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ARRÊT DE LA COUR (sixième chambre)

25 avril 2024 (*)

« Renvoi préjudiciel – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée (TVA) – Directive 2006/112/CE – Opérations imposables – Article 16 – Prélèvement d’un bien de l’entreprise et transmission gratuite de celui-ci à un autre assujetti – Séchage de bois et chauffage des champs d’asperges provenant d’une centrale de cogénération raccordée à une installation de production de biogaz – Article 74 – Base d’imposition – Prix de revient – Limitation aux seuls coûts grevés de TVA en amont »

Dans l’affaire C‑207/23,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par le Bundesfinanzhof (Cour fédérale des finances, Allemagne), par décision du 22 novembre 2022, parvenue à la Cour le 29 mars 2023, dans la procédure

Finanzamt X

contre

Y KG,

LA COUR (sixième chambre),

composée de M. T. von Danwitz, président de chambre, MM. P. G. Xuereb (rapporteur) et A. Kumin, juges,

avocat général : M. J. Richard de la Tour,

greffier : M. A. Calot Escobar,

vu la procédure écrite,

considérant les observations présentées :

–        pour Y KG, par Mes T. Streit et A. Zawatson, Rechtsanwälte,

–        pour le gouvernement allemand, par MM. J. Möller et N. Scheffel, en qualité d’agents,

–        pour la Commission européenne, par M. F. Behre et Mme J. Jokubauskaitė, en qualité d’agents,

vu la décision prise, l’avocat général entendu, de juger l’affaire sans conclusions,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 16 et 74 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO 2006, L 347, p. 1, ci-après la « directive TVA »).

2        Cette demande a été introduite dans le cadre d’un litige opposant la société Y KG au Finanzamt X (bureau des impôts X, Allemagne) (ci-après l’« administration fiscale ») au sujet de l’imposition à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de livraisons à titre gratuit de chaleur provenant de la centrale de cogénération raccordée à l’installation de production de biogaz de cette société à, d’une part, l’entrepreneur A pour le séchage de bois et, d’autre part, la société B pour le chauffage de ses champs d’asperges.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

3        Aux termes de l’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA :

« Sont soumises à la TVA les opérations suivantes :

a)      les livraisons de biens effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel ;

[...] »

4        L’article 14, paragraphe 1, de cette directive est libellé comme suit :

« Est considéré comme “livraison de biens”, le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire. »

5        L’article 15, paragraphe 1, de ladite directive prévoit :

« Sont assimilés à des biens corporels l’électricité, le gaz, la chaleur, le froid et les choses similaires. »

6        L’article 16 de la même directive énonce :

« Est assimilé à une livraison de biens effectuée à titre onéreux le prélèvement, par un assujetti, d’un bien de son entreprise qu’il destine à ses besoins privés ou ceux de son personnel, qu’il transmet à titre gratuit ou, plus généralement, qu’il affecte à des fins étrangères à son entreprise, lorsque ce bien ou les éléments le composant ont ouvert droit à une déduction complète ou partielle de la TVA.

Toutefois, ne sont pas assimilés à une livraison de biens effectuée à titre onéreux les prélèvements effectués pour les besoins de l’entreprise pour donner des cadeaux de faible valeur et des échantillons. »

7        L’article 73 de la directive TVA dispose :

« Pour les livraisons de biens et les prestations de services autres que celles visées aux articles 74 à 77, la base d’imposition comprend tout ce qui constitue la contrepartie obtenue ou à obtenir par le fournisseur ou le prestataire pour ces opérations de la part de l’acquéreur, du preneur ou d’un tiers, y compris les subventions directement liées au prix de ces opérations. »

8        Aux termes de l’article 74 de cette directive :

« Pour les opérations de prélèvement ou d’affectation par un assujetti d’un bien de son entreprise ou de détention de biens par un assujetti ou par ses ayants droits en cas de cessation de son activité économique imposable, visées aux articles 16 et 18, la base d’imposition est constituée par le prix d’achat des biens ou de biens similaires ou, à défaut de prix d’achat, par le prix de revient, déterminés au moment où s’effectuent ces opérations. »

9        L’article 78 de ladite directive est libellé comme suit :

« Sont à comprendre dans la base d’imposition les éléments suivants :

a)      les impôts, droits, prélèvements et taxes, à l’exception de la TVA elle-même ;

b)      les frais accessoires, tels que les frais de commission, d’emballage, de transport et d’assurance demandés par le fournisseur à l’acquéreur ou au preneur.

