CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MACIEJ SZPUNAR
présentées le 3 mars 2015 (1)
Affaire C‑681/13
Diageo Brands BV
contre
Simiramida-04 EOOD
[demande de décision préjudicielle
formée par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas)]
«Coopération judiciaire en matière civile – Règlement (CE) nº 44/2001 – Reconnaissance et exécution des décisions – Motifs de refus – Violation de l’ordre public de l’État requis – Ordre public de l’Union − Décision émanant d’une juridiction d’un autre État membre, contraire au droit de l’Union en matière de marques – Respect des droits de propriété intellectuelle – Directive 2004/48/CE – Frais de justice»
I – Introduction
1. Dans la présente affaire, le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas) a adressé à titre préjudiciel plusieurs questions à la Cour concernant principalement l’interprétation de l’article 34, point 1, du règlement (CE) nº 44/2001 (2), qui prévoit qu’une décision n’est pas reconnue si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État requis. Plus précisément, il s’agit de savoir si le fait qu’une décision rendue dans l’État d’origine est contraire au droit de l’Union justifie que cette décision ne soit pas reconnue dans l’État requis, au motif qu’elle viole l’ordre public de cet État. Cette affaire offre à la Cour l’occasion de développer les critères à prendre en compte par le juge de l’État requis, lesquels ont été formulés, en dernier lieu, dans l’arrêt Apostolides (3), pour apprécier s’il existe une violation manifeste de son ordre public, lorsque cette violation découle de la violation des règles du droit de l’Union.
II – Le cadre juridique
A – Le règlement nº 44/2001
2. Les considérants 6, 16 et 17 du règlement nº 44/2001 sont libellés comme suit:
«(6) Pour atteindre l’objectif de la libre circulation des décisions en matière civile et commerciale, il est nécessaire et approprié que les règles relatives à la compétence judiciaire, à la reconnaissance et à l’exécution des décisions soient déterminées par un instrument juridique communautaire contraignant et directement applicable.
[...]
(16) La confiance réciproque dans la justice au sein de la Communauté justifie que les décisions rendues dans un État membre soient reconnues de plein droit, sans qu’il soit nécessaire, sauf en cas de contestation, de recourir à aucune procédure.
(17) Cette même confiance réciproque justifie que la procédure visant à rendre exécutoire, dans un État membre, une décision rendue dans un autre État membre soit efficace et rapide. À cette fin, la déclaration relative à la force exécutoire d’une décision devrait être délivrée de manière quasi automatique, après un simple contrôle formel des documents fournis, sans qu’il soit possible pour la juridiction de soulever d’office un des motifs de non-exécution prévus par le présent règlement.»
3. Les articles 33, paragraphe 1, 34, points 1 et 2, et 36 du règlement nº 44/2001 figurent dans le chapitre III, intitulé «Reconnaissance et exécution», de celui-ci.
4. L’article 33, paragraphe 1, de ce règlement se lit comme suit:
«Les décisions rendues dans un État membre sont reconnues dans les autres États membres, sans qu’il soit nécessaire de recourir à aucune procédure.»
5. L’article 34, points 1 et 2, dudit règlement dispose:
«Une décision n’est pas reconnue si:
1) la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État requis;
2) l’acte introductif d’instance ou un acte équivalent n’a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant en temps utile et de telle manière qu’il puisse se défendre, à moins qu’il n’ait pas exercé de recours à l’encontre de la décision alors qu’il était en mesure de le faire».
6. Aux termes de l’article 36 du même règlement:
«En aucun cas, la décision étrangère ne peut faire l’objet d’une révision au fond.»
B – La directive 2004/48/CE
7. L’article 1er de la directive 2004/48/CE (4) prévoit que cette directive concerne «les mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle», étant précisé que cette expression inclut «les droits de propriété industrielle».
8. L’article 2, paragraphe 1, de cette directive indique que les mesures, procédures et réparations qu’elle prévoit s’appliquent «à toute atteinte aux droits de propriété intellectuelle prévue par la législation communautaire et/ou la législation nationale de l’État membre concerné».
9. En vertu de l’article 3, paragraphe 2, de ladite directive, les mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle que les États membres sont tenus de prendre doivent être «effectives, proportionnées et dissuasives et être appliquées de manière à éviter la création d’obstacles au commerce légitime et à offrir des sauvegardes contre leur usage abusif».
