Language of document : ECLI:EU:C:2017:248

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 30 mars 2017 (1)

Affaire C‑111/16

Giorgio Fidenato e.a.

[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunale di Udine (tribunal d’Udine, Italie)]

« Demande de décision préjudicielle – Agriculture – Denrées alimentaires et aliments pour animaux génétiquement modifiés –Interdiction de la culture du maïs génétiquement modifié MON810 – Mesures d’urgence adoptées par les États membres – Conditions de fond – Principe de précaution »






I.      Introduction

1.        M. Giorgio Fidenato et autres (ci‑après les « requérants ») ont été poursuivis pour avoir mis en culture du maïs génétiquement modifié MON810 en violation d’un décret interdisant sa culture sur le territoire italien. Ce décret a été adopté à titre de mesure d’urgence en vertu de l’article 34 du règlement (CE) no 1829/2003 concernant les denrées alimentaires et les aliments pour animaux génétiquement modifiés (2).

2.        Dans le cadre d’une procédure pénale dirigée contre les requérants, le Tribunale di Udine (tribunal d’Udine, Italie) a saisi la Cour de plusieurs questions. L’une des questions posées par la juridiction de renvoi concerne l’articulation entre l’article 34 du règlement no 1829/2003 et le principe de précaution. Les conditions de l’adoption de mesures d’urgence qui sont énumérées à l’article 34 sont‑elles exhaustives ? Ou bien cet article pourrait-il être complété ou élargi par une application parallèle, voire autonome, du principe de précaution ?

3.        La Cour a déjà fourni certains éléments d’interprétation de l’article 34 du règlement no 1829/2003 dans l’arrêt Monsanto e.a. (3). Les présentes conclusions traiteront principalement de l’articulation entre le principe de précaution et cet article, aspect qui n’a pas été exploré par la Cour dans l’arrêt Monsanto.

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

1.      Le règlement no 1829/2003

4.        Le considérant 3 du règlement no 1829/2003 énonce que, « [p]our protéger la santé humaine et animale, les denrées alimentaires et les aliments pour animaux contenant des organismes génétiquement modifiés [OGM], consistant en de tels organismes ou produits à partir de ceux‑ci […] devraient faire l’objet d’une évaluation de l’innocuité selon une procédure communautaire, avant leur mise sur le marché au sein de la Communauté ».

5.        L’article 1er définit l’objet du règlement.

« Le présent règlement a pour objet, dans le respect des principes généraux énoncés par le règlement (CE) no 178/2002 :

a)      d’établir le fondement permettant de garantir, en ce qui concerne les denrées alimentaires et les aliments pour animaux génétiquement modifiés, un niveau élevé de protection de la vie et de la santé humaines, de la santé et du bien‑être des animaux, de l’environnement et des intérêts des consommateurs, tout en assurant le bon fonctionnement du marché intérieur ;

b)      de fixer des procédures communautaires pour l’autorisation et la surveillance des denrées alimentaires et des aliments pour animaux génétiquement modifiés ;

[…]. »

6.        Conformément à l’article 34, intitulé « Mesures d’urgence » :

« Lorsqu’un produit autorisé par le présent règlement ou conformément à celui‑ci est, de toute évidence, susceptible de présenter un risque grave pour la santé humaine, la santé animale ou l’environnement ou si, au regard d’un avis de l’Autorité délivré conformément aux articles 10 et 22, il apparaît nécessaire de suspendre ou de modifier d’urgence une autorisation, des mesures sont arrêtées conformément aux procédures visées aux articles 53 et 54 du règlement (CE) no 178/2002. »

2.      Le règlement (CE) no 178/2002

7.        Le considérant 20 du règlement (CE) no 178/2002, du 28 janvier 2002, établissant les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, instituant l’Autorité européenne de sécurité des aliments et fixant des procédures relatives à la sécurité des denrées alimentaires (4) énonce que « [l]e principe de précaution a été invoqué pour assurer la protection de la santé dans la Communauté, créant ainsi des entraves à la libre circulation des denrées alimentaires et des aliments pour animaux. C’est pourquoi il y a lieu d’adopter une base uniforme dans la Communauté pour régir le recours à ce principe. »

8.        Le considérant 21 indique que « [d]ans les circonstances particulières où un risque pour la vie ou la santé existe, mais où une incertitude scientifique persiste, le principe de précaution fournit un mécanisme permettant de déterminer des mesures de gestion des risques ou d’autres actions en vue d’assurer le niveau élevé de protection de la santé choisi dans la Communauté ».

9.        L’article 4, paragraphe 2, prévoit que « [l]es principes généraux définis dans les articles 5 à 10 forment un cadre général de nature horizontale à respecter lorsque des mesures sont prises ». La section 1 du chapitre II du règlement, qui comporte les articles 6 et 7, suit immédiatement et porte le titre « Principes généraux de la législation alimentaire ».

10.      L’article 6 traite de l’analyse des risques :

« 1.      Afin d’atteindre l’objectif général d’un niveau élevé de protection de la santé et de la vie des personnes, la législation alimentaire se fonde sur l’analyse des risques, sauf dans les cas où cette approche n’est pas adaptée aux circonstances ou à la nature de la mesure.

2.      L’évaluation des risques est fondée sur les preuves scientifiques disponibles et elle est menée de manière indépendante, objective et transparente.

3.      La gestion des risques tient compte des résultats de l’évaluation des risques, et notamment des avis de l’Autorité visée à l’article 22 [l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA)], d’autres facteurs légitimes pour la question en cause et du principe de précaution lorsque les conditions visées à l’article 7, paragraphe 1, sont applicables, afin d’atteindre les objectifs généraux de la législation alimentaire énoncés à l’article 5. »

11.      L’article 7 est intitulé « Principe de précaution ». Il dispose ce qui suit :

« 1.      Dans des cas particuliers où une évaluation des informations disponibles révèle la possibilité d’effets nocifs sur la santé, mais où il subsiste une incertitude scientifique, des mesures provisoires de gestion du risque, nécessaires pour assurer le niveau élevé de protection de la santé choisi par la Communauté, peuvent être adoptées dans l’attente d’autres informations scientifiques en vue d’une évaluation plus complète du risque.

2.      Les mesures adoptées en application du paragraphe 1 sont proportionnées et n’imposent pas plus de restrictions au commerce qu’il n’est nécessaire pour obtenir le niveau élevé de protection de la santé choisi par la Communauté, en tenant compte des possibilités techniques et économiques et des autres facteurs jugés légitimes en fonction des circonstances en question. Ces mesures sont réexaminées dans un délai raisonnable, en fonction de la nature du risque identifié pour la vie ou la santé et du type d’informations scientifiques nécessaires pour lever l’incertitude scientifique et réaliser une évaluation plus complète du risque. »

12.      Les articles 53 et 54 régissent les mesures d’urgence applicables aux denrées alimentaires et aux aliments pour animaux d’origine communautaire ou importés d’un pays tiers.

