CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. EVGENI TANCHEV
présentées le 11 avril 2019 (1)
Affaire C‑619/18
Commission européenne
contre
République de Pologne
« Manquement d’État – Article 258 TFUE – Article 7 TUE – État de droit – Article 19, paragraphe 1, TUE – Principe de la protection juridictionnelle effective – Principes de l’indépendance et de l’inamovibilité des juges – Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Articles 47 et 51 de la Charte – Réglementation nationale prévoyant l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême – Absence de période transitoire – Réglementation nationale conférant au président de la République le pouvoir discrétionnaire de prolonger le mandat actif des juges de la Cour suprême »
I. Introduction
1. Dans la présente affaire, la Commission européenne a introduit une procédure d’infraction contre la République de Pologne, en application de l’article 258 TFUE, pour manquement aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »), au motif que, premièrement, la réglementation nationale prévoyant l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne) nommés avant le 3 avril 2018 porte atteinte au principe de l’inamovibilité des juges et que, deuxièmement, la réglementation nationale conférant au président de la République le pouvoir discrétionnaire de prolonger le mandat actif des juges de la Cour suprême lorsqu’ils atteignent l’âge ainsi abaissé de départ à la retraite porte atteinte au principe de l’indépendance judiciaire.
2. Pour l’essentiel, cette affaire offre à la Cour l’occasion de statuer pour la première fois, dans le contexte d’un recours direct en manquement fondé sur l’article 258 TFUE, sur la compatibilité de certaines mesures adoptées par un État membre dans le contexte de l’organisation de son système judiciaire avec les normes énoncées par les dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte, pour garantir le respect de l’État de droit dans l’ordre juridique de l’Union (2). Elle soulève également un certain nombre de questions importantes sur le champ d’application ratione materiae de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et celui de l’article 47 de la Charte ainsi que sur la relation entre les procédures au titre de l’article 258 TFUE et de l’article 7 TUE.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
3. L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE énonce :
« Les États membres établissent les voies de recours nécessaires pour assurer une protection juridictionnelle effective dans les domaines couverts par le droit de l’Union. »
B. Le droit polonais
4. L’article 30, paragraphe 1, de l’ustawa z dnia 23 listopada 2002 r. o Sądzie Najwyższym (loi du 23 novembre 2002 sur la Cour suprême, Dz. U. de 2002, no 240, position 2052, telle que modifiée) (ci-après la « loi de 2002 sur la Cour suprême ») a fixé à 70 ans l’âge de départ à la retraite desjuges de la Cour suprême, à moins que le juge concerné adresse au premier président de la Cour suprême, au plus tard six mois avant d’atteindre l’âge de 70 ans, une déclaration indiquant son souhait de continuer à exercer ses fonctions et à condition de présenter un certificat attestant que son état de santé le lui permet. Dans ce cas, conformément à l’article 30, paragraphe 5, de cette même loi, ce juge pouvait automatiquement exercer ses fonctions jusqu’à l’âge de 72 ans.
5. Le 20 décembre 2017, le président de la République de Pologne a signé l’ustawa z dnia 8 grudnia 2017 r. o Sądzie Najwyższym (loi du 8 décembre 2017 sur la Cour suprême, Dz. U. de 2018, position 5), telle que modifiée) (ci-après la « loi sur la Cour suprême »), laquelle est entrée en vigueur le 3 avril 2018.
6. L’article 37, paragraphes 1 à 4, de la loi sur la Cour suprême énonce :
« 1. Les juges de la Cour suprême partent à la retraite le jour de leur 65e anniversaire, sauf s’ils font, douze mois au plus tôt et six mois au plus tard avant d’atteindre l’âge de 65 ans, une déclaration indiquant leur souhait de continuer à exercer leurs fonctions et présentent un certificat, établi dans les conditions applicables aux candidats à la magistrature du siège, attestant que leur état de santé leur permet de siéger, et si le président de la République de Pologne accorde l’autorisation de prolongation de leurs fonctions à la Cour suprême.
1 bis. Avant d’accorder une telle autorisation, le président de la République de Pologne sollicite l’avis du Conseil national de la magistrature. Le Conseil national de la magistrature transmet son avis au président de la République de Pologne dans un délai de 30 jours à compter du jour où celui-ci l’a invité à lui en faire part. Si le Conseil national de la magistrature n’a pas transmis son avis dans le délai prévu à la deuxième phrase, cet avis est réputé favorable.
1 ter. Lorsqu’il rend l’avis visé au paragraphe 1 bis, le Conseil national de la magistrature prend en considération l’intérêt du système judiciaire ou un intérêt social important, en particulier l’affectation rationnelle des membres de la Cour suprême ou les besoins résultant de la charge de travail de certaines chambres de la Cour suprême.
2. La déclaration et le certificat visés au paragraphe 1 sont adressés au premier président de la Cour suprême, qui les transmet immédiatement, accompagnés de son avis, au président de la République de Pologne. Le premier président de la Cour suprême communique sa déclaration et son certificat, accompagnés de l’avis du collège de la Cour suprême, au président de la République de Pologne.
3. Le président de la République de Pologne peut autoriser un juge de la Cour suprême à continuer d’exercer ses fonctions dans un délai de trois mois à compter du jour où l’avis du Conseil national de la magistrature visé au paragraphe 1 bis lui est parvenu ou de l’expiration du délai dans lequel cet avis doit être communiqué. À défaut d’autorisation dans le délai prévu à la première phrase, le juge est réputé être à la retraite à compter du jour de son 65e anniversaire. Lorsqu’un juge de la Cour suprême atteint l’âge visé au paragraphe 1 avant la fin de la procédure de prolongation de son mandat, il demeure en fonction jusqu’à la clôture de ladite procédure.
4. L’autorisation visée au paragraphe 1 est accordée pour une durée de trois ans, renouvelable une fois. Les dispositions du paragraphe 3 s’appliquent mutatis mutandis. Tout juge autorisé à prolonger ses fonctions à la Cour suprême peut partir à la retraite à tout moment à compter de son 65e anniversaire ; il adresse à cet effet une déclaration au premier président de la Cour suprême, qui la transmet immédiatement au président de la République de Pologne. Le premier président de la Cour suprême adresse sa déclaration directement au président de la République de Pologne. »
7. L’article 111, paragraphes 1 et 1 bis, de la loi sur la Cour suprême dispose :
« 1. Les juges de la Cour suprême qui ont atteint l’âge de 65 ans à la date de l’entrée en vigueur de la présente loi ou qui atteindront cet âge dans un délai de trois mois à compter de cette entrée en vigueur partent à la retraite à compter du jour suivant l’expiration de ce délai de trois mois, sauf s’ils présentent, dans un délai d’un mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi, la déclaration et le certificat visés à l’article 37, paragraphe 1, et que le président de la République de Pologne les autorise à continuer d’exercer leurs fonctions de juge à la Cour suprême. Les dispositions de l’article 37, paragraphes 2 à 4, s’appliquent mutatis mutandis.
