Language of document : ECLI:EU:C:2019:98

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 6 février 2019 (1)

Affaire C395/17

Commission européenne

contre

Royaume des Pays-Bas

« Manquement d’un État – Ressources propres – Décision 91/482/CEE – Décision 2001/822/CE – Association des pays et territoires d’outre-mer à l’Union européenne – Importations de lait en poudre et de riz en provenance de Curaçao et de gruau en provenance d’Aruba – Certificats EUR.1 délivrés irrégulièrement par les autorités douanières d’un pays ou territoire d’outre-mer (PTOM) – Droits de douane non perçus par les États membres d’importation – Responsabilité financière de l’État membre avec lequel un PTOM entretient des relations particulières – Compensation pour la perte de ressources propres de l’Union européenne subie dans un autre État membre »






I.      Introduction

1.        La Commission européenne demande de faire constater que le Royaume des Pays-Bas a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du principe de coopération loyale consacré, à l’époque des faits, à l’article 5 CE. Elle soutient que cela est dû au défaut de compensation de la perte de ressources propres qui auraient dû être mises à la disposition du budget de l’Union européenne. Cette perte s’est produite en conséquence de la délivrance de certificats de circulation des marchandises EUR.1 en violation des décisions sur les pays et territoires d’outre-mer (PTOM) (2) par les autorités douanières de Curaçao et d’Aruba, deux PTOM du Royaume des Pays-Bas. La Commission est d’avis que le Royaume des Pays-Bas est responsable, en droit de l’Union, de la perte de ressources propres causée par ces PTOM. Elle fait valoir que le devoir de coopération loyale exige qu’un État membre veille à ce que les droits de douane non perçus (y compris les intérêts courus) soient mis à la disposition du budget de l’Union par cet État membre.

2.        Les fondements de l’argumentation avancée par la Commission dans la présente affaire sont identiques à la demande faite par la Commission dans l’affaire C‑391/17, Commission/Royaume-Uni, dans laquelle je rendrai des conclusions en parallèle. La Commission peut-elle, par une procédure en manquement au titre de l’article 258 TFUE, demander de faire constater qu’un État membre a méconnu le devoir de coopération loyale pour défaut de compensation de la perte au budget de l’Union, demandant ainsi en fait, en même temps, une déclaration d’illégalité et une évaluation de l’indemnité à payer ? Si tel est le cas, quels éléments doivent être établis pour que la demande aboutisse ?

3.        La présente affaire diffère du recours à l’encontre du Royaume‑Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord par les diverses violations alléguées : non seulement les allégations de manquements imputés au Royaume des Pays-Bas sont factuellement différentes, mais elles concernent également des dispositions différentes des décisions PTOM en question. La principale différence est que le Royaume des Pays-Bas ne conteste pas l’affirmation selon laquelle les autorités douanières de Curaçao et d’Aruba ont effectivement délivré des certificats EUR.1 en violation des décisions PTOM. Il conteste toutefois pouvoir être tenu financièrement responsable de ces manquements en droit de l’Union.

II.    Cadre juridique

A.      Droit de l’Union

4.        Les dispositions pertinentes du système des ressources propres applicable à l’époque des faits sont identiques à celles reproduites aux points 4 à 10 de mes conclusions dans l’affaire Commission/Royaume‑Uni.

5.        En ce qui concerne les décisions PTOM, des instruments législatifs différents étaient applicables aux importations en provenance de Curaçao et à celles en provenance d’Aruba.

6.        La décision PTOM de 1991 était applicable aux faits concernant les importations en provenance de Curaçao sur la période 1997-2000.

7.        Aux termes de l’article 101, paragraphe 1, de la décision PTOM de 1991, « [l]es produits originaires des PTOM sont admis à l’importation dans la Communauté en exemption de droits de douane et de taxes d’effet équivalent ».

8.        L’article 1er de l’annexe II de la décision PTOM de 1991 relative à la définition de la notion de « produits originaires » et aux méthodes de coopération administrative indique que « pour l’application des dispositions de la décision relatives à la coopération commerciale, un produit est considéré comme produit originaire des pays et territoires ci‑après dénommés “PTOM”, de la Communauté ou des États ACP, s’il y a été soit entièrement obtenu, soit suffisamment transformé ».

9.        Les paragraphes pertinents, à l’article 12, paragraphes 1, 2, 6 et 8, de l’annexe II de la décision PTOM de 1991, sont libellés comme suit :

« 1.      La preuve du caractère originaire des produits, au sens de la présente annexe, est apportée par un certificat de circulation des marchandises EUR. 1 dont le modèle figure à l’annexe 4 de la présente annexe.

2.      Le certificat de circulation des marchandises EUR. 1 ne peut être délivré que s’il peut constituer le titre justificatif pour l’application de la décision.

[…]

6.      La délivrance du certificat de circulation des marchandises EUR. 1 est effectuée par les autorités douanières du PTOM d’exportation, si les marchandises peuvent être considérées comme produits originaires au sens de la présente annexe.

[…]

8.      Il incombe aux autorités douanières de l’État d’exportation de veiller à ce que les formulaires visés au paragraphe 1 soient dûment remplis. Elles vérifient notamment si le cadre réservé à la désignation des produits a été rempli de façon à exclure toute possibilité d’adjonction frauduleuse. […] »

10.      En revanche, la décision PTOM de 2001 était applicable à l’importation de gruau et de semoule de riz en provenance d’Aruba sur la période 2002-2003.

11.      L’article 35 de la décision PTOM de 2001 est libellé comme suit :

« 1.      Les produits originaires des PTOM sont admis à l’importation dans la Communauté en exemption de droits à l’importation.

2.      La notion de produits originaires et les méthodes de coopération administrative qui s’y rapportent sont définies à l’annexe III ».

12.      Aux termes de l’article 2 de l’annexe III de la décision PTOM de 2001 relative à la définition de « produits originaires » et aux méthodes de coopération administrative :

« 1.      Pour l’application des dispositions relatives à la coopération commerciale de la décision, les produits suivants sont considérés comme produits originaires des PTOM :

a)      les produits entièrement obtenus dans les PTOM au sens de l’article 3 de la présente annexe ;

b)      les produits obtenus dans les PTOM et contenant des matières qui n’y ont pas été entièrement obtenues à condition que ces matières aient fait l’objet dans les PTOM d’ouvraisons ou de transformations suffisantes au sens de l’article 4 de la présente annexe.