Aux fins du premier alinéa, point b), les États membres peuvent considérer comme frais accessoires ceux faisant l’objet d’une convention séparée. »

10      L’article 79 de la même directive prévoit :

« Ne sont pas à comprendre dans la base d’imposition les éléments suivants :

a)      les diminutions de prix à titre d’escompte pour paiement anticipé ;

b)      les rabais et ristournes de prix consentis à l’acquéreur ou au preneur et acquis au moment où s’effectue l’opération ;

c)      les montants reçus par un assujetti de la part de son acquéreur ou de son preneur, en remboursement des frais exposés au nom et pour le compte de ces derniers et qui sont portés dans sa comptabilité dans des comptes de passage.

L’assujetti doit justifier le montant effectif des frais visés au premier alinéa, point c), et ne peut pas procéder à la déduction de la TVA qui les a éventuellement grevés. »

 Le droit allemand

11      Aux termes de l’article 3, paragraphe 1b, de l’Umsatzsteuergesetz (loi relative à la taxe sur le chiffre d’affaires, ci-après l’« UStG ») :

« Sont assimilés à une livraison effectuée à titre onéreux :

1.      le prélèvement par un entrepreneur d’un bien de son entreprise à des fins étrangères à son entreprise ;

2.      la transmission à titre gratuit d’un bien par un entrepreneur à son personnel pour ses besoins privés, sauf s’il s’agit de petits cadeaux ;

3.      toute autre transmission à titre gratuit d’un bien à l’exception des cadeaux de faible valeur et des échantillons pour les besoins de l’entreprise. Cette assimilation est subordonnée à la condition que le bien ou les éléments le composant aient ouvert droit à une déduction complète ou partielle de la TVA versée en amont. »

12      L’article 10, paragraphe 4, de l’UStG est libellé comme suit :

« La base d’imposition est constituée

1.      lors du transfert d’un bien au sens de l’article 1a, paragraphe 2, et de l’article 3, paragraphe 1a, ainsi que lors de livraisons au sens de l’article 3, paragraphe 1b, d’après le prix d’acquisition plus frais accessoires de l’objet ou d’un objet de même type, voire en l’absence de prix d’acquisition d’après les prix de revient au moment de l’opération ;

[...] »

13      L’article 8 de l’Erneuerbare-Energien-Gesetz, dans sa version du 7 novembre 2006 (BGBl. 2006 I, p. 2550) (loi sur les énergies renouvelables, ci-après l’ « EEG »), énonce :

« (1)      Pour l’électricité produite dans des installations d’une puissance inférieure ou égale à 20 mégawatts et utilisant exclusivement de la biomasse au sens du règlement juridique adopté en vertu du paragraphe 7, la rétribution s’élève à [...]

[...]

(3)      Les rétributions minimales visées au paragraphe 1, première phrase, sont majorées de 2,0 centimes d’euro par kilowattheure dans la mesure où il s’agit d’électricité au sens de l’article 3, paragraphe 4, de la [Gesetz für die Erhaltung, die Modernisierung und den Ausbau der Kraft‑Wärme‑Kopplung (Kraft-Wärme-Kopplungsgesetz) (loi sur le maintien, la modernisation et l’extension de la cogénération d’électricité et de chaleur), dans sa version du 19 mars 2002 (BGBl. 2002 I, p. 1092),] et qu’un justificatif correspondant [...] est présenté au gestionnaire du réseau. Au lieu du justificatif visé à la première phrase, il est possible de présenter, pour les installations de cogénération fabriquées en série d’une puissance inférieure ou égale à 2 mégawatts, des documents appropriés du fabricant indiquant la puissance thermique et électrique ainsi que le coefficient électrique. »