1 bis. Les juges de la Cour suprême qui atteindront l’âge de 65 ans après l’expiration d’un délai de trois mois et avant l’expiration d’un délai de douze mois à compter de la date de l’entrée en vigueur de la présente loi partent à la retraite douze mois après cette entrée en vigueur, sauf s’ils présentent, dans ce délai, la déclaration et le certificat visés à l’article 37, paragraphe 1, et que le président de la République de Pologne les autorise à continuer d’exercer leurs fonctions de juge à la Cour suprême. Les dispositions de l’article 37, paragraphes 1 bis à 4, s’appliquent mutatis mutandis. »
8. L’ustawa z dnia 10 maja 2018 r. o zmianie ustawy – Prawo o ustroju sądów powszechnych, ustawy o Sądzie Najwyższym oraz niektórych innych ustaw (loi du 10 mai 2018 portant modification de la loi sur l’organisation des juridictions de droit commun, de la loi sur la Cour suprême et de certaines autres lois, Dz. U. de 2018, position 1045) (ci-après la « loi modificative du 10 mai 2018 ») contient, outre des dispositions modifiant la loi sur la Cour suprême, un certain nombre de dispositions autonomes qui régissent la procédure relative à la prolongation du mandat actif des juges de la Cour suprême qui ont atteint l’âge de 65 ans prévu pour la retraite au plus tard le 3 juillet 2018. Son article 5 est en ces termes :
« Le président de la République de Pologne transmet immédiatement pour avis au Conseil national de la magistrature les déclarations visées à l’article 37, paragraphe 1, et à l’article 111, paragraphe 1, de la loi [sur la Cour suprême] qu’il n’a pas examinées à la date de l’entrée en vigueur de la présente loi. Le Conseil national de la magistrature rend son avis dans un délai de 30 jours à compter du jour où le président de la République de Pologne l’a invité à le faire. Le président de la République de Pologne peut autoriser un juge de la Cour suprême à continuer d’exercer ses fonctions dans un délai de 60 jours à compter du jour où l’avis du Conseil national de la magistrature lui est parvenu ou de l’expiration du délai dans lequel cet avis doit être communiqué. Les dispositions de l’article 37, paragraphes 2 à 4, de la loi [sur la Cour suprême], telle que modifiée par la présente loi, s’appliquent mutatis mutandis. »
9. Le 17 décembre 2018, le président de la République de Pologne a signé l’ustawa z dnia 21 listopada 2018 r. o zmianie ustawy o Sądzie Najwyższym (loi du 21 novembre 2018 portant modification de la loi sur la Cour suprême, Dz. U. de 2018, position 2507) (ci-après la « loi du 21 novembre 2018 ») qui est entrée en vigueur le 1er janvier 2019. En vertu de l’article 1er de cette loi, l’article 37, paragraphes 1 bis à 4, et l’article 111, paragraphes 1 et 1 bis, de la loi sur la Cour suprême sont abrogés et, conformément à l’article 2 de cette même loi, les juges de la Cour suprême, dont ceux nommés en tant que premier président de la Cour suprême, ayant pris leur retraite en application des dispositions de la loi sur la Cour suprême, sont réintégrés dans leurs fonctions de juges qu’ils sont réputés avoir exercé sans interruption.
III. La procédure précontentieuse
10. Bien qu’ayant déclenché le mécanisme de l’article 7, paragraphe 1, TUE le 20 décembre 2017 (3), la Commission a adressé à la République de Pologne, le 2 juillet 2018, une lettre de mise en demeure, conformément à l’article 258 TFUE, concernant la conformité de la loi sur la Cour suprême et de la loi modificative du 10 mai 2018 (ci-après conjointement les « mesures litigieuses ») à l’article 1 9, paragraphe 1, second alinéa, TUE et à l’article 47 de la Charte ; elle a invité celle-ci à présenter ses observations dans un délai d’un mois.
11. Par lettre du 2 août 2018, la République de Pologne a répondu à cette mise en demeure. Elle a contesté les arguments de la Commissionet demandé la clôture de la procédure.
12. Le 14 août 2018, la Commission a adressé à la République de Pologne un avis motivé, lui reprochant d’avoir manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte. Elle a invité celle-ci à s’y conformer dans un délai d’un mois à compter de la réception de cet avis.
13. Le 14 septembre 2018, la République de Pologne a répondu à l’avis motivé, en maintenant que l’allégation de manquement était sans fondement et en demandant la clôture de la procédure.
IV. La procédure devant la Cour
14. Par sa requête déposée le 2 octobre 2018, la Commission a saisi la Cour du présent recours au titre de l’article 258 TFUE. Elle conclut à ce qu’il plaise à la Cour :
– constater que, en abaissant l’âge de départ à la retraite et en l’appliquant aux juges en exercice de la Cour suprême nommés à la Cour suprême avant le 3 avril 2018 et en accordant au président de la République de Pologne le pouvoir discrétionnaire de prolonger la fonction judiciaire active des juges de la Cour suprême, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte ;
– condamner la République de Pologne aux dépens de l’instance.
15. Dans son mémoire en défense déposé le 17 décembre 2018, la République de Pologne conclut à ce qu’il plaise à la Cour :
– rejeter intégralement le recours de la Commission comme non fondé ;
– condamner la Commission aux dépens.
16. Par acte séparé, déposé au greffe de la Cour le 2 octobre 2018, la Commission a introduit une demande de mesures provisoires au titre de l’article 279 TFUE et de l’article 160, paragraphes 2 et 7, du règlement de procédure de la Cour, visant à ce qu’il soit ordonné à la République de Pologne : premièrement, de suspendre l’application des dispositions de l’article 37, paragraphes 1 à 4, et de l’article 111, paragraphes 1 et 1 bis, de la loi sur la Cour suprême, de l’article 5 de la loi modificative du 10 mai 2018, ainsi que de toute mesure prise en application de ces dispositions ; deuxièmement, de prendre toute mesure nécessaire afin d’assurer que les juges de la Cour suprême concernés par lesdites dispositions puissent continuer d’exercer leurs fonctions au poste qu’ils occupaient à la date du 3 avril 2018, date de l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême, tout en jouissant du même statut et des mêmes droits et conditions d’emploi dont ils bénéficiaient jusqu’au 3 avril 2018 ; troisièmement, de s’abstenir de toute mesure visant à la nomination de juges à la Cour suprême à la place de ceux concernés par les mêmes dispositions, ainsi que de toute mesure visant à nommer le nouveau premier président de cette juridiction, et, quatrièmement, de communiquer chaque mois à la Commission toutes les mesures qu’elle aura adoptées afin de se conformer pleinement à cette ordonnance.
17. La Commission a également demandé, en application de l’article 160, paragraphe 7, du règlement de procédure, l’octroi des mesures provisoires susmentionnées avant même que la République de Pologne n’ait présenté ses observations en raison du risque immédiat de préjudice grave et irréparable au regard du principe de protection juridictionnelle effective dans le cadre de l’application du droit de l’Union.
18. Par ordonnance du 19 octobre 2018, la vice-présidente de la Cour a provisoirement fait droit à cette dernière demande jusqu’au prononcé de l’ordonnance qui mettrait fin à la procédure de référé (4).
19. Par requête du 22 octobre 2018, la Hongrie a demandé à intervenir dans la procédure de référé au soutien des conclusions de la République de Pologne. Elle a été autorisée à le faire, par ordonnance du 30 octobre 2018, aux fins de la procédure orale.
20. Le 23 octobre 2018, la vice-présidente de la Cour a, en application de l’article 161, paragraphe 1, du règlement de procédure, déféré cette affaire à la Cour qui, compte tenu de l’importance de ladite affaire, l’a attribuée à la grande chambre, conformément à l’article 60, paragraphe 1, dudit règlement.
21. Par ordonnance du 17 décembre 2018, la Cour a intégralement fait droit à la demande de mesures provisoires de la Commission, jusqu’au prononcé de l’arrêt qui mettra fin à la présente affaire (5).
22. De plus, le 2 octobre 2018, la Commission a demandé à la Cour de statuer dans la présente affaire selon la procédure accélérée visée à l’article 23 bis du statut de la Cour de justice de l’Union européenne et à l’article 133 du règlement de procédure. Par ordonnance du 15 novembre 2018, le président de la Cour a accédé à cette demande (6).
23. Par requête déposée le 24 octobre 2018, la Hongrie a demandé à intervenir au soutien des conclusions de la République de Pologne. Le 19 décembre 2018, le président de la Cour a décidé, en application de l’article 134 du règlement de procédure, de n’autoriser ni réplique, ni duplique, ni dépôt d’un mémoire en intervention. La Hongrie a été autorisée à intervenir le 9 janvier 2019 aux fins de la procédure orale.