10. Dans cette perspective, l’article 7, paragraphe 1, de la directive 2004/48 impose aux États membres de veiller à ce que les autorités judiciaires compétentes puissent, sous certaines conditions, «ordonner des mesures provisoires rapides et efficaces pour conserver les éléments de preuve pertinents, au regard de l’atteinte alléguée». La même disposition précise que ces mesures peuvent inclure «la saisie réelle des marchandises litigieuses». De même, l’article 9 de cette directive, intitulé «Mesures provisoires et conservatoires», impose aux États membres au paragraphe 1, sous b), de veiller à ce que les autorités judiciaires puissent, à la demande du requérant, «ordonner la saisie ou la remise des marchandises qui sont soupçonnées de porter atteinte à un droit de propriété intellectuelle». Les articles 7, paragraphe 4, et 9, paragraphe 7, de la même directive prévoient que, «dans les cas où il est constaté ultérieurement qu’il n’y a pas eu atteinte ou menace d’atteinte à un droit de propriété intellectuelle», les autorités judiciaires sont habilitées «à ordonner au demandeur, à la demande du défendeur, d’accorder à ce dernier un dédommagement approprié en réparation de tout dommage causé par ces mesures».
11. S’agissant des frais de justice, l’article 14 de la directive 2004/48 dispose:
«Les États membres veillent à ce que les frais de justice raisonnables et proportionnés et les autres frais exposés par la partie ayant obtenu gain de cause soient, en règle générale, supportés par la partie qui succombe, à moins que l’équité ne le permette pas.»
III – Les faits du litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
12. Diageo Brands BV (ci-après «Diageo Brands»), dont le siège est situé à Amsterdam (Pays-Bas), est titulaire, entre autres, de la marque «Johnny Walker». Elle commercialise du whisky de cette marque en Bulgarie par l’intermédiaire d’un importateur local exclusif.
13. Simiramida-04 EOOD (ci-après «Simiramida»), établie à Varna (Bulgarie), commercialise des boissons alcoolisées.
14. Le 31 décembre 2007, un container de 12 096 bouteilles de whisky de la marque «Johnny Walker», destiné à Simiramida, est arrivé au port de Varna (Bulgarie) en provenance de Géorgie. Considérant que l’importation en Bulgarie de ce lot de bouteilles sans son autorisation constituait une atteinte à la marque dont elle est titulaire, Diageo Brands a sollicité et obtenu, le 12 mars 2008, l’autorisation du Sofiyski gradski sad (tribunal de la ville de Sofia, Bulgarie) de faire saisir le lot de whisky en cause.
15. Le 9 mai 2008, sur appel de Simiramida, le Sofiyski apelativen sad (Cour d’appel de Sofia) a annulé l’ordonnance de saisie du 12 mars 2008.
16. Par décisions des 30 décembre 2008 et 24 mars 2009, le Varhoven kasatsionen sad (Cour suprême de cassation) a rejeté le pourvoi en cassation formé par Diageo Brands pour des motifs de forme.
17. Le 9 avril 2009, la saisie du lot de whisky effectuée à la demande de Diageo Brands a été levée.
18. Dans la procédure au fond intentée par Diageo Brands contre Simiramida pour atteinte à la marque, le Sofiyski gradski sad a, par décision du 11 janvier 2010, rejeté les demandes de Diageo Brands. Ainsi qu’il résulte de la décision de renvoi, le Sofiyski gradski sad a, sans examiner les circonstances de l’affaire, jugé qu’il ressortait d’une décision interprétative, rendue par le Varhoven kasatsionen sad le 15 juin 2009, que l’importation en Bulgarie de produits qui sont mis en circulation en dehors de l’Espace économique européen (EEE) avec le consentement du titulaire de la marque ne constitue pas une atteinte aux droits conférés par la marque. Le Sofiyski gradski sad a considéré que, en vertu du droit judiciaire bulgare, il était lié par cette décision interprétative.
19. Diageo Brands n’a exercé aucune voie de recours contre cette décision du Sofiyski gradski sad du 11 janvier 2010, qui a acquis force de chose jugée.
20. Dans le litige au principal, Simiramida demande devant les juridictions néerlandaises le versement d’une somme s’élevant à plus de 10 millions d’euros à titre de réparation du préjudice qu’elle aurait subi en raison de la saisie effectuée à la demande de Diageo Brands. Simiramida fonde sa demande sur la décision rendue le 11 janvier 2010 par le Sofiyski gradski sad, en ce que celle-ci a constaté le caractère illégal de cette saisie. En défense, Diageo Brands fait valoir que cette décision ne peut pas être reconnue aux Pays-Bas au motif qu’elle est manifestement contraire à l’ordre public, au sens de l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001. Il ressort de la décision de renvoi que, dans sa décision du 11 janvier 2010, le Sofiyski gradski sad aurait fait une application manifestement erronée du droit de l’Union en se fondant sur une décision interprétative, elle-même entachée d’erreur, qui aurait été adoptée par le Varhoven kasatsionen sad en violation de son obligation de poser une question préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE.
