Language of document : ECLI:EU:C:2004:539

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. L. A. GEELHOED

présentées le 16 septembre 2004 (1)

Affaire C-4/03

Gesellschaft für Antriebstechnik mbH & Co. KG (GAT)

contre

Lamellen und Kupplungsbau Beteiligungs KG (LuK)

[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberlandesgericht Düsseldorf (Allemagne)]

«Interprétation de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles – Compétence exclusive ‘en matière de [...] validité de brevets’ – Cette compétence exclusive englobe-t-elle le recours en constatation de contrefaçon (ou de non-contrefaçon) au cours duquel une partie invoque l’invalidité du brevet?»





I –    Introduction

1.        Dans cette affaire, l’Oberlandsgericht Düsseldorf (Allemagne) a saisi la Cour d’une question préjudicielle portant sur l’article 16, point 4, de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2) (ci-après la «convention de Bruxelles»). Dans certaines hypothèses, cette disposition octroie une compétence exclusive aux juridictions de l’État contractant sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement du brevet a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué.

2.        Plus particulièrement, la juridiction de renvoi souhaite savoir si la compétence exclusive ne s’applique que dans le cadre d’une action (avec effets erga omnes) en nullité d’un brevet ou également dans le cadre d’une action en contrefaçon d’un brevet, lorsque l’une des parties fait valoir la validité ou la nullité du brevet.

3.        Dans le cadre d’une procédure en contrefaçon d’un brevet, le défendeur peut invoquer la nullité du brevet. De la même manière, dans le cadre d’une action visant à faire constater la non-contrefaçon, le demandeur peut invoquer l’invalidité ou la nullité du brevet pour soutenir qu’il ne peut pas être question de contrefaçon. Cette dernière situation s’est présentée dans le litige principal. Le juge de renvoi souhaite concrètement savoir s’il est important que le juge saisi de la demande retienne fondée ou non l’exception de nullité ou d’invalidité et également si le moment auquel cette exception est soulevée au cours de la procédure joue un rôle.

4.        L’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles constitue une exception au principe fondamental de l’article 2 de la même convention. Cet article 2 stipule que le défendeur domicilié sur le territoire d’un État contractant est attrait, quelle que soit sa nationalité, devant les juridictions de cet État. Cet article se fonde sur l’adage «actor sequitur forum rei». Ce même article 2 vise donc à protéger les droits du défendeur. Selon une jurisprudence constante de la Cour, les dérogations à l’article 2 doivent – en raison du caractère général de ce principe – faire l’objet d’une interprétation stricte (3).

5.        D’un autre côté, une interprétation large de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles favorise la sécurité juridique et diminue les risques de décisions contradictoires. La compétence de trancher la question de la validité d’un brevet appartient toujours à la même juridiction. De manière plus importante encore, il n’est pas souhaitable d’interpréter cet article 16, point 4, en ce sens que le choix du demandeur d’engager une action en nullité ou une action en non‑contrefaçon détermine la compétence judiciaire. Le choix du for est à bannir dans la mesure la plus large possible.

II – Le cadre juridique, factuel et procédural

6.        L’article 2 de la convention de Bruxelles, inséré au titre II, section 1, intitulée «Dispositions générales», s’énonce comme suit:

«Sous réserve des dispositions de la présente convention, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État contractant sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État. […]».

7.        L’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles, inséré au titre II, section 5, intitulée «compétences exclusives» dispose:

«Sont seuls compétents, sans considération de domicile: en matière d’inscription ou de validité des brevets, marques, dessins et modèles, et autres droits analogues donnant lieu à dépôt ou à un enregistrement, les juridictions de l’État contractant sur le territoire duquel le dépôt ou l’enregistrement a été demandé, a été effectué ou est réputé avoir été effectué aux termes d’une convention internationale.»

