre circulation des travailleurs. En effet, quel travailleur quitterait son pays d’origine, s’efforcerait de s’intégrer au mieux, y compris économiquement, dans la société de l’État membre d’accueil et d’y scolariser ses enfants s’il sait que, dès lors que sa situation deviendrait moins confortable, sans pouvoir compter sur la solidarité de l’État membre qui l’a accueilli, il devra nécessairement rentrer dans son pays d’origine et arracher ses enfants au système pédagogique et linguistique dans lequel ils étaient jusque-là intégrés ? Elle apparaît, ensuite, être en ligne avec la jurisprudence de la Cour soustrayant le droit de séjour des enfants et du parent exerçant leur garde du respect de la condition d’autonomie économique (55).

76.      Pour les mêmes raisons qu’invoquées précédemment (56), la discrimination introduite par l’article 7, paragraphe 1, deuxième phrase, point 2, sous c), du SBG II ne m’apparaît pas justifiable.

77.      À ce stade de l’analyse, j’incline donc à penser que l’article 10 du règlement n° 492/2011 doit être interprété en ce sens qu’un droit d’accès aux prestations de protection sociale de base doit être reconnu aux enfants titulaires d’un droit de séjour sur le fondement de l’article 10 du règlement n° 492/2011 ainsi qu’au parent exerçant la garde effective de ces enfants.

3.      Remarques complémentaires

78.      L’analyse qui précède, qui prend l’article 10 du règlement n° 492/2011 comme centre de gravité du raisonnement mené pour résoudre la présente affaire, constitue donc, selon moi, la voie principale à cette fin. Je souhaite néanmoins, afin d’être tout à fait complet, ajouter encore quelques éléments de réflexion relatifs, en premier lieu, au règlement n° 883/2004 puis, en second lieu, à l’article 18 TFUE. Dans la mesure, toutefois, où ces éléments ne sont fournis qu’à titre subsidiaire, l’analyse sera nécessairement plus rapide.

79.      En ce qui concerne le règlement n° 883/2004, nous avons déjà vu que les prestations de protection sociale de base dont il est question relèvent du champ d’application dudit règlement et que son article 4 consacre un droit à l’égalité de traitement pour les personnes auxquelles le règlement s’applique et à moins que le règlement n’en dispose autrement. Il découle du libellé de la seconde question préjudicielle que JD doit être considéré comme affilié au système de sécurité sociale de l’État membre d’accueil ou à son système de prestations familiales au sens de l’article 3, paragraphe 1, du règlement n° 883/2004. Si la détermination des conditions de fond relatives à l’octroi de prestations telles que celles en cause au principal appartient à la législation de chaque État membre (57), les États membres sont néanmoins tenus, dans cet exercice, de respecter le principe d’égalité de traitement. La Cour a déjà admis que les États membres pouvaient décider d’octroyer les prestations sociales aux seuls citoyens de l’Union qui remplissaient les conditions de séjour en vertu de la directive 2004/38 (58) et que ces États pouvaient exclure du bénéfice des prestations les citoyens de l’Union au cours des trois premiers mois de leur séjour dans l’État membre d’accueil ou les citoyens dont le séjour ne se fondait que sur l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2004/38. À supposer que l’on puisse déduire de cette jurisprudence un souci de mise en cohérence de l’article 4 du règlement n° 883/2004 avec l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38, en ce sens que l’effectivité du second nécessiterait de limiter le premier, une telle lecture articulée de ces dispositions n’aurait, en tout état de cause, pas lieu d’être dans un cas de figure comme celui de JD où le droit de séjour n’est plus fondé sur la directive 2004/38, ou n’est plus fondé seulement sur cette dernière, mais est fondé sur l’article 10 du règlement n° 492/2011. L’égalité de traitement en ce qui concerne l’accès à des prestations spéciales en espèces à caractère non contributif telles que les prestations sociales de base peut donc également être fondée, pour un citoyen de l’Union tel que JD qui bénéficie, par ailleurs, d’un droit de séjour basé sur l’article 10 du règlement n° 492/2011, sur l’article 4 du règlement n° 883/2004.

