Language of document : ECLI:EU:C:2019:940

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MICHAL BOBEK

présentées le 7 novembre 2019(1)

Affaire C659/18

VW

[demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de Instrucción No 4 de Badalona (juge d’instruction no 4 de Badalone, Espagne)]

« Renvoi préjudiciel – Coopération judiciaire en matière pénale – Directive 2013/48/UE – Article 2 – Champ d’application – Article 3 – Droit d’accès à un avocat – Non-comparution après la citation à comparaître – Mandat d’arrêt national – Dérogations temporaires – Article 8 – Circonstances dans lesquelles l’assistance d’un avocat peut être retardée »






I.      Introduction

1.        Les origines de la profession d’avocat remontent à la Grèce antique et à Rome (2). Toutefois, le droit des personnes faisant l’objet d’une procédure pénale à bénéficier de plein droit de l’assistance d’un avocat est une innovation relativement moderne qui date des XVIIIe et XIXe siècles (3).

2.        De nos jours, le droit d’accès à un avocat (également appelé dans certains pays « droit à un avocat ») dans le cadre des procédures pénales est considéré comme un élément essentiel des droits de la défense et, plus généralement, du droit à un procès équitable (4). Il est notamment consacré à l’article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci‑après la « Charte »), à l’article 6, paragraphe 3, sous c), de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci‑après la « CEDH »), et à l’article 14, paragraphe 3, sous b), du pacte international relatif aux droits civils et politiques (5).

3.        La présente affaire invite la Cour à préciser l’étendue du droit d’accès à un avocat prévu par la directive 2013/48/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2013, relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires (6). La question particulière soumise à la Cour peut être résumée comme suit : l’exercice du droit d’accès à un avocat peut-il être retardé jusqu’à ce que le suspect comparaisse en personne devant le juge si, après avoir été préalablement cité à comparaître par ce dernier et ne l’ayant pas fait, un mandat d’arrêt (national) a été émis contre lui ?

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

4.        Les considérants 12, 19 et 38 de la directive 2013/48 sont libellés comme suit :

« (12)      La présente directive définit des règles minimales concernant le droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures visant à exécuter un mandat d’arrêt européen […]. Ce faisant, elle favorise l’application de la Charte, et notamment de ses articles 4, 6, 7, 47 et 48, en s’appuyant sur les articles 3, 5, 6 et 8 de la CEDH tels qu’ils sont interprétés par la [Cour EDH], qui, dans sa jurisprudence, fixe régulièrement des normes relatives au droit d’accès à un avocat. Cette jurisprudence prévoit notamment que l’équité de la procédure requiert qu’un suspect ou une personne poursuivie puisse obtenir toute la gamme d’interventions qui sont propres à l’assistance juridique. À cet égard, les avocats des suspects ou des personnes poursuivies devraient être en mesure d’assurer sans restriction les aspects fondamentaux de la défense.

[…]

(19)      Les États membres devraient veiller à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient le droit d’avoir accès à un avocat, sans retard indu, conformément à la présente directive. […]

[…]

(38)      Les États membres devraient énoncer clairement, dans leur droit national, les motifs et les critères de toute dérogation temporaire aux droits prévus au titre de la présente directive, et ils devraient en faire un usage limité. Toute dérogation temporaire devrait être proportionnée, avoir une durée strictement limitée, ne pas être fondée exclusivement sur la nature ou la gravité de l’infraction alléguée et ne pas porter atteinte à l’équité globale de la procédure. […] »

5.        L’article premier de la directive 2013/48, intitulé « Objet », dispose :

« La présente directive définit des règles minimales concernant les droits dont bénéficient les suspects et les personnes poursuivies dans le cadre de procédures pénales, ainsi que les personnes faisant l’objet d’une procédure en application de la décision-cadre 2002/584/JAI (ci‑après dénommée “procédure relative au mandat d’arrêt européen”), d’avoir accès à un avocat […] »

6.        L’article 2, paragraphe 1, de cette directive, intitulé « Champ d’application » prévoit :

« La présente directive s’applique aux suspects ou aux personnes poursuivies dans le cadre de procédures pénales, dès le moment où ils sont informés par les autorités compétentes d’un État membre, par notification officielle ou par tout autre moyen, qu’ils sont soupçonnés ou poursuivis pour avoir commis une infraction pénale, qu’ils soient privés de liberté ou non. Elle s’applique jusqu’au terme de la procédure, qui s’entend comme la détermination définitive de la question de savoir s’ils ont commis l’infraction pénale, y compris, le cas échéant, la condamnation et la décision rendue sur tout appel. »

7.        Aux termes de l’article 3 de la directive 2013/48, intitulé « Le droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales »,

« 1.      Les États membres veillent à ce que les suspects et les personnes poursuivies disposent du droit d’accès à un avocat dans un délai et selon des modalités permettant aux personnes concernées d’exercer leurs droits de la défense de manière concrète et effective.

2.      Les suspects ou les personnes poursuivies ont accès à un avocat sans retard indu. En tout état de cause, les suspects ou les personnes poursuivies ont accès à un avocat à partir de la survenance du premier en date des événements suivants :

a)      avant qu’ils ne soient interrogés par la police ou par une autre autorité répressive ou judiciaire ;

b)      lorsque des autorités chargées des enquêtes ou d’autres autorités compétentes procèdent à une mesure d’enquête ou à une autre mesure de collecte de preuves conformément au paragraphe 3, point c) ;

c)      sans retard indu après la privation de liberté ;

d)      lorsqu’ils ont été cités à comparaître devant une juridiction compétente en matière pénale, en temps utile avant leur comparution devant ladite juridiction.