8.        La convention de Bruxelles a entre-temps été remplacée par le règlement (CE) n° 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (4). Ce règlement ne régit toutefois pas l’affaire qui nous occupe, étant donné qu’il ne s’applique qu’aux procédures engagées et aux actes authentiques passés après son entrée en vigueur le 1er mars 2002, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

9.        La question a été soulevée dans un litige pendant entre Gesellschaft für Antriebstechnik mbH & Co. KG (GAT) (ci-après «GAT», établie à Alsdorf (demanderesse au principal), et Lamellen und Kupplungsbau Beteiligungs KG (LuK) (ci-après «LuK»), établie à Bühl. Les parties sont concurrentes en matière de technique automobile.

10.      La demanderesse au principal a essayé de se faire attribuer un marché de Ford-Werke AG, Cologne, ayant pour objet la livraison d’un amortisseur à fluide mécanique. La défenderesse au principal a fait valoir que la demanderesse agissait notamment en violation de brevets français dont elle est titulaire. La demanderesse a introduit une action en constatation de non‑contrefaçon devant le Landgericht Düsseldorf en vue de faire constater en droit que la défenderesse ne pouvait faire valoir aucun droit sur la base des brevets français en invoquant à cet effet leur nullité ou leur invalidité.

11.      Le Landgericht a retenu sa compétence internationale pour connaître de l’action en contrefaçon des brevets français. Il s’est également déclaré compétent pour connaître du litige concernant la nullité ou l’invalidité des brevets. Selon la décision de renvoi adressée à la Cour, il se fondait à cet effet sur une interprétation restrictive de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles qui s’impose pour éviter qu’une juridiction ne perde sa compétence dès lors que le défendeur à une action en contrefaçon invoque la nullité du brevet en cause.

12.      Le Landgericht a rejeté l’action de la demanderesse au principal et décidé que les brevets remplissaient les conditions de brevetabilité. La demanderesse a interjeté appel de cette décision devant l’Oberlandesgericht Düsseldorf. Dans le cadre de l’instruction de ce recours, l’Oberlandesgericht a posé la question préjudicielle reprise au point 2.

13.      Dans la décision de renvoi, l’Oberlandesgericht souligne notamment que, quelle que soit la solution retenue, il existe un risque de décisions contradictoires. Cette juridiction estime également qu’il est important de souligner que l’octroi d’un brevet est un acte de souveraineté qu’il est préférable de soumettre au contrôle des juridictions de l’État concerné et non des juridictions étrangères. L’Oberlandesgericht estime que l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles vise également à mettre en œuvre ce point de vue.

III – Les observations déposées devant la Cour

14.      Des observations émanant de la défenderesse au litige principal (LuK), des gouvernements allemand, français et du Royaume-Uni ainsi que de la Commission des Communautés européennes ont été déposées. Le 14 juillet 2004, la Cour a tenu une audience dans cette affaire. La demanderesse au litige principal (GAT) a également fait connaître son point de vue au cours de cette audience.

15.      Dans la procédure engagée devant la Cour, trois positions différentes sont défendues. La Cour devra déterminer laquelle de ces trois hypothèses correspond le mieux au texte et aux objectifs de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles.

16.      LuK et le gouvernement allemand défendent une interprétation restrictive de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles. Ils estiment que cet article 16, point 4, n’est applicable à un litige concernant la validité d’un brevet que si ce litige constitue la demande principale de la procédure. Ils contestent que les questions soulevées à propos de la validité et de la contrefaçon d’un brevet ne pourraient pas être scindées; ils estiment qu’une telle conception met sérieusement en danger l’équilibre entre les différentes compétences mises en place par la convention de Bruxelles. En effet, cela signifierait que la quasi‑totalité des actions en contrefaçon relèverait de la compétence exclusive prévue à l’article 16 de ladite convention.

17.      Les parties se verraient donc retirer des droits qui leur sont conférés en vertu de l’article 2 de la convention de Bruxelles (les tribunaux du domicile du défendeur), mais également en vertu des articles 5, points 3 et 5, et 6, point 1, de la même convention. À cela s’ajoute que le titulaire du brevet pourrait engager toutes les actions en contrefaçon devant le même tribunal (à savoir: le tribunal du domicile du contrefacteur) alors que, sur la base de l’article 16, point 4, de cette convention il devrait s’adresser aux tribunaux de tous les États membres d’enregistrement du brevet.