24. Une audience a eu lieu le 12 février 2019, au cours de laquelle la Commission, la République de Pologne et la Hongrie ont été entendues en leurs plaidoiries.
V. Arguments des parties
A. La Commission
25. La Commission a souligné, lors de l’audience, qu’en dépit des modifications des dispositions de la loi sur la Cour suprême contestées dans la présente procédure résultant de la loi du 21 novembre 2018, elle n’était pas certaine que cette loi élimine les manquements allégués au droit de l’Union, et que, en tout état de cause, un arrêt de la Cour dans cette affaire conservait un intérêt au vu de l’importance que revêt l’indépendance du pouvoir judiciaire dans l’ordre juridique de l’Union.
26. La Commission a également insisté, lors de cette audience, sur le fait que, selon la jurisprudence de la Cour (7), les mesures litigieuses relèvent du champ d’application de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et que l’article 47 de la Charte est pertinent dans la mesure où il a pour effet d’incorporer les exigences d’indépendance et d’impartialité qui ressortent de cette disposition à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. Cela signifie, selon elle, que l’article 51, paragraphe 1, de la Charte ne s’applique pas, de sorte qu’en introduisant la présente procédure, elle n’étend nullement la compétence de l’Union, ce qu’exclut l’article 6, paragraphe 1, TUE.
27. Par son premier grief, la Commission fait valoir qu’en abaissant l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême nommés à ladite Cour avant le 3 avril 2018, l’article 37, paragraphe 1, et l’article 111, paragraphes 1 et 1 bis, de la loi sur la Cour suprême violent le principe de l’inamovibilité des juges qui constitue un aspect essentiel de l’indépendance judiciaire. Sans exclure les régimes ayant pour effet de modifier l’âge de la retraite d’un juge par rapport à celui qui était en vigueur au moment de sa nomination, elle estime que, pour qu’ils soient conformes à l’article 19, paragraphe 1, TUE, ces régimes doivent comporter des garanties appropriées, telles que des dispositions transitoires ou une approche par étapes, afin qu’ils ne puissent être un moyen de modifier la composition des juridictions.
28. La Commission affirme que les mesures litigieuses affectent plus d’un tiers des juges de la Cour suprême, soit 27 de ses 72 juges, y compris la première présidente de la Cour suprême dont le mandat de six ans, garanti par l’article 183, paragraphe 3, de la constitution polonaise, devait expirer le 30 avril 2020 et dont les activités en tant que juge auraient dû cesser le 22 novembre 2022. Selon elle, en l’absence de dispositions transitoires, les mesures litigieuses se traduisent par une recomposition profonde et immédiate de la Cour suprême. Elle estime que de telles mesures sont contraires au principe de l’inamovibilité des juges, puisque l’abaissement de l’âge de la retraite s’applique aux juges de la Cour suprême en exerciceà la date de l’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême, et qu’elles ont une incidence grave sur l’indépendance des juges de la Cour suprême qui se compose de juges disposant généralement d’une grande expérience professionnelle et dont l’âge est par conséquent plus avancé.
29. La Commission fait en outre valoir, entre autres, quel’objectif d’alignement de l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême sur le régime général ne saurait justifier une violation du principe de l’inamovibilité des juges. Selon elle , bien que certains juges concernés par les mesures litigieuses aient été nommés à un moment où l’âge de la retraite était fixé à 65 ans, leur mandat a été étendu en 2002 jusqu’à ce qu’ils atteignent l’âge de 70 ans, et cette nouvelle limite d’âge doit être prise en compte pour déterminer si la durée du mandat du juge a été abrégée.
30. Par son second grief, la Commission allègue que l’article 37, paragraphes 1 à 4, et l’article 111, paragraphes 1 et 1 bis, de la loi sur la Cour suprême, ainsi que la loi modificative du 10 mai 2018 qui confèrent au président de la République le pouvoir de prolonger le mandat actif des juges de la Cour suprême, violent le principe de l’indépendance judiciaire, au motif que sa décision n’est fondée sur aucun critère contraignant ni soumise à aucun contrôle juridictionnel, et implique donc une marge discrétionnaire excessive qui lui permet d’exercer une influence sur les juges de la Cour suprême. Selon la Commission, puisque le président de la République peut décider de prolonger la fonction judiciaire active d’un juge de la Cour suprême deux fois, pour une période de trois ans chacune, la nécessité pour un juge d’obtenir l’autorisation de continuer à exercer ses fonctions à l’expiration de la première période de trois ans viole également le principe de l’indépendance judiciaire. Elle insiste sur le fait que ce grief concerne également des juges nommés à la Cour suprême après le 3 avril 2018.
31. En particulier, la Commission fait valoir que l’obligation pour le président de demander l’avis du Conseil national de la magistrature (ci-après le « CNM ») n’efface pas le caractère excessif de la marge de discrétion qui lui est accordée, puisque cet avis ne repose que sur des critères très généraux et ne lie pas le président de la République. La Commission estime également qu’avec la réforme du CNM, composé d’une majorité de juges choisis par la chambre basse du Parlement, et non par leurs pairs comme l’exigent les normes européennes (8), l’indépendance judiciaire n’est pas garantie. Elle ajoute que, pour les juges qui atteignent l’âge de 65 ans au plus tard le 3 juillet 2018, les mesures litigieuses ne précisent pas la nature des critères que le CNM devrait prendre en compte pour rendre son avis et que, pour les juges qui atteignent 65 ans après le 3 juillet 2018, il n’a pas été fixé de délai dans lequel le président doit solliciter cet avis.
32. La Commission affirme en outre que les régimes prévus dans d’autres États membres ne sont pas comparables à la situation de la République de Pologne, et que les règles applicables en Pologne en matière de secret des délibérations et de composition des chambres ne tiennent pas compte du fait que l’indépendance judiciaire concerne l’organisation de la justice et la question de savoir si l’instance concernée présente une apparence d’indépendance.
B. La République de Pologne
33. La République de Pologne soutient, premièrement, que le recours est sans objet et devrait être retiré au motif que l’intégralité des dispositions contestées dans la présente procédure ont été abrogées par la loi du 21 novembre 2018 et que leurs effets ont été éliminés.
34. La République de Pologne, soutenue par la Hongrie, affirme en outre que les mesures litigieuses ne relèvent pas du champ d’application ratione materiae de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ni de l’article 47 de la Charte. Elle souligne à cet égard que les griefs doivent être examinés séparément puisque ces dispositions ont des champs d’application différents.
35. En particulier, la République de Pologne soutient, avec la Hongrie, qu’il n’est pas contesté que, conformément à l’article 19, paragraphe 1, TUE, la République de Pologne veille à ce que les justiciables disposent d’un système de recours effectif et à ce que les juges polonais soient couverts par un système de garanties d’indépendance, et que l’évaluation de ces garanties ne peut être examinée sous l’angle d’une seule disposition concernant la retraite des juges, indépendamment de l’ensemble du système juridique dans lequel elle s’insère. Elles soulignent également que l’arrêt ASJP (9) se distingue de la présente affaire au motif qu’il concerne des mesures nationales de mise en œuvre du droit de l’Union, et qu’il n’étaye nullement l’affirmation selon laquelle l’Union aurait acquis une compétence en matière d’organisation de la justice.
36. S’agissant de l’a rticle 47 de la Charte, la République de Pologne et la Hongrie font valoir que les mesures litigieuses ne mettent pas en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de cette disposition, et qu’il n’y a pas eu de violation des droits subjectifs des justiciables. La République de Pologne insiste sur le fait que l’article 6, paragraphe 1, TUE et l’article 51, paragraphe 2, de la Charte s’opposent à une interprétation de la Charte qui autoriserait l’Union à agir au-delà des limites des compétences qui lui sont conférées, comme le souligne le protocole no 30 sur l’application de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne à la Pologne et au Royaume-Uni (10), qui exclut l’extension des compétences de la Cour.