13.      Aux termes de l’article 53, paragraphe 1,

« Lorsqu’il est évident que des denrées alimentaires ou des aliments pour animaux d’origine communautaire ou importés d’un pays tiers sont susceptibles de constituer un risque sérieux pour la santé humaine, la santé animale ou l’environnement et que ce risque ne peut être maîtrisé de façon satisfaisante par le biais de mesures prises par le ou les États membres concernés, la Commission, agissant conformément à la procédure prévue à l’article 58, paragraphe 2, arrête sans délai, de sa propre initiative ou à la demande d’un État membre, […] une ou plusieurs des mesures suivantes […]. »

14.      Conformément à l’article 54 :

« 1.      Lorsqu’un État membre informe officiellement la Commission de la nécessité de prendre des mesures d’urgence et que la Commission n’a pris aucune mesure conformément à l’article 53, cet État membre peut prendre des mesures conservatoires. Dans ce cas, il en informe immédiatement les autres États membres et la Commission.

2.      Dans un délai de dix jours ouvrables, la Commission saisit le comité institué à l’article 58, paragraphe 1, conformément à la procédure prévue à l’article 58, paragraphe 2, en vue de la prorogation, de la modification ou de l’abrogation des mesures conservatoires nationales.

3.      L’État membre peut maintenir les mesures conservatoires qu’il a prises au niveau national jusqu’à l’adoption des mesures communautaires. »

15.      L’article 58, paragraphe 1, est libellé comme suit :

« La Commission est assistée par un Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale, dénommé ci‑après le “comité”, composé de représentants des États membres et présidé par le représentant de la Commission. Le comité s’organise en sections afin de couvrir toutes les matières concernées. »

B.      Le droit italien

16.      Le decreto del 12 luglio 2013, Adozione delle misure d’urgenza ai sensi dell’art. 54 del regolamento (CE) n. 178/2002 concernente la coltivazione di varietà di mais geneticamente modificato MON810 [décret portant adoption de mesures d’urgence au sens de l’article 54 du règlement (CE) no 178/2002 en ce qui concerne la culture de variétés de maïs génétiquement modifié MON 810, du 12 juillet 2013, ci-après le « décret du 12 juillet 2013 »] (5), a interdit la culture sur le territoire national de variétés de maïs MON810 issues de semences génétiquement modifiées jusqu’à l’adoption de mesures communautaires en vertu de l’article 54, paragraphe 3, du règlement susmentionné et, en tout état de cause, pendant une période maximale de 18 mois, à compter de la date de la mesure en question. L’interdiction a été prorogée par le decreto del 22 gennaio 2015 (décret du 22 janvier 2015) (6).

17.      L’article 4, paragraphe 8, du decreto-legge convertito, con modificazioni, dalla legge 11 agosto 2014, n. 116, Disposizioni urgenti per il settore agricolo, la tutela ambientale e l’efficientamento energetico dell’edilizia scolastica e universitaria, il rilancio e lo sviluppo delle imprese, il contenimento dei costi gravanti sulle tariffe elettriche, nonché per la definizione immediata di adempimenti derivanti dalla normativa europea (décret-loi converti, avec des modifications, par la loi no 116 du 11 août 2014, Dispositions urgentes pour le secteur agricole, la protection de l’environnement et l’efficacité énergétique des bâtiments scolaires et universitaires, la relance et le développement des entreprises, la maîtrise des coûts pesant sur les prix de l’électricité, ainsi que pour la définition immédiate d’engagements résultant de la législation européenne) (7), dispose ce qui suit :

« Sauf si le fait constitue un délit plus grave, quiconque enfreint les interdictions de culture introduites au moyen d’actes adoptés, même à titre conservatoire, en vertu des articles 53 et 54 du règlement (CE) no 178/2002 du Parlement européen et du Conseil, du 28 janvier 2002, est puni d’une amende allant de 25 000 à 50 000 euros. L’auteur du délit visé par le présent alinéa est également tenu de supprimer, par ses propres soins et à ses frais, conformément aux prescriptions de l’organe de surveillance compétent, dans le cadre de l’exercice de ses fonctions de police judiciaire, les cultures de semences interdites, et de mettre en œuvre les mesures de réparation primaire et compensatoire dans les délais et selon les modalités définis par la région territorialement compétente. »

III. Le litige au principal et les questions préjudicielles

18.      Par décision du 22 avril 1998 (8), la Commission européenne a autorisé la mise sur le marché du maïs génétiquement modifié MON810. Dans sa décision, la Commission s’est référée à l’avis rendu le 10 février 1998 par le comité scientifique, lequel avait indiqué qu’il n’y avait pas lieu de penser que la mise sur le marché de ce produit aurait des effets indésirables sur la santé humaine ou sur l’environnement.

19.      Par une lettre du 11 avril 2013, le gouvernement italien a demandé à la Commission d’adopter, conformément à l’article 53 du règlement no 178/2002, des mesures d’urgence pour interdire la culture du maïs génétiquement modifié MON810. À l’appui de sa demande, le gouvernement italien a produit des études scientifiques réalisées par le Consiglio per la ricerca e la sperimentazione in agricoltura (CRA) (Conseil pour la recherche et l’expérimentation dans le domaine de l’agriculture) et par l’Istituto superiore per la protezione e la ricerca ambientale (ISPRA) (Institut supérieur pour la protection de l’environnement et la recherche environnementale).

20.      Le 17 mai 2013, la Commission a répondu au gouvernement italien que, sur le fondement de son évaluation préliminaire, l’urgence à adopter des mesures au titre des articles 53 et 54 du règlement no 178/2002 n’était pas établie.

21.      Toutefois, afin de procéder à une analyse plus approfondie des preuves scientifiques fournies par la République italienne, la Commission a également indiqué qu’elle demanderait à l’EFSA de les évaluer. Le 29 mai 2013, la Commission a demandé à l’EFSA d’évaluer ces éléments de preuve.

22.      Le 24 septembre 2013, l’EFSA a rendu l’avis scientifique no 3371 concluant que « [l]e groupe scientifique sur les OGM de l’EFSA n’a relevé dans les documents fournis par l’Italie au soutien de la mesure d’urgence actuelle relative au maïs MON810 aucune nouvelle preuve scientifique qui étayerait la mesure d’urgence notifiée et qui infirmerait ses conclusions précédentes sur l’innocuité du maïs MON810 (EFSA, 2009, 2011 a, b, 2012 a, b, c, d). Par conséquent, le groupe scientifique sur les OGM de l’EFSA estime que ses précédentes conclusions sur l’évaluation du risque relatif au maïs MON810, ainsi que ses précédentes recommandations en matière de réduction du risque et de contrôle, restent valables et applicables. »

23.      Entre‑temps, bien que la Commission ait affirmé que la nécessité d’adopter des mesures d’urgence n’avait pas été démontrée, le gouvernement italien a adopté le décret du 12 juillet 2013 interdisant la culture de variétés de maïs génétiquement modifié MON810 sur le fondement des dispositions combinées de l’article 34 du règlement no 1829/2003 et de l’article 54 du règlement no 178/2002.