18.      GAT ainsi que les gouvernements français et du Royaume-Uni ont une conception contraire. Ils défendent une interprétation large de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles dans l’intérêt d’une bonne organisation de la justice.

19.      Ils soulignent que les tribunaux de l’État membre ayant délivré le brevet sont les plus aptes à trancher la question de la validité de celui-ci de par leur proximité matérielle et juridique. En outre, les questions concernant la validité et la contrefaçon d’un brevet sont indissociables en pratique. L’applicabilité de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles aux actions en contrefaçon permet de prévenir, dans l’intérêt de la sécurité juridique, des décisions contradictoires. En outre, cette conception permet d’éviter que les parties ne contournent la règle de compétence exclusive prévue à cet article. En effet, si le contrefacteur présumé introduit une action en constatation de non‑contrefaçon, au lieu d’attaquer la validité du brevet, ladite action pourrait – dans la conception contraire – ne pas relever de l’article 16, point 4. Le gouvernement français souligne à ce propos le rapport d’experts Jenard (5), qui insiste sur le fait que les décisions relatives à la validité des brevets relèvent de la compétence des États membres.

20.      La Commission défend une troisième hypothèse intermédiaire. Elle soutient que l’interprétation large dudit article 16, point 4, mentionnée ci-dessus, revient en réalité à ce que tous les litiges relatifs aux brevets soient tranchés par les tribunaux du pays de dépôt ou d’enregistrement du brevet. La Commission ne conteste pas que cette solution soit souhaitable, mais elle estime que le libellé de l’article 16, point 4, ne permet pas de la défendre.

21.      Elle estime cependant important que les parties ne puissent pas retirer toute signification à l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles. Elles ne doivent pas pouvoir choisir le for selon l’action principale intentée: la validité ou la nullité, ou encore la contrefaçon. Dans un cas comme celui de l’espèce, le fait que la nullité d’un brevet soit demandée à titre principal ou serve seulement d’argument en vue de fonder l’absence de contrefaçon ne change rien. En vertu de cet article 16, point 4, une seule juridiction est compétente pour constater la validité ou la nullité. Les autres questions concernant le brevet ne relèvent pas du champ d’application dudit article.

IV – Appréciation

A –    Le cadre: la jurisprudence de la Cour

22.      Pour commencer, nous soulignons que, selon une jurisprudence constante, en vue d’assurer, dans la mesure du possible, l’égalité et l’uniformité des droits et obligations qui découlent de la convention de Bruxelles pour les États contractants et les personnes intéressées, il convient de déterminer de manière autonome le sens à attribuer aux notions de ladite convention (6).

23.      L’interprétation de la Cour doit ensuite contribuer à la prévisibilité de la répartition des compétences judiciaires. Si le demandeur à une action de droit privée est en mesure de déterminer facilement la juridiction qu’il doit saisir et si le défendeur peut facilement savoir devant quelle juridiction il est susceptible d’être attrait, la protection juridique et la sécurité juridique sont toutes deux préservées. Les règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité, comme l’indique le onzième considérant du règlement n° 44/2001.

24.      La Cour a également déclaré à plusieurs reprises que l’article 16, de la convention de Bruxelles en tant qu’exception à la règle générale de compétence inscrite à l’article 2, premier alinéa, de cette convention, ne doit pas être interprété dans un sens plus étendu que ne le requiert son objectif, étant donné qu’il a pour effet de priver les parties du choix du for qui autrement serait le leur et, dans certains cas, de les attraire devant une juridiction qui n’est la juridiction propre du domicile d’aucune d’entre elles. Nous avons déjà fait remarquer cet élément dans l’introduction (7). Nous sommes d’ailleurs d’accord avec l’avocat général Jacobs dans la mesure où il souligne qu’on ne doit pas attacher trop d’importance à une interprétation restrictive. Comme il le soutient dans ses conclusions dans l’affaire Gabriel (8), une exception légale, à l’instar de toute autre disposition législative, doit recevoir sa signification propre, déterminée à la lumière de son objet et de son libellé, ainsi que de l’économie générale et de l’objet de l’instrument dont elle fait partie.

