Language of document : ECLI:EU:C:2015:92

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. NILS WAHL

présentées le 12 février 2015 (1)

Affaire C‑583/13 P

Deutsche Bahn AG

DB Mobility Logistics AG

DB Energie GmbH

DB Netz AG

DB Schenker Rail GmbH

DB Schenker Rail Deutschland AG

Deutsche Umschlaggesellschaft Schiene-Straße mbH (DUSS)


contre


Commission européenne


«Pourvoi – Articles 20, paragraphe 4, et 28 du règlement (CE) no 1/2003 – Pouvoirs de la Commission en matière d’inspection – Droit fondamental à l’inviolabilité du domicile – Droit fondamental à une protection juridictionnelle effective – Arrêt Dow Benelux – Charge de la preuve – Conséquences de perquisitions illégales effectuées par la Commission»





1.        La protection juridique contre des perquisitions illégales de domiciles effectuées par des services de répression est généralement considérée comme l’un des principes marquant la distinction entre des sociétés basées sur l’État de droit et d’autres formes de gouvernement, plus répressives.

2.        Toutefois, il est universellement reconnu que, même dans des communautés régies par le droit, comme l’Union européenne, les autorités publiques doivent disposer de pouvoirs d’enquête effectifs, afin de poursuivre les infractions suspectées.

3.        C’est pourquoi la législation doit trouver un équilibre entre, d’une part, le droit au respect de la vie privée et, d’autre part, une répression efficace.

4.        La présente affaire concerne la question de savoir si, en matière de droit de la concurrence de l’Union, le bon équilibre a été trouvé entre le besoin d’outils d’enquête efficaces et le droit à une protection contre des perquisitions injustifiées. Plus précisément, la Cour est appelée à examiner les deux questions suivantes: i) le système d’inspections actuel de l’Union prévu par le règlement (CE) no 1/2003 (2) est-il compatible avec les articles 7 et 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte»), et ii) quelles sont les conséquences, dans le cadre de ce système, d’une perquisition illégale effectuée par la Commission européenne?

I –    Le cadre juridique

5.        L’article 20 du règlement no 1/2003, intitulé «Pouvoirs de la Commission en matière d’inspection», dispose:

«1. Pour l’accomplissement des tâches qui lui sont assignées par le présent règlement, la Commission peut procéder à toutes les inspections nécessaires auprès des entreprises et associations d’entreprises.

2. Les agents et les autres personnes les accompagnant mandatés par la Commission pour procéder à une inspection sont investis des pouvoirs suivants:

a)      accéder à tous les locaux, terrains et moyens de transport des entreprises et associations d’entreprises;

b)      contrôler les livres ainsi que tout autre document professionnel, quel qu’en soit le support;

c)       prendre ou obtenir sous quelque forme que ce soit copie ou extrait de ces livres ou documents;

[…]

4. Les entreprises et associations d’entreprises sont tenues de se soumettre aux inspections que la Commission a ordonnées par voie de décision. La décision indique l’objet et le but de l’inspection, fixe la date à laquelle elle commence et indique les sanctions prévues aux articles 23 et 24, ainsi que le recours ouvert devant la Cour de justice contre la décision. La Commission prend ces décisions après avoir entendu l’autorité de concurrence de l’État membre sur le territoire duquel l’inspection doit être effectuée.

[…]

6. Lorsque les agents ou les autres personnes les accompagnant mandatés par la Commission constatent qu’une entreprise s’oppose à une inspection ordonnée en vertu du présent article, l’État membre intéressé leur prête l’assistance nécessaire, en requérant au besoin la force publique ou une autorité disposant d’un pouvoir de contrainte équivalent, pour leur permettre d’exécuter leur mission d’inspection.

7. Si, en vertu du droit national, l’assistance prévue au paragraphe 6 requiert l’autorisation d’une autorité judiciaire, cette autorisation doit être sollicitée. L’autorisation peut également être demandée à titre préventif.

8. Lorsqu’une autorisation visée au paragraphe 7 est demandée, l’autorité judiciaire nationale contrôle que la décision de la Commission est authentique et que les mesures coercitives envisagées ne sont ni arbitraires ni excessives par rapport à l’objet de l’inspection. Lorsqu’elle contrôle la proportionnalité des mesures coercitives, l’autorité judiciaire nationale peut demander à la Commission, directement ou par l’intermédiaire de l’autorité de concurrence de l’État membre, des explications détaillées, notamment sur les motifs qui incitent la Commission à suspecter une violation des articles 81 et 82 du traité, ainsi que sur la gravité de la violation suspectée et sur la nature de l’implication de l’entreprise concernée. Cependant, l’autorité judiciaire nationale ne peut ni mettre en cause la nécessité de l’inspection ni exiger la communication des informations figurant dans le dossier de la Commission. Le contrôle de la légalité de la décision de la Commission est réservé à la Cour de justice.»

6.        De plus, l’article 28, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 prévoit:

«Sans préjudice des articles 12 et 15, les informations recueillies en application des articles 17 à 22 ne peuvent être utilisées qu’aux fins auxquelles elles ont été recueillies.»

II – Les antécédents du litige

7.        En 2011, la Commission a adopté trois décisions ordonnant toutes une inspection des locaux de Deutsche Bahn AG et de plusieurs de ses filiales (DB Mobility Logistics AB, DB Netz AG, DB Energie GmbH, DB Schenker Rail GmbH, DB Schenker Rail Deutschland AG, et Deutsche Umschlaggesellschaft Schiene-Straße mbH (ci-après appelées collectivement «Deutsche Bahn» ou les «requérantes»). Deutsche Bahn est une entreprise exerçant des activités dans le secteur du transport national et international de marchandises et de passagers, de la logistique et de la prestation de services accessoires dans le transport ferroviaire.

8.        La première décision d’inspection (3) a été notifiée à Deutsche Bahn le 29 mars 2011, lorsque des inspecteurs de la Commission ont demandé à accéder à des locaux de celle-ci à Berlin, à Francfort-sur-le-Main et à Mayence (Allemagne). La décision concernait le traitement préférentiel potentiellement injustifié, accordé par DB Energie à d’autres filiales de Deutsche Bahn, sous forme d’un système de remise pour la fourniture d’énergie de traction électrique (ci-après la «première infraction suspectée»).

9.        Lors des inspections, les inspecteurs de la Commission ont trouvé dans les locaux de Deutsche Bahn des documents qui, selon la Commission, pouvaient indiquer un autre comportement anticoncurrentiel (ci-après les «documents DUSS») et, par conséquent, une autre décision d’inspection a été notifiée à Deutsche Bahn le 31 mars 2011 (ci-après la «deuxième décision d’inspection»), alors que la première inspection était encore en cours. La deuxième décision d’inspection concernait des infractions suspectées à la concurrence commises par Deutsche Umschlaggesellschaft Schiene-Straße mbH (ci‑après «DUSS») en faisant un usage stratégique d’infrastructures gérées par Deutsche Bahn (4) (ci-après la «deuxième infraction suspectée»).

10.      La première et la deuxième inspection se sont terminées, respectivement, les 31 mars et 1er avril 2011.

11.      Ensuite, une décision d’inspection supplémentaire (5) (ci-après la «troisième décision d’inspection») a été adoptée et notifiée à Deutsche Bahn le 26 juillet 2011. La troisième inspection visait également des infractions suspectées à la concurrence commises par DUSS. Elle a eu lieu du 26 au 29 juillet 2011.

III – La procédure devant le Tribunal et l’arrêt attaqué

12.      À la suite des inspections, Deutsche Bahn a introduit devant le Tribunal des recours contre la Commission, en annulation des trois décisions d’inspection (ci‑après les «décisions attaquées»), au motif que ces décisions violaient son droit au respect de la vie privée, les droits de la défense et le principe de proportionnalité.

13.      Par un arrêt du 6 septembre 2013, dans les affaires jointes T‑289/11, T‑290/11 et T‑521/11, Deutsche Bahn e.a./Commission (6) (ci‑après l’«arrêt attaqué»), le Tribunal a rejeté entièrement ces recours et condamné Deutsche Bahn aux dépens.

IV – La procédure devant la Cour et les conclusions des parties

14.      Par leur pourvoi, formé devant la Cour le 18 novembre 2013, les requérantes concluent à ce qu’il plaise à la Cour:

–        annuler l’arrêt attaqué;

–        annuler les décisions attaquées;

–        condamner la Commission aux dépens de la première instance et de la procédure de pourvoi.

15.      La Commission, quant à elle, conclut à ce qu’il plaise à la Cour:

–        rejeter le pourvoi;

–        condamner les requérantes aux dépens.

16.      Le gouvernement espagnol et l’Autorité de surveillance AELE (ci-après l’«ASA») ont présenté des observations au soutien de la Commission, ils ont aussi tous deux présenté des observations orales à l’audience qui s’est tenue le 4 décembre 2014, tout comme les requérantes et la Commission.

V –    Appréciation des moyens du pourvoi

17.      Les requérantes ont invoqué à l’appui de leur pourvoi quatre moyens que j’examinerai l’un après l’autre. Avant cela, j’examinerai brièvement certains aspects essentiels du système prévu par le règlement no 1/2003 concernant les inspections effectuées par la Commission.