24.      À la suite de l’adoption de la mesure italienne, la Commission n’a pas réuni le Comité permanent de la chaîne alimentaire et de la santé animale conformément à l’article 54, paragraphe 2, et à l’article 58, paragraphe 1, du règlement no 178/2002. La Commission a laissé inchangée l’autorisation du MON810.

25.      Les requérants ont été poursuivis devant le Tribunale di Udine (tribunal d’Udine) pour avoir cultivé le maïs génétiquement modifié MON810 en violation du décret susmentionné. Une ordonnance pénale condamnant les requérants pour infraction à l’article 4, paragraphe 8, du décret-loi no 91/2014 a été rendue.

26.      Les requérants ont formé opposition contre cette ordonnance pénale. Ils ont fait valoir que le décret était illégal, étant donné qu’il avait été adopté en violation de l’article 34 du règlement no 1829/2003 et des articles 53 et 54 du règlement no 178/2002.

27.      Par décision du 17 décembre 2015, le Tribunale di Udine (tribunal d’Udine) a saisi la Cour des questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Conformément à l’article 54, paragraphe 1, du règlement no 178/2002, la Commission est-elle obligée, lorsqu’elle est sollicitée par un État membre, et même si elle estime que, pour certaines denrées alimentaires ou certains aliments pour animaux, il n’y a pas de risques graves et évidents pour la santé humaine, animale et pour l’environnement, d’adopter des mesures d’urgence conformément à l’article 53 du règlement no 178/2002 ?

2)      Lorsque la Commission communique à l’État membre l’ayant sollicitée son évaluation qui est contraire aux demandes de celui-ci, évaluation qui du point de vue théorique exclut la nécessité d’adopter des mesures d’urgence, et que pour cette raison la Commission n’adopte pas les mesures d’urgence au sens de l’article 34 du règlement no 1829/2003 demandées par ce même État membre, ce dernier est-il autorisé à adopter des mesures d’urgence provisoires conformément à l’article 53 du règlement no 178/2002 ?

3)      Des considérations liées au principe de précaution qui n’ont rien à voir avec les critères relatifs au risque grave et évident pour la santé humaine, animale ou pour l’environnement dans l’utilisation d’une denrée alimentaire ou d’un aliment pour animaux, peuvent-elles justifier l’adoption de mesures d’urgence provisoires par un État membre, conformément à l’article 34 du règlement no 1829/2003 ?

4)      Lorsqu’il est clair et manifeste que la Commission a estimé que les conditions de fond pour adopter des mesures d’urgence en matière de denrées alimentaires ou d’aliments pour animaux ne sont pas réunies, décision ensuite confirmée par l’avis scientifique de l’EFSA et lorsque cette évaluation a été transmise à l’État membre demandeur par écrit, l’État membre peut‑il continuer à maintenir en vigueur les mesures provisoires d’urgence qu’il a prises et/ou renouveler ces mesures d’urgence provisoires dans le cas où a expiré la durée provisoire pour laquelle elles avaient été prises ? »

28.      Des observations écrites ont été déposées par les gouvernements hellénique et italien ainsi que par la Commission. M. Fidenato, le gouvernement italien et la Commission ont présenté des observations orales lors de l’audience qui s’est tenue le 9 février 2017.

IV.    Appréciation

29.      Conformément à la demande de la Cour, les présentes conclusions se concentrent sur la troisième question préjudicielle posée par la juridiction nationale. Par cette question, la juridiction nationale demande en substance si des mesures d’urgence peuvent être adoptées sur le fondement du principe de précaution eu égard à des risques qui n’ont pas été explicitement prévus à l’article 34 du règlement no 1829/2003. En d’autres termes, la juridiction nationale s’interroge sur l’articulation entre le principe de précaution et les mesures d’urgence au titre de l’article 34 : le principe de précaution est‑il susceptible de modifier ou d’élargir les conditions relatives à l’existence, de toute évidence, d’un risque grave, qui sont énoncées à l’article 34 ?

30.      Ma réponse concise à cette question est « non ». La réponse plus détaillée fournie dans les présentes conclusions est structurée de la manière suivante. En premier lieu, je définis le principe de précaution en termes généraux et tel qu’il est consacré à l’article 7 du règlement no 178/2002 (sous A). En deuxième lieu, j’analyse l’article 34 du règlement no 1829/2003 (sous B). En troisième lieu, j’examine l’articulation entre l’article 34 et le principe de précaution en expliquant pourquoi, à mon avis, ce dernier peut uniquement guider l’interprétation du premier sans élargir son champ d’application (sous C). Je conclus en examinant l’impact potentiel de la directive (UE) 2015/412 (9) (sous D).

A.      Le principe de précaution

31.      Le principe de précaution est l’expression de la vertu de la prudence dans une société qui est de plus en plus souvent qualifiée de « société du risque » (10). Une telle société est caractérisée par des risques mal définis résultant des nouvelles technologies et, de manière plus générale, des progrès scientifiques rapides. Dans une telle société, les autorités publiques peuvent souhaiter s’appuyer sur un « principe d’action dans le cas de situations dans lesquelles il peut éventuellement y avoir un risque » (11), principe qui peut également prendre la forme d’un devoir d’inaction pour des entreprises responsables. Il semble que le principe de précaution réponde à ce principe d’action.

32.      Le principe de précaution justifie les actions visant à prévenir les risques qui n’ont pas encore été pleinement décelés ou compris en raison des incertitudes scientifiques. Défini de manière aussi extensive, ce principe pourrait être interprété comme visant un large éventail de risques pour des intérêts très divers, qu’il s’agisse de l’environnement, de la santé, de la sécurité publique, de la justice sociale, voire, peut-être, de la morale. Toutefois, si une perception aussi large l’emportait, la difficulté serait alors de déterminer où se situe la limite, de telle façon que le principe de précaution ne devienne pas une incantation universelle fermant la voie à l’innovation. Par définition, l’innovation implique un élément de nouveauté par rapport aux connaissances existantes.

33.      En droit de l’Union, il semble cependant que le principe de précaution soit compris de manière plus restrictive (12).