3.      Le droit d’accès à un avocat comprend les éléments suivants :

a)      les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient le droit de rencontrer en privé l’avocat qui les représente et de communiquer avec lui, y compris avant qu’ils ne soient interrogés par la police ou par une autre autorité répressive ou judiciaire ;

b)      les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient droit à la présence de leur avocat et à la participation effective de celui‑ci à leur interrogatoire. Cette participation a lieu conformément aux procédures prévues par le droit national, à condition que celles‑ci ne portent pas atteinte à l’exercice effectif et à l’essence même des droits concernés. […] ;

c)      les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient droit au minimum à la présence de leur avocat lors des mesures d’enquête ou des mesures de collecte de preuves suivantes, lorsque ces mesures sont prévues par le droit national et si le suspect ou la personne poursuivie est tenu d’y assister ou autorisé à y assister :

i)      séances d’identification des suspects ;

ii)      confrontations ;

iii)      reconstitutions de la scène d’un crime.

[…]

5.      Dans des circonstances exceptionnelles et au cours de la phase préalable au procès pénal uniquement, les États membres peuvent déroger temporairement à l’application du paragraphe 2, point c), lorsqu’il est impossible, en raison de l’éloignement géographique d’un suspect ou d’une personne poursuivie, d’assurer le droit d’accès à un avocat sans retard indu après la privation de liberté.

6.      Dans des circonstances exceptionnelles et au cours de la phase préalable au procès pénal uniquement, les États membres peuvent déroger temporairement à l’application des droits prévus au paragraphe 3 dans la mesure où cela est justifié, compte tenu des circonstances particulières du cas d’espèce, sur la base d’un des motifs impérieux suivants :

a)      lorsqu’il existe une nécessité urgente de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’une personne ;

b)      lorsqu’il est impératif que les autorités qui procèdent à l’enquête agissent immédiatement pour éviter de compromettre sérieusement une procédure pénale. »

8.        L’article 8, paragraphe 1, de la directive 2013/48, intitulé « Conditions générales de l’application des dérogations temporaires », dispose :

« Une dérogation temporaire prévue à l’article 3, paragraphes 5 ou 6, […] doit :

a)      être proportionnée et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire ;

b)      avoir une durée strictement limitée ;

c)      ne pas être fondée exclusivement sur la nature ou sur la gravité de l’infraction alléguée ; et

d)      ne pas porter atteinte à l’équité générale de la procédure. »

B.      Le droit espagnol

9.        L’article 24, paragraphes 1 et 2, de la Constitution espagnole est libellé comme suit :

« 1.      Toute personne a droit à la protection effective des juges et des tribunaux dans l’exercice de ses droits et intérêts légitimes, sans qu’il puisse jamais être porté atteinte à ses droits de la défense.

2.      De même, toute personne a droit au juge ordinaire déterminé par la loi, de se défendre et d’être assistée par un avocat, d’être informée de l’objet de la poursuite, à un procès public sans délais indus et avec toutes les garanties, d’utiliser les moyens de preuve pertinents pour se défendre, de ne pas déclarer contre soi-même, de ne pas s’avouer coupable et d’être présumée innocente. […] »

10.      L’article 118, paragraphe 1, de la Ley de Enjuiciamiento Criminal (code de procédure pénale), telle que modifiée en 2015 et dans sa rédaction actuellement en vigueur, prévoit :

« Toute personne à qui un acte punissable est attribué peut exercer ses droits de la défense en intervenant dans la procédure, quelle qu’elle soit, dès qu’elle a été informée de son existence, qu’elle a été arrêtée, a fait l’objet de toute autre mesure provisoire ou a été mise en examen, aux fins de quoi elle est informée, sans retard indu, de l’existence des droits suivants :

[…]

d) droit de désigner librement un avocat, sans préjudice des dispositions de l’article 527, paragraphe 1, sous a).

[…] »

11.      L’article 527, paragraphe 1, du code de procédure pénale dispose :

« 1.      Dans les cas visés à l’article 509 […], la personne arrêtée ou détenue placée à l’isolement peut être privée des droits suivants si les circonstances du cas d’espèce le justifient :

a)      désigner un avocat de confiance ;

[…]

d)      accéder directement ou par l’intermédiaire de son avocat au dossier, mis à part aux éléments essentiels pour pouvoir contester la légalité de la détention. »

III. Les faits, la procédure et les questions préjudicielles

12.      Le défendeur au principal (ci‑après le « défendeur ») a fait l’objet d’un contrôle routier par la police de Badalone (Espagne). Soupçonnant que le permis de conduire albanais présenté par le défendeur n’était pas authentique, les forces de police ont établi, le 20 avril 2018, un procès‑verbal à l’égard du défendeur en raison de prétendues infractions pour conduite sans permis et de faux en écriture. Le 19 mai 2018, une expertise concernant le permis de conduire en question a confirmé que le document était un faux.

13.      Par ordonnance du 11 juin 2018, le Juzgado de Instrucción No 4 de Badalona (juge d’instruction no 4 de Badalone, Espagne), appelé à connaître des poursuites engagées à l’encontre du défendeur, a décidé d’entendre la personne mise en examen en présence d’un avocat. Un avocat commis d’office lui a donc été assigné. Toutes les tentatives de citation à comparaître se sont révélées infructueuses, la personne mise en examen n’étant pas localisable. Le 27 septembre 2018, un mandat d’arrêt et d’amener a finalement été émis à son encontre.

14.      Le 16 octobre 2018, un courrier d’une avocate a été reçu par télécopie, par lequel elle faisait savoir qu’elle souhaitait intervenir dans la procédure au nom du défendeur et demandait que les actes de procédure ultérieurs lui soient communiqués. Ce courrier était accompagné d’un mandat ad litem, qui lui avait été confié par le défendeur, ainsi que de l’accord de l’avocat désigné antérieurement. L’avocate demandait également le retrait du mandat d’arrêt, en indiquant que son client souhaitait se présenter volontairement devant le juge.