14      L’article 3, paragraphe 4, de la loi sur le maintien, la modernisation et l’extension de la cogénération d’électricité et de chaleur, dans sa version du 19 mars 2002, prévoit :

« L’électricité issue de la cogénération est le produit arithmétique de la chaleur utile et du coefficient électrique de l’installation de cogénération. Pour les installations qui ne disposent pas de dispositifs d’évacuation de la chaleur résiduelle, la totalité de la production nette d’électricité est de l’électricité issue de la cogénération. »

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

15      Y exploite une installation produisant du biogaz à partir de la biomasse. Le biogaz produit a été utilisé au cours de l’année 2008 aux fins de la production décentralisée d’électricité et de chaleur. L’électricité ainsi produite a été principalement distribuée via le réseau électrique général en contrepartie d’une rétribution versée par l’exploitant du réseau électrique. La chaleur générée lors de cette opération a servi en partie au processus de production de Y.

16      Par contrat du 29 novembre 2007, Y a cédé « gratuitement » la majeure partie de la chaleur ainsi produite à l’entrepreneur A afin que celui-ci puisse sécher du bois dans des conteneurs et, par contrat du 29 juillet 2008, à la société B qui a chauffé ses champs d’asperges avec cette chaleur. Les deux contrats précisent que le montant de la rétribution est convenu individuellement en fonction de la situation économique de l’utilisateur de la chaleur sans que cette rétribution soit fixée dans ces contrats.

17      Au cours de l’année 2008, en plus de la rétribution dite minimale d’injection reçue de l’exploitant du réseau électrique, au titre de l’article 8, paragraphe 1, de l’EEG, pour un montant de 1 054 337,85 euros, Y a également reçu de cet exploitant une bonification versée au titre de l’article 8, paragraphe 3, de l’EEG pour un montant de 85 070,66 euros en contrepartie de la livraison de 6 714 247 kilowattheures d’électricité, au motif qu’il s’agissait d’électricité issue de la cogénération, au sens de l’article 3, paragraphe 4, de la loi sur le maintien, la modernisation et l’extension de la cogénération d’électricité et de chaleur, dans sa version du 19 mars 2002. Cette bonification de 85 070,66 euros a été incluse, tout comme la rétribution minimale, dans la base d’imposition des opérations imposables de Y, conformément à la déclaration de TVA de celle-ci.

18      Y ne facturant pas la chaleur transmise à A et à B, l’administration fiscale a considéré, dans le cadre d’un contrôle sur place, que cette chaleur était prélevée gratuitement, au sens de l’article 3, paragraphe 1b, première phrase, point 3, de l’UStG, au profit de A et de B. En l’absence de prix d’achat de ladite chaleur, cette administration a calculé la base d’imposition de ce prélèvement en se fondant sur le prix de revient de la même chaleur, conformément à l’article 10, paragraphe 4, première phrase, point 1, de l’UStG.

19      Dans son avis d’imposition à la TVA du 17 novembre 2011, l’administration fiscale a confirmé ces conclusions.

20      Par décision du 1er août 2012, l’administration fiscale a rejeté comme non fondée la réclamation introduite par Y contre cet avis d’imposition.

21      Y a introduit un recours contre ledit avis d’imposition devant le Finanzgericht (tribunal des finances, Allemagne), qui y a fait droit.

22      Saisi d’un pourvoi en Revision par l’administration fiscale, le Bundesfinanzhof (Cour fédérale des finances, Allemagne) a annulé le jugement du Finanzgericht (tribunal des finances) et a renvoyé l’affaire devant ce dernier. Le Bundesfinanzhof (Cour fédérale des finances) a considéré que cette affaire n’était pas en état d’être jugée, faute de pouvoir évaluer le montant auquel les avantages que Y a accordés à titre gratuit devraient être imposés et qu’il appartenait au Finanzgericht (tribunal des finances) d’opérer les constats nécessaires à cet égard.