25.      Un quatrième principe développé par la Cour dans la jurisprudence relative à la convention de Bruxelles est l’existence d’un lien de rattachement particulièrement étroit entre la contestation et les juridictions du lieu où le fait dommageable s’est produit, qui justifie une attribution de compétence à ces juridictions pour des raisons de bonne administration de la justice et d’organisation utile du procès (9).

26.      En tenant compte de ces principes, la Cour a déjà interprété à plusieurs reprises les notions reprises à l’article 16 de la convention de Bruxelles. La plupart des décisions concernaient la compétence exclusive en matière de biens immobiliers mise en place par l’article 16, point 1, de cette convention. La Cour s’est prononcée une fois sur le point 4 de cet article.

27.      Dans l’arrêt Reichert et Kockler (10), la Cour a souligné que le motif essentiel de la compétence exclusive des tribunaux de l’État contractant où l’immeuble est situé (article 16, point 1, de la convention de Bruxelles) est la circonstance que le tribunal du lieu de situation est le mieux à même, compte tenu de la proximité, d’avoir une bonne connaissance des situations de fait et d’appliquer les règles et usages en vigueur en la matière. La compétence exclusive des tribunaux de l’État contractant où l’immeuble est situé n’englobe pas l’ensemble des actions qui concernent des droits réels immobiliers. Au contraire, la compétence exclusive est (en essence) limitée aux actions qui tendent à déterminer l’étendue, la consistance, la propriété ou la possession d’un bien immobilier ou l’existence d’autres droits réels sur ces biens.

28.      Dans l’arrêt Duijnstee (11), la Cour donne une interprétation de la compétence exclusive des tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel un brevet a été accordé (ou a été demandé) prévue à l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles. La Cour justifie cette compétence par «le fait que ces juridictions sont les mieux placées pour connaître des cas dans lesquels le litige porte lui-même sur la validité du brevet ou l’existence du dépôt ou de l’enregistrement». La Cour établit une différence entre ces litiges et les autres actions qui ont un brevet pour objet, mais qui ne relèvent pas du champ d’application de cet article 16, point 4. Font, par exemple, partie de cette dernière catégorie les litiges en contrefaçon, mais également la question soulevée dans l’affaire Duijnstee, à savoir si c’est l’employé ou son employeur qui est titulaire du brevet.

29.      La Cour fonde notamment son point de vue sur le rapport d’experts Jenard (12) ainsi que sur les conventions concernant les brevets qui établissent une distinction claire entre l’octroi et l’enregistrement d’un brevet, d’une part, et les contrefaçons, d’autre part.

B –    Que dispose le texte de la convention de Bruxelles?

30.      Sur la base de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles, inséré à la partie II, section 5, intitulée «Compétences exclusives», certains litiges concernant les brevets et d’autres droits de propriété industrielle sont tranchés par les tribunaux de l’État membre où le droit est ou sera déposé ou enregistré.

31.      Le caractère impératif de la compétence exclusive ressort des articles 17 et 18 de la convention de Bruxelles. La seule question est de savoir à quels types de litiges l’article 16, point 4 de cette convention, s’applique.

32.      En premier lieu, compte tenu du libellé de cet article 16, point 4, il est manifestement évident que le législateur n’a pas eu pour objectif de soumettre tous les litiges concernant les brevets – et les autres droits de propriété industrielle – à cette compétence exclusive. Ledit article concerne en effet exclusivement les litiges concernant l’enregistrement ou la validité des brevets et des autres droits. La disposition ne vise pas expressément les litiges concernant les infractions aux brevets. En ce sens, cette disposition se différencie de l’article 229 A CE qui permet de donner compétence à la Cour pour tous les litiges relatifs aux droits de propriété industrielle communautaire.