15.      Toutefois, le défendeur n’ayant pas comparu à la première citation et étant toujours sous le coup du mandat d’arrêt, le Juzgado de Instrucción No 4 de Badalona (juge d’instruction no 4 de Badalone) se demande si, conformément à l’article 118 du code de procédure pénale, l’accès du défendeur à un avocat peut être retardé jusqu’à ce que ledit mandat soit exécuté.

16.      Comme l’a souligné la juridiction de renvoi, sans être contredite sur ce point par le gouvernement espagnol dans ses observations, les juridictions nationales ont interprété les dispositions nationales concernées comme subordonnant le droit d’accès à un avocat à l’obligation pour le suspect de comparaître en personne. Cela signifie qu’un tel droit peut être refusé lorsque le suspect est absent ou impossible à localiser. Selon la juridiction de renvoi, ce principe a été établi pour la première fois dans l’arrêt no 87/1984 rendu le 27 juillet 1984 par le Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle, Espagne) (7) et, indépendamment de la modification de l’article 118 du code de procédure pénale à la suite de la transposition de la directive 2013/48 en droit national, il demeure applicable à ce jour. En vertu de cette jurisprudence, la comparution personnelle du suspect est une exigence raisonnable qui n’aurait pas d’incidence majeure sur les droits de la défense. En substance, la présence de la personne mise en examen est obligatoire, car elle peut être nécessaire à la clarification des faits. Par ailleurs, l’absence qui persiste à la clôture de l’instruction donnerait lieu à une entrave à la justice dans la mesure où elle rendrait impossible la tenue d’une audience et le prononcé du jugement. Une absence continue aurait donc pour effet de paralyser la procédure.

17.      La juridiction de renvoi nourrit des doutes quant à la compatibilité de ces dispositions nationales, telles qu’interprétées par les juridictions nationales, avec l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2013/48 et l’article 47 de la Charte. Par conséquent, le Juzgado de Instrucción No 4 de Badalona (juge d’instruction no 4 de Badalone) a décidé de surseoir à statuer et de saisir la Cour à titre préjudiciel en lui posant la question suivante :

« L’article 47 de la [Charte] et, notamment, l’article 3, paragraphe 2, de la [directive 2013/48] doivent-ils être interprétés en ce sens que le droit d’accès à un avocat peut être dûment retardé si le suspect ou la personne poursuivie ne comparaît pas à la première citation du juge et qu’un mandat d’arrêt national, européen ou international est émis, l’accès à un avocat et son intervention dans la procédure étant retardés jusqu’à ce que le mandat soit exécuté et le suspect conduit par la force publique devant le juge ? »

18.      Le gouvernement espagnol et la Commission européenne ont présenté des observations écrites dans le cadre de la présente procédure.

IV.    L’analyse

19.      Par sa question, la juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur le point de savoir si la directive 2013/48, et notamment son article 3, paragraphe 2, lu à la lumière de l’article 47 de la Charte, s’oppose à une disposition nationale ou à une jurisprudence interprétant cette disposition, en vertu de laquelle l’exercice du droit d’accès à un avocat peut être retardé si le suspect ne comparaît pas à la première citation du juge et qu’un mandat d’arrêt national est émis, jusqu’à ce que le mandat soit exécuté et le suspect comparaisse devant le juge.

20.      Pour répondre à cette question, il conviendra, tout d’abord, de déterminer si la directive 2013/48 s’applique à des circonstances telles que celles de l’affaire au principal (A). Ensuite, j’analyserai l’étendue du droit d’accès à un avocat (B). Enfin, j’en viendrai aux éventuelles dérogations temporelles figurant dans la directive 2013/48 (C).

21.      Au préalable, deux précisions s’imposent.

22.      Premièrement, les questions présentées par les juridictions nationales à la Cour bénéficient d’une présomption de pertinence (8). Ainsi, même s’il est possible que certaines questions de droit n’apparaissent pas à première vue nécessairement pertinentes au regard de tous les faits d’une affaire portée devant une juridiction nationale, la Cour sera amenée à fournir de bonne foi une réponse à la question posée, à moins que, dans des circonstances plutôt extraordinaires, cette présomption de pertinence ne soit renversée (9).

23.      Deuxièmement, le droit national et l’interprétation qui en est faite par les juridictions nationales seront ainsi retenus comme un élément constaté par la juridiction de renvoi, susceptible d’être clarifié par la suite par les parties intervenantes. Dans le présent cas, la règle de droit en question apparaît principalement comme une notion dégagée par la jurisprudence. Dans ses observations, le gouvernement espagnol ajoute des références à une jurisprudence plus récente du Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle) en la matière (10). Bien que le gouvernement espagnol souligne que, selon sa compréhension de cette jurisprudence, l’octroi du droit d’accès à un avocat ne fait pas l’objet d’un retard automatique, il confirme essentiellement que, même si un tel retard est effectivement possible, il constitue une restriction nécessaire et proportionnée aux droits de la défense (11).

A.      Sur l’applicabilité de la directive 2013/48

24.      Le champ d’application de la directive 2013/48 est défini à son article 2, paragraphe 1, comme suit :

« La présente directive s’applique aux suspects ou aux personnes poursuivies dans le cadre de procédures pénales, dès le moment où ils sont informés par les autorités compétentes d’un État membre, par notification officielle ou par tout autre moyen, qu’ils sont soupçonnés ou poursuivis pour avoir commis une infraction pénale, qu’ils soient privés de liberté ou non. […] »

25.      Au vu des éléments du dossier, il apparaît que, dans le litige au principal, toutes les conditions prévues par cette disposition sont remplies.

