CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MELCHIOR WATHELET
présentées le 11 janvier 2018 (1)
Affaire C‑673/16
Relu Adrian Coman,
Robert Clabourn Hamilton,
Asociaţia Accept
contre
Inspectoratul General pentru Imigrări,
Ministerul Afacerilor Interne,
Consiliul Naţional pentru Combaterea Discriminării
[demande de décision préjudicielle formée par la Curtea Constituţională (Cour constitutionnelle, Roumanie)]
« Renvoi préjudiciel – Citoyenneté de l’Union européenne – Directive 2004/38/CE – Article 2, point 2, sous a) – Notion de “conjoint” – Droit des citoyens de l’Union de circuler et de séjourner sur le territoire de l’Union – Mariage entre personnes de même sexe – Absence de reconnaissance du mariage par l’État d’accueil – Article 3 – Notion d’“autre membre de la famille” – Article 7 – Droit de séjour de plus de trois mois – Articles 7 et 21 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »
I. Introduction
1. La présente demande de décision préjudicielle porte sur l’article 2, point 2, sous a), l’article 3, paragraphes 1 et 2, sous a) et b), et l’article 7, paragraphe 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (2).
2. Elle donne l’occasion à la Cour de se prononcer, pour la première fois, sur la notion de « conjoint » au sens de la directive 2004/38 dans le contexte d’un mariage conclu entre deux hommes. L’exercice est délicat car, s’il est question pour le mariage d’une institution juridique,et ce dans le cadre spécifique et limité de la libre circulation des citoyens de l’Union européenne, la définition qui sera retenue de la notion de « conjoint » touchera, nécessairement, l’identité même des hommes et des femmes concernés – et donc leur dignité –, mais également la conception personnelle et sociale que les citoyens de l’Union ont du mariage, laquelle peut varier d’une personne à l’autre, d’un État membre à l’autre.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
1. La Charte
3. L’article 7 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), intitulé « Respect de la vie privée et familiale », dispose :
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications. »
4. Aux termes de l’article 9 de la Charte, « [l]e droit de se marier et le droit de fonder une famille sont garantis selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »
5. L’article 21, paragraphe 1, de la Charte interdit quant à lui « toute discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou toute autre opinion, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle ».
2. Le traité FUE
6. Selon l’article 21 TFUE, « [t]out citoyen de l’Union a le droit de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, sous réserve des limitations et conditions prévues par les traités et par les dispositions prises pour leur application ».
3. La directive 2004/38
7. Les considérants 2, 5, 6 et 31 de la directive 2004/38 énoncent :
« (2) La libre circulation des personnes constitue une des libertés fondamentales du marché intérieur, qui comporte un espace sans frontières intérieures dans lequel cette liberté est assurée selon les dispositions du traité.
[…]
(5) Le droit de tous les citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres devrait, pour qu’il puisse s’exercer dans des conditions objectives de liberté et de dignité, être également accordé aux membres de leur famille quelle que soit leur nationalité. Aux fins de la présente directive, la définition de “membre de la famille” devrait aussi comprendre les partenaires enregistrés si la législation de l’État membre d’accueil considère le partenariat enregistré comme équivalent à un mariage.
(6) En vue de maintenir l’unité de la famille au sens large du terme et sans préjudice de l’interdiction des discriminations fondées sur la nationalité, la situation des personnes qui ne sont pas englobées dans la définition des membres de la famille au titre de la présente directive et qui ne bénéficient donc pas d’un droit automatique d’entrée et de séjour dans l’État membre d’accueil devrait être examinée par ce dernier sur la base de sa législation nationale, afin de décider si le droit d’entrée ou de séjour ne pourrait pas être accordé à ces personnes, compte tenu de leur lien avec le citoyen de l’Union et d’autres circonstances telles que leur dépendance pécuniaire ou physique envers ce citoyen.
[…]
(31) La présente directive respecte les droits et libertés fondamentaux et observe les principes qui sont reconnus notamment par la [Charte] ; en vertu du principe de l’interdiction des discriminations qui y figure, les États membres devraient mettre en œuvre la présente directive sans faire, entre les bénéficiaires de cette dernière, de discrimination fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, les origines ethniques ou sociales, les caractéristiques génétiques, la langue, la religion ou les convictions, les opinions politiques ou autres, l’appartenance à une minorité ethnique, la fortune, la naissance, un handicap, l’âge ou l’orientation sexuelle. »
8. L’article 2 de la directive 2004/38, intitulé « Définitions », prévoit :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
[…]
2) “membre de la famille” :
a) le conjoint ;
b) le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a contracté un partenariat enregistré, sur la base de la législation d’un État membre, si, conformément à la législation de l’État membre d’accueil, les partenariats enregistrés sont équivalents au mariage, et dans le respect des conditions prévues par la législation pertinente de l’État membre d’accueil ;
c) les descendants directs qui sont âgés de moins de vingt-et-un ans ou qui sont à charge, et les descendants directs du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b) ;
d) les ascendants directs à charge et ceux du conjoint ou du partenaire tel que visé au point b) ;
[…] »
9. L’article 3 de la directive 2004/38, intitulé « Bénéficiaires », est libellé comme suit :
« 1. La présente directive s’applique à tout citoyen de l’Union qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité, ainsi qu’aux membres de sa famille, tels que définis à l’article 2, point 2), qui l’accompagnent ou le rejoignent.
2. Sans préjudice d’un droit personnel à la libre circulation et au séjour de l’intéressé, l’État membre d’accueil favorise, conformément à sa législation nationale, l’entrée et le séjour des personnes suivantes :
a) tout autre membre de la famille, quelle que soit sa nationalité, qui n’est pas couvert par la définition figurant à l’article 2, point 2), si, dans le pays de provenance, il est à charge ou fait partie du ménage du citoyen de l’Union bénéficiaire du droit de séjour à titre principal, ou lorsque, pour des raisons de santé graves, le citoyen de l’Union doit impérativement et personnellement s’occuper du membre de la famille concerné ;
b) le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a une relation durable, dûment attestée.