2.      Pour l’application du paragraphe 1, les territoires des PTOM sont considérés comme un territoire unique.

[…] »

13.      L’article 15 de l’annexe III de la décision PTOM de 2001 indique :

« 1.      Le certificat de circulation des marchandises EUR.1 est délivré par les autorités douanières du pays d’exportation sur demande écrite établie par l’exportateur ou, sous la responsabilité de celui-ci, par son représentant habilité.

[…]

4.      Un certificat de circulation des marchandises EUR.1 est délivré par les autorités douanières du PTOM d’exportation si les produits concernés peuvent être considérés comme des produits originaires d’un PTOM, de la Communauté ou d’un État ACP et remplissent les autres conditions prévues par la présente annexe.

[…] »

B.      Droit néerlandais

14.      Aux termes de l’article 51 du Statuut voor het Koninkrijk der Nederlanden (statut du Royaume des Pays-Bas) [« Wet van 28 October 1954, houdende aanvaarding van een statuut voor het Koninkrijk der Nederlanden » (loi du 28 octobre 1954 portant approbation d’un statut pour le Royaume des Pays-Bas)] :

« 1.      Si un organe à Aruba, Curaçao ou Sint Maarten ne s’acquitte pas ou ne s’acquitte pas convenablement de ses obligations conformément au présent statut, à un instrument international, à une loi du Royaume ou à un règlement d’administration publique pour le Royaume, les mesures à prendre peuvent être fixées par une loi du Royaume indiquant les bases juridiques et les motifs sur lesquels elle se fonde.

2.      Cette matière sera réglée pour les Pays-Bas, si nécessaire, dans la Constitution du Royaume. »

15.      L’article 52 du statut du Royaume des Pays-Bas est libellé comme suit :

« Avec l’assentiment du Roi, un règlement du pays peut conférer au Roi, en tant que chef du Royaume, et au gouverneur, en tant qu’organe du Royaume, des pouvoirs en ce qui concerne les affaires du pays. »

III. Faits et procédure précontentieuse

A.      Faits

1.      Certificats EUR.1 délivrés à Curaçao

16.      Curaçao est l’un des « pays et territoires d’outre-mer du Royaume des Pays-Bas » qui est énuméré à l’annexe II du traité CE auxquels s’appliquent les dispositions de la quatrième partie dudit traité. La décision PTOM de 1991 s’appliquait également à ce territoire à l’époque des faits.

17.      Au mois de septembre 2000, conformément à l’article 26, paragraphe 6, de l’annexe II de la décision PTOM de 1991 et avec la coopération des autorités douanières des Pays-Bas et de l’Allemagne, l’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF) a effectué une mission à Curaçao. Il en est ressorti que, sur la période 1997-1999, les autorités douanières de Curaçao avaient délivré 109 certificats EUR.1 pour du lait en poudre et du riz alors que les marchandises concernées ne satisfaisaient pas aux conditions requises pour obtenir le statut d’origine préférentielle. Tant l’OLAF dans son rapport de mission publié le 24 octobre 2000 que la section de l’origine du Comité du code des douanes ont constaté que, à Curaçao, du lait en poudre originaire de l’Union ou de pays tiers avait été mélangé à du riz originaire du Suriname ou de Guyane. Selon le rapport, les opérations de « mélange » effectuées à Curaçao n’avaient pas conféré au produit final le statut de « produit originaire » pour bénéficier des règles de l’origine.

18.      La Commission a, en outre, indiqué que, étant donné que les produits en cause avaient ultérieurement été importés aux Pays-Bas et en Allemagne sans leur appliquer de droits de douane, il était demandé aux autorités de ces deux États membres de procéder à un recouvrement a posteriori des droits de douane qui n’avaient pas été perçus en raison du traitement préférentiel accordé irrégulièrement.

19.      Au mois de juillet 2005, le Royaume des Pays-Bas a mis à disposition le montant de 778 510,54 euros, correspondant à la somme qui ne pouvait être recouvrée en raison de la prescription des créances, plus les intérêts. La Commission considère que le Royaume des Pays-Bas a rempli ses obligations en ce qui concerne ces montants.

20.      Selon des documents obtenus par le biais d’enquêtes de l’OLAF, la Commission a calculé que les droits de douane non perçus concernant les importations en Allemagne entre le 20 février 1997 et le 22 février 2000 s’élèvent à 18 192 641,95 euros. Les autorités allemandes n’ont pu constater qu’une petite partie de ce montant (4 838 383 euros) et ont indiqué que le reliquat était prescrit.

21.      Le 19 mai 2009, la Commission a adopté une décision dans l’affaire REC 04/07. Cette décision a été rendue à la suite de la demande faite par la République fédérale d’Allemagne à la Commission de se prononcer sur un cas spécifique. L’affaire concernait l’importation d’un produit consistant en un mélange de lait en poudre et de riz en provenance de Curaçao faite par une société allemande entre le mois de janvier 1999 et le mois d’avril 2000. Le 20 décembre 2006, au vu des conclusions de l’OLAF de 2000 et après plusieurs recours, les autorités allemandes ont notifié à la société qu’elle était redevable de droits de douane. La société a demandé une dispense de ces droits au titre de l’article 220, paragraphe 2, sous b), du règlement (CEE) no 2913/92 (3) (ci-après le « code des douanes »). La décision de la Commission indique, à la lumière du rapport de l’OLAF, que les autorités douanières des Antilles néerlandaises savaient ou auraient dû savoir que le produit ne remplissait pas les conditions du traitement préférentiel. Étant donné que l’erreur avait été commise par les autorités douanières et ne pouvait raisonnablement être décelée par un opérateur agissant de bonne foi, la Commission a décidé que la prise en compte a posteriori des droits d’importation n’était pas justifiée dans cette affaire. En outre, cette décision a autorisé la dispense d’une prise en compte a posteriori des droits dans des affaires impliquant des questions de fait et de droit comparables.

22.      Par lettre du 27 janvier 2012, la Commission a indiqué qu’elle tenait le Royaume des Pays-Bas responsable de l’erreur commise par les autorités douanières de Curaçao. La Commission a, par cette lettre, demandé au Royaume des Pays-Bas de compenser le budget de l’Union pour cette perte de ressources propres, qui s’élève à 18 192 641,95 euros, à payer au plus tard pour le 20 mars 2012 afin d’éviter l’accumulation des intérêts de retard [sur la base de l’article 11 du règlement (CE, Euratom) no 1150/2000 du Conseil, du 22 mai 2000, portant application de la décision 94/728/CE, Euratom relative au système des ressources propres des Communautés (JO 2000, L 130, p. 1)].