34.      En droit primaire, le principe de précaution figure à l’article 191, paragraphe 2, TFUE. Toutefois, cette disposition ne s’applique que dans le contexte de la politique de l’Union européenne dans le domaine de l’environnement. En droit dérivé, d’autres domaines d’action sont également pris en compte, tels que, notamment, la santé. En ce qui concerne les OGM en particulier, la directive 2001/18/CE (13) et le règlement no 1829/2003 établissent un cadre juridique complet aux fins de leur autorisation. Le texte du règlement no 1829/2003 ne mentionne pas le principe de précaution. En revanche, la directive 2001/18 se réfère à plusieurs reprises au principe de précaution, sans toutefois le définir explicitement (14).

35.      Dans le domaine de la législation alimentaire, l’article 7 du règlement no 178/2002 donne une définition (légale) du principe de précaution. Cette définition pourrait être considérée comme comportant quatre éléments : i) le type d’intérêt qui est protégé, ii) le degré de certitude (incertitude) existant, iii) la proportionnalité de la mesure et iv) la nature provisoire de la mesure adoptée sur le fondement de l’évaluation du risque.

36.      Premièrement, l’article 7 du règlement no 178/2002 n’indique qu’un seul intérêt susceptible de donner lieu à l’application du principe de précaution : la santé. Aucun autre intérêt ne peut donc justifier l’adoption de mesures en vertu de l’article 7. Ce champ d’application restrictif peut être compris comme correspondant logiquement à l’objectif général du règlement no 178/2002, qui est d’assurer un niveau élevé de protection de la vie et de la santé humaines (15).

37.      Deuxièmement, en ce qui concerne le degré d’incertitude requis pour prendre des mesures en application du principe de précaution, le risque ne saurait valablement reposer sur une approche purement hypothétique, fondée sur de simples suppositions scientifiquement non encore vérifiées (16). Comme la Cour l’a indiqué, « [u]ne application correcte du principe de précaution présuppose, en premier lieu, l’identification des conséquences potentiellement négatives pour la santé des substances ou des denrées alimentaires concernées et, en second lieu, une évaluation d’ensemble du risque pour la santé fondée sur les données scientifiques disponibles les plus fiables et sur les résultats les plus récents de la recherche internationale » (17).

38.      En outre, « [l]orsqu’il s’avère impossible de déterminer avec certitude l’existence ou la portée du risque allégué en raison de la nature insuffisante, non concluante ou imprécise des résultats des études menées, mais que la probabilité d’un dommage réel persiste dans l’hypothèse où le risque se réaliserait, le principe de précaution justifie l’adoption de mesures restrictives » (18).

39.      Partant, l’adoption de mesures au titre de l’article 7 du règlement no 178/2002 est subordonnée à l’évaluation de toutes les informations disponibles à ce moment‑là, comme le prévoit l’article 6 de ce règlement (19). Cette évaluation doit avoir révélé une incertitude scientifique en ce qui concerne de possibles effets nocifs sur la santé d’une denrée alimentaire (20).

40.      Troisièmement, une mesure adoptée en application du principe de précaution, tel qu’il est formulé à l’article 7, doit être proportionnée (21). Ainsi que la Cour l’a indiqué, une telle mesure ne peut « imposer plus de restrictions au commerce qu’il n’est nécessaire pour obtenir le niveau élevé de protection de la santé choisi par l’Union, en tenant compte des possibilités techniques et économiques et des autres facteurs jugés légitimes en fonction des circonstances en question » (22). Il convient de trouver un juste équilibre entre le niveau élevé de protection de la santé et le bon fonctionnement du marché intérieur.

41.      Quatrièmement, la mesure de gestion des risques doit être provisoire. Ce caractère est inhérent au principe de précaution, étant donné que l’incertitude est indissociable de la notion de « précaution » (23). Lorsque l’incertitude scientifique disparaît, le principe de précaution ne peut plus justifier les mesures préventives, à moins que de nouvelles informations relatives à l’existence d’un risque ne se fassent éventuellement jour.

42.      Il découle de ces quatre éléments différents que, dès lors qu’il apparaît qu’une évaluation des risques, qui a été aussi complète que possible, ne permet pas d’exclure l’existence d’un risque pour la santé, une mesure de gestion des risques qui est proportionnée et provisoire peut être adoptée, en dépit du fait que l’état des connaissances scientifiques n’autorise pas encore de conclusion certaine quant à la vraisemblance des effets nocifs.

B.      L’article 34 du règlement no 1829/2003

43.      Conformément à l’article 34, « [l]orsqu’un produit autorisé par le présent règlement ou conformément à celui-ci est, de toute évidence, susceptible de présenter un risque grave pour la santé humaine, la santé animale ou l’environnement […] des mesures sont arrêtées conformément aux procédures visées aux articles 53 et 54 du règlement (CE) no 178/2002 ».

44.      L’adoption de mesures d’urgence en vertu de l’article 34 est soumise à plusieurs conditions de fond et de forme.

45.      En premier lieu, les intérêts au titre desquels des mesures peuvent être adoptées en vertu de l’article 34 du règlement no 1829/2003 ne sont pas limités à la santé (humaine). Ils comprennent également la santé des animaux et l’environnement. Ici aussi, l’inclusion de la protection de la santé des animaux et de l’environnement correspond, de manière logique, à l’objet général du règlement (24).

46.      En deuxième lieu, le degré de certitude quant à la matérialisation du risque allégué est relativement élevé : il doit être « évident » que le produit en cause est « susceptible de présenter un risque grave ». Dans l’arrêt Monsanto e.a., la Cour a jugé que « les expressions “de toute évidence” et “risque grave” doivent être comprises comme se référant à un risque important mettant en péril de façon manifeste la santé humaine, la santé animale ou l’environnement. Ce risque doit être constaté sur la base d’éléments nouveaux reposant sur des données scientifiques fiables » (25). La Cour a poursuivi en concluant que, « en vue de l’adoption de mesures d’urgence, l’article 34 du règlement no 1829/2003 impose aux États membres d’établir, outre l’urgence, l’existence d’une situation susceptible de présenter un risque important mettant en péril de façon manifeste la santé humaine, la santé animale ou l’environnement » (26).

47.      En troisième lieu, en renvoyant aux articles 53 et 54 du règlement no 178/2002, l’article 34 du règlement no 1829/2003 fixe également un certain nombre de conditions de forme auxquelles son application est subordonnée. Toutefois, celles‑ci sont sans incidence pour la réponse à la troisième question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi, qui concerne le degré de certitude (incertitude) requis et les intérêts protégés. Il est cependant manifeste que les mesures qui peuvent être adoptées par les États membres ou par la Commission sont par leur nature même des mesures conservatoires qui sont limitées dans le temps.