L’État membre d’accueil entreprend un examen approfondi de la situation personnelle et motive tout refus d’entrée ou de séjour visant ces personnes. »
10. L’article 7, paragraphes 1 et 2, de la directive 2004/38, intitulé « Droit de séjour de plus de trois mois », énonce :
« 1. Tout citoyen de l’Union a le droit de séjourner sur le territoire d’un autre État membre pour une durée de plus de trois mois :
a) s’il est un travailleur salarié ou non salarié dans l’État membre d’accueil ; ou
b) s’il dispose, pour lui et pour les membres de sa famille, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de son séjour, et d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil ; ou,
c) s’il est inscrit dans un établissement privé ou public, agréé ou financé par l’État membre d’accueil sur la base de sa législation ou de sa pratique administrative, pour y suivre à titre principal des études, y compris une formation professionnelle et
s’il dispose d’une assurance-maladie complète dans l’État membre d’accueil et garantit à l’autorité nationale compétente, par le biais d’une déclaration ou par tout autre moyen équivalent de son choix, qu’il dispose de ressources suffisantes pour lui-même et pour les membres de sa famille afin d’éviter de devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de leur période de séjour ; ou
d) si c’est un membre de la famille accompagnant ou rejoignant un citoyen de l’Union qui lui-même satisfait aux conditions énoncées aux points a), b) ou c).
2. Le droit de séjour prévu au paragraphe 1er s’étend aux membres de la famille n’ayant pas la nationalité d’un État membre lorsqu’ils accompagnent ou rejoignent dans l’État membre d’accueil le citoyen de l’Union, pour autant que ce dernier satisfasse aux conditions énoncées au paragraphe 1, points a), b) ou c). »
B. Le droit roumain
11. Selon l’article 259, paragraphes 1 et 2, du code civil :
« 1. Le mariage est l’union librement consentie d’un homme et d’une femme, conclue dans les conditions prévues par la loi.
2. L’homme et la femme ont le droit de se marier en vue de fonder une famille. »
12. Aux termes de l’article 277, paragraphes 1, 2 et 4, du code civil :
« 1. Le mariage entre personnes de même sexe est interdit.
2. Les mariages entre personnes de même sexe conclus ou contractés à l’étranger par des citoyens roumains ou par des étrangers ne sont pas reconnus en Roumanie. […]
4. Les dispositions légales relatives à la libre circulation sur le territoire roumain des citoyens des États membres de l’[Union] et de l’Espace économique européen sont d’application. »
III. Les faits du litige au principal
13. M. Relu Adrian Coman est un citoyen roumain qui possède également la nationalité américaine. Il a rencontré M. Robert Clabourn Hamilton, citoyen américain, à New York (États-Unis) au mois de juin 2002. Ils y ont cohabité du mois de mai 2005 au mois de mai 2009. À cette date, M. Coman s’est établi à Bruxelles pour travailler au Parlement européen en tant qu’assistant parlementaire, tandis que M. Hamilton est resté à New York. Ils se sont mariés à Bruxelles le 5 novembre 2010.
14. Au mois de mars 2012, M. Coman a cessé de travailler au Parlement et est resté à Bruxelles. Au mois de décembre 2012, M. Coman et son époux ont entamé les démarches administratives auprès de l’administration roumaine en vue d’obtenir les documents nécessaires pour que M. Coman puisse, avec son conjoint non ressortissant de l’Union, travailler et séjourner légalement en Roumanie pour une durée de plus de trois mois.
15. Par courrier du 11 janvier 2013, l’Inspectoratul General pentru Imigrări (inspection générale chargée de l’immigration, Roumanie) a réservé une suite défavorable à leur demande. Selon celle-ci, la prolongation du droit de séjour temporaire d’un ressortissant américain dans les conditions prévues par la législation roumaine en matière d’immigration combinée aux autres dispositions légales pertinentes dans ce domaine ne saurait être accordée au titre du regroupement familial.
16. Le 28 octobre 2013, MM. Coman et Hamilton ont introduit, avec l’Asociaţia Accept, un recours contre la décision de l’Inspectoratul General pentru Imigrări (inspection générale chargée de l’immigration) devant la Judecătoria Sectorului 5 București (tribunal de première instance du secteur 5 de Bucarest, Roumanie).
17. Dans le cadre de ce litige, ils ont soulevé une exception d’inconstitutionnalité contre les dispositions de l’article 277, paragraphes 2 et 4, du code civil. Selon eux, l’absence de reconnaissance des mariages entre personnes de même sexe conclus à l’étranger, aux fins de l’exercice du droit de séjour, constitue une violation des dispositions de la Constitution roumaine qui protègent le droit à la vie intime, à la vie de famille et à la vie privée ainsi que des dispositions relatives au principe d’égalité.
18. Le 18 décembre 2015, la Judecătoria Sectorului 5 București (tribunal de première instance du secteur 5 de Bucarest) a saisi la Curtea Constituţională (Cour constitutionnelle, Roumanie) afin qu’elle se prononce sur ladite exception. Cette dernière a estimé que la présente affaire portait uniquement sur la reconnaissance des effets d’un mariage légalement conclu à l’étranger entre un citoyen de l’Union et son conjoint de même sexe, ressortissant d’un pays tiers, au regard du droit à la vie de famille et du droit à la libre circulation, vus sous l’angle de l’interdiction de la discrimination en raison de l’orientation sexuelle. Dans ce contexte, elle a éprouvé des doutes sur l’interprétation qu’il convient de donner à plusieurs notions utilisées par la directive 2004/38, lues à la lumière de la Charte et de la jurisprudence récente de la Cour et de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la « Cour EDH ») relative au droit à une vie familiale. Elle a, dès lors, décidé de surseoir à statuer et d’interroger la Cour à titre préjudiciel.
IV. La demande de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour
19. Par décision du 29 novembre 2016, parvenue à la Cour le 30 décembre 2016, la Curtea Constituţională (Cour constitutionnelle) a donc décidé de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) La notion de “conjoint” au sens de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38, lu à la lumière des articles 7, 9, 21 et 45 de la Charte, s’applique-t-elle à un ressortissant d’un État non membre de l’Union, de même sexe que le citoyen de l’Union avec lequel il est légalement marié, conformément à la loi d’un État membre autre que l’État d’accueil ?
2) En cas de réponse affirmative, les articles 3, paragraphe 1, et 7, paragraphe [2] (3), de la directive 2004/38, lus à la lumière des articles 7, 9, 21 et 45 de la Charte, exigent-ils que l’État membre d’accueil accorde le droit de séjour sur son territoire pour une durée de plus de trois mois au conjoint de même sexe d’un citoyen de l’Union ?