33.      Le juge de renvoi souligne particulièrement la version anglaise qui semble utiliser une formulation plus étendue à l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles qu’à l’article 16, points 1 à 3. L’article 16, point 4, cite les «proceedings concerned with» alors qu’à l’article 16, points 1 à 3, il s’agit de «proceedings which have as their object». Les autres versions linguistiques, comme les versions allemande, française, italienne et néerlandaise, ne connaissent pas cette différence, alors que de la version anglaise la signification de cette différence de formulation ne ressort pas clairement. Dans ses observations, la Commission analyse en détail la différence remarquée par la juridiction de renvoi dans la version anglaise. Elle estime que cette différence n’est pas pertinente étant donné qu’elle n’est pas présente dans les autres versions linguistiques et qu’il n’existe d’ailleurs aucun indice que, ce faisant, le législateur ait voulu restreindre la signification de l’article 16, point 4. Elle se réfère à ce propos au rapport Jenard susmentionné (13). Nous sommes d’accord avec la Commission à ce propos.

34.      En vertu de l’article 19 de la convention de Bruxelles, le juge d’un État contractant, saisi d’un litige pour lequel les juridictions d’un autre État contractant sont exclusivement compétentes en vertu de l’article 16 de la même convention, se déclare d’office incompétent. La version française précise – contrairement aux versions allemande, anglaise, italienne et néerlandaise – qu’il doit s’agir dans ce cas d’une action «à titre principal». Cet article 19 a été discuté en détail lors de la procédure devant la Cour. Il est alors apparu clairement que cet article ne constitue pas une règle de compétence et que son interprétation n’est pas déterminante pour interpréter l’article 16 de la convention de Bruxelles. Indépendamment de l’interprétation de l’article 19, la convention de Bruxelles n’exclut pas que l’article 16, point 4, concerne également des litiges pour lesquels le juge ne doit pas se déclarer incompétent au moment de leur introduction.

35.      Nous résumons: la convention de Bruxelles contient une règle impérative d’attribution de compétences, mais cela n’implique pas que tous les litiges relatifs à des brevets relèvent de son article 16, point 4. D’autre part, il ne ressort pas du texte de la convention de Bruxelles que le législateur a souhaité limiter l’application de cet article à des procédures dont la demande principale porte sur la validité ou, en l’espèce, la nullité d’un brevet.

C –    Appréciation

36.      Comme nous l’avons indiqué, la juridiction de renvoi souhaite connaître l’étendue de la compétence exclusive des tribunaux de l’État de dépôt ou d’enregistrement d’un brevet tel que la stipule l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles. Les interventions faites devant la Cour fournissent trois hypothèses (voir pour plus de détails le titre III des présentes conclusions):

–        première hypothèse: l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles ne s’applique que si la demande à titre principal porte sur la validité de brevets;

–        deuxième hypothèse: les questions concernant la validité de et la contrefaçon de brevets ne peuvent pas être dissociées en pratique et l’article 16, point 4, de cette convention s’applique également aux actions en contrefaçon;

–        troisième hypothèse: seul le tribunal indiqué à l’article 16, point 4, de ladite convention est compétent pour constater la validité ou la nullité d’un brevet. Les autres questions soulevées à propos des brevets tombent hors du champ d’application de cet article 16, point 4.

37.      Nous invitons la Cour à adopter la troisième hypothèse pour les raisons suivantes.

38.      En premier lieu, la deuxième hypothèse doit être écartée. Comme la Cour l’a souligné dans l’arrêt Duijnstee, précité, l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles établit une distinction entre, d’une part, les litiges concernant l’octroi et l’enregistrement d’un brevet qui portent surtout sur la validité des brevets et, d’autre part, les litiges en contrefaçon de brevets. Même si la deuxième hypothèse est séduisante du point de vue de la sécurité et de l’unité juridiques, elle n’est pas compatible avec le choix explicite du législateur de ne pas soumettre tous les litiges concernant les brevets et les autres droits de propriété industrielle à la règle de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles.