23.      Après deux lettres de rappel, du 12 juin 2012 et du 21 janvier 2013, le Royaume des Pays-Bas a répondu le 14 juin 2013, exprimant son désaccord avec la position juridique de la Commission et contestant toute responsabilité financière.

2.      Certificats EUR.1 délivrés à Aruba

24.      Aruba est également l’un des PTOM du Royaume des Pays-Bas énumérés à l’annexe II du traité CE auxquels s’appliquent les dispositions de la quatrième partie dudit traité. À l’époque des faits, la décision PTOM de 2001 s’appliquait également à ce territoire.

25.      Au cours de la période allant du 4 août 2002 au 18 juin 2003, 1 929 déclarations d’importation ont été présentées, avec des certificats EUR.1, en vue de la mise en libre pratique aux Pays‑Bas de produits déclarés comme des cargaisons de gruau et de semoule de riz originaires d’Aruba.

26.      À l’issue d’une enquête, l’OLAF a informé les autorités néerlandaises le 23 décembre 2004 que les autorités arubaines avaient délivré des certificats d’origine EUR.1 pour des produits qui ne satisfaisaient pas aux conditions requises pour être qualifiés de produits d’origine préférentielle. La raison en était que les activités de transformation n’étaient pas suffisantes pour conférer aux produits concernés une origine arubaine.

27.      Le 1er août 2005, les autorités néerlandaises ont adressé à l’importateur un ordre de paiement d’un montant de 298 080 euros. L’importateur a contesté cet ordre de paiement devant les juridictions nationales. Le rechtbank Haarlem (tribunal de Haarlem, Pays-Bas) a jugé que bien que les produits n’aient pas acquis l’origine arubaine, il y avait lieu de faire droit à la demande de l’importateur au titre de l’article 220, paragraphe 2, sous b), du code des douanes. Les autorités néerlandaises ont communiqué ce jugement à la Commission en 2010 dans le cadre de l’article 870, paragraphe 2, du règlement (CEE) no 2454/93 (4).

28.      Par lettre du 31 mai 2012, la Commission a jugé le Royaume des Pays-Bas financièrement responsable des erreurs commises par les autorités douanières arubaines. Elle a invité cet État membre à mettre à disposition le montant correspondant de 298 080 euros pour le 20 juillet 2012 au plus tard.

29.      Après deux lettres de rappel, du 5 octobre 2012 et du 9 avril 2013, le Royaume des Pays‑Bas a répondu le 14 juin 2013. Il a exprimé son désaccord avec la position juridique de la Commission et contesté toute responsabilité financière.

B.      Procédure précontentieuse

30.      Considérant que le Royaume des Pays-Bas n’avait pas respecté les obligations qui lui incombent en vertu du traité, la Commission lui a adressé, le 21 novembre 2013, une lettre de mise en demeure.

31.      Le Royaume des Pays-Bas a répondu le 20 février 2014. Dans sa réponse, il n’a pas contesté les faits de l’espèce. Il a toutefois nié toute responsabilité financière pour les conséquences des erreurs administratives commises par les autorités douanières d’Aruba et de Curaçao.

32.      Le 17 octobre 2014, la Commission a adressé son avis motivé au Royaume des Pays-Bas, dans lequel elle maintenait la position exposée dans la lettre de mise en demeure. Le délai donné pour prendre les mesures requises afin de se conformer à cet avis motivé a expiré le 17 décembre 2014. Une demande du Royaume des Pays-Bas en vue d’une prolongation de ce délai jusqu’en janvier 2015 a été rejetée par la Commission par lettre du 22 décembre 2014.

33.      Dans sa lettre du 19 novembre 2015, le Royaume des Pays-Bas a répondu à l’avis motivé, contestant toute responsabilité financière.

34.      Étant donné que le Royaume des Pays-Bas n’a pas mis à la disposition du budget de l’Union le montant de 18 490 721,95 euros, plus les intérêts, la Commission a décidé d’introduire le présent recours.

IV.    La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

35.      Dans sa requête du 30 juin 2017, la Commission conclut à ce qu’il plaise à la Cour :

–        constater que le Royaume des Pays-Bas a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 5 (ensuite l’article 10) du traité instituant la Communauté européenne (désormais l’article 4, paragraphe 3, TUE) en ne compensant pas la perte des montants de ressources propres qui auraient dû être constatés et mis à la disposition du budget de l’Union en vertu des articles 2, 6, 10, 11 et 17 du règlement (CEE, Euratom) no 1552/89 (5) […] si aucun certificat de circulation des marchandises EUR.1 n’avait été délivré en violation, d’une part, de l’article 101, paragraphe 1, de la décision 91/482 du Conseil et de l’article 12, paragraphe 6, de l’annexe II de ladite décision pour l’importation de lait en poudre et de riz en provenance de Curaçao pendant la période allant de 1997 à 2000 et, d’autre part, de l’article 35, paragraphe 1, de la décision 2001/822 du Conseil et de l’article 15, paragraphe 4, de l’annexe III de ladite décision pour l’importation de gruau et de semoule [de riz] en provenance d’Aruba pendant la période allant de 2002 à 2003 ;

–        condamner le Royaume des Pays-Bas aux dépens.

36.      Le Royaume des Pays-Bas conclut à ce qu’il plaise à la Cour :

–        déclarer le recours irrecevable ;

–        à titre subsidiaire, rejeter le recours comme non fondé ;

–        condamner la Commission aux dépens.

37.      Par décision du président de la Cour du 4 janvier 2018, le Royaume-Uni a été autorisé à intervenir au soutien des conclusions du Royaume des Pays-Bas.

38.      Tant la Commission que le gouvernement néerlandais ont été entendus en leurs plaidoiries à l’audience tenue le 2 octobre 2018, à laquelle le Royaume-Uni a, lui aussi, participé.

V.      Appréciation

39.      Avant d’aborder le fond du recours, il y a lieu d’examiner une exception d’irrecevabilité soulevée par le Royaume des Pays-Bas.