37. S’agissant du premier grief, la République de Pologne soutient que la Commission n’a pas démontré le lien entre la modification de l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême et la violation alléguée du principe de l’inamovibilité des juges. Selon elle, rien ne permet d’affirmer que les mesures litigieuses seraient une réaction à la pratique décisionnelle de certains juges de cette juridiction, et le départ à la retraite d’un juge ne saurait être assimilé à une révocation, puisque celui-ci reste lié par sa relation de travail et reçoit un traitement. La République de Pologne évoque les garanties d’indépendance des juges consacrées par la constitution polonaise, dont le principe de leur inamovibilité, qui implique que le juge parte à la retraite lorsqu’il a atteint l’âge prévu (11).
38. La République de Pologne soutient, entre autres, qu’elle n’est pas tenue, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, TUE, de prévoir une période transitoire, lorsqu’elleabaisse l’âge de la retraite des juges, pour garantir leur indépendance. Elle fait également valoir que , parmi les 27 juges concernés par les mesures litigieuses, sur les 72 que compte la Cour suprême, 17 ont été nommés à la Cour suprême alors que l’âge de départ à la retraite était fixé à 65 ans, et que sur les 10 juges nommés alors que cet âge était fixé à 70 ans, 3 ont été autorisés par le président de la République à continuer à exercer, ce qui signifie que 7 juges seulement ont été concernés par un abaissement de l’âge de la retraite par comparaison à celui qui était en vigueur au moment de leur nomination à la Cour suprême.
39. La République de Pologne, soutenue par la Hongrie, a souligné lors de l’audience que l’objectif des mesures litigieuses était d’aligner l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême sur l’âge prévu par le régime général applicable en Pologne conformément à la jurisprudence de la Cour (12). De plus, la Hongrie considère que les mesures litigieuses font partie d’un paquet législatif général qui ne cible pas un groupe de juges en particulier et que la thèse de la Commission a pour effet de limiter la capacité du législateur national d’adapter les règles applicables pour faire face aux changements économiques et sociétaux.
40. S’agissant du second grief, la République de Pologne soutient que le risque potentiel, allégué par la Commission, de pressions sur un juge de la Cour suprême, dans le cadre de la procédure de prolongation de son mandat par le président de la République, ne peut être qualifié de violation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. Elle affirme en particulier que les juges de la Cour suprême jouissent de garanties d’indépendance qui leur permettent de rendre leurs décisions à l’abri de toutes pressions, et met en avant les dispositions du droit polonais relatives au secret des délibérations et à la composition des chambres. Elle fait valoir que le président agit dans ce contexte au titre de ses prérogatives constitutionnelles en matière de nomination des juges, en sa qualité de gardien de la constitution polonaise (13), de sorte que son appréciation est fondée sur les valeurs qui découlent de celle-ci, sans qu’il soit lié par les avis du premier président (ou du collège) de la Cour suprême et du CNM. Selon la République de Pologne, l’absence de contrôle juridictionnel de la décision du président s’explique par le fait que la relation de travail des juges de la Cour suprême relève du droit public polonais, et qu’un tel contrôle juridictionnel serait également incompatible avec le droit constitutionnel polonais.
41. La République de Pologne affirme en outre que le CNM est lié, pour rendre son avis, par les critères prévus par les mesures litigieuses, y compris en ce qui concerne les juges atteignant l’âge de 65 ans au plus tard le 3 juillet 2018, et bien que lesdites mesures ne prévoient pas de délai dans lequel le président doit solliciter cet avis en ce qui concerne les juges qui atteignent cet âge après le 3 juillet 2018, celui-ci le sollicitera en pratique de façon immédiate. La République de Pologne a insisté, lors de l’audience, sur l’intérêt marginal de la réforme du CNM pour la présente affaire et ajouté que la thèse de la Commission, selon laquelle l’indépendance judiciaire exige que ce type de décisions soit adopté par des juges, par l’intermédiaire des instances qu’ils ont élues, repose sur des standards qui ne sont pas acceptés de façon générale dans l’Union et qu’elle se heurte aux régimes de plusieurs États membres ainsi qu’à celui de la Cour de justice de l’Union européenne, de sorte qu’il y aurait deux poids, deux mesures, en matière d’indépendance judiciaire.
VI. Analyse
42. Je suis arrivé à la conclusion qu’il y a lieu de procéder à une appréciation distincte des champs d’application ratione materiae respectifs de l’article 19, paragraphe 1, TUE et de l’article 47 de la Charte. En conséquence, les griefs devraient être rejetés comme irrecevables, dans la mesure où ils sont fondés sur l’article 47 de la Charte, étant donné que la Commission n’a avancé aucun argument qui permettrait de rattacher les mesures litigieuses à la mise en œuvre du droit de l’Union par la République de Pologne, comme l’exige l’article 51, paragraphe 1, de la Charte. Je conclus également au bien-fondé des griefs, dans la mesure où ils sont fondés sur l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, et j’estime que le déclenchement du mécanisme de l’article 7, paragraphe 1, TUE ne fait pas obstacle au présent recours.
43. J’ai structuré mon analyse en quatre parties principales concernant, premièrement, la recevabilité du recours eu égard à la loi du 21 novembre 2018 (A), deuxièmement, la relation entre l’article 258 TFUE et l’article 7 TUE (B), troisièmement, le champ d’application ratione materiae de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte et l’argumentation de la Commission tirée de ces « dispositions combinées » (C), et quatrièmement, l’examen du bien-fondé du recours (D).
A. Recevabilité du recours eu égard à la loi du 21 novembre 2018
44. Selon une jurisprudence constante de la Cour, l’existence d’un manquement au titre de l’article 258 TFUE est appréciée en fonction de la situation de l’État membre telle qu’elle se présentait au terme du délai fixé dans l’avis motivé (14). Un recours visant un manquement qui n’existait plus à la date d’expiration de ce délai est irrecevable pour défaut d’objet (15).
45. Il est également de jurisprudence constante que l’intérêt de la Commission à introduire un recours au titre de l’article 258 TFUE existe même lorsque l’infraction reprochée a été éliminée postérieurement au délai fixé dans l’avis motivé (16). Ce recours conserve son objet, qui peut consister notamment à établir la base d’une responsabilité qu’un État membre peut encourir en conséquence de son manquement à l’égard de ceux qui en tirent des droits (17).
46. Dans la présente affaire, la Commission a demandé à la République de Pologne de se conformer à l’avis motivé dans un délai d’un mois à compter de la date de réception de celui-ci (voir point 12 des présentes conclusions), à savoir le 14 août 2018, comme l’indique le cachet de la poste. Il s’ensuit que l’existence d’un manquement doit être appréciée en fonction de la situation de la République de Pologne telle qu’elle se présentait le 14 septembre 2018. La loi du 21 novembre 2018 étant entrée en vigueur le 1er janvier 2019, c’est-à-dire après l’expiration du délai fixé dans l’avis motivé, elle ne peut être prise en compte et n’a pas pour effet de rendre le présent recours sans objet.
47. Par conséquent, la loi du 21 novembre 2018 n’affecte nullement la nécessité d’un arrêt de la Cour, et l’intérêt de l’Union, des autres États membres et des justiciables à ce que la Cour statue est incontestable. Concrètement, cet arrêt développera la notion de respect de l’État de droit dans le système juridique de l’Union et clarifiera les conditions nécessaires à la protection de cet État de droit. La question de savoir si la loi du 21 novembre 2018 pallie de façon suffisante les manquements allégués au droit de l’Union est donc sans incidence sur la présente procédure (18).