39.      La première hypothèse doit également être écartée. Quoiqu’elle soit compatible avec une interprétation strictement grammaticale de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles elle permettrait au demandeur à une action civile de contourner le choix impératif du for visé à cet article 16, point 4, ce que la présente espèce illustre bien. Si cette première hypothèse devait être suivie, GAT a choisi à bon droit de saisir un tribunal allemand pour constater la non‑contrefaçon. Cette entreprise aurait en effet pu choisir de contester à titre principal devant un tribunal civil la validité des brevets appartenant à LuK. Dans ce cas, conformément à l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles, elle aurait dû s’adresser au tribunal de l’État membre d’enregistrement du brevet, à savoir la République française.

40.      Cette liberté de choix de la demanderesse dans une procédure civile – et les conséquences qui en découlent pour la compétence des tribunaux – nuit à la prévisibilité du système pour la partie défenderesse et donc à l’un des principes de base établis par la jurisprudence de la Cour (14). Cette liberté de choix est également incompatible avec l’objectif et la portée de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles qui stipule en effet une règle impérative.

41.      En revanche, la troisième hypothèse est très bien défendable. Elle implique que la compétence exclusive visée audit article 16, point 4, est toujours décisive lorsque, dans une procédure civile, la validité d’un droit de brevet accordé par l’autorité d’un État membre – ou enregistré auprès de cette autorité – est contestée. C’est notamment la décision de l’autorité elle-même qui est en litige, décision qui présente donc des éléments de droit administratif. La décision d’une autorité nationale doit dans la mesure du possible être soumise au contrôle juridictionnel du tribunal de l’État en cause et non du tribunal d’un État étranger. Nous voyons ici également un parallèle avec l’arrêt Reichert et Kockler, précité, dans lequel la Cour se fonde sur l’argument de la proximité à propos de certaines actions portant sur des biens immobiliers (voir point 27 ci-dessus).

42.      Les considérations susmentionnées s’appliquent indépendamment de la procédure servant de cadre à la contestation de la validité. L’objectif poursuivi par la procédure est déterminant, et non la formulation de l’action introduite à titre principal dans une procédure. La juridiction de renvoi souhaite également savoir si le stade de la procédure au cours duquel la question de la validité ou de la nullité est soulevée est important. À notre avis, il faut répondre négativement à cette question. L’essence de la solution que nous proposons réside en ce que seul le tribunal de l’État membre de dépôt ou d’enregistrement du brevet tranche la question de la validité. Cela étant, le moment de la procédure auquel la question de la validité est soulevée est sans importance, indépendamment du fait que la convention de Bruxelles doit être interprétée dans la mesure la plus large possible de manière autonome, sans référence au droit de la procédure des États membres.

43.      En cas de «pures» actions en violation, ce lien avec les autorités nationales fait défaut.  Ces litiges concernent la violation d’un droit subjectif appartenant à une personne et ne se différencient en principe pas d’autres litiges de droit civil comparables portant sur des droits subjectifs étrangers à la propriété industrielle. Cette conception concernant la différence entre les procédures en violation d’un brevet et celles en constatation d’un brevet se fonde directement sur le texte de la convention de Bruxelles. Cette distinction a été admise par la Cour dans l’arrêt Duijnstee, précité, comme nous l’avons déjà souligné.

44.      Le législateur a choisi explicitement de ne pas soumettre la violation d’un brevet (ou d’une marque par exemple) à la règle de compétence de l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles. Il ne serait pas correct – également par rapport à l’équilibre du système – d’interpréter cet article 16, point 4, de manière telle que les affaires en violation «pures» seraient écartées de l’application de la règle principale de l’article 2 de la convention de Bruxelles. En outre, une telle interprétation serait contraire à la décision de la Cour selon laquelle les exceptions à la règle générale de compétence de l’article 2, premier alinéa, de la convention de Bruxelles, ne doivent pas être interprétées dans un sens plus étendu que ne le requiert leur objectif (15).