40.      Il est de jurisprudence constante que les éléments essentiels de fait et de droit sur lesquels un recours est fondé doivent ressortir d’une façon cohérente et compréhensible du texte même de la requête. Le recours doit permettre à l’État membre et à la Cour d’appréhender exactement la portée de la violation du droit de l’Union reprochée. Il doit permettre à l’État membre de faire valoir utilement ses moyens de défense et à la Cour de vérifier l’existence du manquement allégué en question (6).

41.      En l’espèce, le Royaume des Pays-Bas conteste la recevabilité du recours au motif qu’il ne remplit pas ces exigences. Cet État membre souligne, en particulier, que la requête de la Commission n’est pas cohérente. La raison en est que, dans certains points de son recours, la Commission semble faire valoir que le Royaume des Pays-Bas est directement responsable en vertu du droit de l’Union des actes des autorités des PTOM, comme si elles étaient ses propres autorités, tandis que, dans d’autres points, la Commission souligne le fait que le Royaume des Pays-Bas n’a pas adopté de « mesures adéquates » pour éviter la délivrance irrégulière de certificats EUR.1 par les autorités douanières d’Aruba et de Curaçao.

42.      Je suis d’accord que la Commission n’est pas claire sur cette question. Toutefois, selon moi, ce défaut est simplement une faiblesse du raisonnement de la Commission sur le fond de l’affaire, liée à la difficulté d’articuler avec précision l’obligation juridique particulière prétendument violée par le Royaume des Pays-Bas en ne compensant pas le budget de l’Union.

43.      Toutefois, je ne suis pas convaincu que ce défaut de précision juridique soit suffisant pour rendre le recours incompréhensible et donc irrecevable. Il me semble que le Royaume des Pays-Bas a été en mesure de comprendre la nature et la portée du manquement allégué. Je constate qu’il a effectivement exercé ses droits de la défense en ce qui concerne ces allégations. L’objet du recours a été identifié avec suffisamment de détails de sorte que la Cour ne statuera pas ultra petita. Par conséquent, le présent recours devrait, selon moi, être déclaré recevable.

A.      La nature exacte de la demande

44.      La Commission demande de faire constater que le Royaume des Pays-Bas a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 5 CE. Elle fait valoir qu’il en est ainsi parce qu’il n’a pas compensé la perte d’un montant de ressources propres qui aurait dû être constaté et mis à la disposition du budget de l’Union en vertu des articles 2, 6, 10, 11 et 17 du règlement no 1552/89. Elle soutient que tel aurait été le cas si aucun certificat de circulation des marchandises EUR.1 n’avait été délivré en violation des décisions PTOM. Plus particulièrement, les dispositions violées sont, premièrement, l’article 101, paragraphe 1, de la décision PTOM de 1991 et l’article 12, paragraphe 6, de l’annexe II de ladite décision pour l’importation de lait en poudre et de riz en provenance de Curaçao sur la période 1997-2000 et, deuxièmement, l’article 35, paragraphe 1, de la décision PTOM de 2001 et l’article 15, paragraphe 4, de l’annexe III de ladite décision pour l’importation de gruau et de semoule de riz en provenance d’Aruba sur la période 2002-2003.

45.      Aux points 33 à 46 de mes conclusions parallèles dans l’affaire Commission/Royaume-Uni, j’ai souligné les difficultés que pose une telle structure, « en cascade » ou en « poupée russe », de la demande émise par la Commission. Toutefois, après avoir analysé dans lesdites conclusions la demande formée par la Commission, je suis d’avis que la demande est en fait, quant à sa nature, une demande en vue de faire constater le défaut de compensation des pertes/du dommage causés aux ressources propres de l’Union par l’illégalité alléguée, imputable à un État membre. La différence essentielle réside dans l’objet du recours, qui ne concerne pas seulement la constatation abstraite relative à un défaut persistant d’un État membre de respecter le droit de l’Union, mais qui concerne également, en fait, la demande de déclarer l’illégalité et de quantifier le dommage en ce qui concerne des violations spécifiques du droit de l’Union dans le passé.

46.      Aux points 48 à 64 des mêmes conclusions, j’ai fait observer que je ne vois rien dans le libellé, l’objectif et l’économie générale des traités qui devrait empêcher, en principe, la Commission d’introduire un tel recours devant la Cour en tant que recours en manquement au titre de l’article 258 TFUE. Toutefois, j’ai également avancé que si la Commission demande le paiement de montants spécifiques et précis de pertes prétendument causées par un État membre par des violations spécifiques du droit de l’Union, elle doit établir tant cette illégalité que les pertes concernées, conformément aux critères et conditions requises pour engager la responsabilité d’un État (points 65 à 73). Elle ne peut « transposer » le régime spécifique des ressources propres à un autre État membre auquel cette norme n’est clairement pas applicable (points 74 à 84).

47.      Tous ces éléments valent également dans le cadre de la présente affaire, certainement en ce qui concerne la situation à Curaçao. Là aussi, la perte alléguée de ressources propres a été subie dans un autre État membre (B). La situation à Aruba est quelque peu différente. Étant donné que la Commission a plaidé cette affaire comme une violation commune prétendument commise par le Royaume des Pays-Bas en ce qui concerne les deux PTOM, j’aborderai les deux situations conjointement. Toutefois, à titre de note finale de la présente section, je souhaite mettre en évidence la pertinence du fait que, s’agissant des importations en provenance d’Aruba, la perte de ressources propres a été subie directement sur le territoire des Pays-Bas (C).

B.      Application à la présente affaire

48.      La Commission soutient que le Royaume des Pays-Bas a manqué aux obligations qui lui incombent au titre du principe de coopération loyale. La raison en est qu’il n’a pas compensé les pertes aux ressources propres qui auraient dû être constatées et mises à la disposition du budget de l’Union en vertu du règlement no 1552/89 et du règlement no 1150/2000 si les certificats de circulation des marchandises EUR.1 n’avaient pas été délivrés en violation des dispositions pertinentes des décisions PTOM pour les importations de lait en poudre et de riz en provenance de Curaçao de 1997 à 2000 et celles de gruau et de semoule de riz en provenance d’Aruba de 2002 à 2003.