A –    Introduction

18.      La légalité d’une inspection effectuée par la Commission dans les locaux d’une entreprise dépend du contenu de la décision ordonnant à celle-ci de se soumettre à l’inspection. Conformément à l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003, la décision «indique l’objet et le but de l’inspection». Dans sa jurisprudence, la Cour a jugé que, par conséquent, s’il incombe en principe à la Commission d’indiquer avec autant de précision que possible ce qui est recherché et les éléments sur lesquels doivent porter la vérification, il n’est en revanche pas indispensable de faire apparaître dans une décision d’inspection une délimitation précise du marché en cause, ni la qualification juridique exacte des infractions présumées ou l’indication de la période au cours de laquelle ces infractions auraient été commises (7). Cette obligation de motivation spécifique constitue, ainsi que la Cour l’a précisé, une exigence fondamentale en vue non seulement de faire apparaître le caractère justifié de l’intervention envisagée à l’intérieur des entreprises concernées, mais aussi de mettre celles-ci en mesure de saisir la portée de leur devoir de collaboration tout en préservant en même temps leurs droits de défense (8).

19.      Contrairement à ses obligations concernant les locaux autres que professionnels (article 21 du règlement no 1/2003), lorsqu’une société est soumise à une inspection en vertu de l’article 20 dudit règlement, la Commission n’a pas besoin d’entretenir des soupçons particuliers d’agissements répréhensibles de celle-ci: il suffit qu’elle soupçonne que la société est susceptible de détenir des informations pertinentes.

20.      Subordonnée aux conditions décrites ci-dessus, la décision de la Commission n’est pas en soi soumise à un contrôle juridictionnel ex ante. C’est seulement lorsque des mesures de contrainte sont envisagées et que le droit national applicable requiert une autorisation judiciaire a priori qu’il y a un contrôle juridictionnel préalable de la décision d’inspection. Toutefois, étant donné les limites que l’article 20, paragraphe 8, du règlement no 1/2003 impose à un tel contrôle juridictionnel, il paraît improbable qu’une juridiction nationale refuse d’accorder les mesures de contrainte demandées dans un cas précis. Même si cela devait se produire, un refus de l’entreprise concernée de se soumettre à la décision d’inspection pourrait en tout état de cause être sanctionné en vertu des articles 23 et 24 du règlement no 1/2003 (9).

21.      Conformément à l’article 28 du règlement no 1/2003, tous documents ou informations recueillis dans le cadre d’une inspection ne peuvent, sauf exceptions prévues par ledit règlement, être utilisés qu’aux fins auxquelles ils ont été recueillis. Ainsi que la Cour l’a jugé, une telle exigence est propre à préserver les droits de la défense des entreprises concernées, dans la mesure où de tels droits seraient gravement compromis si la Commission pouvait invoquer à l’égard des entreprises des preuves qui, obtenues au cours d’une vérification, seraient étrangères à l’objet et au but de celle-ci (10).

22.      Toutefois, ainsi que la Cour l’a jugé dans l’arrêt Dow Benelux/Commission, la disposition ci-avant n’interdit pas à la Commission d’ouvrir une enquête afin de vérifier ou de compléter des informations dont elle aurait eu incidemment connaissance au cours d’une autre enquête au cas où ces informations indiqueraient l’existence éventuelle d’une autre violation des règles de concurrence du traité. Une telle interdiction constituerait une entrave injustifiée aux pouvoirs d’enquête de la Commission, puisque l’entreprise responsable de la violation potentielle est libre d’exercer pleinement ses droits de la défense dans le cadre de la nouvelle enquête (11). Par conséquent, il n’est pas interdit d’utiliser des informations obtenues incidemment, à condition qu’une nouvelle enquête soit ouverte et menée conformément au règlement no 1/2003.

23.      Dernièrement, la Cour a également jugé qu’une entreprise à l’encontre de laquelle la Commission a ordonné une vérification peut former un recours contre une telle décision devant le juge de l’Union. Au cas où ladite décision serait annulée par ce dernier, la Commission se verrait empêchée, de ce fait, d’utiliser, à l’effet de la procédure d’infraction aux règles de concurrence de l’Union, tous documents ou pièces probantes qu’elle aurait réunis dans le cadre de cette vérification, sous peine de s’exposer au risque de voir le juge de l’Union annuler la décision relative à l’infraction dans la mesure où elle serait fondée sur de tels moyens de preuve (12).

24.      C’est dans ce contexte que j’examinerai maintenant les quatre moyens du pourvoi.

B –    Le premier moyen du pourvoi

25.      Par leur premier moyen, les requérantes soutiennent que le Tribunal a interprété et appliqué de manière erronée le droit fondamental à l’inviolabilité du domicile consacré à l’article 7 de la Charte et à l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la «CEDH»).

26.      Aux points 42 à 102 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a déclaré, en faisant référence à la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après la «Cour EDH»), qu’un degré acceptable de protection contre les ingérences attentatoires à l’article 8 de la CEDH impliquait un cadre légal et des limites stricts. Le Tribunal a ensuite expliqué qu’il existe cinq catégories de garanties: i) la motivation des décisions d’inspection; ii) les limites imposées à la Commission lors du déroulement de l’inspection; iii) l’impossibilité pour la Commission d’imposer l’inspection par la force; iv) l’intervention des instances nationales, et v) l’existence de voies de recours a posteriori. Après avoir examiné les faits et les règles prévues par le règlement no 1/2003, le Tribunal est parvenu à la conclusion que les cinq catégories de garanties avaient toutes été respectées en l’espèce. Dans ces conditions, le Tribunal a rejeté le moyen invoqué en première instance, tiré d’une violation du droit à l’inviolabilité du domicile en raison de l’absence d’autorisation judiciaire préalable des inspections de la Commission.

27.      En substance, les requérantes soutiennent que le Tribunal a interprété de manière erronée la jurisprudence de la Cour EDH concernant l’article 8 de la CEDH, selon laquelle, dans une situation telle que celle des décisions litigieuses, la Commission est tenue d’obtenir une autorisation judiciaire préalable du Tribunal de l’Union européenne ou d’une juridiction nationale. D’une part, selon les requérantes, le Tribunal a interprété de manière erronée les arrêts de la Cour EDH Société Colas Est et autres c. France (13), Société Métallurgique Liotard Frères c. France (14) et Société Canal Plus et autres c. France (15) en ce qu’il considère que l’absence d’autorisation judiciaire préalable était seulement l’un des éléments pris en compte par la Cour EDH lorsqu’elle a conclu que l’article 8 de la CEDH avait été violé. Les requérantes soutiennent que le Tribunal aurait plutôt dû considérer que la nécessité d’une autorisation judiciaire préalable constituait un élément essentiel des conclusions de la Cour EDH. De surcroît, selon elles, le Tribunal a interprété de manière erronée les arrêts Harju c. Finlande (16) et Heino c. Finlande (17) en déclarant que l’absence de mandat préalable pouvait être «contrebalancée» par un contrôle juridictionnel complet, exercé a posteriori. En effet, dans ces deux affaires, les actions des autorités publiques étaient motivées par l’urgence. Dans la mesure où, en l’espèce, la Commission n’a pas demandé d’autorisation judiciaire préalable alors qu’il n’y avait aucune urgence, le Tribunal aurait dû considérer qu’elle a violé le principe de proportionnalité.

28.      La Commission, soutenue par l’ASA et le gouvernement espagnol, fait valoir que le Tribunal a apprécié correctement la compatibilité des décisions litigieuses avec les droits fondamentaux à l’inviolabilité du domicile et n’a pas interprété de manière erronée la jurisprudence de la Cour EDH à cet égard.

29.      Le premier moyen du pourvoi soulève, en substance, la question de savoir si le système d’inspection actuel de l’Union, prévu à l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003, est compatible avec le respect au droit fondamental à l’inviolabilité du domicile, consacré à l’article 7 de la Charte et à l’article 8 de la CEDH. En particulier, il est demandé à la Cour de déterminer si la Commission devrait demander en principe une autorisation judiciaire préalable, à tout le moins lorsqu’il n’y a aucune urgence pour qu’elle agisse.

30.      À l’instar de la Commission, du gouvernement espagnol et de l’ASA, je suis d’avis que le Tribunal n’a pas interprété ou appliqué de manière erronée les arrêts de la Cour EDH invoqués par les requérantes. En effet, la jurisprudence actuelle de la Cour EDH ne permet pas d’affirmer que, comme le soutiennent les requérantes, la protection des droits consacrés par l’article 8 de la CEDH requiert qu’une autorité de répression des ententes obtienne toujours une autorisation judiciaire avant d’effectuer des inspections sur place de locaux professionnels. Il est impossible également d’affirmer que, pour des motifs de proportionnalité, une telle autorisation ne peut être accordée que lorsqu’il existe des motifs justifiant une action urgente de la part des autorités publiques.

31.      Il convient de rappeler d’emblée que, en étendant les garanties consacrées par l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH à des personnes morales, comme des entreprises, la Cour EDH a fait attention à ne pas considérer ces dernières comme tout à fait comparables à des personnes physiques (18) et à ne pas traiter des locaux professionnels de la même manière que des domiciles privés. En effet, depuis l’arrêt Niemietz c. Allemagne (19), selon une jurisprudence constante, la Cour EDH a considéré que des autorités publiques peuvent très bien être habilitées à empiéter davantage sur les droits protégés par l’article 8 lorsque des locaux professionnels sont concernés.