48.      Par voie de conséquence, il découle des dispositions combinées de l’article 34 du règlement no 1829/2003 et des articles 53 et 54 du règlement no 178/2002 que des mesures conservatoires peuvent être adoptées par les États membres lorsque, eu égard aux nouvelles informations scientifiques, un produit qui a déjà été autorisé est, de toute évidence, susceptible de présenter un risque important qui met manifestement en péril la santé humaine, la santé animale ou l’environnement.

C.      L’articulation entre l’article 34 du règlement no 1829/2003 et le principe de précaution

49.      Par sa troisième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande à la Cour, en substance, si des mesures d’urgence peuvent être adoptées sur le fondement de risques qui n’ont pas été explicitement prévus à l’article 34 du règlement no 1829/2003. Cette question vise fondamentalement les deux premières conditions qui ont été dégagées dans les points précédents, à savoir la nature des intérêts protégés et le degré de certitude (incertitude) requis pour adopter de telles mesures. Ainsi qu’il ressort des points précédents (sous A et B), l’article 34 du règlement no 1829/2003 et le principe de précaution, tel qu’il a été formulé à l’article 7 du règlement, diffèrent sur ces deux aspects.

50.      Dans les observations qu’elle a présentées devant la Cour, la Commission ne considère pas que le principe de précaution puisse élargir le champ d’application de l’article 34. La Commission soutient que les mesures conservatoires doivent être justifiées par un risque grave et évident pour la santé et l’environnement, ainsi qu’il découle de l’article 34 du règlement no 1829/2003. Une telle mesure conservatoire est légale si elle est fondée sur l’urgence, mais aussi sur une évaluation des risques aussi complète que possible, qui démontre l’existence d’un risque grave et évident susceptible de mettre en péril de façon manifeste la santé et l’environnement. Ce risque doit être constaté sur la base de données scientifiques fiables, démontrant que cette mesure est nécessaire en l’absence d’adoption, au plan de l’Union, des mesures visées à l’article 53 du règlement no 178/2002.

51.      Le gouvernement italien admet que les mesures conservatoires au titre de l’article 34 du règlement no 1829/2003 doivent être fondées sur l’existence de risques pour la santé humaine et animale ou pour l’environnement. Toutefois, cela n’empêche pas les États membres d’adopter, en application de l’article 54 du règlement no 178/2002, des mesures d’urgence sur le fondement du principe de précaution, même pour les cas dans lesquels la Commission n’a pas décelé de tels risques.

52.      Le gouvernement hellénique soutient que l’article 34 du règlement no 1829/2003 autorise les États membres à adopter des mesures d’urgence pour des raisons qui sont liées au principe de précaution, mais qui ne remplissent pas nécessairement les critères du risque grave et évident pour la santé ou l’environnement. L’analyse des risques peut également tenir compte de la nature des produits ; de l’incertitude scientifique quant à l’incidence de ces produits sur la santé humaine et animale ou sur l’environnement ; des méthodes de production ou de culture qui sont propres aux États membres ; des conditions géographiques, naturelles et climatiques – et de tout autre paramètre susceptible d’avoir une influence sur le degré de dangerosité du produit.

53.      À mon avis, des mesures d’urgence provisoires peuvent être adoptées par les États membres si, et seulement si, les conditions posées à l’article 34 sont remplies. Bien que le principe de précaution, tel qu’il est énoncé à l’article 7 du règlement no 178/2002, puisse être invoqué à titre d’instrument d’interprétation dans le contexte d’un produit visé par le règlement no 1829/2003, ce principe ne saurait, selon moi, être utilisé pour élargir le libellé de l’article 34 (ou, plutôt, pour réécrire en fait cet article).

54.      Dans les points qui suivent, j’explique pourquoi le principe de précaution, tel qu’il est énoncé à l’article 7 du règlement no 178/2002, est pertinent pour interpréter l’article 34 [sous 1], avant de démontrer que, dans le cas d’espèce, son rôle demeure effectivement interprétatif [sous 2].

1.      Le principe de précaution en tant que principe général de la législation alimentaire

55.      De manière générale, le principe de précaution énoncé à l’article 7 du règlement no 178/2002 peut fournir des indications aux fins de l’interprétation de l’article 34 du règlement no 1829/2003. Ce même principe pourrait également être invoqué, potentiellement, dans le contexte de doutes afférents à l’interprétation d’autres dispositions du règlement no 1829/2003. Cela découle de l’articulation systémique entre les deux règlements, laquelle est également expressément confirmée à l’article 1er du règlement no 1829/2003.

56.      Sur le plan systémique, comme l’indiquent leurs titres mêmes, le règlement no 178/2002 établit les principes généraux et les prescriptions générales de la législation alimentaire, tandis que le règlement no 1829/2003 régit le domaine spécifique des denrées alimentaires et des aliments pour animaux génétiquement modifiés. Par conséquent, sous réserve d’une exclusion expresse, le premier est potentiellement applicable à tous les secteurs concernant les denrées alimentaires, à savoir « toute substance ou produit, transformé, partiellement transformé ou non transformé, destiné à être ingéré ou raisonnablement susceptible d’être ingéré par l’être humain » (27). Logiquement, cette définition inclut également les denrées alimentaires contenant des OGM, consistant en de tels organismes ou produites à partir d’OGM, c’est‑à‑dire les denrées alimentaires génétiquement modifiées, qui sont un sous-ensemble spécifique de la catégorie plus générale des « denrées alimentaires » (28).

57.      Dans le cadre de cette réglementation générale applicable à l’ensemble du domaine de la législation alimentaire, qui comporte des « principes généraux de la législation alimentaire » (section 1 du chapitre II du règlement no 178/2002), l’application générale du principe de précaution équivaut à une « applicabilité générale au carré ». En outre, il est expressément mis en évidence comme ayant un caractère horizontal, couvrant l’ensemble du domaine.

58.      Ensuite, outre l’argument systémique général, l’applicabilité des « principes généraux de la législation alimentaire » est également explicitement confirmée à l’article 1er du règlement no 1829/2003. Cette disposition indique clairement que l’objet du règlement no 1829/2003 doit être interprété dans le respect des principes généraux énoncés dans le règlement no 178/2002. Il est permis de penser que les « principes généraux de la législation alimentaire » relèvent de la rubrique des principes généraux du règlement no 178/2002.

59.      Par voie de conséquence, les principes généraux de la législation alimentaire, qui sont énumérés à la section 1 du chapitre II du règlement no 178/2002 et qui comprennent le principe de précaution, sont également applicables aux denrées alimentaires génétiquement modifiées.

2.      La valeur interprétative du principe de précaution

60.      Toutefois, le fait que le principe de précaution énoncé à l’article 7 du règlement no 178/2002 s’applique, de manière horizontale ou intersectorielle, à l’intégralité de la législation alimentaire ne signifie assurément pas que les États membres soient habilités à agir directement sur ce fondement, indépendamment des conditions ou des procédures qui sont établies de manière claire et explicite dans le droit dérivé pertinent.