3) En cas de réponse négative à la première question, un ressortissant d’un État non membre de l’Union, de même sexe que le citoyen de l’Union avec lequel il est légalement marié, conformément à la loi d’un État membre autre que l’État d’accueil, peut-il être qualifié d’“autre membre de la famille” au sens de l’article 3, paragraphe 2, sous a), de la directive 2004/38 ou de “partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a une relation durable, dûment attestée” au sens de l’article 3, paragraphe 2, sous b), de ladite directive, avec l’obligation qui en découle, pour l’État membre d’accueil, de favoriser l’entrée et le séjour de l’intéressé, même si cet État ne reconnaît pas les mariages entre personnes de même sexe et ne prévoit aucun mode alternatif de reconnaissance juridique, tel que le partenariat enregistré ?
4) En cas de réponse affirmative à la troisième question, les articles 3, paragraphe 2, et 7, paragraphe 2, de la directive 2004/38, lus à la lumière des articles 7, 9, 21 et 45 de la Charte, exigent-ils que l’État membre d’accueil accorde le droit de séjour sur son territoire pour une durée de plus de trois mois au conjoint de même sexe d’un citoyen de l’Union ? »
20. Des observations écrites ont été déposées par les requérants au principal, les gouvernements roumain, hongrois, néerlandais et polonais, ainsi que par la Commission européenne.
21. En outre, à l’exception du gouvernement des Pays-Bas, ils se sont tous exprimés lors de l’audience, qui s’est tenue le 21 novembre 2017. Le gouvernement letton et le Consiliul Naţional pentru Combaterea Discriminării, qui n’avaient pas déposé d’observations écrites, ont également pu exposer leurs arguments lors de cette audience.
V. Analyse
A. Sur l’applicabilité de la directive 2004/38
22. L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2004/38 définit les bénéficiaires de cette directive comme « tout citoyen de l’Union qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité, ainsi [que les] membres de sa famille, tels que définis à l’article 2, point 2), qui l’accompagnent ou le rejoignent » (4).
23. Dans le cadre du litige au principal, M. Hamilton ne peut donc pas invoquer la directive à son profit. En effet, comme la Cour l’a déjà jugé de façon particulièrement claire, « il résulte d’une interprétation littérale, systématique et téléologique des dispositions de la directive 2004/38 que celles-ci ne permettent pas de fonder un droit de séjour dérivé en faveur des ressortissants d’États tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, dans l’État membre dont ce citoyen possède la nationalité » (5).
24. Toutefois, la Cour a reconnu qu’un droit de séjour dérivé pouvait être fondé, dans certaines circonstances, sur l’article 21, paragraphe 1, TFUE et que, dans ce cadre, la directive 2004/38 devait être appliquée par analogie (6).
25. En effet, si le ressortissant d’un État tiers, membre de la famille d’un citoyen de l’Union, ne disposait pas d’un droit de séjour dans l’État membre dont le citoyen de l’Union a la nationalité, celui-ci pourrait être dissuadé de quitter cet État afin d’exercer une activité sur le territoire d’un autre État membre en raison de l’absence de certitude de pouvoir poursuivre, après son retour dans l’État membre d’origine, une vie de famille éventuellement commencée dans l’État membre d’accueil (7). Pour pouvoir bénéficier de ce droit de séjour dérivé, le séjour du citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil doit toutefois avoir été caractérisé par une effectivité suffisante pour lui permettre de développer ou de consolider une vie de famille (8).
26. Il est donc désormais acquis que, « lorsque, à l’occasion d’un séjour effectif du citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil, en vertu et dans le respect des conditions de l’article 7, paragraphes 1 et 2, de la directive 2004/38, une vie de famille s’est développée ou consolidée dans ce dernier État membre, l’effet utile des droits que le citoyen de l’Union concerné tire de l’article 21, paragraphe 1, TFUE exige que la vie de famille que ce citoyen a menée dans l’État membre d’accueil puisse être poursuivie lors de son retour dans l’État membre dont il possède la nationalité, par l’octroi d’un droit de séjour dérivé au membre de la famille concerné, ressortissant d’un État tiers. En effet, en l’absence d’un tel droit de séjour dérivé, ce citoyen de l’Union serait dissuadé de quitter l’État membre dont il a la nationalité afin d’exercer son droit de séjour, en vertu de l’article 21, paragraphe 1, TFUE, dans un autre État membre, en raison du fait qu’il n’a pas la certitude de pouvoir poursuivre dans l’État membre dont il est originaire une vie de famille avec ses proches parents ainsi développée ou consolidée dans l’État membre d’accueil » (9).
27. En l’espèce, il semble acquis que MM. Coman et Hamilton ont bel et bien consolidé une vie de famille à l’occasion du séjour effectif en Belgique du premier, citoyen de l’Union. En effet, après avoir cohabité pendant quatre années à New York et fondé, à cette occasion, une vie de famille (10), leur relation a incontestablement été consolidée par leur mariage, à Bruxelles, le 5 novembre 2010.
28. Le fait que M. Hamilton n’a pas vécu de façon ininterrompue avec M. Coman dans cette ville ne me paraît pas susceptible de retirer à leur relation son caractère effectif. En effet, dans un monde globalisé, il n’est pas rare qu’un couple dont l’un des membres travaille à l’étranger ne partage pas le même logement pendant des périodes plus ou moins longues en raison de la distance séparant les deux pays, de l’accessibilité des moyens de transport, de l’emploi de l’autre conjoint ou encore de la scolarité des enfants. Cette absence de cohabitation ne saurait, en soi, avoir d’incidence sur l’existence d’une relation stable avérée – ce qui est le cas – et, par conséquent, sur l’existence d’une vie familiale (11).
29. Les questions posées par la juridiction de renvoi restent donc pertinentes puisque l’interprétation des dispositions visées dans la demande de décision préjudicielle peut être utile au jugement de l’affaire dont la Curtea Constituţională (Cour constitutionnelle) est saisie.
B. Sur la première question préjudicielle
30. Par sa première question, la juridiction de renvoi demande si la notion de « conjoint » utilisée à l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38, lu à la lumière des articles 7, 9, 21 et 45 de la Charte, s’applique à un ressortissant d’un État tiers de même sexe que le citoyen de l’Union avec lequel il est légalement marié conformément à la loi d’un État membre autre que l’État d’accueil.
31. Les parties ayant déposé des observations proposent deux réponses totalement opposées. Selon les requérants au principal, le gouvernement des Pays-Bas et la Commission, l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 doit faire l’objet d’une interprétation autonome et uniforme. Au terme de celle-ci, le ressortissant d’un État tiers du même sexe que le citoyen de l’Union avec lequel il est légalement marié conformément au droit d’un État membre serait visé par la notion de « conjoint ». En revanche, les gouvernements roumain, letton, hongrois et polonais considèrent que cette notion ne relève pas du droit de l’Union mais doit être définie au regard de la loi de l’État membre d’accueil.