21. Par décision du 2 mars 2011, le Rechtbank d’Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) a accueilli l’argumentation de Diageo Brands et rejeté la demande de Simiramida.
22. Sur appel de Simiramida, le Gerechtshof te Amsterdam (cour d’appel d’Amsterdam) a, par décision du 5 juin 2012, réformé la décision du Rechtbank d’Amterdam et jugé que la décision du 11 janvier 2010 du Sofiyski gradski sad devait bénéficier de la reconnaissance aux Pays-Bas. Il a toutefois décidé de surseoir à statuer sur la demande d’indemnisation.
23. Saisi sur pourvoi de Diageo Brands, le Hoge Raad der Nederlanden (Cour suprême des Pays-Bas) a constaté que, dans l’instance en cassation, «les parties conviennent du fait que la décision interprétative rendue par le Varhoven kasatsionen sad le 15 juin 2009 est contraire au droit de l’Union», et que «Diageo Brands a produit […] une nouvelle décision interprétative rendue par [le Varhoven kasatsionen sad] le 26 avril 2012, dans laquelle la décision interprétative du 15 juin 2009 est expressément confirmée».
24. C’est dans ces circonstances que le Hoge Raad der Nederlanden a, par jugement du 20 décembre 2013 parvenu au greffe de la Cour le 23 décembre 2013, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
«1) Convient-il d’interpréter l’article 34, […] point 1, du règlement nº 44/2001 en ce sens que ce motif de refus vise également le cas dans lequel la décision du juge de l’État d’origine est manifestement contraire au droit de l’Union et que ledit juge l’a perçu?
2) a) Convient-il d’interpréter l’article 34, […] point 1, du règlement nº 44/2001 en ce sens que la circonstance selon laquelle la partie qui invoque le motif de refus figurant à l’article 34, […] point 1, du règlement nº 44/2001 n’a exercé aucune voie de recours à sa disposition dans l’État d’origine de la décision, s’oppose à ce qu’elle invoque utilement ce motif de refus?
b) Si la deuxième question, sous a), appelle une réponse affirmative, la réponse serait-elle différente si l’exercice de voies de recours dans l’État d’origine de la décision était dénué de sens, car il convient d’admettre que cet exercice n’aurait pas abouti à une décision différente?
3) Convient-il d’interpréter l’article 14 de la directive 2004/48 en ce sens que cette disposition vise également les frais engagés par les parties dans le cadre d’une demande en indemnisation dans un État membre si la demande et la défense portent sur la responsabilité alléguée de la partie défenderesse en raison des saisies et des déclarations effectuées dans le but de faire respecter son droit de marque dans un autre État membre et que, à cet égard, est soulevée la question de la reconnaissance dans le premier État membre d’une décision rendue par le juge du deuxième État membre?»
25. Outre les parties au principal, les gouvernements allemand et letton ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations écrites.
26. Au cours de l’audience du 9 décembre 2014, des observations orales ont été présentées au nom des parties au principal et de la Commission.
IV – Analyse
27. J’examinerai, à titre liminaire, les prémisses sur lesquelles le juge de renvoi fonde sa décision avant d’analyser les aspects déterminants des questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi.
A – Considérations liminaires
28. Il a lieu, tout d’abord, de rappeler qu’il appartient à la juridiction nationale d’établir les faits qui ont donné lieu au litige au principal et d’en tirer les conséquences pour la décision qu’elle est appelée à rendre (5).
29. En effet, dans le cadre de la répartition des compétences entre les juridictions de l’Union et les juridictions nationales, il appartient en principe à la juridiction nationale de vérifier que les conditions factuelles entraînant l’application d’une norme de l’Union sont réunies dans l’affaire pendante devant elle. Cependant, la Cour, statuant sur renvoi préjudiciel, peut, le cas échéant, apporter des précisions visant à guider la juridiction nationale dans son interprétation (6).
30. Dans ces circonstances, la Cour doit répondre aux questions préjudicielles relatives à l’interprétation du droit de l’Union posées par la juridiction de renvoi, en laissant à cette dernière le soin de vérifier les éléments concrets du litige pendant devant elle (7).