32.      Deuxièmement, et surtout, contrairement aux requérantes, je ne vois pas comment les arrêts de la Cour EDH Société Colas Est et autres c. France, Société Métallurgique Liotard Frères c. France et Société Canal Plus et autres c. France pourraient être interprétés comme requérant qu’une autorité de répression des ententes doive en règle générale demander une autorisation judiciaire préalable à défaut de laquelle elle violerait l’article 8 de la CEDH. Je ne suis pas non plus convaincu que les arrêts Harju c. Finlande et Heino c. Finlande soient hors de propos en l’espèce.

33.      Pour commencer, il convient de souligner que, si l’arrêt Société Colas Est et autres c. France concerne spécifiquement une violation de l’article 8 de la CEDH, dans les arrêts Société Métallurgique Liotard Frères c. France et Société Canal Plus et autres c. France, la Cour EDH s’est intéressée exclusivement à la violation alléguée de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH. C’est pourquoi, raisonnablement, les requérantes ne peuvent pas reprocher au Tribunal de n’avoir évoqué que l’arrêt Société Colas Est et autres c. France lorsqu’il a examiné le moyen tiré d’une violation de l’article 7 de la Charte.

34.      En tout état de cause, il me semble que le Tribunal a procédé à une analyse détaillée de tous ces arrêts et a conclu à juste titre que l’absence de mandat préalable était seulement l’un des éléments que la Cour EDH a pris en considération dans ces affaires, lorsqu’elle s’est prononcée sur les violations de la CEDH alléguées par les parties (20). En effet, c’est toujours sur le fondement d’une appréciation globale de toutes les circonstances de droit et de fait pertinentes du cas d’espèce que la Cour s’est ainsi prononcée. En particulier, elle a examiné, entre autres éléments, l’étendue des pouvoirs conférés à l’autorité compétente, les circonstances dans lesquelles s’est produite l’ingérence au droit fondamental et si le système juridique concerné prévoyait différentes garanties, ainsi que, surtout, la possibilité d’un contrôle juridictionnel effectif a posteriori.

35.      Deux arrêts récents de la Cour EDH, concernant précisément des violations alléguées de l’article 8 de la CEDH, semblent confirmer cette lecture de la jurisprudence précitée.

36.      Dans l’affaire Bernh Larsen Holding AS et autres c. Norvège, il était demandé à la Cour EDH de se prononcer sur le point de savoir si l’article 8 de la CEDH s’opposait à une demande des autorités fiscales norvégiennes, adressée à trois sociétés dans le contexte d’un contrôle fiscal, de fournir une copie de sauvegarde d’un serveur informatique aux fins d’un contrôle au bureau des services fiscaux. La Cour EDH a observé que, si elle n’était pas comparable à des saisies et ne pouvait pas être exécutoire sous peine de sanctions pénales, une telle demande était juridiquement contraignante pour les trois sociétés, qui auraient pu se voir imposer des sanctions administratives si elles ne s’y étaient pas conformées. Par conséquent, elle a jugé que cette demande constituait une atteinte aux droits de ces sociétés au respect de leurs domiciles et de leur correspondance. Toutefois, bien qu’aucune juridiction n’ait autorisé la demande au préalable, la Cour EDH a conclu qu’une telle atteinte était justifiée. Entre autres éléments, la Cour EDH a observé que la législation nationale imposait des limites importantes aux pouvoirs des autorités concernées et prévoyait des garanties effectives et adéquates contre des abus (21).

37.      De surcroît, dans sa récente affaire Delta Pekárny AS c. République tchèque, la Cour EDH a examiné si une inspection effectuée par l’autorité nationale tchèque de la concurrence dans les locaux d’une société en 2003 avait donné lieu à une violation de l’article 8 de la CEDH. La Cour EDH a jugé que, pour la société concernée, l’inspection litigieuse avait violé le droit à l’inviolabilité du domicile. Toutefois, la raison en était que la décision autorisant l’inspection n’était pas susceptible d’un contrôle juridictionnel effectif, ni a priori ni a posteriori. Notamment, la seule possibilité dont disposaient les requérantes pour soulever des questions concernant la légalité de l’inspection était une action ayant pour objet les conclusions au fond de l’autorité de la concurrence. Dans ce contexte, des questions comme la nécessité, la durée ou l’étendue de l’inspection, ainsi que sa proportionnalité, n’avaient pas été susceptibles d’un contrôle juridictionnel (22).

38.      Il convient de noter que, dans l’arrêt Delta Pekárny AS c. République tchèque, la Cour EDH a déclaré expressément que l’absence de mandat judiciaire préalable pouvait être compensée par un contrôle juridictionnel effectif a posteriori portant sur toutes les questions de droit et de fait. À cet égard, la Cour EDH a renvoyé expressément, notamment, à son arrêt Harju c. Finlande, dont les requérantes ont contesté la pertinence aux fins de la présente affaire, comme je l’ai mentionné ci-avant (23). Comme dans l’arrêt Bernh Larsen Holding AS et autres c. Norvège, la Cour EDH a conclu qu’il n’y avait eu aucune violation de l’article 8 de la CEDH, sans même examiner si une raison d’urgence justifiait les actions entreprises par les autorités publiques.

39.      Sur le fondement de ce qui précède, je dois conclure que le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en interprétant la jurisprudence de la Cour EDH invoquée par les requérantes. Il n’a pas non plus commis d’erreur de droit en appliquant cette jurisprudence à l’affaire portée devant lui.

40.      En effet, dans le cadre du système de l’Union, le contrôle juridictionnel a posteriori que peuvent exercer les juridictions de l’Union garantit un degré de protection suffisant du droit fondamental à l’inviolabilité du domicile. Selon moi, il ne fait aucun doute que la compétence des juridictions de l’Union couvre tous les éléments de droit et de fait qui peuvent être pertinents pour vérifier la légalité des décisions d’inspection (24), conformément aux arrêts Chalkor/Commission et KME Germany e.a./Commission (25). De surcroît, comme je l’ai mentionné au point 23 des présentes conclusions, l’annulation d’une décision d’inspection interdit à la Commission d’utiliser des documents obtenus lors de cette inspection.

41.      Par conséquent, il me semble que les requérantes n’ont établi aucune violation de l’article 8 de la CEDH. En outre, les requérantes ne soutiennent pas que l’article 7 de la Charte puisse imposer un degré de protection supérieur à celui fourni par la CEDH (26). En tout état de cause, je ne vois aucune indication en ce sens dans le droit primaire ou dans le droit dérivé de l’Union. De fait, le libellé de l’article 7 de la Charte est très comparable à celui de l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH. De surcroît, le règlement no 1/2003 requiert spécialement une autorisation judiciaire préalable uniquement pour des inspections effectuées conformément à l’article 21 dudit règlement, ce qui exclut implicitement la nécessité d’une telle autorisation pour les inspections basées sur l’article 20, paragraphe 4, de ce règlement.

42.      C’est la raison pour laquelle, selon moi, le Tribunal n’a pas commis d’erreur de droit en rejetant les arguments des requérantes alléguant une violation de leur droit à l’inviolabilité des locaux professionnels. Par conséquent, je suggère à la Cour de rejeter le premier moyen du pourvoi.

C –    Le deuxième moyen du pourvoi

43.      Avec leur deuxième moyen, les requérantes soutiennent que le Tribunal a interprété et appliqué de manière erronée le droit fondamental à une protection juridictionnelle effective prévu à l’article 47 de la Charte.

44.      La Commission, soutenue par les parties intervenantes, conteste ces arguments.

45.      Il me semble que le deuxième moyen constitue, dans une large mesure, une répétition des arguments avancés dans le cadre du premier moyen. Les requérantes soutiennent seulement que l’absence d’autorisation judiciaire préalable pour une inspection prive les entreprises d’une protection juridictionnelle adéquate, en violation des droits reconnus à l’article 47 de la Charte et à l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH. Les requérantes invoquent encore une fois les arrêts précités de la Cour EDH Société Colas Est et autres c. France, Société Métallurgique Liotard Frères c. France et Société Canal Plus et autres c. France (27).

46.      Par conséquent, ainsi que je l’ai expliqué précédemment: les entreprises qui ont été soumises à une inspection ont la faculté de remettre en cause la légalité de la décision d’inspection de la Commission devant les juridictions de l’Union. Une telle action peut être introduite immédiatement après la notification de la décision de la Commission à la société (généralement lorsque l’inspection commence), il n’est pas nécessaire d’attendre que la Commission ait adopté la décision finale concernant la violation suspectée des règles de concurrence de l’Union.

47.      De surcroît, il ne fait aucun doute que les juridictions de l’Union ont compétence pour contrôler tous les éléments de droit et de fait des décisions d’inspection, y compris le point de savoir si la Commission a usé à bon escient de la marge discrétionnaire dont elle dispose, et pour annuler ces décisions, en tout ou en partie, en tous points (28).