49.      En vue d’établir s’il y a eu un manquement à l’obligation de compenser les pertes, tel qu’invoqué par la Commission, il y a lieu de déterminer si une telle obligation de compenser existe en premier lieu : quelle obligation juridique précisément le Royaume des Pays-Bas est-il censé avoir violée en ne compensant pas le budget de l’Union ? Ensuite, pour engager une responsabilité d’un État pour des pertes ainsi causées à l’Union, cette violation doit être suffisamment caractérisée et il doit exister un lien de causalité entre la violation suffisamment caractérisée et le dommage allégué qui s’est produit, pour lequel une indemnisation est demandée.

1.      Illégalité (équivalant à une violation suffisamment caractérisée)

50.      Selon les décisions PTOM (article 101, paragraphe 1, de la décision PTOM de 1991 et article 35, paragraphe 1, de la décision PTOM de 2001), les produits originaires des PTOM sont admis à l’importation dans l’Union en exemption de droits de douane et de taxes d’effet équivalent. La qualité de produit originaire doit être constatée dans des certificats EUR.1, comme décrit à l’annexe II de la décision PTOM de 1991 et à l’annexe III de la décision PTOM de 2001.

51.      Au cours de la procédure précontentieuse, le Royaume des Pays‑Bas a admis que les autorités douanières tant de Curaçao que d’Aruba n’avaient pas respecté les dispositions pertinentes relatives aux certificats EUR.1. Elles avaient délivré des certificats pour des produits qui ne répondaient pas aux conditions susmentionnées. Il n’est, dès lors, pas contesté que les autorités de Curaçao et d’Aruba ont commis des erreurs lorsqu’elles ont délivré des certificats EUR.1 qui étaient contraires aux décisions PTOM applicables.

52.      Le Royaume des Pays-Bas n’a pas contesté non plus les montants demandés par la Commission (18 490 721,95 euros correspondant à 18 192 641,95 euros pour les certificats délivrés à Curaçao et 298 080 euros pour les certificats délivrés à Aruba) comme représentant la valeur totale des droits de douane qui auraient été perçus si les produits importés n’avaient pas obtenu de statut préférentiel.

53.      Ainsi, le « manquement initial », en l’espèce, à la différence de l’affaire C‑391/17, Commission/Royaume-Uni (7), n’est pas contesté. Je suis effectivement au courant de la ligne de jurisprudence de la Cour selon laquelle « il appartient à la Cour de constater si le manquement reproché existe ou non, même si l’État concerné ne conteste plus le manquement » (8). Toutefois, une telle indication devrait, selon moi, être interprétée raisonnablement comme s’appliquant à la portée et à l’étendue des obligations juridiques invoquées dans le cadre d’une procédure en manquement, et cela doit être interprété et apprécié par la Cour de manière indépendante. Une telle indication est difficilement applicable à des faits qui ne sont pas contestés.

54.      La question-clé en l’espèce devient, dès lors, celle de comprendre la source exacte de l’obligation juridique pour le Royaume des Pays-Bas de compenser le budget de l’Union dans une telle situation (a), et celle de savoir si ignorer cette obligation pourrait être considéré comme équivalant à une violation suffisamment caractérisée (b).

a)      L’obligation principale dont la violation doit être établie

55.      La Commission ne prétend pas que les violations des décisions PTOM seraient directement imputables au Royaume des Pays-Bas. Comme indiqué dans le cadre de l’examen de l’exception d’irrecevabilité (9), la Commission, malgré une certaine confusion à cet égard dans ses observations écrites, a confirmé, lorsqu’il lui a été explicitement demandé de clarifier cet élément à l’audience, que l’objectif de son recours n’était pas de déterminer à qui les violations des décisions PTOM sont imputables.

56.      Pour les raisons que j’expose aux points 91 à 97 de mes conclusions parallèles dans l’affaire Commission/Royaume-Uni, j’admettrais qu’il existe effectivement, en toute hypothèse, une responsabilité générale de l’État membre qui entretient des relations particulières avec le PTOM concerné de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir et assurer le suivi des violations du droit de l’Union qui peuvent découler du comportement (actes ou omissions d’agir) dans le cadre du régime d’association. Toutefois, comme cela a également été expliqué dans lesdites conclusions, en partant de cette affirmation générale, on est, sur le plan de l’argumentation, encore assez loin de pouvoir (si tant est qu’on le puisse) conclure que cet État membre est également automatiquement financièrement responsable pour tout montant fixé par la Commission qui aurait dû être constaté et mis à la disposition en tant que ressources propres de l’Union dans un autre État membre. Cela signifierait-il alors également automatiquement que, par le biais de la procédure de l’article 258 TFUE, la Commission peut réclamer un paiement aux États membres qui entretiennent des relations particulières avec un PTOM pour toute violation alléguée des décisions PTOM, indépendamment de la nature de cette violation et/ou des procédures de résolution des litiges prévues dans les régimes d’associations respectifs ? Le droit de l’Union imposerait-il alors, en substance, la pleine réintroduction d’une administration directe par l’État membre avec lequel ils entretiennent « des relations particulières » ?

57.      De manière similaire à l’approche proposée dans l’affaire C‑391/17, Commission/Royaume-Uni, je ne pense pas que la Cour devrait aborder en grands détails cette question dans le cadre de la présente affaire. Même si on devait admettre, au titre du régime général de la responsabilité de l’État pour des pertes causées à l’Union, que l’illégalité imputée consisterait à ne pas mettre en place des garanties et des contrôles suffisants qui auraient pu prévenir l’émission de certificats illégaux par les autorités des PTOM (10), je ne vois vraiment pas, sur la base des faits et du contexte de la présente affaire, comment une telle violation pourrait être qualifiée de suffisamment caractérisée.

b)      Une violation suffisamment caractérisée ?

58.      À la différence du critère objectif utilisé dans l’appréciation de la violation du droit de l’Union dans le cadre d’un recours en manquement traditionnel, le critère à remplir dans le cadre de l’appréciation de la violation du droit de l’Union qui a prétendument donné lieu à l’obligation pour un État membre de compenser les pertes aux ressources propres est plus strict. Toute illégalité ne donne pas automatiquement lieu à une responsabilité. Il doit exister une violation suffisamment caractérisée pour engendrer une obligation d’indemniser un dommage causé à l’Union par un État membre.

59.      Selon la jurisprudence de la Cour, le test pour déterminer s’il existe une violation suffisamment caractérisée est « fonction du pouvoir d’appréciation ». Lorsque les États membres ont un pouvoir d’appréciation, une violation suffisamment caractérisée implique qu’il y a eu une méconnaissance grave et manifeste par un État membre des limites qui s’imposent à ce pouvoir (11).