45.      À titre superfétatoire, nous nous référons à l’arrêt Gantner Electronic (16) qui porte sur l’article 21 de la convention de Bruxelles. Cet article règle la situation qui se présente lorsque des demandes sont formées entre les mêmes parties devant des juridictions d’États contractants différents. La Cour insiste dans cet arrêt sur le fait que les revendications des demandeurs sont décisives pour déterminer la compétence judiciaire et non les moyens de défense. S’il en allait autrement, la répartition des compétences pourrait être modifiée selon le contenu du mémoire en défense qui est nécessairement déposé dans le cours de la procédure. À cela s’ajoute que, si l’on devait tenir compte des moyens de défense, le défendeur pourrait agir de mauvaise foi et entraver une procédure déjà pendante.

46.      L’arrêt Gantner Electronic, précité, n’implique pas, à notre avis, que l’article 16, point 4, de la convention de Bruxelles ne soit pas applicable lorsque le défendeur conteste la validité d’un brevet dans le cadre d’une procédure en contrefaçon. La convention de Bruxelles prévoit suffisamment de mécanismes pour préserver un recours judiciaire efficace. Le tribunal saisi de la violation peut transférer l’affaire dans sa totalité ou il peut garder l’affaire en suspens jusqu’à ce que le tribunal de l’autre État membre, compétent aux termes dudit article 16, point 4, ait tranché la question de la validité du brevet, et il peut également instruire lui-même l’affaire si le défendeur agit de mauvaise foi.

47.      Enfin: l’un des arguments principaux avancés dans les interventions déposées devant la Cour a trait à l’élaboration de la jurisprudence et à l’économie du procès. Pourtant, analysée de ce point de vue, l’hypothèse retenue n’offre pas une solution idéale. Le risque que les tribunaux de plusieurs États membres soient impliqués dans la même affaire et prennent des décisions divergentes n’est pas écarté davantage que dans les autres solutions proposées. En effet, le titulaire du brevet possède souvent dans plusieurs États membres des brevets concernant le même produit ou la même méthode de fabrication. Les tribunaux de ces différents États membres seraient donc au même moment exclusivement compétents dès lors que, dans le cadre d’une procédure d’infraction, la validité d’un brevet est mise en cause. La procédure d’infraction n’en est donc pas facilitée.

V –    Conclusion

48.      Nous invitons la Cour à répondre comme suit à la question posée par l’Oberlandesgericht Düsseldorf:

«L’article 16, point 4, de la convention du 27 septembre 1968, concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, détermine la compétence judiciaire lorsqu’une procédure a pour objet la validité ou la nullité d’un brevet ou d’un autre droit de propriété industrielle cité dans ladite disposition. Cet article s’applique par conséquent lorsque, dans une procédure en constatation de contrefaçon, le défendeur ou, dans une procédure en constatation de non–contrefaçon, le demandeur soutient que le brevet est invalide ou nul.»


1 – Langue originale: le néerlandais.


2– JO 1972, L 299, p. 32. La version consolidée de la convention amendée entre‑temps se trouve au JO 1998, C 27, p. 1.


3– Voir, par exemple, arrêts du 27 septembre 1988, Kalfelis (189/87, Rec. p. 5565, point 19), et du 10 juin 2004, Kronhofer (C-168/02, Rec. p. I-6009, points 12 à 14).


4– JO L 12, p. 1. La convention de Bruxelles s’applique encore à l’égard du Royaume de Danemark.


5 – JO 1979, C 59, p. 1.


6– Concernant l’article 16 de la convention de Bruxelles, voir ordonnance du 5 avril 2001, Gaillard (C-518/99, Rec. p. I-2771, point 13).


7– Voir ordonnance citée note 6, point 14.


8– Arrêt du 11 juillet 2002 (C-96/00, Rec. p. I-6367, point 46).


9– Voir arrêt Kronhofer, cité note 3 (point 15, concernant l’article 5, point 3, de la convention de Bruxelles).


10 – Arrêt du 10 janvier 1990 (C-115/88, Rec. p. I-27, points 10 et 11).


11 – Arrêt du 15 novembre 1983 (288/82, Rec. p. 3663, point 22).


12 – Voir note 5.


13 – Idem.


14– Voir point 23 ci-dessus.


15– Voir point 24 ci-dessus.


16– Arrêt du 8 mai 2003 (C-111/01, Rec. p. I-4207).