32. Cette dernière thèse ne me paraît pas pouvoir être suivie. Au contraire, j’estime que l’interprétation autonome s’impose et que celle-ci conduit à appréhender la notion de « conjoint » au sens de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38, indépendamment du sexe de la personne qui est mariée à un citoyen de l’Union.
1. Une interprétation autonome de la notion de « conjoint »
33. Si l’article 2, point 2, sous b), de la directive 2004/38 relatif au partenariat enregistré renvoie aux « conditions prévues par la législation pertinente de l’État membre d’accueil », l’article 2, point 2, sous a), de cette directive ne comporte aucun renvoi au droit des États membres pour déterminer la qualité de « conjoint ».
34. Or, selon une jurisprudence constante de la Cour, il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit de l’Union que du principe d’égalité que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme (12). Cette interprétation doit être recherchée en tenant compte non seulement des termes de la disposition, mais également de son contexte et de l’objectif poursuivi par la réglementation en cause (13).
35. Cette méthodologie a été expressément utilisée dans le cadre de la directive 2004/38 ; je ne vois pas de raison de s’en écarter pour l’interprétation de la notion de « conjoint » (14).
36. Certes, il est acquis que la législation sur l’état civil relève de la compétence des États membres et que le droit de l’Union ne porte pas atteinte à cette compétence (15). Toutefois, deux remarques s’imposent à cet égard.
37. D’une part, selon une jurisprudence constante et transversale, les États membres doivent exercer leurs compétences dans le respect du droit de l’Union (16). Les matières relatives à l’état civil des personnes ne dérogent pas à cette règle, la Cour ayant expressément jugé que les dispositions relatives au principe de non-discrimination devaient être respectées dans l’exercice de ces compétences (17).
38. D’autre part, le problème juridique au centre du litige dans l’affaire au principal n’est pas celui de la légalisation du mariage entre personnes de même sexe mais celui de la libre circulation d’un citoyen de l’Union. Or, si les États membres sont libres de prévoir ou non le mariage pour des personnes de même sexe dans leur ordre juridique interne (18), la Cour a jugé qu’une situation qui est régie par des réglementations relevant a priori de la compétence des États membres peut avoir « un rapport intrinsèque avec la liberté de circulation d’un citoyen de l’Union qui s’oppose à ce que le droit d’entrée et de séjour soit refusé [aux] ressortissants [de pays tiers] dans l’État membre où réside ce citoyen, [et cela] afin de ne pas porter atteinte à cette liberté » (19).
39. L’inscription du mariage – entendu comme la seule union d’un homme et d’une femme – dans certaines constitutions nationales (20) n’est pas de nature à modifier cette approche.
40. En effet, s’il devait être considéré que la conception du mariage touche à l’identité nationale de certains États membres – ce qui n’a été soutenu expressément par aucun des États membres ayant déposé des observations écrites, mais uniquement par le gouvernement letton lors de l’audience du 21 novembre 2017 –, l’obligation de respecter cette identité, qui figure à l’article 4, paragraphe 2, TUE, ne peut se lire indépendamment de l’obligation de coopération loyale inscrite au paragraphe 3 de la même disposition. Conformément à celle-ci, les États membres sont tenus d’assurer l’exécution des obligations découlant des traités ou résultant des actes des institutions de l’Union.
41. Or, en l’espèce, les questions posées par la juridiction de renvoi s’inscrivent exclusivement dans le cadre de l’application de la directive 2004/38. Il s’agit donc uniquement de préciser la portée d’une obligation qui résulte d’un acte de l’Union. Par conséquent, l’interprétation de la notion de « conjoint », limitée au champ d’application de la directive 2004/38 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, ne remettra pas en cause l’actuelle liberté des États membres à l’égard de la légalisation du mariage entre personnes de même sexe (21).
42. En outre, comme je l’exposerai dans l’analyse du contexte et des objectifs de la directive 2004/38, les droits fondamentaux liés à la notion de « conjoint » s’opposent également à une interprétation susceptible d’empêcher ou de rendre plus difficile pour un(e) citoyen(ne) de l’Union homosexuel(le) d’être accompagné(e) de la personne avec laquelle il (ou elle) est marié(e).
2. Sur la notion de « conjoint » au sens de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38
43. Il convient donc de rechercher l’interprétation du terme « conjoint » utilisé à l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 en tenant compte des termes de la disposition, de son contexte et de l’objectif poursuivi par la directive 2004/38.
a) Sur le libellé et la structure de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38
44. La directive 2004/38 ne définit pas le terme « conjoint » qu’elle utilise à plusieurs reprises, notamment à l’article 2, point 2, sous a).
45. Néanmoins, la structure de l’article 2, point 2, de la directive 2004/38 combinée à l’article 3, paragraphe 2, sous b), de la même directive, permet d’affirmer que la notion de « conjoint » renvoie à celle de « mariage ».
46. En effet, outre les descendants directs et les ascendants directs visés à l’article 2, point 2, sous c) et d), de la directive 2004/38, les « membres de la famille » au sens de la directive 2004/38 sont le conjoint et le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a contracté un partenariat enregistré. L’article 3, paragraphe 2, sous b), de la directive 2004/38 ajoute aux bénéficiaires de la directive « le partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a une relation durable, dûment attestée ».
47. Sous peine d’être dénuées de pertinence, ces trois hypothèses concernent nécessairement des situations différentes, de la plus contraignante à la plus souple d’un point de vue juridique. Puisque la simple relation en dehors de tout lien juridique est envisagée à l’article 3 de la directive 2004/38 et que l’existence d’un partenariat enregistré est visée à l’article 2, point 2, sous b), de la directive, c’est que le terme « conjoint » appréhende la troisième et dernière hypothèse juridiquement envisageable, c’est-à-dire un rapport fondé sur le mariage (22).
48. La Cour a d’ailleurs déjà, implicitement mais certainement, associé au mariage la notion de « conjoint » utilisée à l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38. En effet, à l’occasion de l’arrêt du 25 juillet 2008, Metock e.a. (C‑127/08, EU:C:2008:449), la Cour a jugé que l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2004/38 devait être interprété en ce sens que « le ressortissant d’un pays tiers, conjoint d’un citoyen de l’Union séjournant dans un État membre dont il n’a pas la nationalité, qui accompagne ou rejoint ce citoyen de l’Union bénéficie des dispositions de ladite directive, quels que soient le lieu et la date de leur mariage ainsi que la manière dont ce ressortissant d’un pays tiers est entré dans l’État membre d’accueil » (23).