26.      Premièrement, compte tenu du moment auquel les faits de l’espèce se sont produits et de l’article 15 de la directive 2013/48, il ne fait aucun doute que la directive 2013/48 est applicable ratione temporis.

27.      Deuxièmement, la directive 2013/48 s’applique ratione personae. Le défendeur est clairement considéré comme un « suspect » au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2013/48 devant les autorités nationales. Il est soupçonné d’avoir commis deux infractions et, pour cette raison, il a été cité à comparaître devant une juridiction. Un mandat d’arrêt national a été émis à son égard. La question de savoir si ce mandat a déjà été exécuté est sans importance : les suspects et les personnes poursuivies ont droit à un avocat dès qu’« ils sont soupçonnés ou poursuivis pour avoir commis une infraction pénale, qu’ils soient privés de liberté ou non ».

28.      Troisièmement, ce qui est mis en doute est l’applicabilité de la directive 2013/48 ratione materiae. D’une part, il n’est pas contesté que la procédure devant la juridiction de renvoi est de nature pénale. La Cour a également confirmé que, pour que les directives garantissant le respect de normes minimales dans le cadre des procédures pénales (12), telles que la directive 2013/48, soient applicables, aucune dimension transfrontalière n’est requise dans le cas particulier devant le juge national (13).

29.      D’autre part, le gouvernement espagnol se demande si le défendeur a été « informé par les autorités compétentes » au sens de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2013/48 qu’il était soupçonné d’avoir commis un certain nombre d’infractions pénales. En effet, il a plus d’une fois été officiellement cité à comparaître et à témoigner, assisté d’un avocat. Or, comme ces citations à comparaître auraient été infructueuses en raison du lieu inconnu du défendeur, le gouvernement espagnol estime que celui‑ci n’a pas encore été officiellement informé de son statut de suspect par les autorités, si bien que les dispositions de la directive 2013/48 ne trouvent pas à s’appliquer.

30.      Je ne suis pas convaincu par cet argument.

31.      J’estime que l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2013/48 met l’accent sur la nature de l’information et non sur le mode de communication de cette information. Ce qui importe est qu’il y ait bien eu une décision officielle ou une autre mesure procédurale adoptée, conformément au droit national, par les autorités nationales à l’encontre de la personne concernée et visant à informer cette dernière qu’elle est considérée comme un suspect ou comme une personne poursuivie. Inversement, cette disposition n’exige pas que cette information soit communiquée d’une manière particulière. Elle précise expressément qu’une telle décision, une fois prise par les autorités compétentes, peut parvenir à cette personne « par notification officielle », mais aussi « par tout autre moyen ».

32.      Je suppose que l’article 2, paragraphe 1, vise ainsi à établir un équilibre entre les droits de la défense des individus, d’une part, et la nécessité de préserver l’intégrité et l’efficacité des enquêtes pénales, d’autre part. C’est pourquoi cette disposition n’impose pas aux États membres de garantir un droit d’accès à un avocat avant que les autorités compétentes n’aient décidé de prendre la mesure formelle d’informer le suspect ou la personne poursuivie de son statut, même si une enquête est en cours concernant cette personne. Ainsi, les informations que le suspect ou la personne poursuivie obtient sur l’enquête pénale menée à son égard – par exemple à la suite d’une fuite ou par une voie non officielle – avant toute communication officielle des autorités compétentes ne rempliraient pas la condition de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2013/48.

33.      Cependant, dès que les autorités ont agi dans les règles en cherchant à informer la personne concernée qu’elle était considérée comme un suspect ou comme une personne poursuivie, la manière dont cette personne en prend connaissance a peu d’importance pour déterminer si elle a ou non obtenu objectivement ledit statut en vertu de la directive. Par exemple, je ne vois pas pourquoi un suspect qui découvre son statut par le biais de la presse, de la télévision ou d’Internet, après avoir pris connaissance ou été averti des déclarations officielles faites par les autorités compétentes et rapportées ou recueillies par l’un de ces médias, devrait être privé de son droit d’accès à un avocat, quand bien même les notifications officielles qui lui ont été personnellement adressées par lesdites autorités auraient été infructueuses. Il existe de différentes circonstances dans lesquelles une notification officielle peut ne pas parvenir à son destinataire. Il se peut même qu’un certain nombre de ces circonstances ne soient pas liées à la volonté du suspect de se soustraire à la notification des actes officiels et à la procédure. Dans tous ces cas de figure, les autorités compétentes ont clairement exprimé leur intention de considérer la personne concernée comme un suspect ou comme une personne poursuivie, ce dont elle a été informée par un moyen autre qu’une notification officielle.

34.      Cela dit, je tiens à souligner que cette manière de déterminer le moment auquel la directive 2013/48 commence à s’appliquer n’autorise en aucun cas, ni même n’impose, le non‑respect des règles nationales de procédure pénale applicables en matière de notification des actes dans le cadre des procédures pénales, en particulier celles relatives à l’obligation de notification des actes écrits. Toutefois, compte tenu de la diversité possible des règles nationales de procédure pénale à cet égard, il est tout à fait naturel qu’un instrument global de l’Union européenne choisisse comme point de départ une situation de fait (lorsqu’une personne prend effectivement connaissance de son nouveau statut), et non la mise en œuvre d’une exigence de forme prévue par le droit national.

35.      Une telle interprétation de l’article 2, paragraphe 1, de la directive 2013/48 semble également plus conforme à la jurisprudence de la Cour EDH selon laquelle le droit d’accès à un avocat ne dépend pas d’une notification officielle des autorités, mais doit être garanti dès le moment où la situation d’une personne est sensiblement affectée (14).