B. Article 258 TFUE et article 7 TUE
48. Aux termes de l’article 258 TFUE, la Commission peut introduire un recours en manquement si elle estime qu’un État membre a manqué à « une des obligations qui lui incombent en vertu des traités ». La référence aux « traités » qui figure dans cette disposition, par comparaison à l’ancien article 226 CE qui mentionnait le « présent traité », implique que la Commission peut introduire un recours au titre de manquements allégués aux obligations issues du TUE et du TFUE (19), sous réserve de l’exclusion spécifique du domaine de la politique étrangère et de sécurité commune, qui ressort de l’article 24, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 275 TFUE (20). Un tel recours est également possible en cas de manquements allégués à la Charte, ce texte ayant le rang de droit primaire contraignant (21), à la condition que les agissements de l’État membre relèvent de son champ d’application (22).
49. Compte tenu de ces éléments, la Commission peut-elle introduire un recours en manquement au titre de l’article 258 TFUE alors que le mécanisme de l’article 7, paragraphe 1, TUE a déjà été déclenché comme c’est le cas en l’espèce ? Il existe effectivement un débat doctrinal sur la question de savoir si l’article 7 TUE constitue une « lex specialis en matière de contrôle et de sanction du (non-) respect des valeurs de l’Union européenne, de sorte qu’il serait prioritaire par rapport à l’application de la procédure de l’article 258 TFUE voire exclusif de celle-ci » (23). Dans la présente procédure, bien que le recours de la Commission soit fondé sur les dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte, ce sont les mêmes changements législatifs apportés à la loi sur la Cour suprême, telle que modifiée, qui sont invoqués pour justifier sa proposition motivée de décision du Conseil relative à la constatation d’un risque clair de violation grave, par la République de Pologne, de l’État de droit, déclenchant pour la première fois le mécanisme de l’article 7, paragraphe 1, TUE (24).
50. De bonnes raisons justifient de considérer que l’article 7 TUE et l’article 258 TFUE permettent d’introduire des procédures séparées et peuvent être invoqués simultanément. En particulier, aucune de ces dispositions n’est formulée de telle façon qu’elle exclurait l’autre et, comme je l’ai mentionné précédemment (voir point 48 des présentes conclusions), la référence à « une des obligations qui […] incombent [à l’État membre] en vertu des traités », qui figure à l’article 258 TFUE, couvre en principe toutes les règles de droit de l’Union à l’exclusion de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Cette analyse est confortée par les différences qui caractérisent les régimes et les finalités des procédures de l’article 7 TUE et de l’article 258 TFUE. L’article 7 TUE est une procédure essentiellement « politique » ayant pour but de mettre fin aux « violations graves et persistantes », par un État membre, des valeurs visées à l’article 2 TUE, dont l’application requiert des seuils de vote élevés, et qui peut aboutir à la suspension des droits attachés à la qualité d’État membre, dont les droits de participation (25). L’article 258 TFUE constitue une voie « juridique » directe permettant de saisir la Cour pour faire respecter le droit de l’Union par les États membres, dans le but de faire constater la violation du droit de l’Union, qui peut également aboutir à des sanctions financières, dans le cadre de la procédure de l’article 260 TFUE, afin d’inciter l’État membre concerné à mettre un terme aux agissements constitutifs d’une telle violation (26). Ces différences sont le reflet de la nature autonome et même complémentaire de ces procédures et de la possibilité de les appliquer de façon parallèle (27). De plus, le fait que l’article 269 TFUE, qui concerne la contestation de la légalité d’un acte adopté par le Conseil européen ou par le Conseil en vertu de l’article 7 TUE, limite la compétence de la Cour aux « prescriptions de procédure » prévues par l’article 7 TUE ne saurait altérer le pouvoir de celle-ci de statuer sur le fondement de sa compétence au titre de l’article 258 TFUE (28).
51. Par conséquent, le déclenchement du mécanisme de l’article 7, paragraphe 1, TUE ne fait pas obstacle au présent recours.
C. Champ d’application de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte
1. Appréciation distincte
52. La Commission a introduit le présent recours au motif que la République de Pologne avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu des « dispositions combinées » de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte. Il en ressort que son recours est fondé sur ces deux dispositions.
53. Il convient donc de s’interroger sur la question de savoir s’il y a lieu, comme le soutient la République de Pologne, de procéder à une appréciation distincte du champ d’application ratione materiae de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de celui de l’article 47 de la Charte, ou si, comme le soutient la Commission, il n’est pas nécessaire, pour les besoins de l’allégation de violation de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, de démontrer que les mesures litigieuses mettent en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, de telle sorte que les exigences de l’article 47 de la Charte peuvent être « incorporées » à l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.
54. À l’instar de la République de Pologne, j’estime qu’une appréciation distincte des champs d’application ratione materiae respectifs de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte est nécessaire. Cette position est corroborée par la jurisprudence de la Cour, qui se réfère à la relation entre ces deux dispositions pour assurer une protection juridictionnelle effective, tout en précisant que le champ d’application de l’article 47 de la Charte, pour ce qui est de l’action des États membres, est défini à l’article 51, paragraphe 1, de celle-ci (29).
55. L’arrêt ASJP étaye également cette analyse. Bien que la demande de décision préjudicielle présentée dans cette affaire ait concerné l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et l’article 47 de la Charte, l’arrêt de la Cour a pour fondement la première disposition (30). En particulier, la Cour a jugé, « quant au champ d’application ratione materiae de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE que cette disposition vise “les domaines couverts par le droit de l’Union”, indépendamment de la situation dans laquelle les États membres mettent en œuvre ce droit, au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte » (31). La Cour a reconnu le lien unissant l’article 19, paragraphe 1, TUE et l’article 47 de la Charte et, par conséquent, les articles 6 et 13 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), dont s’inspirent les deux premiers alinéas de ce dernier article (32), dans l’affirmation du principe de protection juridictionnelle effective, et a admis que les exigences applicables à l’indépendance des juges en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE correspondent à celles qui ressortent de l’article 47, deuxième alinéa, de la Charte, lequel inclut l’accès à un tribunal « indépendant » parmi les exigences liées au droit fondamental à un recours effectif. Cependant, la Cour a mentionné l’article 47 de la Charte et la jurisprudence y afférente uniquement pour confirmer les constatations faites sur le fondement de l’article 19, paragraphe 1, TUE (33).
56. Ainsi, la possibilité d’une application combinée de ces deux dispositions, en l’absence d’appréciation fondée sur l’article 51, paragraphe 1, de la Charte, ne peut être déduite de l’arrêt du 27 février 2018, ASJP (C‑64-16, EU:C:2018:117). Au contraire, il peut être inféré de cet arrêt que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, et l’article 47 de la Charte ont des champs d’application ratione materiae distincts.
57. Une conclusion contraire serait de nature à fragiliser le système actuellement applicable pour l’examen de la conformité de mesures nationales à la Charte, laissant le champ libre à l’utilisation de dispositions du traité, telle que l’article 19, paragraphe 1, TUE, comme « subterfuge » permettant de contourner les limites du champ d’application de la Charte, telles que définies par son article 51, paragraphe 1.
58. L’arrêt du 27 février 2018, ASJP (C‑64-16, EU:C:2018:117), ne saurait être analysé comme ayant pour effet d’affaiblir la Charte ou son article 47. Il apparaît comme une solution à la fois élégante et cohérente qui respecte les limites de la Charte à l’égard des États membres, tout en améliorant le système de protection juridictionnelle de l’Union et en protégeant les valeurs centrales de l’Union, telles qu’établies à l’article 2 TUE (34). Aux termes de cet arrêt, l’article 19, paragraphe 1, TUE constitue une norme autonome permettant d’assurer la conformité des mesures nationales aux exigences de la protection juridictionnelle effective, dont l’indépendance judiciaire, qui complète l’article 47 de la Charte (et, le cas échéant, d’autres dispositions de la Charte) (35).