49. S’il est donc certain que le terme « conjoint » utilisé à l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 renvoie au mariage, il est neutre du point de vue du genre et indifférent au lieu où il a été contracté.
50. L’absence d’incidence du lieu où le mariage a été conclu est confirmée, a contrario, par le choix du législateur de l’Union de renvoyer expressément au droit de l’État membre d’accueil pour l’hypothèse du partenariat enregistré. Cette différence peut aisément s’expliquer par le fait que l’institution juridique du mariage présente une certaine universalité – à tout le moins supposée – dans les droits et obligations qu’elle confère aux conjoints, alors que les législations relatives au « partenariat » sont diverses et variées dans leurs champs d’application personnel et matériel, ainsi que dans leurs conséquences juridiques (24). D’ailleurs, le législateur de l’Union a réservé le bénéfice de l’article 2, point 2, sous b), de la directive 2004/38 aux partenariats enregistrés « équivalents au mariage » (25).
51. Les travaux préparatoires de la directive 2004/38 permettent quant à eux de confirmer le caractère délibéré de la neutralité du mot choisi. En effet, alors que le terme « conjoint » était déjà utilisé sans autre indication par la Commission dans sa proposition initiale (26), le Parlement a souhaité que l’indifférence du sexe de la personne soit mentionnée par l’ajout des termes « quel que soit son sexe, conformément à la législation nationale d’application en la matière » (27). Toutefois, le Conseil de l’Union européenne a exprimé son hésitation à opter pour une définition du terme « conjoint » qui engloberait explicitement les conjoints de même sexe dès lors que seuls deux États membres avaient, à l’époque, adopté une législation autorisant le mariage entre personnes de même sexe et que la Cour avait également pu constater que la définition du mariage généralement acceptée à l’époque par les États membres visait l’union entre deux personnes de sexe opposé (28). En se fondant sur les préoccupations du Conseil, la Commission préféra « limiter [s]a proposition à une notion de conjoint s’entendant, en principe, comme conjoint de sexe différent, sauf évolution future » (29).
52. Il m’apparaît donc qu’il ne peut être tiré argument de ces travaux en faveur d’une thèse ou d’une autre. En effet, il est certain que le législateur de l’Union était parfaitement conscient de la controverse qu’il pouvait y avoir sur l’interprétation du terme « conjoint » non autrement défini. Or, il n’a pas souhaité préciser cette notion, que ce soit pour la limiter au mariage hétérosexuel ou, au contraire, viser le mariage entre personnes de même sexe – la Commission soulignant néanmoins expressément la possibilité d’une évolution à ce sujet. Cette réserve de la Commission est essentielle. Elle exclut que le sens de la notion de « conjoint » soit définitivement figé et hermétique aux développements de la société (30).
53. Il résulte donc de ce premier examen que le libellé de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 est neutre. Ce choix du législateur autorise une interprétation de la notion de « conjoint » indépendante du lieu de célébration du mariage et de la question du sexe des personnes concernées. Le contexte et l’objectif de la directive 2004/38 confirment cette interprétation.
b) Sur le contexte de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38
54. Lorsque la directive 2004/38 a été adoptée, seuls deux États membres de l’Union – le Royaume de Belgique et le Royaume des Pays-Bas – connaissaient une loi ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Comme je l’ai indiqué précédemment, cette circonstance a joué dans le choix du Conseil de ne pas suivre la proposition d’amendement du Parlement en faveur d’une formulation de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 plus explicite.
55. Il m’apparaît toutefois qu’il convient de tenir compte de l’évolution envisagée à l’époque par la Commission dans sa proposition modifiée. En outre, la notion de « conjoint » est également étroitement liée à plusieurs droits fondamentaux ; une interprétation contextuelle ne peut y être hermétique.
1) Sur l’interprétation évolutive de la notion de « conjoint »
56. Comme plusieurs avocats généraux ont déjà eu l’occasion de le soutenir, le droit de l’Union doit être interprété « à la lumière du contexte actuel » (31), c’est-à-dire en tenant compte de la « réalité contemporaine » (32) de l’Union. En effet, le droit ne peut pas être « isolé de la réalité sociale et ne saurait se dispenser de s’adapter à cette réalité le plus rapidement possible. On risquerait, sinon, d’imposer des points de vue dépassés et d’assumer ainsi un rôle statique » (33). C’est sans aucun doute particulièrement le cas dans des matières qui touchent à la société. Comme l’expliquait l’avocat général Geelhoed, « [s]i la Cour ignorait ces évolutions, il y aurait un risque de faire perdre aux règles de droit concernées une partie de leur efficacité » (34). Comme la Cour l’a elle-même indiqué, une disposition de droit de l’Union doit être interprétée à la lumière de l’état de son évolution à la date à laquelle l’application de la disposition en cause doit être faite (35).
57. C’est pourquoi la solution retenue par la Cour dans l’arrêt du 31 mai 2001, D et Suède/Conseil (C‑122/99 P et C‑125/99 P, EU:C:2001:304), selon laquelle « le terme “mariage”, selon la définition communément admise par les États membres, désigne[rait] une union entre deux personnes de sexe différent » (36), me paraît aujourd’hui dépassée.
58. En effet, s’il n’y avait à la fin de l’année 2004 que deux États membres qui autorisaient le mariage entre personnes de même sexe, onze États membres supplémentaires ont depuis lors modifié leur législation en ce sens et le mariage homosexuel sera également possible en Autriche, au plus tard, le 1er janvier 2019 (37). Cette reconnaissance juridique du mariage homosexuel ne fait que traduire une évolution générale de la société à l’égard de la question. Les enquêtes statistiques le confirment (38) ; l’autorisation du mariage entre personnes de même sexe par voie référendaire en Irlande en est également une illustration (39). S’il existe encore des sensibilités différentes sur la question, y compris au sein de l’Union (40), l’évolution participe néanmoins d’un mouvement généralisé. En effet, tous les continents connaissent désormais ce type de mariage (41). Il ne s’agit donc pas d’un fait lié à une culture ou à une histoire spécifique mais correspond, au contraire, à une reconnaissance universelle de la pluralité des familles (42).