61.      L’article 34 du règlement no 1829/2003 peut être considéré comme l’énoncé concret du principe de précaution dans le contexte spécifique des denrées alimentaires et des aliments pour animaux génétiquement modifiés dans une situation d’urgence.

62.      La Cour a déjà déclaré, en ce qui concerne la clause de sauvegarde figurant à l’article 12 du règlement (CE) no 258/97 relatif aux nouveaux aliments et aux nouveaux ingrédients alimentaires (29), que « la clause de sauvegarde doit être comprise comme constituant une expression particulière du principe de précaution. […] [Dès lors,] les conditions d’application de cette clause doivent être interprétées en tenant dûment compte de ce principe » (30).

63.      L’article 34 du règlement no 1829/2003 remplit, dans le cadre de ce règlement, une fonction analogue à celle de l’article 12 du règlement no 258/97. De plus, l’article 34 peut également être comparé à une autre clause de sauvegarde dans le domaine spécifique des OGM, à savoir celle qui figure dans la directive 2001/18 (31). En dépit de légères différences rédactionnelles, l’article 23 de la directive 2001/18 et l’article 34 du règlement no 1829/2003 sont comparables, étant donné qu’ils autorisent tous deux les États membres à adopter des mesures restrictives lorsque des connaissances scientifiques nouvelles ou complémentaires donnent à penser qu’un OGM présente un risque pour la santé humaine ou l’environnement (32).

64.      Le fait que l’article 34 du règlement no 1829/2003 est l’expression concrète du principe de précaution dans le contexte spécifique qu’il régit n’empêche pas l’article 7 du règlement no 178/2002 de conserver sa valeur interprétative. De fait, comme la Cour l’a déclaré dans l’arrêt Monsanto e.a., les conditions prévues à l’article 34 « doivent être interprétées compte tenu du libellé de cette disposition, mais aussi des finalités du règlement no 1829/2003 ainsi que du principe de précaution, dans le but d’assurer un niveau élevé de protection de la vie et de la santé humaine, tout en veillant à assurer la libre circulation de denrées alimentaires et d’aliments pour animaux sûrs et sains, laquelle constitue un aspect essentiel du marché intérieur » (33).

65.      Le principe de précaution est donc pertinent aux fins de l’interprétation de l’article 34. Toutefois, ce rôle se limite, à mon avis, à mettre fin à des incertitudes interprétatives ou à des imprécisions potentielles. L’interprétation ne saurait cependant aller jusqu’à viser en fait à réécrire des conditions clairement énoncées.

66.      C’est pourquoi je ne souscris pas à l’argument avancé par le gouvernement italien qui revient à affirmer que l’article 7 du règlement no 178/2002, en tant qu’expression du principe de précaution dans le domaine de la législation alimentaire, pourrait être utilisé pour assouplir les conditions énoncées à l’article 34 du règlement no 1829/2003.

67.      Il convient de souligner d’emblée qu’un assouplissement des conditions semblerait quelque peu sélectif. En ce qui concerne l’intérêt protégé, je relève que l’article 34 du règlement no 1829/2003 mentionne tant la santé animale que l’environnement au titre des valeurs sur le fondement desquelles des mesures d’urgence peuvent être prises. En revanche, l’article 7 du règlement no 178/2002 se réfère uniquement à la santé (publique, c’est-à-dire humaine). En termes de nature des intérêts protégés, le champ d’application de l’article 34 est ainsi plus large en réalité. Par conséquent, si l’argument du gouvernement italien était retenu, un certain nombre des objectifs susceptibles d’être poursuivis par les mesures d’urgence relatives à la santé animale et à la protection de l’environnement pourraient, potentiellement, devenir illégitimes.

68.      Je ne pense pas que le gouvernement italien entende s’engager dans cette voie. Selon moi, le principal argument du gouvernement italien concerne plutôt le degré de certitude (incertitude) requis pour adopter des mesures d’urgence. De fait, le seuil fixé à l’article 7 (à savoir la possibilité d’effets nocifs est révélée, mais il subsiste uneincertitude scientifique) est manifestement inférieur à celui fixé à l’article 34 (le produit est, de toute évidence, susceptible de présenter un risque grave). L’article 7 du règlement no 178/2002 pourrait dès lors être invoqué pour réduire en fait le degré d’incertitude qui est requis pour adopter des mesures d’urgence.

69.      De mon point de vue, cela n’est pas possible pour au moins trois raisons, outre les raisons systémiques déjà développées. Il s’agit de la légalité, de l’uniformité et du contexte procédural différent dans lequel les deux dispositions s’inscrivent.

70.      En premier lieu, l’article 34 du règlement no 1829/2003 a établi les conditions qui doivent être remplies pour adopter des mesures d’urgence. Le principe de légalité exige que les autorités publiques agissent, tant au plan de l’Union qu’au plan des États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, uniquement dans le cadre de ce qui a été indiqué, sans être autorisées à modifier ces conditions. Le principe de légalité est d’autant plus pertinent lorsque, sur le fondement d’une interprétation peut-être généreuse des règles du droit de l’Union, les États membres commencent à infliger des sanctions pénales.

71.      En deuxième lieu, l’article 34 est une disposition d’un règlement. Il doit donc être interprété de manière uniforme, quels que soient l’auteur de la mesure d’urgence, les circonstances ou l’État membre concerné. Cette obligation d’uniformité découle non seulement de la nature même de tout règlement, mais également du but spécifique du règlement no 1829/2003.

72.      De manière générale, un règlement ne confère pas une marge d’appréciation plus large que celle qui résulte de l’interprétation autorisée de sa disposition dans les limites du texte de celle-ci. En l’occurrence, les conditions liées au risque grave et évident sont clairement définies. Des doutes peuvent assurément surgir quant à leur application dans un cas concret, comme c’est le cas de toute notion juridique indéterminée. Toutefois, cela est très différent de la modification pure et simple de ces notions.

73.      S’agissant du règlement no 1829/2003 en particulier, il apparaît que son application uniforme revêt une grande importance aux fins de la réalisation de l’objectif de ce règlement : établir le fondement permettant de garantir, en ce qui concerne les denrées alimentaires et les aliments pour animaux génétiquement modifiés, un niveau élevé de protection de la vie et de la santé humaines, de la santé et du bien-être des animaux, de l’environnement et des intérêts des consommateurs (34).

74.      Enfin, la différence textuelle relative au degré de certitude (incertitude) requis pour invoquer l’article 34 du règlement no 1829/2003, d’une part, et l’article 7 du règlement no 178/2002, d’autre part, est pleinement justifiée par la différence relative à la mise en œuvre procédurale et systémique de ces deux dispositions.