80.      Enfin, dans la mesure où j’ai considéré que les questions soulevées par la juridiction de renvoi pouvaient être résolues en interprétant le règlement n° 492/2011, lequel contient une déclinaison spécifique du principe de non-discrimination consacré de manière générale à l’article 18 TFUE, une analyse autonome de ce dernier ne m’apparaît, par conséquent, pas nécessaire (59).

IV.    Conclusion

81.      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précédent, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le Landessozialgericht Nordrhein-Westfalen (tribunal supérieur du contentieux social de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Allemagne) :

1)      Des prestations de protection sociale de base telles que celles en cause au principal constituent des avantages sociaux au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement (UE) n° 492/2011 du Parlement européen et du Conseil, du 5 avril 2011, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de l’Union.

2)      L’article 24 de la directive 2004/38/CE, du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, n’a pas vocation à régir la question de l’application du principe d’égalité de traitement à un citoyen de l’Union jouissant d’un droit de séjour sur le fondement de l’article 10 du règlement n° 492/2011.

3)      L’article 7, paragraphe 2, et l’article 10 du règlement n° 492/2011 doivent être interprétés en ce sens qu’un droit à l’égalité de traitement, en ce qui concerne l’accès aux avantages sociaux tels que des prestations de protection sociale de base, doit être reconnu à un ancien travailleur migrant dont les enfants sont scolarisés dans l’État membre d’accueil et bénéficiant d’un droit de séjour sur le fondement de l’article 10 dudit règlement.

4)      L’article 10 du règlement n° 492/2011 doit être interprété en ce sens qu’un droit d’accès aux prestations de protection sociale de base doit être reconnu aux enfants titulaires d’un droit de séjour sur le fondement dudit article 10 ainsi qu’au parent exerçant la garde effective de ces enfants.


1      Langue originale : le français.


2      JO 2004, L 158, p. 77.


3      Ci-après le « règlement n° 883/2004 »


4      JO 2011, L 141, p. 1.


5      Dans sa version du 2 décembre 2014 (BGBl. I, p. 1922).


6      Il ressort du dossier que cette pension alimentaire est versée à JD pour ses filles à compter du 1er octobre 2015 jusqu’aux 12 ans révolus de ses enfants.


7      La juridiction de renvoi mentionne à cet égard les arrêts du 11 novembre 2014, Dano (C‑333/13, EU:C:2014:2358) ; du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597), ainsi que du 25 février 2016, García-Nieto e.a. (C‑299/14, EU:C:2016:114).


8      La juridiction de renvoi mentionne à cet égard les arrêts du 11 novembre 2014, Dano (C‑333/13, EU:C:2014:2358) ; du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597), ainsi que du 25 février 2016, García-Nieto e.a. (C‑299/14, EU:C:2016:114).


9      Tel que rappelé par la Cour dans ses arrêts du 11 novembre 2014, Dano (C‑333/13, EU:C:2014:2358) ; du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597), ainsi que du 25 février 2016, García-Nieto e.a. (C‑299/14, EU:C:2016:114).


10      Arrêt du 15 septembre 2015 (C‑67/14, EU:C:2015:597).


11      Arrêt du 15 septembre 2015 (C‑67/14, EU:C:2015:597).


12      La juridiction de renvoi mentionne ici les arrêts du 23 février 2010, Ibrahim et Secretary of State for the Home Department (C‑310/08, EU:C:2010:80), et Teixeira (C‑480/08, EU:C:2010:83).


13      Voir arrêt du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597, point 43).


14      Voir arrêt du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597, point 44 et jurisprudence citée).


15      Arrêt du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597, point 45).


16      Arrêt du 18 décembre 2019, Generálny riaditeľ Sociálnej poisťovne Bratislava e.a. (C‑447/18, EU:C:2019:1098, point 47 et jurisprudence citée).


17      Le gouvernement allemand ne s’est pas prononcé sur la question, sans pour autant exclure une telle qualification.


18      Règlement du Conseil du 15 octobre 1968 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté (JO 1968, L 257, p. 2).


19      Voir arrêt du 27 mars 1985, Hoeckx (249/83, EU:C:1985:139), réitéré au point 27 de l’arrêt du 20 septembre 2001, Grzelczyk (C‑184/99, EU:C:2001:458).