2) Sur les droits fondamentaux en lien avec la notion de « conjoint »
59. La notion de « conjoint » au sens de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 est nécessairement liée à la vie familiale et, par conséquent, à la protection que lui confère l’article 7 de la Charte. La portée de cet article doit, dès lors, être prise en compte dans une interprétation contextuelle (43). À cet égard, l’évolution de la jurisprudence de la Cour EDH ne peut pas être ignorée.
60. En effet, selon l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, le sens et la portée des droits correspondant à des droits garantis par la CEDH sont les mêmes que ceux que leur confère ladite Convention. Or, selon les explications relatives à la Charte – lesquelles doivent être « dûment prises en considération par les juridictions de l’Union » (44) –, les droits garantis à l’article 7 de la Charte correspondent à ceux garantis par l’article 8 de la CEDH. Les premiers ont donc le même sens et la même portée que les seconds (45).
61. Or, l’évolution de la jurisprudence de la Cour EDH relative à l’article 8 de la CEDH est significative.
62. En effet, si la Cour EDH confirme de façon constante la liberté des États d’ouvrir le mariage aux personnes de même sexe (46), elle a estimé, au début des années 2010, qu’il était « artificiel de continuer à considérer que, au contraire d’un couple hétérosexuel, un couple homosexuel ne saurait connaître une “vie familiale” aux fins de l’article 8 [de la CEDH] » (47). Depuis lors, cette interprétation a été confirmée à plusieurs reprises (48). La Cour EDH a également confirmé que l’article 8 de la CEDH imposait aux États l’obligation d’offrir aux couples homosexuels la possibilité d’obtenir une reconnaissance légale et la protection juridique de leur couple (49).
63. L’incidence de cette évolution dans l’appréhension de la vie familiale sur le droit de séjour des ressortissants de pays tiers est certaine. En effet, si l’article 8 de la CEDH ne comporte pas une obligation générale d’accepter l’installation de conjoints non nationaux ou d’autoriser le regroupement familial sur le territoire d’un État contractant, les décisions prises par les États en matière d’immigration peuvent, dans certains cas, constituer une ingérence dans l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale protégé à l’article 8 de la CEDH (50). C’est notamment le cas lorsque les intéressés ont, dans l’État d’accueil, des liens personnels ou familiaux suffisamment forts qui risquent d’être gravement compromis en cas d’application de la mesure en question (51).
64. Or, selon la Cour EDH, si « la protection de la famille traditionnelle p[eut], dans certaines circonstances, constituer un but légitime [...], [elle] considère que, dans le domaine concerné, à savoir l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale à un partenaire étranger homosexuel, elle ne saurait constituer une raison “particulièrement solide et convaincante” de nature à justifier, dans les circonstances de l’espèce, une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle » (52).
65. Il semble même que la Cour EDH soit encline à considérer qu’une différence de traitement qui est basée uniquement – ou de façon décisive – sur des considérations relatives à l’orientation sexuelle du requérant est tout simplement inacceptable au regard de la CEDH (53). Dans un autre contexte, l’avocat général Jääskinen avait exprimé un point de vue similaire. En effet, il lui paraissait « aller de soi que l’objectif tenant à la sauvegarde du mariage ou de la famille ne saurait légitimer une discrimination en raison de l’orientation sexuelle [, car i]l est difficile de concevoir quel rapport causal pourrait unir ce type de discrimination, en tant que moyen, et la protection du mariage, en tant qu’effet positif pouvant en résulter » (54).
66. Cette évolution du droit au respect de la vie familiale me semble, dès lors, conduire à une interprétation de la notion de « conjoint » nécessairement indépendante du sexe des personnes concernées lorsqu’elle est circonscrite au champ d’application de la directive 2004/38.
67. En effet, cette interprétation assure de façon optimale le respect de la vie familiale garanti à l’article 7 de la Charte tout en laissant aux États membres la liberté d’autoriser ou non le mariage entre personnes de même sexe. En revanche, une interprétation contraire serait constitutive d’une différence de traitement entre les couples mariés selon qu’ils sont homosexuels ou de sexes différents puisque aucun État membre n’interdit le mariage hétérosexuel. Fondée sur l’orientation sexuelle, une telle différence de traitement serait inacceptable au regard de la directive 2004/38, ainsi que de la Charte, telle qu’elle doit être interprétée à la lumière de la CEDH.
c) Sur l’objectif poursuivi par la directive 2004/38
68. L’objectif poursuivi par la directive 2004/38 conforte également une interprétation du terme « conjoint » indépendante de l’orientation sexuelle.
69. En effet, il ressort d’une jurisprudence constante que la directive 2004/38 vise à faciliter l’exercice du droit fondamental et individuel de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, qui est conféré directement aux citoyens de l’Union par l’article 21, paragraphe 1, TFUE et à renforcer ce droit (55).
70. Cet objectif est rappelé dès le considérant 1 de la directive 2004/38. Le considérant 2 ajoute que la libre circulation des personnes constitue une des libertés fondamentales du marché intérieur, celle-ci étant du reste consacrée à l’article 45 de la Charte.
71. Le considérant 5 de la directive 2004/38 insiste par ailleurs sur le fait que le droit de tous les citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres devrait, pour qu’il puisse s’exercer dans des conditions objectives de liberté et de dignité, être également accordé aux membres de leur famille quelle que soit leur nationalité (56). En effet, comme la Cour l’a constaté à plusieurs reprises, l’exercice des libertés qui sont garanties aux citoyens de l’Union par le traité serait sérieusement entravé s’ils n’étaient pas autorisés à mener une vie de famille normale dans l’État membre d’accueil (57).
72. C’est ainsi que, comme je l’ai rappelé lors de l’examen de l’applicabilité de la directive 2004/38 au cas d’espèce, les citoyens de l’Union pourraient être dissuadés de quitter l’État membre dont ils ont la nationalité et de s’établir sur le territoire d’un autre État membre s’ils n’avaient pas la certitude de pouvoir poursuivre, après leur retour dans leur État membre d’origine, une vie de famille éventuellement commencée, par l’effet du mariage ou du regroupement familial, dans l’État membre d’accueil (58).
73. En raison de ces objectifs, la Cour estime de façon constante que les dispositions de la directive 2004/38 ne sauraient être interprétées de façon restrictive et ne doivent pas, en tout état de cause, être privées de leur effet utile (59). La Cour a même reconnu qu’il s’agissait là d’un principe en vertu duquel « les dispositions qui, telle la directive 2004/38, consacrent la libre circulation des citoyens de l’Union, partie des fondements de l’Union, doivent être interprétées largement » (60).