48.      Cela constitue une différence importante entre le système de l’Union en cause en l’espèce et le système national examiné par la Cour EDH dans les arrêts Société Canal Plus et autres c. France et Société Métallurgique Liotard Frères c. France. Dans ces affaires, s’agissant de constater une violation de l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH, l’arrêt de la Cour EDH s’est fondé sur deux points essentiels: i) les sociétés pouvaient attaquer la décision d’inspection dans le cadre d’un recours sur un point de droit («cassation») qui ne leur permettait pas de contester les éléments de fait sur lesquels était basée la décision (29), et ii) la décision d’inspection pouvait seulement être attaquée conjointement à la décision finale de l’autorité de répression des ententes, ce qui rendait incertain le recours contre la décision d’inspection et, en tout état de cause, le retardait de plusieurs années (30).

49.      Cela a été clairement expliqué par le Tribunal aux points 109 à 112 de l’arrêt attaqué.

50.      Encore une fois, je ne vois pas, et les requérantes n’ont nullement essayé de l’expliquer à la Cour, la raison pour laquelle, sur ce point, l’article 47 de la Charte imposerait un degré de protection qui serait plus élevé pour l’Union que celui qu’implique l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH pour la Cour EDH.

51.      Selon moi, pour les raisons expliquées ci-avant, le simple fait que le contrôle juridictionnel ait lieu a posteriori ne constitue pas une violation du droit à une protection juridictionnelle effective.

52.      C’est pourquoi j’en conclus que les décisions d’inspection peuvent faire l’objet d’une forme de contrôle juridictionnel répondant aux critères d’effectivité prescrits par l’article 47 de la Charte. Par conséquent, le Tribunal n’a commis aucune erreur de droit lors de l’interprétation et de l’application de ce principe. Partant, il convient également de rejeter le deuxième moyen.

D –    Le troisième moyen du pourvoi

53.      Par leur troisième moyen, les requérantes soutiennent que le Tribunal a commis une erreur en qualifiant les documents DUSS découverts lors de la première inspection de trouvés «incidemment» au sens de l’arrêt Dow Benelux/Commission (31). À cet égard, la Commission a reconnu que ses inspecteurs avaient préalablement été informés de l’existence d’une plainte alléguant une autre violation des règles de concurrence par les requérantes. Celles-ci ont soutenu que cela avait constitué une irrégularité affectant l’exercice de leurs droits de la défense.

54.      La Commission soulève, tout d’abord, une exception d’irrecevabilité de ce moyen, dans la mesure où les requérantes contestent un constat de fait établi par le Tribunal. En tout état de cause, elle considère que les arguments avancés par les requérantes ne sont pas fondés.

1.      La recevabilité

55.      Il me semble qu’il conviendrait de rejeter l’exception d’irrecevabilité de ce moyen. En substance, ce que les requérantes reprochent au Tribunal ce n’est pas que les documents DUSS aient été trouvés incidemment, mais plutôt qu’ils ne peuvent pas être considérés comme tels au sens de l’arrêt Dow Benelux/Commission. C’est pourquoi, en l’espèce, le pourvoi concerne la qualification juridique des faits par le Tribunal et les conclusions juridiques auxquelles il est ensuite parvenu.

2.      Le bien-fondé

56.      Tout d’abord, il convient de rappeler encore une fois que, conformément à l’article 28 du règlement no 1/2003, tous documents ou informations recueillis dans le cadre d’une inspection ne peuvent, sauf exceptions prévues par ledit règlement, être utilisés qu’aux fins auxquelles ils ont été recueillis. Toutefois, il découle de l’arrêt Dow Benelux/Commission que, à titre d’exception au principe consacré à l’article 28, des documents et informations, qui ont été trouvés, mais qui ne relèvent pas de l’objet de l’inspection, peuvent être utilisés pour déclencher une nouvelle enquête.

57.      Dans son arrêt, au vu des arguments et des preuves présentés par les parties, le Tribunal est parvenu à la conclusion que les documents DUSS n’avaient pas fait l’objet d’une recherche ciblée, car ils avaient été trouvés incidemment dans des parties des locaux professionnels, que la Commission était en train de perquisitionner dans le but de rassembler des informations concernant l’objet de la première inspection. Sur ce fondement, et plus particulièrement en faisant référence à l’arrêt Dow Benelux/Commission, le Tribunal a rejeté les arguments de la requérante concernant une irrégularité alléguée lors de la première inspection (32).

58.      Le fait que les documents DUSS ont été trouvés en cherchant d’autres types de documents est un constat de fait qui, en principe, ne peut pas être contrôlé dans le cadre d’un pourvoi devant la Cour. Toutefois, la question essentielle est la suivante: cela suffit-il pour considérer que les droits de la défense et le droit au respect de la vie privée des requérantes ont été dûment respectés lors de la première inspection? En d’autres termes, le Tribunal a-t-il appliqué correctement l’article 28 du règlement no 1/2003 et l’arrêt Dow Benelux/Commission?

59.      Je ne le crois pas.

60.      Selon moi, afin de comprendre pourquoi il y a lieu de constater que le Tribunal a appliqué de manière erronée la jurisprudence de la Cour, il convient d’examiner la raison d’être des règles fixées par le règlement no 1/2003, telles qu’interprétées par la Cour.

61.      Il est incontestable que le règlement no 1/2003 a accordé à la Commission de larges pouvoirs d’enquête qui empiètent sérieusement sur certains droits fondamentaux des sociétés et des particuliers. Comme je l’ai exposé ci-avant, ces pouvoirs sont exercés avec un contrôle juridictionnel a priori inexistant (ou réduit). De surcroît, il convient de souligner que les garde-fous internes, qui sont généralement prévus lorsque la Commission doit adopter des décisions et d’autres actes juridiquement contraignants (33), ne s’appliquent pas dans leur pleine mesure à des décisions adoptées en vertu des articles 20 et 21 du règlement no 1/2003. En effet, le pouvoir d’adopter des décisions en vertu de ces dispositions a été confié (34) au commissaire responsable de la politique en matière de concurrence qui, à son tour, a délégué ce pouvoir au directeur général de la concurrence («DG COMP») (35). Cela signifie que, en pratique, le personnel de la DG COMP prend seul les décisions d’inspection, les autres services de la Commission n’intervenant que peu ou pas du tout dans le processus décisionnel.

62.      Toutefois, il est généralement admis que la Commission devrait disposer de tels pouvoirs étendus et d’une marge d’appréciation appropriée dans l’exercice de ces pouvoirs, car les infractions à la concurrence constituent des violations graves de la législation économique sur laquelle l’Union est fondée. De même, il est logique que la procédure d’adoption de décisions d’inspection puisse permettre l’exécution rapide des inspections en minimisant tout risque de fuites (36).

63.      Toutefois, parallèlement, justement parce que ces pouvoirs sont tellement étendus, que la marge d’appréciation est tellement large et que le processus décisionnel est soumis à tellement peu de contrôles (juridictionnels ou administratifs) a priori, il incombe aux juridictions de l’Union de veiller à ce que les droits des entreprises et des citoyens concernés par une enquête soient pleinement respectés (37). En d’autres termes, c’est à juste titre que la Commission est habilitée à empiéter, parfois sérieusement, sur les droits fondamentaux d’entreprises et de citoyens au cours d’enquêtes en matière d’ententes. Toutefois, elle ne peut pas échapper à l’emprise du droit, car cela porterait atteinte à l’inviolabilité, garantie par le droit de l’Union, de l’essence de ces droits fondamentaux (38).

64.      Il convient de garder cela à l’esprit lors de la lecture de l’article 28 du règlement no 1/2003. L’une des intentions sous-jacentes de cette disposition est d’empêcher la Commission d’«aller à la pêche» en prenant le prétexte d’une enquête en cours concernant une violation éventuelle des règles de concurrence. La Commission ne peut pas rechercher d’autres preuves concernant des violations potentielles des règles de concurrence de l’Union que celles se rapportant à l’objet de l’enquête.

65.      Par ailleurs, selon moi, le sens de l’arrêt Dow Benelux/Commission est que la Commission ne peut pas «fermer les yeux» lorsque, tout à fait incidemment, elle trouve des documents semblant indiquer une autre infraction éventuelle à des règles de la concurrence de l’Union. En effet, si la Commission ne «ferme pas les yeux», elle ne viole ni ne contourne aucune règle procédurale. Par exemple, il est possible de comparer cette situation, par analogie, avec celle d’une autorité de répression qui, en effectuant une inspection sur place en raison de soupçons d’évasion fiscale, trouve des informations indiquant un éventuel blanchiment d’argent. Il n’y a aucune raison valable pour que cette autorité ignore les informations trouvées incidemment. Il en va de même pour la Commission dans le cadre d’enquêtes menées en vertu du règlement no 1/2003.

66.      Partant, la question essentielle qui se pose en l’espèce est celle de savoir si la Commission a ou non contourné la règle prévue à l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003.

67.      Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a établi que, juste avant l’inspection, les agents de la Commission avaient été spécifiquement informés qu’une autre plainte à l’encontre des requérantes avait été reçue et que l’objet de cette plainte leur avait été communiqué. Par ailleurs, la Commission a reconnu ouvertement ce fait, tant en première instance que dans le cadre du présent pourvoi. Néanmoins, le Tribunal ne lui en a pas fait grief, semblant considérer que cela n’était pas pertinent compte tenu de l’arrêt Dow Benelux/Commission. Le Tribunal s’est contenté de déclarer qu’«il y a[vait] lieu de considérer qu’il était légitime d’informer les agents du contexte général de l’affaire», sans expliquer toutefois pourquoi cela était légitime (39).