23      Après renvoi devant le Finanzgericht (tribunal des finances), celui-ci a partiellement fait droit au recours. Il a réduit le montant de la TVA fixée après avoir estimé que la TVA afférente aux avantages accordés à titre gratuit se calcule en se fondant sur le prix de revient de la chaleur.

24      Tant Y que l’administration fiscale ont introduit un pourvoi en Revision devant le Bundesfinanzhof (Cour fédérale des finances), qui est la juridiction de renvoi.

25      En premier lieu, cette juridiction relève que l’article 16, premier alinéa, de la directive TVA assimile, dans quatre cas de figure, le prélèvement d’un bien de son entreprise par un assujetti à une livraison de biens effectuée à titre onéreux, à savoir un prélèvement destiné à « ses besoins privés », ou aux « besoins de son personnel », ou « transmis à titre gratuit » ou « affecté à des fins étrangères à son entreprise ». À cet égard, ladite juridiction considère que les éléments constitutifs d’une transmission d’un bien à titre gratuit ressortant du libellé de cette disposition, troisième cas de figure, sont, en l’occurrence, réunis. Elle constate en outre que la chaleur transmise à titre gratuit a été produite par une installation dont le coût de construction et d’exploitation a ouvert à Y un droit à déduction de la TVA en amont. Toutefois, la même juridiction se demande si, au-delà des termes de ladite disposition, le cas de figure du prélèvement transmis à titre gratuit ne devrait pas être limité par une condition supplémentaire. En effet, un tel cas de figure pourrait également devoir viser à empêcher une consommation finale d’un bien non soumise à la TVA et une telle interprétation restrictive pourrait se déduire de l’arrêt du 16 septembre 2020, Mitteldeutsche Hartstein-Industrie (C-528/19, EU:C:2020:712).

26      Toutefois, si cette interprétation restrictive de l’article 16, premier alinéa, de la directive TVA était admise, la juridiction de renvoi se demande s’il conviendrait de considérer qu’il n’y a pas de consommation finale non taxée dès lors que le bénéficiaire de la transmission, qui est un assujetti, utilise le bien transmis aux fins d’exercer une activité économique ou s’il faut, en outre, qu’il utilise ce bien aux fins d’exercer une activité économique qui lui ouvre un droit à déduction.

27      En deuxième lieu, la juridiction de renvoi considère que, dans la mesure où l’article 74 de la directive TVA a pour objet de concrétiser les éléments constitutifs du prélèvement visé à l’article 16, premier alinéa, de cette directive, il y a lieu de prendre en compte, dans l’interprétation de cet article 74, l’objectif poursuivi par l’article 16 de ladite directive, visant à ce que l’assujetti ne profite d’aucun avantage indu par rapport à un consommateur final. Si cet objectif devait être transposé à l’article 74 de la même directive, il pourrait en résulter que, lors de la détermination du prix de revient du bien transmis à titre gratuit, seuls les coûts ayant été grevés de TVA devraient être pris en compte. Ainsi, dans la mesure où les coûts non grevés de TVA en amont ne devraient pas être inclus par l’assujetti qui fabrique un bien dans le calcul du prix de revient de ce bien, cet assujetti ne bénéficierait pas d’un avantage injustifié par rapport au consommateur final qui fabrique un bien.

28      En troisième lieu, cette juridiction s’interroge sur le point de savoir si le prix de revient comprend uniquement les coûts directs de fabrication ou de production du bien transmis à titre gratuit ou également les coûts indirectement imputables tels que les dépenses de financement. Toutefois, ladite juridiction est d’avis que les difficultés que poserait la prise en compte des coûts indirects dans le prix de revient s’y opposent. Ainsi, l’objectif de parvenir à une évaluation simple de la valeur des prélèvements militerait contre la prise en compte de tels coûts.