60.      En outre, d’autres éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit d’apprécier le caractère « suffisamment caractérisé » d’une violation du droit de l’Union comprennent « le degré de clarté et de précision de la règle violée, l’étendue de la marge d’appréciation que la règle enfreinte laisse aux autorités nationales ou [de l’Union], le caractère intentionnel ou involontaire du manquement commis ou du préjudice causé, le caractère excusable ou inexcusable d’une éventuelle erreur de droit, la circonstance que les attitudes prises par une institution [de l’Union] ont pu contribuer à l’omission, l’adoption ou au maintien de mesures ou de pratiques nationales contraires au droit [de l’Union] » (12).

61.      Trois éléments sont d’une pertinence particulière à cet égard en l’espèce. Le premier est la large marge d’appréciation dont dispose le Royaume des Pays-Bas lorsqu’il décide des mesures appropriées aux fins de respecter l’« obligation principale » à la lumière du principe du respect de ses dispositions constitutionnelles et de son identité constitutionnelle. Le deuxième élément est la répartition des compétences et le cadre institutionnel des décisions PTOM, qui confie directement aux autorités du PTOM des responsabilités à exercer en application des décisions PTOM. Le troisième élément, et il s’agit peut‑être d’un élément particulièrement important, est la nature peu claire du régime de responsabilité d’un État membre qui entretient des relations particulières avec un (des) PTOM dans le cadre des décisions PTOM en ce qui concerne les erreurs administratives commises par les autorités des PTOM.

62.      Premièrement, la Commission, sans viser spécifiquement les mesures que le Royaume des Pays-Bas aurait, selon elle, dû prendre, s’est référée aux articles 51 et 52 du statut du Royaume des Pays-Bas (13). Le gouvernement néerlandais a répliqué que tenir cet État membre responsable des actes des autorités douanières d’Aruba et de Curaçao méconnaîtrait l’article 4, paragraphe 2, TUE (14).

63.      Les décisions PTOM reconnaissent effectivement expressément la nécessité de respecter le cadre constitutionnel des relations entre les PTOM et les États membres avec lesquels ils entretiennent des relations particulières. Le mécanisme de partenariat spécifique intégré au système des décisions PTOM vise à être respectueux de la répartition constitutionnelle des compétences et des responsabilités entre les PTOM et les États membres, comme cela ressort, en particulier du douzième considérant et de l’article 10 de la décision PTOM de 1991 et comme cela est, en outre, reflété aux articles 234 à 236 de ladite décision ainsi qu’à l’article 7 de la décision PTOM de 2001. Ces dispositions montrent que le législateur de l’Union a souhaité établir un équilibre entre, d’une part, la nécessité de garantir l’effectivité de l’association avec les PTOM et, d’autre part, le respect des dispositions constitutionnelles spécifiques et souvent plutôt complexes des États membres et de leurs PTOM (qui est au cœur de la quatrième partie du traité CE, consacrée à un régime d’association avec les PTOM).

64.      Deuxièmement, comme le gouvernement néerlandais l’a avancé dans ses observations écrites, les décisions PTOM prévoient des compétences expresses pour les autorités des PTOM, qui sont différentes de celles des États membres, en particulier, dans le mécanisme de partenariat et dans les dispositions spécifiques concernant la coopération administrative. Les décisions PTOM reconnaissent des compétences spécifiques des autorités des PTOM, tant en ce qui concerne le mécanisme de partenariat général qu’en ce qui concerne le système spécifique de coopération administrative dans le domaine de la délivrance de certificats EUR.1 (15). En outre, l’article 9 de la décision PTOM de 2001 reconnaît expressément le rôle principal des autorités des PTOM dans la gestion courante de la décision dans le domaine du commerce et le rôle subsidiaire des États membres (« le cas échéant ») et toujours « conformément aux compétences institutionnelles, juridiques et financières de chacun des partenaires ».

65.      Il est difficile d’en déduire comment, dans le contexte spécifique de répartition des compétences, les erreurs des autorités douanières d’un PTOM donneraient automatiquement et immédiatement lieu à une violation du devoir de coopération loyale par l’État membre concerné en l’absence d’autres circonstances allant en ce sens, circonstances qui ne semblent pas présentes en l’espèce. En effet, la Commission n’a invoqué aucun autre argument, tel que le mépris des avertissements, la non-coopération avec l’OLAF, le fait de faire fi ou de ne pas assurer le suivi des actes illicites dont cet État membre avait connaissance ou aurait dû raisonnablement avoir connaissance, l’absence de participation ou de collaboration au sein des mécanismes de la procédure de partenariat ou du système de coopération administrative.

66.      Troisièmement et, selon moi, cet élément est très important, il reste qu’il n’y a pas (et qu’il n’y a jamais eu) d’obligations expresses, quelles qu’elles soient, dans la décision PTOM établissant un régime spécifique de responsabilité des États membres pour des actes des PTOM, que ce soit dans le contexte spécifique de la coopération douanière ou en général. D’ailleurs, les deux parties dans la présente procédure en manquement ont attiré l’attention de la Cour sur les travaux préparatoires de la décision PTOM de 2013, où une telle disposition a été proposée par la Commission (16), mais clairement rejetée dans la procédure législative devant le Conseil. Les déclarations jointes, en ce qui concerne la proposition de la Commission, aux procès-verbaux du Conseil – tant par la Commission que par un groupe d’États membres (17) – témoignent du fait que la question de la responsabilité des États membres pour les actes de leurs PTOM concernant les erreurs administratives de ces derniers pourrait difficilement être considérée comme une question non litigieuse qui se dégagerait clairement des différentes versions de la décision PTOM.

67.      Compte tenu de tous ces éléments, même si on devait accepter que le devoir de coopération loyale peut être étendu au point d’équivaloir à l’obligation pour l’État membre avec lequel un PTOM entretient des relations particulières d’indemniser l’Union pour des pertes causées par des violations du droit de l’Union commises par le PTOM en question, le Royaume des Pays-Bas ne pourrait être critiqué pour avoir commis une violation suffisamment caractérisée du devoir de coopération loyale en l’espèce.