68.      Dans ses observations écrites, la Commission défend le raisonnement du Tribunal en soutenant qu’il était utile à ses agents d’être informés du contexte de l’inspection.

69.      En principe, à l’instar de la Commission, je pense qu’il est essentiel que les agents de celle-ci soient informés du contexte de l’inspection avant de l’effectuer. À cet égard, il me paraît raisonnable et utile de fournir aux agents concernés toutes les informations susceptibles de contribuer à l’efficacité de la recherche de preuves relatives à l’objet de l’inspection. Cela inclut, par exemple, des informations utiles pour comprendre la nature et l’étendue de l’infraction éventuelle (produits concernés, marché géographique affecté, autres sociétés impliquées, nom des personnes impliquées pour le compte de la société visée par l’enquête, etc.), ainsi que des informations relatives à la logistique de l’inspection (bureaux à perquisitionner, types de documents pertinents, mots clés et autres types d’informations spécifiques à rechercher). Ce type d’informations peut non seulement rendre la perquisition plus efficace, et permettre ainsi que celle-ci atteigne ses objectifs, mais aussi limiter les ingérences dans les droits des entreprises soumises aux inspections, en rendant la perquisition plus ciblée et moins longue.

70.      Cela dit, je ne vois pas du tout ce que veut dire la Commission en l’espèce, lorsqu’elle évoque le «contexte» de l’inspection. Je ne vois pas non plus pourquoi la deuxième infraction suspectée devrait être considérée, selon les termes du Tribunal, comme faisant partie du «contexte général» de la première infraction suspectée.

71.      Interrogée lors de l’audience, la Commission a eu du mal à expliquer à la Cour la raison pour laquelle des informations relatives à la deuxième infraction suspectée étaient pertinentes dans le contexte d’une recherche d’informations relatives à la première infraction suspectée. La Commission a soutenu que les deux affaires pouvaient être liées à deux égards: premièrement, parce que l’un des plaignants était commun aux deux enquêtes; deuxièmement, parce que, à ce moment-là, elle ne pouvait pas exclure que les deux pratiques faisant l’objet d’une enquête ne soient l’expression d’une stratégie générale de Deutsche Bahn visant à accorder à ses concurrents un accès discriminatoire aux infrastructures détenues par ses filiales.

72.      La faiblesse et le flou des arguments de la Commission sur ce point montrent que, en réalité, les deux affaires n’ont rien en commun, à part le fait de concerner toutes deux des filiales de Deutsche Bahn, même s’il s’agit de filiales différentes. Le fait qu’une société était l’un des plaignants dans les deux affaires ne semble nullement pertinent dans la mesure où les deux pratiques reprochées sont assez différentes et concernent des marchés distincts.

73.      Quant à l’affirmation selon laquelle la Commission ne pouvait pas exclure que les deux pratiques aient été l’expression d’une seule et même stratégie, rien dans les dossiers ne vient étayer cette thèse. En réalité, la description des évènements présentée par la Commission elle-même suggère le contraire. La Commission a admis que son personnel avait été informé de l’objet de la deuxième plainte avant la première inspection, mais a ajouté qu’il lui avait également été rappelé que le but de cette inspection était l’objet de la première plainte et non de la seconde. Manifestement, si la Commission avait soupçonné que les deux pratiques étaient l’expression d’une stratégie unique, ces paroles de précaution auraient été non seulement inutiles, mais aussi contreproductives. En effet, la nature et l’ampleur de l’infraction suspectée auraient été bien plus importantes. Par conséquent, il aurait été logique que la Commission recherche activement des liens éventuels entre les deux affaires.

74.      De surcroît, lors de l’audience, la Commission a expliqué que, initialement, elle avait décidé de ne pas enquêter sur la deuxième plainte, qui semblait concerner une pratique ayant un impact très limité. Or, cette affirmation est difficilement conciliable avec l’argument de la Commission selon lequel, à ce stade, elle ne pouvait pas exclure la possibilité que Deutsche Bahn soit en train de mettre en œuvre une stratégie globale visant à accorder à ses concurrents un accès discriminatoire à ses infrastructures.

75.      En tout état de cause, selon moi, il ne fait aucun doute que, si la Commission avait réellement soupçonné une telle stratégie globale de la part de Deutsche Bahn, elle aurait dû le mentionner dans la première décision d’inspection. Même après la découverte des documents DUSS lors de la première inspection, elle n’a mentionné qu’elle soupçonnait une telle stratégie ni dans la deuxième ni dans la troisième décision d’inspection. Cela paraît, d’une part, être en totale contradiction avec les arguments de la Commission et, d’autre part, jeter des doutes supplémentaires quant à la légalité des décisions litigieuses.

76.      Enfin, en réponse aux questions posées par la Cour lors de l’audience, la Commission a admis que le fait d’informer son personnel au préalable sur l’objet de la deuxième infraction suspectée n’avait pas nécessairement rendu plus efficace la recherche d’informations concernant la première infraction suspectée.

77.      Étant donné qu’il n’existe manifestement aucun lien clair entre les deux infractions suspectées et que la Commission a reconnu que les informations données à son personnel, concernant la deuxième infraction suspectée, n’étaient pas vraiment utiles pour rechercher des informations concernant la première infraction suspectée, il me paraît inévitable de conclure qu’il devait y avoir une autre raison pour informer le personnel de la Commission. Selon moi, la seule explication possible est que ledit personnel a reçu des informations concernant la deuxième infraction suspectée afin de pouvoir «ouvrir les yeux» et chercher des preuves concernant la deuxième plainte.

78.      En effet, il n’est pas certain du tout que, sans informations préalables, le personnel de la Commission aurait pu comprendre la signification des documents DUSS. D’autant moins que, dans cette affaire, l’infraction suspectée ne consistait pas en une violation classique et aisément identifiable de l’article 101 TFUE (comme pour des documents concernant des ententes caractérisées), mais en un comportement dont les effets anticoncurrentiels éventuels ne peuvent être appréciés qu’en recourant à une analyse d’une certaine complexité (40).

79.      En substance, cela conduit nécessairement à conclure que, à dessein ou par négligence, la Commission a contourné les règles régissant les inspections prévues par le règlement no 1/2003 en utilisant une inspection pour chercher des documents concernant un autre sujet, sans lien avec l’objet de cette inspection.

80.      À cet égard, il est presque inutile d’observer que, quand, comme en l’espèce, la Commission a été informée d’une autre infraction alléguée, différente et distincte, aux règles de concurrence, commise par des sociétés déjà visées par une enquête, elle a la faculté d’enquêter en même temps sur les deux pratiques. Notamment, si les conditions pertinentes sont remplies, rien n’empêche la Commission d’adopter deux décisions d’inspection, concernant le cadre de deux enquêtes différentes, adressées à la même société, devant être effectuées en même temps. Toutefois, si tel devait être le cas, la Commission doit procéder de façon transparente, en suivant les procédures prévues dans le règlement no 1/2003, afin que tous les garde-fous et toutes les garanties prévus en faveur des entreprises soumises à une inspection soient dûment respectés.

81.      En l’espèce, initialement, la Commission avait choisi à dessein de ne pas adopter deux décisions distinctes en même temps et de n’enquêter formellement que sur l’une des infractions alléguées. Toutefois, elle a demandé à son personnel, explicitement ou implicitement, de prêter spécifiquement attention à des informations concernant une deuxième infraction suspectée, différente.

82.      Clairement, ce n’est pas le type de pratique que la Cour a voulu autoriser avec l’arrêt Dow Benelux/Commission. Selon moi, il n’y a aucune différence entre une affaire dans laquelle la Commission lance une inspection sans décision valide et une affaire dans laquelle elle agit sur la base d’une décision valide, mais cherche des informations concernant une autre enquête qui n’est pas visée par cette décision.

83.      En conclusion, le contournement des dispositions de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003 a entraîné non seulement une violation des droits de la défense, mais également, et tout particulièrement, une violation manifeste du droit à l’inviolabilité du domicile. C’est pourquoi il convient d’accueillir le troisième moyen et d’annuler l’arrêt du Tribunal en ce qu’il a rejeté le moyen, invoqué par les requérantes en première instance, tiré de l’irrégularité de la première inspection.

E –    Le quatrième moyen du pourvoi

84.      Par leur quatrième moyen, les requérantes soutiennent que le Tribunal a commis une erreur de droit en leur imposant de prouver que les documents DUSS n’avaient pas été «trouvés incidemment». Les requérantes soutiennent que le Tribunal aurait dû au contraire enjoindre à la Commission de prouver que les conditions posées par l’arrêt Dow Benelux/Commission étaient réunies.

85.      Selon la Commission, le présent moyen est irrecevable et non fondé. Concernant sa recevabilité, elle soutient que les requérantes demandent en substance à la Cour de contrôler l’appréciation effectuée par le Tribunal des preuves présentées par les requérantes en première instance dans le but d’établir que les documents DUSS n’avaient pas été trouvés incidemment. Le Tribunal a jugé que ces preuves n’étayaient pas les arguments avancés par les requérantes et que cette appréciation ne peut pas faire l’objet d’un recours.