29      Dans ces conditions, le Bundesfinanzhof (Cour fédérale des finances) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Lorsqu’un assujetti cède gratuitement de la chaleur de son entreprise à un autre assujetti pour les besoins de l’activité économique de ce dernier (en l’espèce la chaleur provenant de la centrale de cogénération d’un fournisseur d’électricité donnée à une entreprise agricole pour chauffer des champs d’asperges) s’agit-il du “prélèvement, par un assujetti, d’un bien de son entreprise [...] qu’il transmet à titre gratuit” au sens de l’article 16 de la directive TVA ?

Le fait que le bénéficiaire assujetti utilise la chaleur à des fins lui ouvrant un droit à déduction a-t-il une incidence à cet égard ?

2)      Les éléments constitutifs du prélèvement (article 16 de la directive TVA) limitent-ils le prix de revient visé à l’article 74 de la directive TVA, de telle manière que seuls les coûts grevés d’une TVA en amont entreront dans son calcul ?

3)      Le prix de revient comprend-il uniquement les coûts directs de fabrication ou de production ou également les coûts indirectement imputables, telles notamment les dépenses de financement ? »

 Sur la première question

30      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 16, premier alinéa, de la directive TVA doit être interprété en ce sens que constitue un prélèvement, par un assujetti, d’un bien de son entreprise qu’il transmet à titre gratuit, au sens de cette disposition, assimilable à une livraison de biens effectuée à titre onéreux, la cession à titre gratuit de la chaleur produite par cet assujetti à d’autres assujettis pour les besoins de leurs activités économiques et si le fait que ces autres assujettis utilisent ou non cette chaleur pour des opérations qui leur ouvrent un droit à déduction de la TVA a une incidence à cet égard.

31      Selon la jurisprudence de la Cour, l’interprétation d’une disposition du droit de l’Union requiert de tenir compte non seulement de ses termes, mais également du contexte dans lequel elle s’inscrit ainsi que des objectifs et de la finalité que poursuit l’acte dont elle fait partie (arrêt du 21 décembre 2023, Cofidis, C‑340/22, EU:C:2023:1019, point 21 et jurisprudence citée).

32      Aux termes de l’article 16, premier alinéa, troisième cas de figure, de la directive TVA, est assimilé à une livraison de biens effectuée à titre onéreux, le prélèvement, par un assujetti, d’un bien de son entreprise qu’il transmet à titre gratuit lorsque ce bien ou les éléments le composant ont ouvert droit à une déduction complète ou partielle de la TVA.

33      Il ressort du libellé de l’article 16, premier alinéa, de cette directive que, dans ce cas de figure, un prélèvement, par un assujetti, d’un bien de son entreprise est assimilé à une livraison de biens effectuée à titre onéreux lorsque, d’une part, il donne lieu à une transmission à titre gratuit et, d’autre part, le bien sur lequel il porte ou les éléments qui composent celui-ci ont ouvert droit à une déduction complète ou partielle de la TVA au bénéfice de cet assujetti.

34      En revanche, il ne résulte pas de l’examen du libellé de cette disposition qu’il existerait une condition supplémentaire liée au statut fiscal du destinataire de cette transmission, lequel tiendrait au fait qu’il utiliserait le bien ainsi transmis pour des opérations ouvrant un droit à déduction de la TVA.

35      En l’occurrence, il ressort des indications figurant dans la demande de décision préjudicielle, d’une part, que Y, société assujettie à la TVA, a prélevé de son entreprise de la chaleur, laquelle constitue un bien corporel au sens de l’article 15, paragraphe 1, de la directive TVA, qu’elle avait produite dans le cadre de ses activités. En outre, il ressort également de ces indications que ladite chaleur a été transmise gratuitement par Y à A et à B afin qu’ils exercent leurs activités économiques.

36      D’autre part, cette juridiction a précisé que, eu égard au fait que les livraisons à titre onéreux de l’électricité produite par l’installation de cogénération de Y avaient été soumises à la TVA, Y avait eu le droit de déduire la totalité de la TVA en amont pour cette installation, laquelle avait également produit la chaleur transmise gratuitement à A et à B.