59. Comme l’ont souligné des arrêts ultérieurs, tels que les arrêts Achmea (36) et Minister for Justice and Equality (37), les juridictions nationales et la Cour partagent, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, TUE, la responsabilité d’assurer l’application pleine et entière du droit de l’Union dans l’intégralité des États membres ainsi que la protection juridictionnelle des droits que les justiciables tirent de ce droit. Il s’ensuit que des mesures nationales qui s’opposent à ce que les juridictions nationales accomplissent leurs missions en tant que juridictions de l’Union, telles que celles qui les privent de leur compétence pour interpréter et appliquer le droit de l’Union [arrêt du 6 mars 2018, Achmea (C‑284/16, EU:C:2018:158)] ou portent atteinte à leur indépendance [arrêt du 25 juillet 2018, Minister of Justice and Equality, C‑216/18 PPU, EU:C:2018:586)], empêchent la Cour d’exercer le mandat qui lui est conféré par l’article 19, paragraphe 1, TUE d’assurer le respect du droit dans l’application et l’interprétation des traités (38). En effet, de telles mesures mettent en péril la structure et le fonctionnement de l’ordre juridique de l’Union. En donnant, dans l’arrêt du 27 février 2018, ASJP (C‑64/16, EU:C:2018:117), toute leur ampleur aux obligations des États membres au titre de l’article 19, paragraphe 1, TUE, la Cour reste dans le cadre des compétences qui lui sont conférées par les traités pour préserver les fondements de l’ordre juridique de l’Union.
60. Pour l’ensemble des raisons qui précèdent, lorsque la Commission se prévaut, comme en l’espèce, des dispositions combinées de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE et de l’article 47 de la Charte, elle est tenue de démontrer que les mesures litigieuses relèvent du champ d’application ratione materiae de chacune de ces dispositions.
2. Application de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE à la présente procédure
61. Dans l’arrêt ASJP (39), la Cour a jugé que l’article 19 TUE concrétise la valeur de l’État de droit affirmée à l’article 2 TUE et que l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE oblige chaque État membre à assurer que les instances relevant, en tant que « juridiction », au sens défini par le droit de l’Union, de son système de voies de recours dans les domaines couverts par le droit de l’Union satisfont aux exigences d’une protection juridictionnelle effective, ce qui inclut l’indépendance des juges. Pour autant qu’une telle juridiction est susceptible de se prononcer sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union, l’État membre concerné doit garantir que cette instance satisfait à ces exigences.
62. Le fait que les mesures en cause dans l’affaire ASJP aient été liées à un programme d’assistance financière de l’Union ne figurait pas dans l’analyse de la Cour relative au champ d’application ratione materiae de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, de sorte que cet élément ne saurait être retenu pour distinguer cette affaire de la présente procédure.
63. En l’espèce, il n’est pas contesté que la Cour suprême a vocation à statuer, en tant que juridiction définie au sens du droit de l’Union, sur des questions concernant l’application et l’interprétation du droit de l’Union (40). Par conséquent, les mesures contestées en raison de l’atteinte qu’elles porteraient à l’indépendance de cette juridiction relèvent du champ d’application de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (41). C’est donc parce que son objet porte sur une allégation de violation de l’État de droit, une valeur fondamentale de l’Union que reflète l’article 19 TUE, que la Commission peut intenter un tel recours au titre de l’article 258 TFUE contre un État membre, même si la situation n’implique pas la mise en œuvre du droit de l’Union par cet État membre au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte.
64. Enfin, l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, TUE que je préconise ici est conforme à la jurisprudence de la Cour concernant le champ d’application du protocole no 30 (42). L’extension des pouvoirs de la Commission pour introduire un recours contre un État membre au titre de l’article 258 TFUE pour violation du TUE s’est faite, de même que l’ajout du protocole no 30, dans le cadre de la modification des traités issue de la révision de Lisbonne. Par conséquent, reconnaître à la Commission la faculté de former des recours directs contre les États membres pour violation des dispositions du TUE, telles que l’article 19, paragraphe 1, TUE, ne saurait nullement constituer une extension des compétences de l’Union qui irait au-delà des limites fixées dans le cadre du processus de révision de Lisbonne (43).
3. Inapplicabilité de l’article 47 de la Charte à la présente procédure
65. Comme je l’ai relevé précédemment, la Commission n’a avancé, dans sa requête, aucun argument concernant le champ d’application de l’article 47 de la Charte ni sur la façon dont les mesures litigieuses mettent en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte (44), et a soutenu que l’article 51, paragraphe 1, n’est pas pertinent pour la présente procédure.
66. Selon une jurisprudence constante, dans le cadre d’un recours fondé sur l’article 258 TFUE, il incombe à la Commission d’établir l’existence du manquement allégué en apportant à la Cour tous les éléments nécessaires à la vérification par celle-ci de l’existence de ce manquement (45). En particulier, la Commission est tenue, dans toute requête au titre de l’article 258 TFUE, d’indiquer les griefs précis sur lesquels la Cour est appelée à se prononcer, ainsi que, de manière à tout le moins sommaire, les éléments de droit et de fait sur lesquels ces griefs sont fondés. S’agissant de ces éléments de droit, il ne suffit pas que la Commission, pour soutenir que l’État membre défendeur n’a pas respecté une disposition de droit communautaire, cite celle-ci uniquement dans la partie de l’avis motivé ou de la requête qui est consacrée au cadre juridique et qui est purement descriptive et dépourvue de tout caractère démonstratif (46).
67. La Commission n’a avancé aucun élément de droit concernant l’application de l’article 47 de la Charte aux mesures litigieuses indépendamment de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ni précisé en quoi elles mettent en œuvre le droit de l’Union au sens de l’article 51, paragraphe 1, de la Charte. Ses griefs devraient donc être rejetés comme irrecevables, dans la mesure où ils sont fondés sur l’article 47 de la Charte.
D. Examen du bien-fondé du recours
1. Sur le premier grief
68. Par son premier grief, la Commission allègue qu’en abaissant l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême nommés à la Cour suprême avant le 3 avril 2018, date d’entrée en vigueur de la loi sur la Cour suprême, l’article 37, paragraphe 1, et l’article 111, paragraphes 1 et 1 bis, de cette loi portent atteinte au principe de l’inamovibilité des juges. La Commission fonde ce grief sur le départ anticipé de plus d’un tiers des juges en exercice de la Cour suprême et sur l’absence de mesures transitoires.
69. Selon la République de Pologne, la Commission n’a pas démontré que les mesures litigieuses sont contraires à ce principe, compte tenu du faible nombre de juges concernés et de l’objectif d’alignement de l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême sur l’âge général de départ à la retraite. Elle évoque également les garanties de l’indépendance des juges inscrites dans sa constitution.
70. La Cour a jugé, s’agissant de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, que l’inamovibilité des membres de l’instance concernée est l’une des garanties inhérente à l’indépendance des juges (47). En effet, l’inamovibilité « est la cause et le reflet de l’indépendance judiciaire ; elle signifie que les juges ne peuvent être révoqués, suspendus, mutés ni mis à la retraite que pour les quelques motifs prévus et dans le cadre des garanties instituées par la loi » (48).
71. Récemment, la Cour européenne des droits de l’homme a rappelé dans quelles circonstances la révocation d’un juge de ses fonctions peut être contraire aux principes de l’indépendance et de l’impartialité du juge au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH. L’élément objectif d’impartialité protégé par cet article doit s’apprécier selon une démarche objective consistant à déterminer si le tribunal offre, notamment à travers sa composition, des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité. Les apparences peuvent revêtir de l’importance, de sorte qu’« il faut non seulement que justice soit faite, mais aussi qu’elle le soit au vu et au su de tous ». Il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer au justiciable (49). Ces principes constituent une source d’inspiration pour les principes de droit de l’Union applicables, au minimum, lorsque la Commission invoque, dans le cadre d’une procédure au titre de l’article 258 TFUE, la violation de l’État de droit, tel qu’il est protégé par l’article 2 TUE et trouve son expression concrète à l’article 19 TUE (50).