20      Voir, pour la qualification par la Cour de différentes mesures en tant qu’avantages sociaux au sens de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011 mettant particulièrement en exergue leur fonction intégratrice, arrêt du 18 décembre 2019, Generálny riaditeľ Sociálnej poisťovne Bratislava e.a. (C‑447/18, EU:C:2019:1098, point 48).


21      Au titre de l’article 14, paragraphe 4, sous b), de la directive 2004/38.


22      Arrêt du 15 septembre 2015 (C‑67/14, EU:C:2015:597).


23      Arrêt du 4 octobre 2012, Commission/Autriche (C‑75/11, EU:C:2012:605, point 54).


24      Arrêt du 15 septembre 2015 (C‑67/14, EU:C:2015:597).


25      Cela se trouve d’ailleurs confirmé par le point 41, qui n’est qu’un rappel des deuxième et troisième questions préjudicielles alors posées à la Cour et qui est donc, en tant que tel, étranger à l’opération de qualification des prestations à laquelle la Cour se livrera aux points 42 à 46 de l’arrêt du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597).


26      Arrêt du 15 septembre 2015 (C‑67/14, EU:C:2015:597).


27      Voir les conclusions de l’avocat général Wathelet dans l’affaire Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:210, points 117 à 122).


28      Arrêt du 15 septembre 2015 (C‑67/14, EU:C:2015:597).


29      Voir arrêt du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597, point 38).


30      Arrêt du 15 septembre 2015 (C‑67/14, EU:C:2015:597).


31      Puisqu’il fait l’objet d’une exclusion expresse par l’article 24, paragraphe 2, de la directive 2004/38.


32      Voir arrêt du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597, point 49). Voir également point 53 de cet arrêt.


33      Je note encore à cet égard que, au point 49 de l’arrêt du 15 septembre 2015, Alimanovic (C‑67/14, EU:C:2015:597), la Cour a jugé que, « pour ce qui concerne l’accès à des prestations d’assistance sociale […], un citoyen de l’Union ne peut réclamer une égalité de traitement avec les ressortissants de l’État membre d’accueil en vertu de l’article 24, paragraphe 1, de la directive 2004/38 que si son séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil respecte les conditions de la directive 2004/38 » (italique ajouté par mes soins). Le droit de séjour découlant de l’article 10 du règlement n° 492/2011 échappant précisément au respect de ces conditions, l’article 24 de la directive 2004/38 n’est pas la disposition à l’aune de laquelle la question d’une éventuelle égalité de traitement dont bénéficierait JD doit être examinée.


34      J’utiliserai d’ailleurs, dans l’analyse qui va suivre, indifféremment des références à l’un et l’autre règlements.


35      Arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, point 50).


36      Voir les arrêts du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, point 51), et du 23 février 2010, Ibrahim et Secretary of State for the Home Department (C‑310/08, EU:C:2010:80, point 43).


37      Voir arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, points 56 et 57).


38      Voir arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, point 63).


39      Voir arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, point 63).


40      Voir arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, point 63).


41      Voir arrêt du 23 février 2010, Teixeira (C‑480/08, EU:C:2010:83, point 49). Sur le caractère autonome du droit de séjour, voir arrêts du 23 février 2010, Ibrahim et Secretary of State for the Home Department (C‑310/08, EU:C:2010:80, points 35, 40 et 41), et du 23 février 2010, Teixeira (C‑480/08, EU:C:2010:83, point 46).


42      Arrêts du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, point 71), et du 23 février 2010, Ibrahim et Secretary of State for the Home Department (C‑310/08, EU:C:2010:80, point 30).


43      Signée à Rome le 4 novembre 1950.


44      Arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, point 73).


45      Voir arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, point 74).


46      Voir arrêt du 17 septembre 2002, Baumbast et R (C‑413/99, EU:C:2002:493, point 75).


47      Arrêt du 23 février 2010, Ibrahim et Secretary of State for the Home Department (C‑310/08, EU:C:2010:80, point 50). Italique ajouté par mes soins.