37      S’agissant des objectifs de l’article 16, premier alinéa, de la directive TVA et du contexte dans lequel cette disposition s’inscrit, il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’article 16 de la directive TVA vise à assurer une égalité de traitement entre l’assujetti qui prélève un bien pour ses besoins privés ou pour ceux de son personnel, d’une part, et le consommateur final qui se procure un bien du même type, d’autre part. Ainsi, la taxation des prélèvements mentionnés à l’article 16, premier alinéa, de cette directive vise à écarter des situations de consommation finale non taxée [voir, en ce sens, s’agissant de l’article 5, paragraphe 6, de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée : assiette uniforme (JO 1977, L 145, p. 1), correspondant à l’article 16 de la directive TVA, arrêt du 16 septembre 2020, Mitteldeutsche Hartstein-Industrie, C‑528/19, EU:C:2020:712, point 59 et jurisprudence citée].

38      À cette fin, ladite disposition assimile certaines opérations, pour lesquelles aucune contrepartie réelle n’est perçue par l’assujetti, à des livraisons de biens effectuées à titre onéreux soumises à la TVA (voir, en ce sens, concernant l’article 5, paragraphe 6, de la sixième directive 77/388, arrêt du 16 septembre 2020, Mitteldeutsche Hartstein-Industrie, C-528/19, EU:C:2020:712, point 60 et jurisprudence citée).

39      Or, aux fins d’écarter des situations de consommation finale non taxée, la transmission à titre gratuit du bien prélevé doit être soumise à une imposition ultérieure quel qu’en soit le bénéficiaire.

40      En outre, la Cour a déjà jugé que l’article 16, second alinéa, de la directive TVA constitue une exception à la règle selon laquelle la taxation des prélèvements mentionnés à l’article 16, premier alinéa, de cette directive vise à écarter des situations de consommation finale non taxée, du fait qu’elle exclut néanmoins de la taxation les prélèvements effectués pour les besoins de l’entreprise pour donner des cadeaux de faible valeur et des échantillons (voir, en ce sens, concernant l’article 5, paragraphe 6, de la sixième directive 77/388, arrêt du 30 septembre 2010, EMI Group, C‑581/08, EU:C:2010:559, point 19 et jurisprudence citée).

41      Par conséquent, les termes figurant à l’article 16, second alinéa, de la directive TVA sont d’interprétation stricte, de telle sorte qu’il ne soit pas porté atteinte aux objectifs dudit article 16, premier alinéa. Ainsi, l’objectif de cette exception ne saurait consister en l’exonération de la TVA relative à des biens donnant lieu à une consommation finale autre que celle qui est inhérente à des opérations de promotion des biens effectuées par les échantillons (voir, en ce sens, arrêt du 30 septembre 2010, EMI Group, C‑581/08, EU:C:2010:559, points 20 et 25).

42      Il s’ensuit que la soumission à la TVA des prélèvements de biens transmis à titre gratuit, visés à l’article 16, premier alinéa, de la directive TVA, ne connaît d’autre exception que celle relative aux opérations consistant à donner des cadeaux de faible valeur et des échantillons relevant de l’article 16, second alinéa, de la directive TVA.

43      Or, en l’occurrence, la chaleur prélevée et transmise ne saurait être considérée comme étant un cadeau de faible valeur ou un échantillon, au sens de l’article 16, second alinéa, de cette directive.

44      Il convient d’ajouter qu’il ressort de l’article 16, second alinéa, de la directive TVA que celui-ci n’établit pas de différence en fonction du statut fiscal du destinataire d’échantillons et que, par conséquent, ce statut n’est pas pertinent afin d’appliquer cette disposition (voir, en ce sens, concernant l’article 5, paragraphe 6, seconde phrase, de la sixième directive 77/388, arrêt du 30 septembre 2010, EMI Group, C‑581/08, EU:C:2010:559, points 51 et 52).