72. Un certain nombre de lignes directrices (51) émanant d’instances européennes et internationales et concernant l’indépendance des juges (52) reconnaissent également la nature de garanties fondamentales à l’inamovibilité des juges et à la sécurité de leur mandat. Il en ressort en particulier que les juges sont inamovibles tant qu’ils n’ont pas atteint l’âge obligatoire de la retraite ou la fin de leur mandat, et qu’un juge ne peut être suspendu ou destitué que s’il est inapte à poursuivre ses fonctions pour incapacité ou inconduite. La retraite anticipée ne devrait être possible que sur demande de l’intéressé, ou pour des raisons médicales, et aucun changement concernant l’âge de la retraite ne peut avoir d’effet rétroactif.
73. Dans la présente affaire, la Commission a suffisamment démontré que les mesures litigieuses sont contraires au principe d’inamovibilité des juges, qui doit nécessairement être respecté pour qu’il soit satisfait aux exigences inhérentes à la protection juridictionnelle effective au sens de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (53).
74. Les circonstances de la présente affaire diffèrent de celles à l’origine de l’arrêt ASJP (54). Dans cet arrêt, la Cour a jugé que les mesures de réduction salariale en cause ne portaient pas atteinte à l’indépendance de la juridiction nationale concernée en raison des circonstances suivantes : premièrement, ces mesures avaient été adoptées en raison d’impératifs liés à l’élimination du déficit budgétaire excessif de l’État membre, dans le contexte d’un programme d’assistance financière de l’Union, et prévoyaient une réduction limitée du montant de la rémunération ; deuxièmement, ces mesures ont été appliquées largement, à différents titulaires de charges publiques et personnes exerçant des fonctions dans le secteur public, dont les représentants des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, et ne pouvaient de ce fait être perçues comme étant spécifiquement adoptées à l’égard des membres de cette juridiction ; et troisièmement, il s’agissait de mesures présentant un caractère temporaire, puisqu’elles ont été supprimées à l’issue d’une période de deux ans.
75. Il ressort d’une lecture attentive de l’arrêt du 27 février 2018, ASJP (C‑64/16, EU:C:2018:117), que la Cour a tenu compte, dans son appréciation, d’un certain nombre de circonstances pertinentes et en particulier de l’incidence limitée et de la portée générale des mesures, qui n’étaient donc pas spécifiquement destinées aux magistrats. Il ne ressort pas de cet arrêt que des dispositions applicables aux juges et rattachées à des mesures de politique générale au niveau national ne sont pas contraires au principe de l’indépendance des juges, mais plutôt que l’appréciation de la Cour dépend des circonstances de l’affaire.
76. Dans la présente affaire, la Commission a montré que les mesures litigieuses, premièrement, ont un impact considérable sur la composition de la Cour suprême puisqu’elles affectent 27 juges sur 72, deuxièmement, qu’il s’agit d’une législation spécifique adoptée à l’égard de membres de la Cour suprême et, troisièmement, qu’elles ne sont pas censées être temporaires. De surcroît, le départ soudain et imprévu d’un grand nombre de juges fragilise inévitablement la confiance du justiciable. C’est principalement pour cette raison que des modalités transitoires, permettant de préserver la continuité de la juridiction, sont nécessaires.
77. Je ne suis pas convaincu par l’argument de la République de Pologne selon lequel le principe d’inamovibilité ne serait pas affecté en ce qui concerne les juges ayant été nommés sous un régime antérieur qui fixait plus tôt, à savoir à 65 ans, l’âge du départ à la retraite. Comme l’indique la Commission, cet argument ne tient pas compte du fait que la durée du mandat de ces juges avait été étendue par la loi de 2002 sur la Cour suprême ayant fixé à 70 ans l’âge de la retraite puis qu’elle a été abrégée de façon anticipée par les mesures litigieuses.
78. De plus, bien que les mesures litigieuses aient été applicables pendant une période de neuf mois, du 3 avril 2018 au 1er janvier 2019, date à laquelle la loi du 21 novembre 2018 est entrée en vigueur, rien n’indiquait au moment où elles ont été adoptées qu’elles étaient censées avoir un caractère temporaire. La loi du 21 novembre 2018 semble avoir été adoptée en réaction à l’ordonnance de référé de la Cour (voir points 16 à 21 des présentes conclusions) (55).
79. Même en admettant, ainsi que l’a soutenu la République de Pologne, que l’objectif des mesures litigieuses ait été d’aligner l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême sur l’âge général de la retraite, il n’est pas contesté que ces mesures ont été appliquées de façon rétroactive à l’ensemble des juges en exercice sans aucun garde-fou, c’est-à-dire aucune mesure appropriée destinée à garantir l’inamovibilité des juges. Comme l’illustre la jurisprudence de la Cour, si les États membres sont compétents pour adapter l’âge de la retraite des juges compte tenu des changements sociétaux et économiques, ils ne sauraient, dans ce cadre, compromettre l’indépendance et l’inamovibilité des juges, en violation des obligations qui leur incombent en vertu du droit de l’Union.
80. En particulier, l’arrêt Commission/Hongrie (56) concernait une procédure d’infraction visant la Hongrie pour manquement aux obligations découlant de l’article 2 et l’article 6, paragraphe 1, de la directive 2000/78, du fait de l’adoption de mesures ayant abaissé de 70 ans à 62 ans l’âge de la retraite des juges, procureurs et notaires. La Cour a jugé que les mesures litigieuses introduisaient une différence de traitement directement fondée sur l’âge puis a examiné si celles-ci pouvaient être justifiées par un objectif légitime et si elles respectaient le principe de proportionnalité, conformément à l’article 6, paragraphe 1, de cette directive. Sur la base de cet examen, la Cour, en s’appuyant sur sa jurisprudence antérieure, notamment sur son arrêt Fuchs et Köhler (57), a jugé que les objectifs invoqués par la Hongrie, et spécialement l’uniformisation de l’âge limite de cessation obligatoire d’activité dans le secteur public, étaient légitimes, mais a constaté que les mesures ne respectaient pas le principe de proportionnalité.
81. Par comparaison, l’arrêt Commission/Hongrie (58) concernait un manquement aux obligations découlant de la directive 95/46/CE (59), au motif que la Hongrie avait mis fin de manière anticipée au mandat de l’autorité de contrôle de la protection des données, ce qui portait atteinte à son indépendance en violation de l’article 28, paragraphe 1, de cette directive. Dans son arrêt, la Cour a rappelé que, s’il était loisible à chaque État membre de mettre fin au mandat d’une autorité de contrôle avant le terme initialement prévu de celui-ci sans respecter les règles et les garanties préétablies à cette fin par la législation applicable, la menace d’une telle cessation anticipée qui planerait alors sur cette autorité tout au long de l’exercice de son mandat pourrait conduire à une forme d’« obéissance anticipée » de celle-ci au pouvoir politique, incompatible avec ladite exigence d’indépendance. La Cour a rejeté l’argument de la Hongrie selon lequel la modification du système institutionnel de protection des données constituerait ainsi une raison objective justifiant la cessation anticipée, en soulignant que de tels changements doivent être organisés de façon à respecter les exigences d’indépendance posées par le droit de l’Union et que si les États membres sont libres d’adopter et de modifier le modèle institutionnel choisi, ils doivent veiller à ne pas porter atteinte à l’indépendance de l’autorité de contrôle.