2.      Remarque sur l’élément temporel

68.      Le Royaume des Pays-Bas a également fait valoir dans sa défense que le tenir responsable d’erreurs commises par les autorités douanières d’Aruba et de Curaçao donnerait lieu à une violation des principes de sécurité juridique et de bonne administration. Il en serait ainsi parce que la Commission n’a pas agi dans un délai raisonnable (18). La Commission a examiné la situation quelque onze ans (en ce qui concerne Curaçao) et sept ans (en ce qui concerne Aruba) après que l’OLAF a constaté des irrégularités.

69.      En réponse à cet argument, la Commission a indiqué que la perte de « ressources propres » n’est devenue définitive qu’en 2009, par l’adoption d’une décision REC et le jugement d’un tribunal national. Par conséquent, la responsabilité du Royaume des Pays-Bas ne devrait pas être prescrite. À l’audience, la Commission a insisté sur le fait que, conformément à la jurisprudence de la Cour, les recours en manquement ne sont soumis à aucun délai de prescription. En outre, la Commission a également indiqué à l’audience qu’on ne saurait admettre l’application, par analogie, de l’article 73 bis du règlement (CE, Euratom) no 1605/2002 (19), qui prévoit une prescription de cinq ans pour les créances détenues par l’Union sur des tiers et inversement. La Commission fait, en outre, valoir que selon la jurisprudence de la Cour, il n’y a pas de délai de prescription pour la perception de ressources propres (20).

70.      Il peut sembler surprenant de mentionner à la fin de l’appréciation au fond d’un recours la question des délais de prescription potentiellement applicables à ce recours. Toutefois, étant donné que je suggère à la Cour de rejeter le présent recours ainsi que l’affaire parallèle à l’encontre du Royaume-Uni sur le fond, il n’y a effectivement pas de nécessité d’aborder séparément la question des prescriptions à ce stade. Je souhaite néanmoins mentionner cette question pour illustrer un élément différent : les conséquences de l’approche « trois en un » choisie par la Commission pour ces deux affaires (21), qui rendent en pratique difficile d’indiquer quelle prescription, le cas échéant, devrait être applicable à un tel recours.

71.      En effet, dans son raisonnement, la Commission a intégré des éléments relevant de la nature spécifique des procédures en manquement de l’article 258 TFUE (absence de prescription pour l’introduction d’un recours en manquement) (22) ainsi que des éléments provenant de l’application du régime spécifique des ressources propres (absence de prescription pour les actions liées au recouvrement) (23) et elle soutient qu’ils sont applicables à un recours qui, en dernière analyse, se fonde sur la détermination d’une obligation d’indemniser pour des pertes, indépendamment du fait que les recours en responsabilité de l’État sont généralement soumis à des délais de prescription (24).

C.      Note finale sur le cas d’Aruba

72.      Enfin, tout au long de la présente affaire, la Commission a soutenu qu’il y a une violation commune du droit de l’Union résultant de la délivrance irrégulière de certificats EUR.1 à Aruba et à Curaçao.

73.      Toutefois, en ce qui concerne la situation à Aruba, il y a lieu de souligner que les certificats EUR.1 ont été présentés et acceptés dans le cadre des procédures douanières menées par les Pays-Bas. Les autorités douanières néerlandaises ont tenté de recouvrer les droits de douane en envoyant un ordre de paiement à l’importateur. L’importateur a toutefois contesté avec succès cet ordre devant les juridictions nationales, qui lui ont donné gain de cause sur la base de l’article 220, paragraphe 2, sous b), du code des douanes.

74.      Il y a toutefois lieu de rappeler que, comme cela résulte de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Commission/Danemark, l’application de l’article 220, paragraphe 2, sous b), du code des douanes n’exclut pas l’obligation de l’État membre de constater et de mettre à disposition des fonds qui relèvent des ressources propres de l’Union qui n’ont pas été perçus auprès d’importateurs privés. En effet, les États membres sont tenus de constater les ressources propres de l’Union dès que leurs autorités douanières sont en mesure de calculer le montant des droits qui résulte d’une dette douanière et de déterminer le redevable, indépendamment de la question de savoir si les critères pour l’application de l’article 220, paragraphe 2, sous b), du code des douanes sont remplis. C’est uniquement le respect des conditions fixées à l’article 17, paragraphe 2, du règlement no 1552/89 (raisons de force majeure ou raisons qui ne sauraient être imputables à l’État membre qui ont rendu les montant irrécouvrables) qui permet à un État membre de s’exonérer de cette obligation (25).

75.      Toutefois, comme le Royaume des Pays-Bas l’a correctement fait valoir dans ses observations écrites, la Commission n’a pas invoqué une violation directe du « règlement sur les ressources propres » qui est imputable aux autorités douanières néerlandaises pour n’avoir pas recouvré des droits de douane à l’importation sur le territoire des Pays‑Bas. La Commission n’a donc pas communiqué d’informations pour déterminer si les conditions de l’article 17, paragraphe 2, du règlement no 1552/89, tel que modifié, étaient remplies en l’espèce. La Commission a plutôt choisi de plaider une argumentation différente.

76.      Ainsi, étant donné qu’aucune déclaration en ce sens n’a été demandée par la Commission et, en toute hypothèse, étant donné que la Cour ne serait pas en mesure de statuer à cet égard en raison de l’absence de preuves, je propose que le recours de la Commission soit également déclaré non fondé en ce qui concerne la situation à Aruba.

VI.    Dépens

77.      Aux termes de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe doit être condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. Le Royaume des Pays-Bas a conclu à ce que la Commission soit condamnée aux dépens et la Commission a succombé. En conséquence, la Commission doit être condamnée aux dépens.

78.      Aux termes de l’article 140, paragraphe 1, du règlement de procédure, les États membres qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens. Conformément à cette disposition, le Royaume‑Uni doit supporter ses propres dépens.

VII. Conclusion

79.      À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de :

1)      rejeter le recours ;

2)      condamner la Commission européenne aux dépens ;

3)      condamner le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord à ses propres dépens.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Décision 91/482/CEE du Conseil, du 25 juillet 1991, relative à l’association des pays et territoires d’outre-mer à la Communauté économique européenne (JO 1991, L 263, p. 1) (ci-après la « décision PTOM de 1991 ») et décision 2001/822/CE du Conseil, du 27 novembre 2001, relative à l’association des pays et territoires d’outre-mer à la Communauté européenne (« décision d’association outre-mer ») (JO 2001, L 314, p. 1) (ci-après la « décision PTOM de 2001 »).