75.      Comme cela a déjà été souligné ci-dessus, aux points 55 à 59 des présentes conclusions, l’article 7 s’applique de manière générale à l’ensemble du domaine de la législation alimentaire, ainsi qu’aux produits qui n’ont jamais été soumis à une procédure d’autorisation. Ce fait se traduit par un degré moyen de certitude (incertitude) requis pour justifier l’adoption de mesures provisoires : toutes les données scientifiques actuellement disponibles ont été prises en considération, mais une incertitude subsiste.

76.      À l’inverse, les produits auxquels l’article 34 s’applique sont déjà des produits « autorisé[s] par le présent règlement ou conformément à celui-ci ». La procédure d’autorisation est au cœur du règlement no 1829/2003 (35). Comme la Cour l’a indiqué, « [l]e principe de précaution fait […] partie d’un tel processus de décision » (36). Aucun OGM destiné à l’alimentation humaine ou à l’alimentation des animaux ni aucune denrée alimentaire ou aliment pour animaux contenant des OGM, consistant en de tels organismes ou produit à partir d’OGM ne sont autorisés, à moins que le demandeur de cette autorisation ne démontre de manière adéquate et suffisante que ledit produit n’a pas d’effets négatifs sur la santé humaine, la santé animale ou l’environnement (37). Dès lors, les produits auxquels l’article 34 se réfère ont déjà été soumis à une évaluation scientifique complète, faisant intervenir l’EFSA, avant leur mise sur le marché (38).

77.      Par conséquent, l’article 34 et le seuil plus élevé applicable au degré de certitude (incertitude) qu’il comporte doivent être appréhendés dans le contexte et au regard de la procédure d’autorisation obligatoire des OGM. Étant donné qu’une évaluation scientifique complète a déjà eu lieu, l’article 34 peut uniquement être déclenché s’il existe de touteévidence un risque grave. Pour adopter des mesures d’urgence au titre de l’article 34, il faut dès lors respecter des exigences de preuve plus élevées, portant généralement sur de nouveaux risques qui n’ont pas encore été examinés ou évalués dans le cadre de la procédure d’autorisation. Il est également très clair que l’article 34 ne saurait être utilisé de manière à contourner l’autorisation ou à méconnaître l’évaluation scientifique qui a été réalisée à ce stade.

78.      En somme, l’article 34 du règlement no 1829/2003 constitue une expression spécifique du principe de précaution dans le contexte particulier des OGM et en ce qui concerne les mesures d’urgence adoptées dans ce contexte. Cette double spécificité justifie les différences d’énoncé, en particulier pour ce qui est du degré de certitude (incertitude) scientifique requis. Bien que le principe de précaution, tel qu’il est inscrit à l’article 7 du règlement no 178/2002, demeure un principe général de la législation alimentaire qui s’applique également au sous-domaine des denrées alimentaires génétiquement modifiées, ce principe ne change rien aux conditions qui sont clairement définies à l’article 34 du règlement no 1829/2003.

D.      Précision finale relative à la directive 2015/412

79.      Dans ses observations écrites, le gouvernement italien a rappelé que les États membres pouvaient, conformément à la directive 2015/412 modifiant la directive 2001/18, interdire ou limiter la culture des OGM pour des raisons autres que des raisons sanitaires et environnementales. Il affirme que, en se fondant sur cette directive et en agissant à la demande des États membres, la Commission a interdit, par une décision du 3 mars 2016, la culture du maïs génétiquement modifié MON810 sur le territoire de 19 États membres, dont la République italienne.

80.      Le gouvernement italien souligne que, bien que l’effet de l’interdiction adoptée par la Commission et de celle résultant du décret national du 12 juillet 2013 soit le même sur le plan pratique (l’interdiction de la culture du MON810), les fondements juridiques de ces deux interdictions sont totalement différents.

81.      Je partage ce point de vue.

82.      Il est manifeste que la directive 2015/412 a considérablement modifié l’ensemble du cadre juridique applicable aux OGM dans l’Union. Toutefois, cela ne signifie pas qu’elle a également modifié le champ d’application de l’article 34 du règlement no 1829/2003 aux fins de la présente affaire, et ce pour deux raisons en particulier.

83.      Premièrement, la directive 2015/412 n’est manifestement pas applicable ratione temporis à la présente affaire. Elle est seulement entrée en vigueur au mois d’avril 2015. L’interdiction italienne remonte au mois de juillet 2013. L’acte pour lequel les requérants ont été condamnés, à savoir la culture du MON810, s’est apparemment produit en 2014.

84.      Secondement, il est exact que la directive 2015/412 a énuméré un certain nombre de motifs – tels que l’aménagement du territoire, l’affectation des sols, les objectifs de politique agricole ou les incidences socio-économiques – au titre desquels les États membres peuvent adopter des mesures restrictives. Toutefois, ces motifs sont manifestement limités au cadre procédural de cette directive. Ils ne sauraient être invoqués, que ce soit sur le fondement de cette directive ou au nom d’une définition globale du principe de précaution, pour justifier le non-respect effectif du libellé de l’article 34 du règlement no 1829/2003. Un tel procédé irait à l’encontre du texte clair de cette disposition et du principe de légalité rappelé ci‑dessus.

85.      Par conséquent, la directive 2015/412 n’est pas pertinente aux fins de l’interprétation de l’article 34 du règlement no 1829/2003 dans le contexte de la présente affaire.

V.      Conclusion

86.      Compte tenu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit à la troisième question préjudicielle posée par le Tribunale di Udine (tribunal d’Udine, Italie) :

L’article 34 du règlement (CE) no 1829/2003 du Parlement européen et du Conseil, du 22 septembre 2003, concernant les denrées alimentaires et les aliments pour animaux génétiquement modifiés, interprété à la lumière du principe de précaution, autorise les États membres à adopter des mesures d’urgence si, et seulement si, ils peuvent établir, outre l’urgence, l’existence d’une situation susceptible de présenter un risque important mettant en péril de façon manifeste la santé humaine, la santé animale ou l’environnement. Toutefois, le principe de précaution ne modifie pas les critères énumérés à l’article 34 de ce règlement.


1 –      Langue originale : l’anglais.


2 –      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 22 septembre 2003 (JO 2003, L 268, p. 1).


3 –      Arrêt du 8 septembre 2011, Monsanto e.a. (C‑58/10 à C‑68/10, EU:C:2011:553).


4 –      Règlement du Parlement européen et du Conseil (JO 2002, L 31, p. 1).


5 –      Décret du 12 juillet 2013, GURI no 187, du 10 août 2013.


6 –      GURI no 33, du 10 février 2015.


7 –      GURI no 192, du 20 août 2014, supplément ordinaire n° 72.