86.      En ce qui concerne le bien-fondé du moyen examiné, la Commission soutient qu’il n’était nullement impossible aux requérantes de fournir des preuves à l’appui de leur assertion selon laquelle, lors de la première inspection, la Commission avait également recherché des documents concernant la deuxième infraction alléguée. En effet, en première instance, les requérantes avaient présenté un ensemble de documents, censés prouver le comportement illégal de la Commission, mais que, à juste titre selon la Commission, le Tribunal n’avait pas trouvés convaincants.

87.      Il ne fait aucun doute que le présent moyen concerne également le rejet, par le Tribunal, du moyen des requérantes concernant l’usage fait par la Commission des documents DUSS trouvés lors de la première inspection, en se basant sur ces documents pour adopter les deuxième et troisième décisions d’inspection. Par conséquent, si la Cour est d’accord avec mon appréciation du troisième moyen, il n’est pas nécessaire d’examiner le quatrième moyen. C’est la raison pour laquelle je l’examinerai uniquement de manière succincte, dans un souci d’exhaustivité, ou pour le cas où la Cour jugerait le troisième moyen irrecevable ou non-fondé.

1.      La recevabilité

88.      Tout d’abord, je ne suis pas convaincu par les arguments de la Commission selon lesquels ce moyen est irrecevable. Il me semble que les requérantes ne contestent pas l’appréciation portée par le Tribunal sur les preuves présentées à l’appui de leurs assertions, mais plutôt, et avant tout, le fait que la charge de la preuve de l’intention de la Commission leur a été imposée. Par conséquent, c’est l’attribution de la charge de la preuve qui constitue le problème soulevé par les requérantes: il est clair qu’il s’agit d’une question de droit qui, en tant que telle, est soumise à un contrôle de la Cour dans le cadre d’un pourvoi.

2.      Le bien-fondé

89.      Au fond, ce moyen soulève la question de savoir si, devant les juridictions de l’Union, il incombe aux entreprises de prouver que des documents, trouvés lors d’une inspection, mais sans rapport avec l’objet déclaré de cette inspection, ont été utilisés illégalement par la Commission dans un autre contexte, ou bien le contraire.

90.      Tout d’abord, il paraît utile de souligner encore une fois que les pouvoirs dont dispose le personnel de la Commission lors d’une inspection effectuée en vertu de l’article 20, paragraphe 1, du règlement no 1/2003 sont encadrés par la décision d’inspection, qui définit l’objet de cette inspection. Toutefois, lors d’une inspection, la Commission doit pouvoir examiner tous les documents professionnels dont elle peut raisonnablement croire qu’ils constituent une source d’informations pertinente pour son enquête. Cela signifie que, inévitablement, le personnel de la Commission prend connaissance d’un grand nombre de documents qui peuvent ne pas relever de l’objet de l’inspection, afin de vérifier s’ils sont ou non pertinents. Néanmoins, le personnel de la Commission ne peut en faire des copies que s’ils sont jugés pertinents pour l’enquête (41).

91.      Par conséquent, tant que la Commission copie uniquement des documents visés par la décision d’inspection, son comportement doit être présumé valide. Dans de telles situations, il incomberait à l’entreprise inspectée de prouver devant le Tribunal l’invalidité de la décision d’inspection (en attaquant directement cette décision devant les juridictions de l’Union) ou l’illégalité de la manière dont l’inspection a été effectuée (généralement dans le cadre d’un recours en annulation de la décision finale de la Commission concernant l’infraction suspectée) (42).

92.      Par ailleurs, toute utilisation d’informations qui ne relèvent pas du champ de la décision d’inspection est, en principe, interdite. Toutefois, comme l’a précisé l’arrêt Dow Benelux/Commission, des documents trouvés incidemment lors d’une inspection et sans rapport avec celle-ci peuvent quand même être utilisés pour déclencher une nouvelle enquête.

93.      Ainsi, si la Commission utilise des documents ou des informations trouvés lors d’une inspection et qui ne sont pas visés par la décision d’inspection, en cas de litiges, il lui incombera d’invoquer une exception au principe général mentionné ci-dessus, comme l’exception découlant de l’arrêt Dow Benelux/Commission et de démontrer à la Cour que les conditions d’application de cette exception sont réunies (43).

94.      Normalement, sauf s’il existe des éléments indiquant le contraire, il est très facile de renverser la charge de la preuve incombant à la Commission. En effet, généralement, il n’y a aucune raison pour que la Commission ait intérêt à examiner et à rassembler des informations étrangères à l’enquête en cours. Il est donc possible de considérer que, habituellement, une explication succincte de la façon dont ont été trouvées les informations étrangères suffit pour considérer, à première vue, que la Commission n’a pas commis d’erreur de droit pendant sa perquisition. Il incomberait ensuite à l’entreprise concernée de convaincre les juridictions de l’Union que les documents en question étaient visés depuis le tout début. En d’autres termes, selon moi, sauf lorsque des éléments de fait prouvent le contraire, la Cour peut présumer que le comportement de la Commission ne sort pas du champ de la règle établie par l’arrêt Dow Benelux/Commission.

95.      Toutefois, en l’espèce, la situation est différente. Il est constant entre les parties que: i) les documents DUSS découverts par la Commission lors de la première inspection ne concernent pas l’objet de cette inspection; ii) ces documents ont servi de base pour adopter deux décisions ordonnant deux inspections ultérieures qui concernaient une infraction éventuelle différente, et iii) le personnel de la Commission a été informé de l’objet de la deuxième plainte juste avant la première inspection.

96.      Dans ces circonstances, à l’instar des requérantes, je considère que, en principe, il incombait à la Commission, qui invoquait l’arrêt Dow Benelux/Commission, de montrer que les conditions d’application de cette exception étaient remplies.

97.      Néanmoins, cette question importe relativement peu en l’espèce. En effet, selon moi, dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a commis une erreur à une étape antérieure de son raisonnement. Comme je l’ai expliqué ci-avant, l’exception admise par l’arrêt Dow Benelux/Commission s’applique seulement à des découvertes réellement fortuites, c’est-à-dire à des informations trouvées lors d’une perquisition effectuée, de bonne foi, à la recherche d’informations concernant l’objet de l’inspection. Inversement, cette exception ne peut pas s’appliquer à des affaires dans lesquelles les découvertes de documents résultent d’une perquisition illégale. En l’espèce, comme je l’ai déjà précédemment expliqué, la première inspection a constitué une perquisition illégale, dans la mesure où il a été demandé expressément ou implicitement au personnel de la Commission de chercher des documents sortant du champ de l’inspection, tel que délimité par la première décision d’inspection. En d’autres termes, la première inspection était illégale en ce qu’elle concernait la recherche de documents DUSS.

98.      Par conséquent, l’erreur du Tribunal ne porte pas sur la question de savoir s’il incombait à la Commission de prouver si les conditions posées par l’arrêt Dow Benelux/Commission étaient réunies ou s’il incombait aux requérantes d’apporter la preuve qu’elles ne l’étaient pas. L’erreur commise est bien plus fondamentale. Dans les circonstances de l’espèce, la question de l’attribution de la charge de la preuve ne se pose même pas. Si le Tribunal avait tiré les conséquences correctes du fait que la Commission avait effectué une perquisition illégale en ce qui concerne les documents DUSS, les requérantes n’auraient pas eu besoin d’apporter des preuves supplémentaires pour démontrer une violation de leurs droits de la défense et de leur droit au respect de la vie privée. De même, aucune preuve fournie par la Commission n’aurait pu démontrer que les documents avaient été trouvés incidemment, et donc légalement.

99.      C’est pourquoi, selon moi, le quatrième moyen est également fondé.

VI – Les conséquences de l’appréciation

100. Conformément à l’article 61 du statut de la Cour de justice, lorsque le pourvoi est fondé, la Cour annule la décision du Tribunal. Elle peut alors soit statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé, soit renvoyer l’affaire devant le Tribunal pour qu’il statue.

101. J’ai conclu qu’il conviendrait d’accueillir les troisième et quatrième moyens. Par conséquent, il conviendrait d’annuler l’arrêt attaqué en ce que, aux points 115 à 165, il a rejeté le moyen invoqué par les requérantes en première instance concernant la violation de leurs droits de la défense lors de la première inspection.

102. Au vu des faits constatés et des échanges de vues qui ont eu lieu devant le Tribunal et devant la Cour, selon moi, la Cour peut statuer définitivement sur cette affaire.

103. Dans leur requête présentée au Tribunal, les requérantes avaient demandé, notamment, l’annulation des deuxième et troisième décisions d’inspection de la Commission, au motif que celles-ci étaient basées sur des informations obtenues illégalement lors de la première inspection.

104. Pour les raisons expliquées ci-avant, je suis parvenu à la conclusion que les droits de la défense des requérantes et leur droit à l’inviolabilité du domicile ont été violés en raison d’une infraction aux règles fixées par le règlement no 1/2003. Dans ces conditions, la question essentielle est la suivante: la violation des droits de la défense et du droit à l’inviolabilité du domicile des requérantes constitue-t‑elle une base suffisante pour annuler les deuxième et troisième décisions d’inspection?