3      Règlement du Conseil du 12 octobre 1992 établissant le code des douanes communautaire (JO 1992, L 302, p. 1).


4      Règlement de la Commission du 2 juillet 1993 fixant certaines dispositions d’application du règlement (CEE) no 2913/92 du Conseil établissant le code des douanes communautaire (JO 1993, L 253, p. 1).


5      Règlement du Conseil du 29 mai 1989 portant application de la décision 88/376/CEE, Euratom relative au système des ressources propres des Communautés (JO 1989, L 155, p. 1), tel que modifié par le règlement du Conseil (Euratom, CE) no 1355/96 du Conseil, du 8 juillet 1996 (JO 1996, L 175, p. 3).


6      Voir, par exemple, arrêt du 22 octobre 2014, Commission/Pays-Bas (C‑252/13, EU:C:2014:2312, points 33 et 34 et jurisprudence citée).


7      Voir points 101 à 106 desdites conclusions.


8      Voir, par exemple, arrêts du 22 juin 1993, Commission/Danemark (C‑243/89, EU:C:1993:257, point 30) ; du 3 mars 2005, Commission/Allemagne (C‑414/03, EU:C:2005:134, point 9) ; du 6 octobre 2009, Commission/Suède (C‑438/07, EU:C:2009:613, point 53), et du 16 janvier 2014, Commission/Espagne (C‑67/12, EU:C:2014:5, point 30 et jurisprudence citée).


9      Points 39 à 43 des présentes conclusions.


10      Ce à quoi on pourrait naturellement répondre qu’une telle obligation est tout simplement impossible parce qu’aucun système n’est infaillible. En outre, l’exigence de « s’assurer qu’un système mis en place ne produise pas d’erreurs et s’il en produit, que l’État membre soit responsable de celles-ci » équivaut, en fait, à proposer une responsabilité directe et une administration directe en ce qui concerne les PTOM, ce que la Commission a indiqué ne pas vouloir soutenir (points 41 à 42 et 55 à 56 des présentes conclusions).


11      Voir, par exemple, en ce qui concerne la responsabilité non contractuelle de l’Union, arrêt du 4 avril 2017, Médiateur/Staelen (C‑337/15 P, EU:C:2017:256, point 37). De manière similaire, en ce qui concerne les États membres, une violation suffisamment caractérisée implique « une méconnaissance manifeste et grave par l’État membre des limites qui s’imposent à son pouvoir d’appréciation ». Voir, par exemple, arrêt du 4 octobre 2018, Kantarev (C‑571/16, EU:C:2018:807, point 105).


12      Arrêts du 5 mars 1996, Brasserie du pêcheur et Factortame (C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 56), et du 26 mars 1996, British Telecommunications (C‑392/93, EU:C:1996:131, points 42 à 45).


13      Cité précédemment aux points 14 et 15 des présentes conclusions.


14      L’article 4, paragraphe 2, TUE consacre le devoir de l’Union de « respecte[r] [l’]identité nationale [des États membres], inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale ».


15      Voir, en ce qui concerne la décision PTOM de 1991, l’article 12, paragraphe 6, de l’annexe II ; voir également l’article 108, paragraphe 1. En ce qui concerne la décision PTOM de 2001, voir article 15, paragraphe 5, et article 32 de l’annexe III.


16      Proposition de décision du Conseil relative à l’association des pays et territoires d’outre-mer à l’Union européenne (« décision d’association outre-mer ») [COM(2012)362 final].


17      Document du Conseil 16832/13 ADD 1 du 19 décembre 2013. Selon la déclaration de la Commission, la nouvelle règle sur la responsabilité financière serait une simple codification d’une obligation existant déjà au titre des traités. Le Royaume de Danemark, le Royaume des Pays-Bas et le Royaume-Uni ont fermement rejeté cette opinion.


18      Le Royaume des Pays-Bas se réfère à cet égard à l’arrêt du 13 novembre 2014, Nencini/Parlement (C‑447/13 P, EU:C:2014:2372, points 38, 47 et 48).


19      Règlement du Conseil du 25 juin 2002 portant règlement financier applicable au budget général des Communautés européennes (JO 2002, L 248, p. 1).


20      Arrêt du 12 septembre 2000, Commission/France (C‑276/97, EU:C:2000:424, point 63).


21      Qui est encore un autre exemple de l’approche générale « composite » des règles applicables de divers régimes, omniprésente dans ces deux affaires et abordée en détail dans mes conclusions parallèles dans l’affaire C‑391/17 Commission/Royaume-Uni, en particulier aux points 38 à 42 et 65 à 84.


22      Voir, par exemple, arrêt du 6 mai 2010, Commission/Pologne (C‑311/09, non publié, EU:C:2010:257, point 19 et jurisprudence citée). Voir, à ce sujet, conclusions de l’avocat général Alber dans l’affaire Commission/Royaume-Uni (C‑359/97, EU:C:2000:42, point 96). Toutefois, la durée excessive de la période précontentieuse ne doit pas violer les droits de la défense de l’État membre. Voir, en ce sens, arrêts du 16 mai 1991, Commission/Pays-Bas (C‑96/89, EU:C:1991:213, point 16), et du 12 septembre 2000, Commission/Royaume-Uni (C‑359/97, EU:C:2000:426, point 28).


23      Voir, par exemple, arrêt du 5 octobre 2006, Commission/Pays-Bas (C‑312/04, EU:C:2006:643, point 32).


24      Par exemple, en ce qui concerne la responsabilité de l’Union, l’article 46 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne prévoit une prescription de cinq ans à compter de la survenance du fait qui donne lieu à la responsabilité, prescription qui est interrompue soit par la requête formée devant la Cour, soit par la demande que la victime peut adresser à l’institution compétente de l’Union. En ce qui concerne la responsabilité des États membres, les délais imposés par le droit national pour des réclamations concernant des dettes dues par l’État sont admis s’ils respectent les principes d’équivalence et d’effectivité. Voir, par exemple, arrêt du 24 mars 2009, Danske Slagterier (C‑445/06, EU:C:2009:178, points 31 à 35).


25      Arrêt du 15 novembre 2005, Commission/Danemark (C‑392/02, EU:C:2005:683, point 66).Voir également arrêt du 17 juillet 2014, Commission/Portugal (C‑335/12, EU:C:2014:2084, point 79).