36.      En l’espèce, il est incontesté que, premièrement, le défendeur est devenu suspect dans le cadre d’une enquête pénale, deuxièmement, les autorités compétentes ont tenté à plusieurs reprises de l’informer de la procédure et, troisièmement,) la lettre de l’avocate du défendeur a été reçue par lesdites autorités après la notification en bonne et due forme des citations à comparaître.

37.      Il semblerait donc que le défendeur ait effectivement eu connaissance de l’enquête pénale autrement que par notification officielle. Par conséquent, en vertu de l’article 2, paragraphe 1, un tel cas de figure relève du champ d’application de la directive 2013/48.

B.      L’étendue du droit d’accès à un avocat

38.      La question qui devrait être examinée par la suite porte sur la conformité à l’article 3 de la directive 2013/48 d’une disposition ou jurisprudence nationale permettant aux autorités nationales, lorsque le suspect ne comparaît pas après avoir été cité par une juridiction et qu’un mandat d’arrêt national est émis, de retarder l’exercice du droit d’accès à un avocat jusqu’à ce que le mandat soit exécuté.

39.      L’article 3, paragraphe 1, de la directive 2013/48 énonce le principe fondamental selon lequel les suspects ou les personnes poursuivies « disposent du droit d’accès à un avocat dans un délai et selon des modalités permettant aux personnes concernées d’exercer leurs droits de la défense de manière concrète et effective » (15).

40.      Ce principe est précisé à l’article 3, paragraphe 2, de la directive 2013/48, en ce qui concerne le moment de la procédure à partir duquel ledit droit doit être octroyé. Aux termes de cette disposition, le droit d’accès à un avocat devrait être accordé « sans retard indu » (16). Elle précise ensuite que, en tout état de cause, l’accès devrait être accordé à partir de la survenance du premier en date des quatre événements spécifiques qu’elle énumère.

41.      Pour ce qui concerne la présente affaire, il suffit de souligner que, selon le point a) de cette énumération, les suspects et les personnes poursuivies disposent du droit d’accès à un avocat « avant qu’ils ne soient interrogés par la police ou par une autre autorité répressive ou judiciaire ». En outre, aux termes du point d) de cette même énumération, le droit en question doit être accordé lorsque ces personnes « ont été [citées] à comparaître devant une juridiction compétente en matière pénale, en temps utile avant leur comparution devant ladite juridiction ».

42.      Il me semble qu’une affaire telle que celle en cause au principal correspond parfaitement au cas de figure visé au point d), si ce n’est également à celui envisagé au point a). En effet, le défendeur a été cité à comparaître devant la juridiction de renvoi – si ma compréhension du droit national applicable est correcte – pour entendre les charges retenues contre lui et, le cas échéant, pour être interrogé par les autorités. C’est précisément la non‑comparution du défendeur, nonobstant les citations réalisées, qui a amené la juridiction de renvoi à se demander si la disposition ou la jurisprudence nationale en cause était compatible avec le droit de l’Union.

43.      Il est vrai que, comme le souligne le gouvernement espagnol, le contenu exact du droit d’accès à un avocat n’est pas défini de manière exhaustive dans la directive 2013/48 et il est largement régi par le droit national. En particulier, l’article 3, paragraphe 3, de cette directive exige uniquement que les avocats soient autorisés à participer à un certain nombre de mesures procédurales, dont aucune, selon ce gouvernement, n’a été prise dans le cas du défendeur.

44.      Toutefois, compte tenu des faits de la présente affaire, je ne vois pas comment une citation à comparaître devant une juridiction aux fins d’un interrogatoire et un mandat d’arrêt ultérieur ne tomberaient pas, à partir du moment même où ils ont été émis, sous le coup de l’article 3, paragraphe 3, sous b), aux termes duquel « les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies aient droit à la présence de leur avocat et à la participation effective de celui‑ci à leur interrogatoire ». Ces deux mesures ont pour finalité même d’interroger la personne concernée.

45.      Certes, cette mesure procédurale particulière relative à l’interrogatoire devant le juge n’avait pas encore eu lieu lorsque la juridiction nationale a formulée la demande de décision préjudicielle dans la présente affaire. Cependant, il semblerait également que la jurisprudence nationale permette de refuser à l’avocat choisi par le suspect ou par la personne poursuivie d’intervenir au nom de ce suspect ou de cette personne pour être interrogé par le juge (17).

46.      En ce qui concerne la question structurelle soulevée par le gouvernement espagnol, il est peu probable que l’énumération figurant à l’article 3, paragraphe 3, de la directive 2013/48 reprenne de manière fidèle et exhaustive tous les éléments de la notion de droit d’accès à un avocat. Comme l’indiquent les considérants de la directive 2013/48, les suspects et les personnes poursuivies doivent, en principe, pouvoir « obtenir toute la gamme d’interventions qui sont propres à l’assistance juridique » (considérant 12) et « contacter ou […] consulter librement un avocat et […] être assisté[s] librement par celui‑ci » (considérant 27). À leur tour, leurs avocats « devraient être en mesure d’assurer sans restriction les aspects fondamentaux de la défense » (considérant 12) (18). Ces termes reprennent clairement les dispositions de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, aux termes desquelles « [t]oute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter » (19).

47.      À cet égard, les points a) à c), de l’article 3, paragraphe 3, de la directive 2013/48 ressemblent davantage à une simple illustration de ce qu’implique assurément le droit d’accès à un avocat qu’à une énumération exhaustive.