82. Comme le montrent la précédente affaire Commission/Hongrie (60), concernant l’âge de la retraite des juges, ainsi que l’arrêt 21 juillet 2011, Fuchs et Köhler (C‑159/10 et C‑160/10, EU:C:2011:508), la Cour reconnaît la légitimité de certains objectifs liés à l’alignement de l’âge de la retraite dans le cadre spécifique fixé par la directive 2000/78 quant à l’interdiction des discriminations fondées sur l’âge. Cependant, dans l’arrêt Commission/Hongrie (61) concernant la cessation anticipée du mandat de l’autorité de contrôle de la protection des données, la Cour n’a pas admis que de tels objectifs puissent affaiblir l’indépendance des autorités nationales de contrôle exigée par le droit de l’Union. Ce raisonnement s’impose avec autant de force dans le cas de l’indépendance des juges. Il peut également être déduit de la considération de la Cour qualifiant l’indépendance des juges d’exigence « inhérente » à la protection juridictionnelle effective requise par l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE (62).
83. À la lumière des motifs précédemment exposés, il y a lieu de considérer que le premier grief de la Commission est fondé.
2. Sur le second grief
84. Par son second grief, la Commission allègue que l’article 37, paragraphes 1 à 4, et l’article 111, paragraphes 1 et 1 bis, de la loi sur la Cour suprême ainsi que la loi modificative du 10 mai 2018 violent le principe de l’indépendance judiciaire, au motif que le pouvoir discrétionnaire du président de la République de prolonger le mandat actif des juges de la Cour suprême lorsqu’ils atteignent le nouvel âge de départ à la retraite lui permet d’exercer une influence sur la Cour suprême et ses juges. La Commission fonde principalement ce grief sur l’absence de critère contraignant devant être pris en compte dans la décision du président de la République ainsi que sur l’absence de contrôle juridictionnel de cette décision, sans que son obligation de solliciter l’avis du CNM puisse éliminer le caractère excessif de son pouvoir discrétionnaire puisque cet avis repose sur des critères généraux et ne lie pas le président de la République.
85. Selon la République de Pologne, il n’est pas porté atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire, compte tenu en particulier du rôle du président de la République en tant que gardien de la constitution polonaise et du système de garanties de l’indépendance des juges que prévoit le droit polonais.
86. Selon les exigences relatives à l’indépendance des juges auxquelles les États membres doivent satisfaire en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, la notion d’indépendance suppose, notamment, que l’instance concernée exerce ses fonctions juridictionnelles en toute autonomie, sans être soumise à aucun lien hiérarchique ou de subordination à l’égard de quiconque et sans recevoir d’ordres ou d’instructions de quelque origine que ce soit, et qu’elle soit ainsi protégée d’interventions ou de pressions extérieures susceptibles de porter atteinte à l’indépendance de jugement de ses membres et d’influencer leurs décisions (63).
87. Ces exigences représentent l’aspect externe du principe de l’indépendance des juges, notamment en ce qui concerne la composition de l’instance, la nomination, la durée des fonctions ainsi que les causes d’abstention, de récusation et de révocation de ses membres, qui permettent « d’écarter tout doute légitime, dans l’esprit des justiciables, quant à l’imperméabilité de ladite instance à l’égard d’éléments extérieurs et à sa neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent » (64).
88. Je renvoie également aux principes, précédemment évoqués, issus de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, selon lesquels l’élément objectif du principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire requiert des garanties suffisantes permettant d’exclure tout doute légitime quant à l’indépendance et à l’impartialité de l’instance concernée ainsi qu’une apparence d’indépendance (voir point 71 des présentes conclusions).
89. Dans la présente affaire, la Commission a suffisamment démontré que les mesures litigieuses sont contraires à l’indépendance judiciaire, puisqu’elles sont de nature à exposer la Cour suprême et ses juges à des interventions et pressions extérieures du président de la République, dans le cadre de la première prolongation de leur mandat et de son renouvellement, ce qui porte atteinte à l’indépendance objective de cette juridiction et influence l’indépendance de jugement de ses juges ainsi que leurs décisions. Cela est d’autant plus vrai que l’obligation de solliciter du président de la République un report de l’âge de départ à la retraite s’accompagne d’un abaissement de celui-ci (65).
90. La République de Pologne a admis que l’absence d’autorisation du président de la République de prolonger le mandat d’un juge de la Cour suprême au-delà de l’âge de la retraite n’est pas susceptible de contrôle juridictionnel.
91. Indépendamment des arguments de la République de Pologne quant aux prérogatives que la constitution polonaise confère au président de la République, au système de garanties de l’indépendance des juges que prévoit le droit polonais et aux critères pris en compte par le CNM dans la formulation de son avis, conformément aux dispositions de l’article 37, paragraphe 1 ter, de la loi sur la Cour suprême, de tels arguments ne suffisent pas à dissiper l’impression d’un manque d’indépendance objective de la Cour suprême en conséquence des mesures litigieuses et, en particulier, de l’absence de critères contraignants prévus par ces mesures, comme l’a relevé la Commission.
92. S’agissant du rôle du CNM, il n’est pas contesté que son avis n’est pas contraignant. Indépendamment de la composition de celui-ci, son rôle ne dissipe nullement l’impression que le pouvoir du président de la République est d’une ampleur démesurée.
93. De plus, les arguments de la République de Pologne fondés sur la législation d’autres États membres et la Cour de justice de l’Union européenne ne sont pas convaincants. Comme l’a indiqué la Commission, les régimes des autres États membres ne sont pas comparables à la situation de la République de Pologne, puisqu’ils s’inscrivent dans des contextes juridique, politique et social différents et que, en tout état de cause, cet élément n’a aucune incidence sur les manquements de la République de Pologne. La référence à la Cour de justice de l’Union européenne est également sans pertinence, puisqu’il n’est pas question d’une modification des règles applicables à l’âge de la retraite des juges de cette Cour, et, de surcroît, inappropriée puisque son statut de juridiction supranationale implique que son régime s’écarte de la classique séparation tripartite des pouvoirs que connaissent les États membres (66).
94. À la lumière des motifs précédemment exposés, il y a lieu de considérer que le second grief de la Commission est fondé.
95. Il découle de l’ensemble des considérations qui précèdent que la Cour devrait constater qu’en abaissant l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême nommés à la Cour suprême avant le 3 avril 2018 et en accordant au président de la République le pouvoir discrétionnaire de prolonger le mandat actif des juges de la Cour suprême, la République de Pologne a violé les principes de l’inamovibilité et de l’indépendance des juges et manqué par conséquent aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE.
VII. Dépens
96. En application de l’article 138, paragraphe 1, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens.
97. Selon la solution que je propose, bien qu’il y ait lieu de rejeter les griefs de la Commission, dans la mesure où ils sont fondés sur l’article 47 de la Charte, il convient de faire droit aux deux griefs de la Commission, dans la mesure où ils sont fondés sur l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République de Pologne et celle-ci ayant succombé, il y a lieu de la condamner à supporter ses propres dépens ainsi que ceux de la Commission.
98. Conformément à l’article 140, paragraphe 1, du règlement de procédure, en vertu duquel les États membres qui sont intervenus au litige supportent leurs propres dépens, il y a lieu de décider que la Hongrie supporte ses propres dépens.
VIII. Conclusion
99. À la lumière des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de :
– constater qu’en abaissant l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême et en l’appliquant aux juges nommés à la Cour suprême avant le 3 avril 2018, et en accordant au président de la République le pouvoir discrétionnaire de prolonger la fonction judiciaire active des juges de la Cour suprême, la République de Pologne a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE ;
– rejeter le recours pour le surplus ;
– condamner la République de Pologne à supporter ses propres dépens et les dépens de la Commission ;
– condamner la Hongrie à ses propres dépens.