74. Par conséquent, entre une interprétation du terme « conjoint » qui limite le champ d’application de la directive 2004/38 et une autre qui, dans le respect du libellé de la disposition interprétée et de son contexte, favorise la libre circulation d’un plus grand nombre de citoyens, il y a lieu de retenir la seconde interprétation.
75. Ce choix interprétatif est d’autant plus justifié qu’il est en adéquation avec un autre objectif de la directive 2004/38, énoncé à son considérant 31, qui veut que les États membres mettent en œuvre la directive 2004/38 « sans faire, entre les bénéficiaires de cette dernière, de discrimination fondée notamment sur [...] l’orientation sexuelle ». Or, une définition du terme « conjoint » qui serait limitée au mariage hétérosexuel déboucherait inévitablement sur des situations de discrimination fondées sur l’orientation sexuelle (61).
76. Enfin, l’interprétation de la notion de « conjoint » indépendante de la question du sexe des personnes concernées est également de nature à garantir un niveau élevé de sécurité juridique et de transparence puisque le citoyen de l’Union qui est légalement marié sait que son époux, quel que soit son sexe, sera considéré comme son conjoint au sens de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 dans les 27 autres États membres de l’Union (62).
3. Conclusion intermédiaire
77. Les interprétations textuelle, contextuelle et téléologique de la notion de « conjoint » utilisée à l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 conduisent à lui donner une définition autonome indépendante de l’orientation sexuelle (63).
78. Tout d’abord, l’application uniforme du droit de l’Union et le principe d’égalité imposent que les termes d’une disposition du droit de l’Union qui n’est pas définie et qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée trouvent, dans toute l’Union, une interprétation autonome et uniforme.
79. Ensuite, si la structure de l’article 2, point 2, de la directive 2004/38, en lien avec l’article 3, paragraphe 2, sous b), de celle-ci impose d’associer la notion de « conjoint » au mariage, le législateur a, pour le surplus, volontairement fait le choix d’utiliser un terme neutre, non autrement précisé.
80. Enfin, tant l’évolution de la société européenne – dont le nombre de législations autorisant le mariage entre personnes de même sexe et la définition actuelle de la vie familiale au sens de l’article 7 de la Charte sont le reflet – que les objectifs de la directive 2004/38 – favoriser la libre circulation des citoyens de l’Union dans le respect de leur orientation sexuelle – conduisent à interpréter la notion de « conjoint » indépendamment de l’orientation sexuelle (64).
C. Sur la deuxième question préjudicielle
81. Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande si l’article 3, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 2, de la directive 2004/38, lus à la lumière des articles 7, 9, 21 et 45 de la Charte, exigent que l’État membre d’accueil accorde le droit de séjour sur son territoire pour une durée de plus de trois mois au conjoint d’un citoyen de l’Union de même sexe.
82. L’article 7, paragraphe 2, de la directive 2004/38 est clair : le droit d’un citoyen de l’Union de séjourner plus de trois mois sur le territoire d’un autre État membre s’étend à son conjoint, ressortissant d’un État tiers, qui l’accompagne ou le rejoint dans l’État membre d’accueil, pour autant que le premier satisfasse aux conditions de l’article 7, paragraphe 1, sous a), b) ou c), de la directive 2004/38.
83. Il s’agit alors d’un droit automatique. L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/38 le confirme.
84. En effet, comme la Cour l’a constaté, « il découle tant du libellé de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/38 que du système général de celle-ci que le législateur de l’Union a établi une distinction entre les membres de la famille du citoyen de l’Union définis à l’article 2, point 2, de la directive 2004/38, qui bénéficient, dans les conditions énoncées dans cette directive, d’un droit d’entrée et de séjour dans l’État membre d’accueil dudit citoyen, et les autres membres de la famille visés à l’article 3, paragraphe 2, premier alinéa, sous a), de [cette] directive, dont l’entrée et le séjour doivent uniquement être favorisés par cet État membre » (65).
85. Toutefois, nous avons vu que, dans le cadre du litige au principal, M. Hamilton ne pouvait pas invoquer la directive à son profit puisque les dispositions de la directive 2004/38 ne permettent pas de fonder un droit de séjour dérivé en faveur des ressortissants d’États tiers, membres de la famille d’un citoyen de l’Union, dans l’État membre dont ce citoyen possède la nationalité (66).
86. Néanmoins, M. Hamilton devrait, en principe, pouvoir bénéficier d’un droit de séjour dérivé fondé sur l’article 21, paragraphe 1, TFUE et se voir appliquer la directive 2004/38 par analogie (67).
87. Dans ces circonstances, conformément à la jurisprudence de la Cour, les conditions d’octroi d’un droit de séjour dérivé applicables dans l’État membre d’origine de son conjoint ne devraient pas, en principe, être plus strictes que celles prévues par ladite directive s’il était dans une situation où son conjoint exerçait son droit de libre circulation en s’établissant dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité (68).
88. Concrètement, dans une application par analogie de la directive 2004/38, les conditions d’octroi d’un droit de séjour pour une durée de plus de trois mois au ressortissant d’un État tiers, conjoint de même sexe d’un citoyen de l’Union, ne devraient pas, en principe, être plus strictes que celles prévues à l’article 7, paragraphe 2, de cette même directive.
D. Sur les troisième et quatrième questions préjudicielles
89. Les troisième et quatrième questions posées par la juridiction de renvoi ne se posent que dans l’hypothèse où la notion de « conjoint » au sens de l’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38 devait être interprétée comme ne visant que les couples hétérosexuels unis par les liens du mariage.
90. Cette conclusion étant, à mon sens, contraire au libellé et au contexte de la disposition en cause ainsi qu’aux objectifs poursuivis par la directive 2004/38, il ne devrait pas être nécessaire d’y répondre. Toutefois, par souci d’exhaustivité, je les examinerai brièvement. Elles peuvent, par ailleurs, l’être conjointement.
91. En effet, par ses troisième et quatrième questions, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le ressortissant d’un État tiers, de même sexe que le citoyen de l’Union avec lequel il est marié conformément à la loi d’un État membre autre que l’État d’accueil, peut, s’il n’est pas considéré comme « conjoint » au sens de la directive 2004/38, être qualifié d’« autre membre de la famille » ou de « partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a une relation durable, dûment attestée » au sens de l’article 3, paragraphe 2, sous a) ou b), de ladite directive et quelles sont les conséquences de cette éventuelle qualification.