105. Pour les raisons exposées ci-après, selon moi, la réponse à cette question doit être affirmative.

106. Premièrement, comme je l’ai déjà mentionné, la Cour a précisé que, lorsqu’une décision d’inspection est annulée, la Commission se voit empêchée d’utiliser, à l’effet de la procédure d’infraction aux règles de concurrence de l’Union, tous documents ou pièces probantes qu’elle aurait réunis dans le cadre de cette vérification; sous peine de s’exposer au risque de voir le juge de l’Union annuler la décision relative à l’infraction dans la mesure où elle serait fondée sur de tels moyens de preuve (44).

107. Le principe résultant de cette jurisprudence est d’une importance capitale, car il garantit la compatibilité du système prévu par le règlement no 1/2003 avec la jurisprudence précitée de la Cour EDH concernant l’article 8 de la CEDH. De fait, selon une jurisprudence constante de la Cour EDH, une atteinte au droit à l’inviolabilité du domicile est justifiable, notamment, lorsque la législation prévoit des «garde-fous contre des abus» de la part des autorités publiques. Ces garde-fous peuvent être, notamment, des règles prévoyant la restitution ou la destruction de documents saisis ou copiés illégalement (45).

108. Deuxièmement, j’observe que l’article 28 du règlement no 1/2003 est formulé en des termes très larges. En particulier, le verbe employé («utiliser») a un sens général. Il est possible de considérer que la règle codifiée dans cet article est une interdiction générale d’utilisation d’informations rassemblées lors d’une inspection effectuée dans le cadre d’enquêtes différentes, à moins qu’une exception spécifique ne trouve à s’appliquer. D’ailleurs, cela est logique puisque ce principe, de la plus grande importance, vise à protéger non seulement le secret professionnel des entreprises concernées, mais également, et surtout, les droits de la défense de ces entreprises (46).

109. Je déduis des considérations qui précèdent non seulement que la Commission n’a pas le droit de faire référence à ces informations comme preuves d’une infraction, mais aussi, plus généralement, qu’elle ne peut pas se baser sur ces informations pour adopter une autre décision défavorable ou préjudiciable à l’entreprise concernée (ou à toute autre entreprise, à cet égard). Je ne vois pas la raison pour laquelle cette interdiction ne devrait pas également viser des décisions ordonnant à des entreprises de se soumettre à une inspection en vertu de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003.

110. Troisièmement, j’observe que, aux points 130 à 134 de l’arrêt attaqué, le Tribunal a considéré que les informations recueillies lors de la première inspection étaient «de nature à affecter la légalité des deuxième et troisième décisions d’inspection». Le Tribunal a écarté, à juste titre selon moi, le fait que la Commission avait reçu au préalable une plainte alléguant une infraction commise par DUSS, en le jugeant non pertinent dans la mesure où ce qui a déclenché les deuxième et troisième inspections, ce sont les informations trouvées lors de la première inspection. De fait, le texte des deuxième et troisième décisions d’inspection faisait référence (expressément dans la troisième décision et implicitement dans la deuxième) aux informations trouvées lors de la première inspection. La Commission n’a pas contesté le constat du Tribunal sur ce point.

111. De surcroît, j’observe que, dans les observations qu’elle a présentées devant le Tribunal, la Commission a reconnu que les documents trouvés lors de la première inspection ajoutaient des informations importantes à celles qui se trouvaient déjà dans son dossier. Notamment, la Commission a déclaré expressément que les documents DUSS semblaient indiquer une infraction éventuelle dont la nature et l’étendue paraissaient plus importantes que celle faisant l’objet de la plainte reçue au préalable. La Commission a également souligné lors de l’audience la nature limitée des informations, concernant la deuxième infraction suspectée, détenues avant la première inspection.

112. C’est pourquoi il est impossible d’exclure que les informations dont disposait la Commission avant de trouver les documents DUSS n’aient pas été suffisantes pour permettre une inspection en vertu de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003. En tout état de cause, même si la Commission avait eu suffisamment de preuves pour ordonner une inspection ad hoc concernant la deuxième infraction suspectée, je ne vois pas comment cela pourrait suffire à remédier aux conséquences découlant d’une violation manifeste de l’article 20, paragraphe 4, du règlement no 1/2003.

113. Quatrièmement, il importe peu que certains des documents DUSS aient été photocopiés seulement après la notification de la deuxième décision aux requérantes. Dans la mesure où la Commission a trouvé ces documents lors de la première inspection et les a mis de côté pour les photocopier ultérieurement, il est impossible d’affirmer qu’ils ont été obtenus à nouveau sur la base d’une nouvelle décision.

114. S’agissant des informations relatives à la deuxième infraction suspectée, ces documents ont été découverts lors d’une inspection illégale. Il est impossible de «remédier» à cette irrégularité procédurale, en tant que telle, en adoptant une nouvelle décision d’inspection (voire en émettant une demande d’informations conformément à l’article 18 du règlement no 1/2003).

115. La thèse opposée priverait pratiquement d’effets l’interdiction formulée à l’article 28 du règlement no 1/2003. En pratique, la Commission pourrait ignorer les règles procédurales fixées par le règlement, y compris celle de l’article 20, paragraphe 4, et contourner l’interdiction prévue à l’article 28, puisque tout document trouvé illégalement pourrait facilement être «régularisé». Outre les problèmes de compatibilité avec la jurisprudence précitée de la Cour EDH que cela poserait, il est raisonnablement impossible de faire une telle lecture du règlement no 1/2003.

116. Il est vrai que, dans l’arrêt PVC, la Cour a jugé que la circonstance que la Commission a obtenu, pour la première fois, des documents dans une affaire donnée ne confère pas une protection à ce point absolue que ces documents ne pourraient pas être légalement demandés dans une autre affaire et utilisés comme preuves. Par conséquent, elle a considéré que, dans la mesure où la Commission avait de nouveau obtenu ces documents sur le fondement de mandats de vérification et les avait utilisés dans le but indiqué dans ces mandats, elle avait respecté les droits de la défense des entreprises en question (47).

117. Toutefois, les faits de cette affaire sont sensiblement différents de ceux de l’espèce. En effet, contrairement à la présente affaire, dans l’affaire PVC, aucune des parties n’avait soutenu que la Commission avait commis une faute lors de sa première inspection. De surcroît, les entreprises concernées avaient fourni de leur plein gré une nouvelle copie des documents en question, sur demande de la Commission (48). En l’espèce, au contraire, la Commission s’est fondée précisément sur la copie de documents très différents qu’elle avait obtenus illégalement lors de la première inspection.

118. Selon moi, l’approche adoptée par le Tribunal dans l’arrêt PVC est raisonnable (49). Une fois de plus, l’objectif sous-jacent de l’article 28 est d’éviter que la Commission ne contourne les règles, afin de protéger les droits des entreprises soumises à une enquête. Considérer que l’obtention d’un document dans le cadre d’une enquête peut empêcher tout usage futur de celui-ci dans un autre contexte, même si aucune règle procédurale n’est contournée et si les droits de la défense des entreprises concernées sont dûment respectés, constituerait une extension excessive de la portée de l’article 28. Par exemple, il n’y aurait aucune raison d’interdire l’utilisation dans une enquête ultérieure d’un document à charge, trouvé par la Commission lors d’une inspection ou obtenu à la suite d’une demande d’informations concernant une autre infraction, à condition qu’une copie dudit document soit ultérieurement trouvée ou obtenue dans le cadre de cette nouvelle enquête, conformément aux règles fixées dans le règlement no 1/2003.

119. Toutefois, tel n’est pas le cas en l’espèce.

120. Cinquièmement, enfin, selon moi, il importe peu également que, comme la Commission le souligne dans ses observations, les représentants des requérantes qui ont «suivi» le personnel de la Commission pendant l’inspection n’aient soulevé aucune objection à ce moment-là (50), ni demandé de consigner une plainte formelle dans le rapport préparé par le personnel de la Commission à la fin de cette inspection.

121. Premièrement, aucune disposition du règlement no 1/2003 ou du règlement de procédure de la Cour ne requiert que des entreprises soulèvent immédiatement tout problème éventuel à cette étape pour que ce problème puisse être examiné par les juridictions de l’Union. Le simple silence de l’entreprise à ce stade ne saurait impliquer que celle-ci accepte un comportement potentiellement illégal de la Commission. Deuxièmement, il peut être difficile pour les représentants de l’entreprise de discerner immédiatement une violation éventuelle des règles de procédure commise par la Commission. Le personnel de la Commission ne doit pas et n’est pas censé donner d’explications ou de justifications particulières concernant, par exemple, le type de documents ou de matériel recherchés, ou les raisons de la perquisition de locaux professionnels donnés.

122. Au vu des considérations qui précèdent, j’en conclus que, comme les documents obtenus en violation des règles fixées dans le règlement no 1/2003 ont servi de base à la Commission pour adopter les deuxième et troisième décisions d’inspection, ces décisions doivent être annulées.