48      Voir arrêt du 23 février 2010, Ibrahim et Secretary of State for the Home Department (C‑310/08, EU:C:2010:80, points 52 et 53). En ce qui concerne la situation des enfants, la Cour avait déjà jugé que le statut d’enfant d’un travailleur migrant au sens du règlement n° 1612/68 entraînait « tout particulièrement la reconnaissance, par le droit de l’Union, de la nécessité de bénéficier des aides étatiques aux études en vue d’une intégration de ces enfants dans la vie sociale de l’État membre d’accueil, cette exigence s’imposant d’autant plus dans des cas où les bénéficiaires des dispositions de ce règlement sont des étudiants qui sont arrivés dans cet État avant même l’âge de la scolarité » [arrêt du 15 mars 1989, Echternach et Moritz (389/87 et 390/87, EU:C:1989:130, point 35), repris au point 54 de l’arrêt du 23 février 2010, Ibrahim et Secretary of State for the Home Department (C‑310/08, EU:C:2010:80)].


49      Je remarque que le texte de cette disposition ne limite pas de manière explicite le bénéfice du droit à l’égalité de traitement en ce qui concerne la durée de la période de chômage.


50      Voir notamment arrêt du 23 mars 2004, Collins (C‑138/02, EU:C:2004:172, point 31).


51      À cet égard, je souhaite ici souligner que la situation de JD et de ses deux filles se distingue à tout point de vue de celle de la requérante dans l’affaire Dano [arrêt du 11 novembre 2014 (C‑333/13, EU:C:2014:2358)], dans laquelle la Cour a jugé qu’un État membre pouvait refuser, sur le fondement de la directive 2004/38, « l’octroi de prestations sociales à des citoyens de l’Union économiquement inactifs qui exercent leur liberté de circulation dans le seul but d’obtenir le bénéfice de l’aide sociale d’un autre État membre alors même qu’ils ne disposent pas de ressources suffisantes pour prétendre au bénéfice d’un droit de séjour » [arrêt du 11 novembre 2014, Dano (C‑333/13, EU:C:2014:2358, point 78) ; italique ajouté par mes soins]. Comme l’a souligné la Commission dans notre affaire, aucun reproche de fraude ou d’abus de droit ne peut être formulé à l’encontre de JD, lequel n’a pas non plus fait usage de sa liberté de circulation dans le seul but d’obtenir le bénéfice des prestations en cause.


52      Par analogie, voir arrêt du 14 décembre 2016, Bragança Linares Verruga e.a. (C‑238/15, EU:C:2016:949).


53      Italique ajouté par mes soins.


54      Selon la jurisprudence rappelée au point 55 des présentes conclusions.


55      En effet, en juger autrement reviendrait implicitement à instaurer une condition d’autonomie économique pour la jouissance effective du droit d’accès à l’enseignement.


56      Voir point 67 des présentes conclusions.


57      Voir arrêts du 19 septembre 2013, Brey (C‑140/12, EU:C:2013:565, point 41), et du 11 novembre 2014, Dano (C‑333/13, EU:C:2014:2358, point 83).


58      Voir arrêts du 11 novembre 2014, Dano (C‑333/13, EU:C:2014:2358, point 83), et du 25 février 2016, García-Nieto e.a. (C‑299/14, EU:C:2016:114, point 52).


59      La juridiction de renvoi n’a d’ailleurs pas posé de questions en seul lien avec l’article 18 TFUE. Une telle analyse ne serait nécessaire que dans l’hypothèse où la Cour considérerait que JD ne relève pas du champ de l’article 24 de la directive 2004/38, ni ne peut bénéficier du principe d’égalité de traitement en vertu de l’article 7, paragraphe 2, du règlement n° 492/2011 en raison du défaut de qualité de travailleur, ni ne bénéficie d’une protection, directe ou indirecte, contre toute discrimination dans l’accès aux prestations sociales de base découlant de l’article 10 du règlement n° 492/2011. Il ne resterait plus à JD qu’à se prévaloir de sa qualité de citoyen de l’Union économiquement non actif, en séjour régulier dans l’État membre d’accueil et demandant à bénéficier d’une prestation sociale de base. Un tel cas de figure se rapprocherait alors de celui de l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 7 septembre 2004, Trojani (C‑456/02, EU:C:2004:488).