48.      En outre, l’interprétation de la directive 2013/48 proposée par le gouvernement espagnol serait en contradiction avec la jurisprudence de la Cour EDH. Celle-ci a toujours affirmé que le fait que l’accusé, bien que dûment assigné, ne comparaisse pas ne saurait – même à défaut d’excuse – justifier qu’il soit privé du droit à l’assistance d’un défenseur (20). Par conséquent, une telle interprétation serait non seulement contraire à la garantie minimale générale prévue à l’article 52, paragraphe 3, de la Charte, mais irait également à l’encontre de la volonté du législateur de l’Union que traduit spécifiquement l’instrument juridique en question. Aux termes du considérant 12, la directive 2013/48 « [s’appuie] sur les articles 3, 5, 6 et 8 de la CEDH tels qu’ils sont interprétés par la [Cour EDH], qui, dans sa jurisprudence, fixe régulièrement des normes relatives au droit d’accès à un avocat ».

49.      Par conséquent, en vertu de l’article 3, paragraphes 2 et 3, de la directive 2013/48, un suspect dans une situation telle que celle en cause au principal doit, en principe, bénéficier du droit d’accès à un avocat. Cela dit, il reste à déterminer si la directive 2013/48 permet aux États membres de déroger à ces garanties dans des circonstances telles que celles en cause dans l’affaire au principal.

C.      Les dérogations temporaires

50.      L’article 3, paragraphes 5 et 6, de la directive 2013/48 prévoit trois séries de circonstances dans lesquelles les États membres peuvent temporairement déroger aux principes énoncés précédemment.

51.      Il s’agit d’une énumération exhaustive. Les États membres ne peuvent établir dans leur législation nationale des dérogations autres que celles prévues par la directive 2013/48. Si les États membres étaient libres d’ajouter d’autres dérogations, le droit d’accès à un avocat consacré à l’article 3 pourrait rester dans une large mesure « lettre morte ». En effet, étant donné que la directive ne prévoit aucun critère, principe ou limite à cet égard, les États membres disposeraient d’une marge d’appréciation absolue pour réduire la portée et l’étendue de l’article 3. Loin d’atteindre une harmonisation minimale (21), la directive 2013/48 risquerait donc de n’aboutir qu’à une harmonisation illusoire (22).

52.      Aucune des trois dérogations ne semble être applicable en l’espèce.

53.      En premier lieu, il est constant que le défendeur ne se trouve pas dans les situations prévues à l’article 3, paragraphe 5, ou à l’article 3, paragraphe 6, sous a), de la directive 2013/48. La première dérogation vise le cas de figure dans lequel « il est impossible, en raison de l’éloignement géographique d’un suspect ou d’une personne poursuivie, d’assurer le droit d’accès à un avocat sans retard indu après la privation de liberté », la seconde dérogation trouvant à s’appliquer lorsqu’« il existe une nécessité urgente de prévenir une atteinte grave à la vie, à la liberté ou à l’intégrité physique d’une personne ».

54.      De même, il est très peu probable que les circonstances de la présente affaire correspondent à celles envisagées à l’article 3, paragraphe 6, sous b), de la directive 2013/48, qui concerne les cas dans lesquels « il est impératif que les autorités qui procèdent à l’enquête agissent immédiatement pour éviter de compromettre sérieusement une procédure pénale ».

55.      Tout d’abord, je ne vois pas pourquoi l’action des autorités dans une affaire telle que celle du défendeur devrait être si urgente qu’elle ne pourrait être retardée en aucun cas (« il est impératif » […] « [d’agir] immédiatement »). Plus important encore, il n’est pas clair en quoi le fait de priver les suspects de l’accès à un avocat, à moins qu’ils ne comparaissent, pourrait contribuer à éviter « de compromettre sérieusement une procédure pénale ».

56.      Bien que la directive 2013/48 ne définisse pas l’expression « compromettre sérieusement » la procédure, elle fournit un certain nombre d’exemples dans son considérant 32 qui fait référence à « la destruction ou l’altération de preuves essentielles » et à l’« interférence avec les témoins ». Eu égard à ces exemples, l’article 3, paragraphe 6, sous b), de la directive 2013/48 devrait être interprété en ce sens qu’il exige l’existence d’un risque réel que, sans action urgente, la procédure soit compromise de manière irrémédiable ou grave. Cependant, un simple retard dans la procédure n’entraîne pas nécessairement, en soi, ce risque. Par conséquent, le simple fait que la procédure soit entravée et ralentie jusqu’à ce que le suspect comparaisse devant le juge (de son plein gré ou lorsque le mandat d’arrêt est exécuté) ne saurait, à mon avis, être considéré comme constituant une « atteinte grave » au sens de cette disposition.

57.      Je ne sous-estime évidemment pas l’importance de l’exigence selon laquelle la procédure pénale doit être menée de manière efficace, sans retard indu et dans un délai raisonnable. Toutefois, ce principe s’applique à toutes les procédures pénales, et, à ma connaissance, aucun élément ne justifie une urgence particulière dans une affaire telle que celle pendante devant la juridiction de renvoi. L’article 3, paragraphe 6, sous b), de la directive 2013/48 ne peut être interprété en ce sens qu’il permet de retarder l’accès à un avocat chaque fois que le suspect ou la personne poursuivie fait obstacle au déroulement rapide de la procédure. Cela élargirait considérablement la portée de la dérogation, d’une manière qui va à l’encontre à la fois du libellé et de l’objectif de cette disposition.

58.      Le fait, évoqué par le gouvernement espagnol, que la comparution du suspect devant la juridiction de renvoi puisse être nécessaire à l’éclaircissement des faits ne permet pas non plus de constater l’existence d’une « atteinte grave ». Il convient de rappeler qu’un suspect ou une personne poursuivie a le droit de garder le silence et de ne pas contribuer à sa propre incrimination (23). Par ailleurs, les États membres doivent veiller à ce que les suspects ou les personnes poursuivies reçoivent rapidement des informations concernant, notamment, le droit de garder le silence (24).