45      Par ailleurs, l’interprétation de l’article 16, premier alinéa, de la directive TVA selon laquelle il conviendrait de tenir compte du statut fiscal du destinataire du bien prélevé et transmis à titre gratuit serait susceptible de créer des difficultés pratiques, mises en avant tant par la juridiction de renvoi que par la Commission européenne dans ses observations écrites, en ce que l’assujetti qui prélève et transmet un bien à titre gratuit serait contraint d’effectuer des recherches pour vérifier ce statut.

46      Enfin, la Cour a, certes, jugé, au point 68 de l’arrêt du 16 septembre 2020, Mitteldeutsche Hartstein-Industrie (C‑528/19, EU:C:2020:712), invoqué notamment par Y, que des travaux d’extension, au bénéfice d’une commune, d’une route communale ouverte au public, mais utilisée, dans le cadre de son activité économique, par l’assujetti ayant effectué à titre gratuit ces travaux, ainsi que par le public, ne constituaient pas une opération devant être assimilée à une livraison de biens effectuée à titre onéreux, au sens de l’article 5, paragraphe 6, de la sixième directive 77/388 (correspondant à l’article 16 de la directive TVA).

47      Toutefois, d’une part, ces travaux bénéficiaient à l’assujetti auteur de la transmission et entretenaient un lien direct et immédiat avec l’ensemble de son activité économique et, d’autre part, le coût des prestations reçues en amont et liées auxdits travaux faisaient partie des éléments du coût des opérations effectuées en aval par cet assujetti. En revanche, rien ne permet de considérer que la chaleur prélevée et transmise à titre gratuit par Y aurait également été utilisée par elle.

48      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la première question que l’article 16, premier alinéa, de la directive TVA doit être interprété en ce sens que constitue un prélèvement, par un assujetti, d’un bien de son entreprise qu’il transmet à titre gratuit, au sens de cette disposition, assimilable à une livraison de biens effectuée à titre onéreux, la cession à titre gratuit de la chaleur produite par cet assujetti à d’autres assujettis pour les besoins de leurs activités économiques, le fait que ces autres assujettis utilisent ou non ladite chaleur à des fins leur ouvrant un droit à déduction de la TVA n’ayant pas d’incidence à cet égard.

 Sur les deuxième et troisième questions

49      Par ses deuxième et troisième questions, qu’il convient d’examiner conjointement, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 74 de la directive TVA doit être interprété en ce sens que le prix de revient, au sens de cette disposition, comprend non seulement les coûts directs de fabrication ou de production mais aussi les coûts indirectement imputables, tels que les dépenses de financement, et si seuls les coûts grevés de TVA en amont doivent entrer dans le calcul de ce prix.

50      En vertu de l’article 74 de la directive TVA, pour les opérations de prélèvement ou d’affectation par un assujetti d’un bien de son entreprise ou de détention de biens par un assujetti ou par ses ayants droits en cas de cessation de son activité économique imposable, visées aux articles 16 et 18 de cette directive, la base d’imposition est constituée par le prix d’achat des biens ou de biens similaires ou, à défaut de prix d’achat, par le prix de revient, déterminés au moment où s’effectuent ces opérations.

51      Tout d’abord, il convient de rappeler que la Cour a déjà précisé que l’article 74 de la directive TVA constitue une dérogation à la règle générale énoncée à l’article 73 de cette directive (arrêt du 8 mai 2013, Marinov, C‑142/12, EU:C:2013:292, point 31). En outre, il découle sans ambiguïté de l’article 74 de la directive TVA que ce n’est qu’à défaut de prix d’achat des biens ou de biens similaires que la base d’imposition est constituée par le « prix de revient » [voir, en ce sens, concernant l’article 11, A, paragraphe 1, sous b), de la sixième directive 77/388, correspondant à l’article 74 de la directive TVA, arrêt du 28 avril 2016, Het Oudeland Beheer, C‑128/14, EU:C:2016:306, point 38].