8 –      Décision de la Commission du 22 avril 1998 concernant la mise sur le marché de maïs génétiquement modifié (Zea mays L. lignée MON810), conformément à la directive 90/220/CEE du Conseil, du 23 avril 1990, relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement (JO 1998, L 131, p. 32).


9 –      Directive du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2015 modifiant la directive 2001/18/CE en ce qui concerne la possibilité pour les États membres de restreindre ou d’interdire la culture d’organismes génétiquement modifiés (OGM) sur leur territoire (JO 2015, L 68, p. 1).


10 –      Voir Beck, U., Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eine andere Moderne, Suhrkamp, 1986.


11 –      Conclusions de l’avocat général Alber dans l’affaire Monsanto Agricoltura Italia e.a. (C‑236/01, EU:C:2003:155, point 108).


12 –      Voir, pour un aperçu général, communication de la Commission sur le recours au principe de précaution [COM(2000) 1 final]. Voir, pour un exposé de l’interprétation juridictionnelle du principe, da Cruz Vilaça, J. L, « The Precautionary Principle in EC Law », EU Law and Integration : Twenty Years of JudicialApplication of EU Law, Hart Publishing, 2014, p. 321 à 354.


13 –      Directive du Parlement européen et du Conseil du 12 mars 2001 relative à la dissémination volontaire d’organismes génétiquement modifiés dans l’environnement et abrogeant la directive 90/220/CEE du Conseil (JO 2001, L 106, p. 1).


14 –      Le considérant 8 de la directive 2001/18 énonce, par exemple, qu’« [i]l a été tenu compte du principe de précaution lors de la rédaction de la présente directive et il devra en être tenu compte lors de sa mise en œuvre ». L’article 1er dispose que « [c]onformément au principe de précaution, la présente directive vise à rapprocher les dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres et à protéger la santé humaine et l’environnement […] ». Par ailleurs, l’article 4, paragraphe 1, énonce que « [l]es États membres veillent, conformément au principe de précaution, à ce que toutes les mesures appropriées soient prises afin d’éviter les effets négatifs sur la santé humaine et l’environnement […] ».


15 –      Voir considérant 2 du règlement no 178/2002.


16 –      Arrêt du 8 septembre 2011, Monsanto e.a. (C‑58/10 à C‑68/10, EU:C:2011:553, point 77).


17 –      Voir arrêts du 9 septembre 2003, Monsanto Agricoltura Italia e.a. (C‑236/01, EU:C:2003:431, point 113) ; du 28 janvier 2010, Commission/France (C‑333/08, EU:C:2010:44, point 92), et du 19 janvier 2017, Queisser Pharma (C‑282/15, EU:C:2017:26, point 56).


18 –      Voir arrêts du 28 janvier 2010, Commission/France (C‑333/08, EU:C:2010:44, point 93) ; du 17 décembre 2015, Neptune Distribution (C‑157/14, EU:C:2015:823, points 81 et 82) ; du 9 juin 2016, Pesce e.a. (C‑78/16 et C‑79/16, EU:C:2016:428, point 47), ainsi que du 19 janvier 2017, Queisser Pharma (C‑282/15, EU:C:2017:26, point 57).


19 –      Voir, sur les liens nécessaires entre l’article 7 et l’article 6 du règlement no 178/2002, mes conclusions dans l’affaire Queisser Pharma (C‑282/15, EU:C:2016:589, points 48 à 51).


20 –      Voir arrêt du 19 janvier 2017, Queisser Pharma (C‑282/15, EU:C:2017:26, point 57). Voir également mes conclusions dans cette affaire (C‑282/15, EU:C:2016:589, point 50).


21 –      Voir arrêts du 17 octobre 2013, Schaible (C‑101/12, EU:C:2013:661, point 29), ainsi que du 9 juin 2016, Pesce e.a. (C‑78/16 et C‑79/16, EU:C:2016:428, point 48).


22 –      Arrêt du 19 janvier 2017, Queisser Pharma (C‑282/15, EU:C:2017:26, point 59).


23 –      Comme la Cour l’a affirmé dans ses arrêts du 28 janvier 2010, Commission/France (C‑333/08, EU:C:2010:44, point 91), et du 19 janvier 2017, Queisser Pharma (C‑282/15, EU:C:2017:26, point 60).


24 –      Voir article 1er, sous a), du règlement no 1829/2003.


25 –      Arrêt du 8 septembre 2011, Monsanto e.a. (C‑58/10 à C‑68/10, EU:C:2011:553, point 76). Mise en italique par mes soins.


26 –      Arrêt du 8 septembre 2011, Monsanto e.a. (C‑58/10 à C‑68/10, EU:C:2011:553, point 81). Mise en italique par mes soins.


27 –      Article 2 du règlement no 178/2002.


28 –      Dans un souci d’exhaustivité, il est manifeste que le même raisonnement ne s’applique pas à l’autre domaine régi par le règlement no 1829/2003, à savoir les aliments pour animaux génétiquement modifiés. Toutefois, les aliments pour animaux sont également expressément exclus du champ d’application matériel du règlement no 178/2002.


29 –      Règlement du Parlement européen et du Conseil du 27 janvier 1997 relatif aux nouveaux aliments et aux nouveaux ingrédients alimentaires (JO 1997, L 43, p. 1).


30 –      Voir arrêt du 9 septembre 2003, Monsanto Agricoltura Italia e.a. (C‑236/01, EU:C:2003:431, point 110).


31 –      Voir conclusions de l’avocat général Mengozzi dans les affaires jointes Monsanto e.a. (C‑58/10 à C‑68/10, EU:C:2011:170, points 59 à 66).


32 –      Cette conclusion résulte implicitement de la réponse apportée par la Cour à la troisième question préjudicielle dans l’arrêt du 8 septembre 2011, Monsanto e.a. (C‑58/10 à C‑68/10, EU:C:2011:553, points 75 à 81).


33 –      Arrêt du 8 septembre 2011, Monsanto e.a. (C‑58/10 à C‑68/10, EU:C:2011:553). Mise en italique par mes soins.


34 –      Voir article 1er du règlement no 1829/2003.


35 –      Voir article 1er, sous b), du règlement no 1829/2003.


36 –      Voir arrêt du 26 mai 2005, Codacons et Federconsumatori (C‑132/03, EU:C:2005:310, point 63).


37 –      Article 4, paragraphe 1, et article 16, paragraphe 1, du règlement no 1829/2003.


38 –      Voir considérant 9, articles 6 et 18 du règlement no 1829/2003. Voir également, sous l’empire de la directive 2001/18, l’évaluation des risques pour l’environnement qui doit être réalisée dans le cadre de la procédure d’autorisation (voir article 4, paragraphe 2, article 6 et annexe II de cette directive).