59.      Dans ce contexte, l’argument central du gouvernement espagnol me laisse quelque peu perplexe. D’un côté, ce gouvernement affirme que le délai accordé pour permettre l’accès à un avocat est nécessaire au bon déroulement et à la rapidité d’une procédure pénale, car il peut être crucial d’obtenir des déclarations de la personne concernée et, le cas échéant, une éventuelle clarification des faits. De l’autre, même si elle est contrainte de comparaître, cette personne n’est pas obligée de dire un mot, et les autorités compétentes doivent l’en informer, même en l’absence de son avocat.

60.      À ce stade, l’objectif déclaré d’une telle jurisprudence nationale cesse de ressembler à un élément essentiel au déroulement (normale) d’une procédure pénale (normale). Pour parler franchement, il commence à ressembler davantage à une « monnaie d’échange » pour obliger les suspects à comparaître devant le juge ou à une « récompense » pour les suspects ayant coopéré.

61.      À mon avis, une telle logique serait incompatible non seulement avec les dispositions de la directive analysées ci‑dessus, mais également avec les droits consacrés aux articles 47 et 48 de la Charte (respectivement, le droit à un recours effectif et à un procès équitable, la présomption d’innocence et les droits de la défense) (25). Je ne nie certes pas l’attrait généralement suscité par le principe moral « pas de cookies pour les méchants ». Le problème est plutôt que, en vertu des termes assez clairs de l’article 3, paragraphe 2, de la directive et des droits de la Charte que je viens de mentionner, la fourniture du « cookie » particulier, en cause dans la présente affaire, n’est pas négociable.

62.      En outre, je tiens à souligner que les dérogations prévues par la directive 2013/48 doivent être interprétées de manière restrictive. Ce principe est confirmé par le considérant 38, selon lequel les États membres devraient faire un « usage limité » des dérogations temporaires. Il découle également très clairement du libellé de l’article 3, paragraphes 5 et 6, selon lequel ces dérogations ne peuvent être appliquées que dans des « circonstances exceptionnelles » (26). Je doute fort que le fait qu’un suspect n’ait pas comparu devant une juridiction nonobstant la citation qui lui a été adressée puisse être considéré comme donnant lieu à des « circonstances exceptionnelles ».

63.      Par ailleurs, l’article 8, paragraphe 1, de la directive 2013/48 prévoit que les dérogations temporaires doivent, notamment, « être proportionnée[s] et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire », « avoir une durée strictement limitée » et « ne pas porter atteinte à l’équité générale de la procédure » (27). Même si une mesure telle que celle au principal était considérée comme admissible au regard de l’article 3, paragraphe 6, sous b), de la directive 2013/48 (quod non), il est difficile de voir comment elle répondrait à ces trois critères.

64.      À la lumière de ce qui précède, aucune des dérogations temporaires prévues par la directive 2013/48 n’est applicable dans une situation telle que celle en cause au principal. L’affirmation du gouvernement espagnol selon laquelle la dérogation en cause n’est pas appliquée automatiquement mais seulement au cas par cas ne change rien au fait que, à première vue, cette dérogation ne correspond à aucune de celles énoncées dans la directive 2013/48. Bien qu’il ne soit pas exclu que certains cas spécifiques d’application de la disposition ou de la jurisprudence nationale en cause à des affaires particulièrement graves et urgentes puissent satisfaire aux exigences de l’article 3, paragraphe 6, sous b), de la directive 2013/48, il n’en reste pas moins que, comme le démontre la présente affaire, son champ d’application particulièrement large ne peut être concilié avec la lettre et l’esprit de la directive 2013/48.

65.      Compte tenu de ce qui précède, j’estime que, en vertu de la directive 2013/48, l’accès à un avocat ne peut être retardé jusqu’à ce qu’un mandat d’arrêt soit exécuté et le suspect traduit en justice au motif que le suspect n’a pas comparu lorsqu’il a été cité par le juge.

V.      Conclusion

66.      Je propose à la Cour de répondre comme suit à la question préjudicielle posée par le Juzgado de Instrucción No 4 de Badalona (juge d’instruction no 4 de Badalone) :

–        L’article 3, paragraphe 2, de la directive 2013/48/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 octobre 2013, relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales et des procédures relatives au mandat d’arrêt européen, au droit d’informer un tiers dès la privation de liberté et au droit des personnes privées de liberté de communiquer avec des tiers et avec les autorités consulaires, lu à la lumière des articles 47 et 48 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, s’oppose à une disposition ou jurisprudence nationale en vertu de laquelle, lorsque le suspect ne comparaît pas à la première citation du juge et qu’un mandat d’arrêt national est émis, l’accès à un avocat peut être retardé jusqu’à ce que le mandat soit exécuté et le suspect comparaisse devant le juge.


1      Langue originale : l’anglais.


2      Voir, notamment, Timberlake, E.W., « Origin and Development of Advocacy as a Profession », Virginia Law Review, vol. 9, no 1, 1922, p. 25 à 40.


3      Summers, S. J., Fair Trials: The European Criminal Procedural Tradition and the European Court of Human Rights, Hart Publishing, Oxford, 2007, en particulier p. 61 à 96.


4      Par exemple, selon une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme (ci‑après la « Cour EDH »), « le droit de tout accusé à être effectivement défendu par un avocat […] figure parmi les éléments fondamentaux du procès équitable ». Voir, notamment, arrêts de la Cour EDH du 13 octobre 2009, Dayanan c. Turquie (CE:ECHR:2009:1013JUD000737703, § 30), et du 23 mai 2019, Doyle c. Irlande (CE:ECHR:2019:0523JUD005197917, § 67).