VII – Les dépens

123. Si la Cour est d’accord avec mon appréciation du présent pourvoi, alors, conformément aux articles 137, 138, 140 et 184 du règlement de procédure, les requérantes, dont seulement deux moyens, sur les quatre invoqués à l’appui du pourvoi, ont été accueillis, devraient être condamnées à supporter la moitié de leurs propres dépens et à payer la moitié des dépens engagés par la Commission pour le présent pourvoi. De son côté, la Commission devrait payer la moitié des dépens engagés par les requérantes et supporter la moitié de ses propres dépens afférents au présent pourvoi.

124. Quant aux dépens de première instance, certes, les requérantes ont obtenu gain de cause concernant l’annulation des deuxième et troisième décisions d’inspection. Cependant, la validité de la première décision d’inspection a été confirmée. Par conséquent, la Commission devrait payer les dépens afférents aux affaires T‑290/11 et T‑521/11, alors que les requérantes devraient payer les dépens afférents à l’affaire T‑289/11.

125. L’ASA et le gouvernement espagnol, en tant que parties intervenantes, devraient supporter leurs propres dépens.

VIII – Conclusion

126. Par conséquent, au vu des considérations qui précèdent, il est proposé à la Cour de statuer de la manière suivante:

–        annuler l’arrêt Deutsche Bahn e.a./Commission (T‑289/11, T‑290/11 et T‑521/11, EU:T:2013:404), en ce que le Tribunal a rejeté le moyen tiré d’une violation des droits de la défense des requérantes eu égard aux irrégularités affectant l’exécution de la première inspection;

–        annuler les décisions de la Commission C(2011) 2365, du 30 mars 2011, et C(2011) 5230, du 14 juillet 2011;

–        rejeter le pourvoi pour le reste;

–        condamner les requérantes à supporter la moitié de leurs propres dépens et à payer la moitié des dépens de la Commission afférents au présent pourvoi et la Commission à supporter la moitié de ses propres dépens et à payer la moitié des dépens des requérantes afférents au présent pourvoi;

–        condamner la Commission à payer les dépens afférents aux affaires T‑290/11 et T‑521/11 et les requérantes à payer les dépens afférents à l’affaire T‑289/11;

–        condamner le gouvernement espagnol et l’Autorité de surveillance AELE à supporter leurs propres dépens.


1 –      Langue originale: l’anglais.


2 – Règlement du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité (JO 2003, L 1, p. 1).


3 – Décision C(2011) 1774, du 14 mars 2011.


4 –      Décision C(2011) 2365, du 30 mars 2011.


5 – Décision C(2011) 5230, du 14 juillet 2011.


6 – EU:T:2013:404.


7 – Voir, notamment, arrêt Nexans et Nexans France/Commission (C‑37/13 P, EU:C:2014:2030, point 36 et jurisprudence citée).


8 – Ibidem, point 34 et jurisprudence citée.


9 – S’il est constaté qu’une entreprise a violé les règles en matière de concurrence de l’Union, même un retard dans la coopération avec la Commission entraînerait une augmentation de l’amende: voir, par exemple, arrêt Koninklijke Wegenbouw Stevin/Commission (T‑357/06, EU:T:2012:488, points 220 à 240).


10 – Voir arrêt Roquette Frères (C‑94/00, EU:C:2002:603, point 48 et jurisprudence citée).


11 – 85/87, EU:C:1989:379, points 17 à 19. Voir aussi arrêt Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission (C‑238/99 P, C‑244/99 P, C‑245/99 P, C‑247/99 P, C‑250/99 P à C‑252/99 P et C‑254/99 P, EU:C:2002:582, point 301, ci-après l’«arrêt PVC»).


12 – Voir arrêt Roquette Frères (C‑94/00, EU:C:2002:603, point 49 et jurisprudence citée).


13 – No 37971/97, CEDH 2002‑III.


14 – No 29598/08, CEDH 2011.


15 – No 29408/08, CEDH 2010.


16 – No 56716/09, CEDH 2011.


17 – No 56720/09, CEDH 2011.


18 – Voir, par exemple, Cour EDH, Bernh Larsen Holding AS et autres c. Norvège, no 24117/08, § 159 et jurisprudence citée, CEDH 2013.


19 – No 13710/88, 1992, série A n° 251-B, § 31, CEDH 80. Voir aussi Cour EDH, Société Colas Est et autres c. France, précité note 13, § 49.


20 – Voir, notamment, points 64 à 73 et 108 à 110 de l’arrêt attaqué.


21 – Arrêt précité note 18, § 104 à 107 et 158 à 175.


22 – No 97/11, § 82 à 94, CEDH 2014.


23 – Ibidem, points 83, 87, 92 et 93.


24 – Voir conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire Nexans et Nexans France/Commission (C‑37/13 P, EU:C:2014:223, point 85).


25 – Voir arrêts Chalkor/Commission (C‑386/10 P, EU:C:2011:815) et KME Germany e.a./Commission (C‑272/09 P, EU:C:2011:810).


26 – Voir article 52, paragraphe 3, dernière phrase, de la Charte: «[…] Cette disposition ne fait pas obstacle à ce que le droit de l’Union accorde une protection plus étendue [que celle conférée par la CEDH]».


27 – Cités en notes 13 à 15 des présentes conclusions. À cet égard, je souhaiterais souligner que les requérantes n’ont pas expliqué clairement la raison pour laquelle l’arrêt Société Colas Est et autres c. France serait pertinent en l’espèce, puisque, comme je l’ai indiqué ci‑avant, il concernait uniquement une violation du droit au respect de la vie privée et de la vie familiale (article 8 de la CEDH).


28 – Voir jurisprudence citée au point 40 des présentes conclusions. S’agissant de la jurisprudence de la Cour EDH, voir, notamment, Diagnostics Srl c. Italie, no 43509/08, § 57 à 67 et jurisprudence citée, CEDH 2011.


29 – Voir arrêts Société Canal Plus et autres c. France, précité note 15, § 37, et Société Métallurgique Liotard Frères c. France, précité note 14, § 18 et 19.


30 – Voir Cour EDH, Société Canal Plus et autres c. France, précité note 15, § 40.


31 – EU:C:1989:379.


32 – Voir points 115 à 165 de l’arrêt attaqué.


33 – Ces garde-fous incluent notamment une délibération collégiale de tous les commissaires après une consultation interservices.


34 – Sur le fondement de l’article 13 du règlement intérieur de la Commission [C(2000) 3614, JO 2000, L 308, p. 26], tel que modifié en dernier lieu par la décision 2011/737/UE, Euratom de la Commission, du 9 novembre 2011, modifiant son règlement intérieur (JO L 296, p. 58).


35 – Voir, principalement, décisions de la Commission PV(2004) 1655, SEC(2004) 520/2, et PV(2006) 1763, SEC(2006) 1368.


36 – Concernant la légalité de cette habilitation, voir arrêts AKZO Chemie et AKZO Chemie UK/Commission (5/85, EU:C:1986:328, points 28 à 40) et Dow Chemical Ibérica e.a./Commission (97/87 à 99/87, EU:C:1989:380, point 58).


37 – Voir conclusions de l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer dans l’affaire Aalborg Portland e.a./Commission (C‑204/00 P, EU:C:2003:85, point 26). Voir, également, en ce sens, arrêt Hoechst/Commission (C‑227/92 P, EU:C:1999:360, points 14 et 15 et jurisprudence citée).


38 – Voir, notamment, article 52, paragraphe 1, de la Charte.


39 – Point 162 de l’arrêt attaqué.


40 – Voir, à cet égard, notamment, points 15 à 22 de l’arrêt attaqué.


41 – Voir, en ce sens, conclusions de l’avocat général Kokott dans l’affaire Nexans et Nexans France/Commission (EU:C:2014:223, point 62 et jurisprudence citée).


42 – Voir arrêts Dow Benelux/Commission (EU:C:1989:379, point 49) et Nexans France et Nexans/Commission (T‑135/09, EU:T:2012:596, points 115 et suiv. ainsi que jurisprudence citée).


43 – Voir, par analogie, arrêts Commission/Italie (199/85, EU:C:1987:115, point 14) et Commission/France (C‑24/00, EU:C:2004:70, point 53).


44 – Voir arrêt Roquette Frères (EU:C:2002:603, point 49 et jurisprudence citée).


45 – Voir Cour EDH, Bernh Larsen Holding AS et autres c. Norvège, précité note 18, § 171 et 172; Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, § 47 et 52, série A no 28; Z c. Finlande, 25 février 1997, § 103, Recueil des arrêts et décisions 1997‑I, et Delta Pekárny AS c. République tchèque, précité note 22, § 92.


46 – Voir arrêt Dow Benelux/Commission (EU:C:1989:379, point 18).


47 – EU:C:2002:582, points 294 à 307.


48 – Voir, notamment, points 470 et 471 de l’arrêt rendu en première instance: arrêt Limburgse Vinyl Maatschappij e.a./Commission (T‑305/94 à T‑307/94, T‑313/94 à T‑316/94, T‑318/94, T‑325/94, T‑328/94, T‑329/94 et T‑335/94, EU:T:1999:80).


49 – Ibidem, point 477.


50 – En outre, les affirmations de la Commission à cet égard semblent inexactes, car des documents joints au dossier indiquent que, initialement, plusieurs des avocats des requérantes ont émis des objections contre la recherche de documents concernant DUSS.