92. Comme je l’ai expliqué précédemment, il est aujourd’hui artificiel de considérer qu’un couple homosexuel ne saurait connaître de vie familiale au sens de l’article 7 de la Charte (69).
93. Par conséquent, il est certain qu’un ressortissant d’un État tiers, de même sexe que le citoyen de l’Union avec lequel il est marié conformément à la loi d’un État membre, est susceptible d’entrer dans le champ d’application de l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/38, en tant qu’« autre membre de la famille » ou comme partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a une relation durable, dûment attestée.
94. Toutefois, il ressort de l’arrêt du 5 septembre 2012, Rahman e.a. (C‑83/11, EU:C:2012:519), que l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/38 n’oblige pas les États membres à reconnaître un droit d’entrée et de séjour en faveur des personnes qui relèvent du champ d’application de cette disposition. Elle ne fait que leur imposer une obligation d’octroyer un certain avantage, par rapport aux demandes d’entrée et de séjour d’autres ressortissants d’États tiers, aux demandes introduites par des personnes qui relèvent de son champ d’application (70).
95. La Cour a précisé que les États membres devaient, afin de remplir cette obligation, « conformément à l’article 3, paragraphe 2, second alinéa, de la directive 2004/38, prévoir la possibilité pour les personnes visées au paragraphe 2, premier alinéa, du même article d’obtenir une décision sur leur demande qui soit fondée sur un examen approfondi de leur situation personnelle et qui, en cas de refus, soit motivée » (71).
96. La Cour a également dû constater que les États membres disposaient d’une « large marge d’appréciation quant au choix des facteurs à prendre en compte [étant entendu que] l’État membre d’accueil doit veiller à ce que sa législation comporte des critères qui soient conformes au sens habituel du terme “favorise” [...] et qui ne privent pas cette disposition de son effet utile » (72).
97. Cette marge d’appréciation me semble toutefois devoir être réduite dans l’hypothèse décrite par la juridiction de renvoi.
98. D’une part, le refus de faire droit à la demande d’entrée et de séjour d’un ressortissant d’un État tiers, de même sexe que le citoyen de l’Union avec lequel il est marié conformément à la loi d’un État membre, ne pourrait être fondé exclusivement ou de façon décisive sur son orientation sexuelle sous peine de violer les articles 7 et 21 de la Charte (73). À cet égard, « [b]ien que la protection de la famille traditionnelle puisse, dans certaines circonstances, constituer un but légitime au regard de l’article 14 [de la CEDH qui interdit les discriminations], la Cour [européenne des droits de l’homme] considère que, dans le domaine concerné, à savoir l’octroi d’un permis de séjour pour raison familiale à un partenaire étranger homosexuel, elle ne saurait constituer une raison “particulièrement solide et convaincante” de nature à justifier, dans les circonstances de l’espèce, une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle » (74).
99. D’autre part, l’obligation de favoriser l’entrée et le séjour du ressortissant d’un État tiers de même sexe que le citoyen de l’Union avec lequel il est marié est d’autant plus contraignante et la marge d’appréciation réduite lorsque l’État membre n’autorise pas le mariage entre personnes de même sexe et n’offre pas non plus la possibilité aux couples homosexuels de conclure un partenariat enregistré. En effet, il découle de l’article 8 de la CEDH – et donc de l’article 7 de la Charte – une obligation positive d’offrir à ces personnes, comme aux hétérosexuels, la possibilité d’obtenir une reconnaissance légale et la protection juridique de leur couple (75). Or, l’octroi d’un titre de séjour au conjoint d’un citoyen de l’Union constitue la reconnaissance et la garantie minimale qui peut leur être donnée.
VI. Conclusion
100. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par la Curtea Constituţională (Cour constitutionnelle, Roumanie) de la manière suivante :
« 1) L’article 2, point 2, sous a), de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) n° 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE doit être interprété en ce sens que la notion de “conjoint” s’applique à un ressortissant d’un État tiers de même sexe que le citoyen de l’Union européenne avec lequel il est marié.
2) L’article 3, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 2, de la directive 2004/38 doivent être interprétés en ce sens que le conjoint de même sexe d’un citoyen de l’Union qui accompagne ledit citoyen sur le territoire d’un autre État membre y bénéficie d’un droit de séjour de plus de trois mois, pour autant que ce dernier satisfasse aux conditions de l’article 7, paragraphe 1, sous a), b) ou c), de cette directive.
L’article 21, paragraphe 1, TFUE doit être interprété en ce sens que, dans une situation dans laquelle un citoyen de l’Union a développé ou consolidé une vie de famille avec un ressortissant d’un État tiers à l’occasion d’un séjour effectif dans un État membre autre que celui dont il possède la nationalité, les dispositions de la directive 2004/38 s’appliquent par analogie lorsque ledit citoyen de l’Union retourne, avec le membre de sa famille concerné, dans son État membre d’origine. Dans cette hypothèse, les conditions d’octroi d’un droit de séjour pour une durée de plus de trois mois au ressortissant d’un État tiers, conjoint de même sexe d’un citoyen de l’Union, ne devraient pas, en principe, être plus strictes que celles prévues à l’article 7, paragraphe 2, de la directive 2004/38.
3) L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens qu’il est susceptible de s’appliquer à la situation d’un ressortissant d’un État tiers, de même sexe que le citoyen de l’Union avec lequel il est marié conformément à la loi d’un État membre, que ce soit en tant qu’“autre membre de la famille” ou comme “partenaire avec lequel le citoyen de l’Union a une relation durable, dûment attestée”.
4) L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens :
– qu’il n’impose pas aux États membres d’accorder un droit de séjour sur leur territoire pour une durée de plus de trois mois au ressortissant d’un État tiers légalement marié à un citoyen de l’Union de même sexe ;
– qu’il incombe toutefois aux États membres de veiller à ce que leur législation comporte des critères qui permettent audit ressortissant d’obtenir une décision sur leur demande d’entrée et de séjour qui soit fondée sur un examen approfondi de sa situation personnelle et qui, en cas de refus, soit motivée ;
– que, si les États membres ont une large marge d’appréciation dans le choix desdits critères, ces derniers doivent cependant être conformes au sens habituel du terme “favorise” et ne pas priver cette disposition de son effet utile, et
– que le refus opposé à la demande d’entrée et de séjour ne peut, en tout état de cause, pas être fondé sur l’orientation sexuelle de la personne concernée ».