52      La Cour a également indiqué qu’il fallait entendre par « prix d’achat déterminé au moment du prélèvement », au sens de l’article 74 de la directive TVA, la valeur résiduelle du bien au moment du prélèvement. À propos d’une opération d’affectation d’un bien également visée à cet article, la Cour a ajouté que la base d’imposition était la valeur du bien en question déterminée au moment de l’affectation, qui correspond au prix sur le marché d’un bien similaire en prenant en compte les coûts de transformation de ce bien (arrêt du 8 mai 2013, Marinov, C‑142/12, EU:C:2013:292, point 32 et jurisprudence citée).

53      À cet égard, la juridiction de renvoi a indiqué que la détermination d’un prix d’achat était en l’occurrence impossible, dès lors que A et B ne sont pas raccordés à un réseau qui leur permettrait de recevoir de la chaleur de tiers à titre onéreux, ce qu’il lui appartiendra de vérifier.

54      La Cour a également relevé que, contrairement au critère du prix de revient, le critère du prix d’achat de biens similaires permet à l’autorité fiscale de se fonder sur les prix sur le marché du type de biens concernés au moment de l’affectation du bien en cause, sans avoir à examiner en détail quels éléments de valeur ont conduit à ces prix (voir, en ce sens, arrêt du 23 avril 2015, Property Development Company, C‑16/14, EU:C:2015:265, point 40).

55      Ainsi, la détermination du prix de revient incombe à l’autorité fiscale au regard de tous les éléments pertinents et implique d’examiner en détail les éléments de valeur permettant de conduire à ce prix, lequel doit être déterminé à la date à laquelle l’opération de prélèvement a été effectuée.

56      Ensuite, s’agissant des éléments à prendre en compte à cette fin, il convient de relever qu’il ne ressort nullement du libellé de l’article 74 de la directive TVA que le prix de revient devrait être fondé seulement sur les coûts directs de fabrication ou de production ou sur les coûts qui ont été grevés de TVA en amont.

57      Par ailleurs, l’article 79 de la directive TVA, énumérant les éléments ne devant pas être compris dans la base d’imposition, ne vise pas les coûts indirects tels que des dépenses de financement.

58      Enfin, dans la mesure où, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence citée au point 51 du présent arrêt, ce n’est qu’à défaut de prix d’achat des biens ou de biens similaires que la base d’imposition est constituée par le prix de revient, il y a lieu de considérer que ce prix de revient devrait être aussi proche que possible du prix d’achat et inclure, par conséquent, tant les coûts de production et de fabrication directs que les coûts indirects tels que les dépenses de financement, que ces coûts aient ou non été grevés de TVA en amont.

59      Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre aux deuxième et troisième questions que l’article 74 de la directive TVA doit être interprété en ce sens que le prix de revient, au sens de cette disposition, comprend non seulement les coûts directs de fabrication ou de production mais aussi les coûts indirectement imputables, tels que les dépenses de financement, que ces coûts aient ou non été grevés de TVA en amont.

 Sur les dépens

60      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (sixième chambre) dit pour droit :

1)      L’article 16, premier alinéa, de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée,

doit être interprété en ce sens que :

constitue un prélèvement, par un assujetti, d’un bien de son entreprise qu’il transmet à titre gratuit, au sens de cette disposition, assimilable à une livraison de biens effectuée à titre onéreux, la cession à titre gratuit de la chaleur produite par cet assujetti à d’autres assujettis pour les besoins de leurs activités économiques, le fait que ces autres assujettis utilisent ou non ladite chaleur à des fins leur ouvrant un droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée n’ayant pas d’incidence à cet égard.

2)      L’article 74 de la directive 2006/112

doit être interprété en ce sens que :

le prix de revient, au sens de cette disposition, comprend non seulement les coûts directs de fabrication ou de production mais aussi les coûts indirectement imputables, tels que les dépenses de financement, que ces coûts aient ou non été grevés de taxe sur la valeur ajoutée en amont.

Signatures


*      Langue de procédure : l’allemand.