5      Adopté le 16 décembre 1966 par l’Assemblée générale des Nations unies (Recueil des traités des Nations unies, vol. 999, p. 171).


6      JO 2013, L 294, p. 1.


7      ES:TC:1984:87.


8      Voir, récemment, arrêt du 24 octobre 2018, XC e.a. (C‑234/17, EU:C:2018:853, point 16 et jurisprudence citée).


9      Voir, notamment, ordonnance du 5 septembre 2019, Eli Lilly and Company (C‑239/19, non publiée, EU:C:2019:687).


10      Arrêts no 149/1986 du 26 novembre 1986 (ES:TC:1986:149) ; no 198/2003 du 10 novembre 2003 (ES:TC:2003:198) ; no 132/2011 du 18 juillet 2011 (ES:TC:2011:132) ; et no 24/2018 du 5 mars 2018 (ES:TC:2018:24).


11      Confirmant ainsi indirectement les considérations de la juridiction de renvoi (point 16 des présentes conclusions) selon lesquelles, bien que le code de procédure pénale ait été réformé en 2015, la jurisprudence est apparemment restée inchangée.


12      La Cour a récemment confirmé ce point en ce qui concerne la directive 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales (JO 2012, L 142, p. 1) [voir arrêt du 13 juin 2019, Moro (C‑646/17, EU:C:2019:489, points 29 à 37)], dont les dispositions pertinentes ont essentiellement le même libellé que les dispositions correspondantes de la directive 2013/48.


13      Pour une vue d’ensemble des instruments en question, voir mes conclusions dans l’affaire Moro (C‑646/17, EU:C:2019:95, points 27 to 54).


14      Voir, en particulier, arrêts du 19 février 2009, Shabelnik c. Ukraine (CE:ECHR:2009:0219JUD001640403, § 57), et du 18 février 2010, Zaichenko c. Russie (CE:ECHR:2010:0218JUD003966002, § 42).


15      Mise en italique par mes soins.


16      Cette expression est également reprise au considérant 19 de la directive 2013/48.


17      Je dois admettre qu’il s’agit là d’un autre élément troublant de la présente affaire, à savoir pourquoi un juge, soucieux de l’efficacité et de la rapidité de la procédure, ne pourrait pas tout simplement consentir au changement de représentant légal dès que la personne citée comparaît devant le juge assistée d’un autre avocat de son choix. À cet égard, il convient de garder à l’esprit que, conformément à l’article 6, paragraphe 3, sous c), de la CEDH, tout accusé a droit à « avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ». Toutefois, on pourrait également suggérer que, en général, un avocat peut exécuter des actes de procédure pour le compte de son client avant même que ce dernier ne comparaisse en personne pour un interrogatoire (comme étudier le dossier, communiquer avec le client, consulter le client ou assister à tout autre acte de procédure qui peut avoir lieu à ce stade).


18      Mise en italique pas mes soins.


19      Mise en italique par mes soins.


20      Voir, à cet effet, arrêts du 22 septembre 1994, Pelladoah c. Pays‑Bas (CE:ECHR:1994:0922JUD001673790, § 40), et du 21 janvier 1999, Van Geyseghem c. Belgique (CE:ECHR:1999:0121JUD002610395, § 34).


21      Voir considérant 8 et article premier de la directive 2013/48.


22      Le caractère exhaustif de cette énumération est également confirmé par la genèse législative de la directive (pour un aperçu général, voir Cras, S., « The Directive on the Right of Access to a Lawyer in Criminal Proceedings and in European Arrest Warrant Proceedings », Eucrim, No 1, 2014, p. 40 et 41) et par la doctrine (voir, par exemple, Flore, D., Droit pénal européen, 2e éd., Larcier, Bruxelles, 2014, p. 404 ; Klip, A., European Criminal Law – An Integrative Approach, 3e éd., Intersentia, Cambridge, 2016, p. 263, et Covolo, V., « Judicial protection of the right to access a lawyer in the Member States », dans Allegrezza, S., Covolo, V. (éds), Effective Defence Rights in Criminal Proceedings, Wolters Kluwer/CEDAM, Milan, 2018, p. 487 à 493).


23      Voir considérant 32 de la directive 2013/48. Voir aussi article 7 de la directive (UE) 2016/343 du Parlement européen et du Conseil, du 9 mars 2016, portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales (JO 2016, L 65, p. 1)


24      Voir article 3, paragraphe 1, de la directive 2012/13.


25      Dans ce contexte, il convient de souligner que, selon le considérant 12, la directive 2013/48 « favorise l’application de la Charte, et notamment de ses articles 4, 6, 7, 47 et 48 ». À cet égard, voir arrêt du 19 septembre 2019, Rayonna prokuratura Lom (C‑467/18, EU:C:2019:765, point 37).


26      On peut trouver également ce critère dans la jurisprudence de la Cour [EDH]. Selon une jurisprudence bien établie de cette juridiction, le droit d’accès à un avocat ne peut être limité que pour des « raisons impérieuses ». Voir, notamment, arrêt de la Cour EDH du 27 novembre 2008, Salduz c. Turquie, (CE:ECHR:2008:1127JUD003639102, § 55). Récemment, la Cour EDH a précisé qu’« [i]l s’[agissait] d’un critère strict : compte tenu du caractère fondamental et de l’importance d’un accès précoce des suspects à l’assistance juridique, […] les restrictions à cet accès ne sont permises que dans des cas exceptionnels ». Voir arrêt de la Cour EDH du 13 septembre 2016, Ibrahim et autres c. Royaume‑Uni (CE:ECHR:2016:0913JUD005054108, § 258). Mise en italique par mes soins.


27      Voir aussi considérant 38 de la directive 2013/48.