31. À cet égard, je relève, ainsi qu’il résulte de la décision de renvoi, que celle-ci fonde ses questions sur plusieurs prémisses, à savoir que la décision du Sofiyski gradski sad du 11 janvier 2010 et la décision interprétative du Varhoven kasatsionen sad du 15 juin 2009, sur laquelle est fondée la décision du Sofiyski gradski sad, sont contraires au droit de l’Union (8). En outre, le juge de renvoi indique que la seconde décision interprétative rendue par le Varhoven kasatsionen sad le 26 avril 2012, dans laquelle la première décision interprétative a été expressément confirmée, est également contraire au droit de l’Union.
32. Or, ainsi qu’il ressort des observations écrites de la Commission confirmées à l’audience, dans le cadre de la procédure en manquement qu’elle a engagée en ce qui concerne la compatibilité de la jurisprudence du Varhoven kasatsionen sad avec l’article 5 de la directive 2008/95/CE (9), la Commission a examiné les deux décisions interprétatives de cette juridiction. Au terme de cette étude, elle est parvenue à la conclusion que, tant la décision interprétative du 15 juin 2009 que celle, plus détaillée, du 26 avril 2012, sont conformes au droit de l’Union. Cette analyse lui a permis de mettre fin à la procédure en manquement. Ainsi, selon la Commission, l’affirmation contenue dans la décision de renvoi selon laquelle la décision interprétative du Varhoven kasatsionen sad du 15 juin 2009 est contraire au droit de l’Union n’est pas exacte. Je ne peux donc pas exclure qu’en définitive, le Sofiyski gradski sad ait mal appliqué cette décision.
33. En ce qui concerne la décision du Sofiyski gradski sad du 11 janvier 2010, il résulte de la décision de renvoi que les parties semblent s’accorder en substance pour considérer que cette décision est contraire à l’article 5 de la directive 89/104 (10). En effet, cet article permet au titulaire de la marque d’interdire à tout tiers, notamment, d’importer des produits revêtus de cette marque, de les offrir, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins (11). Selon la jurisprudence de la Cour, cet article doit être interprété en ce sens que le titulaire d’une marque peut s’opposer à la première mise dans le commerce dans l’EEE, sans son consentement, de produits d’origine portant cette marque (12).
34. À la lumière de ces remarques liminaires et compte tenu de la connexité existant entre certaines des questions posées par la juridiction de renvoi, les première et deuxième questions, portant sur l’interprétation de l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001, seront examinées ensemble et en premier lieu. La question relative à l’interprétation de l’article 14 de la directive 2004/48 sera abordée par la suite.
B – Sur les première et deuxième questions
35. La juridiction de renvoi demande à la Cour, en substance, si le fait qu’une décision rendue dans l’État d’origine est contraire au droit de l’Union justifie que cette décision ne soit pas reconnue dans l’État requis, au motif qu’elle viole l’ordre public de cet État. Cette juridiction cherche encore à savoir si le juge de l’exequatur peut ou doit tenir compte du fait que la personne qui s’oppose à la reconnaissance de la décision dans l’État requis n’a pas exercé les voies de recours qui étaient à sa disposition dans l’État d’origine.
36. Afin de répondre à ces questions, il convient, au préalable, d’examiner quels sont les critères à l’aune desquels le juge de l’État requis doit apprécier s’il existe une violation manifeste de son ordre public. Il s’agit, en substance, de déterminer les éléments nécessaires à cette appréciation dans le cadre jurisprudentiel établi par la Cour concernant le recours à la notion d’«ordre public» au sens du règlement nº 44/2001.
1. Observation préalable sur la notion d’«ordre public»
37. Dans la présente affaire, la Cour est saisie d’une question d’interprétation de la notion d’«ordre public» au sens de l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001, c’est-à-dire au stade de la reconnaissance de la décision par l’État requis.
38. S’agissant de la notion d’«ordre public», il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour que, si les États membres restent, en principe, libres de déterminer, en vertu de la réserve inscrite à l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001, conformément à leurs conceptions nationales, les exigences de leur ordre public, les limites de cette notion relèvent de l’interprétation de ce règlement. Dès lors, s’il n’appartient pas à la Cour de définir le contenu de la notion d’«ordre public» d’un État membre, il lui incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre desquelles le juge d’un État membre peut avoir recours à cette notion pour ne pas reconnaître une décision émanant d’un autre État membre (13).
39. Dans l’affaire au principal, la juridiction de renvoi fait état de la violation, par le juge de l’État d’origine, d’une règle de droit matériel de l’Union, à savoir l’article 5 de la directive 89/104. Il ressort de la décision de renvoi que la violation de l’ordre public concerne en effet la violation du droit de l’Union. Il s’ensuit que la violation en cause concerne non pas l’ordre public national au stade de la reconnaissance, mais l’ordre public de l’Union, qui lui-même fait partie intégrante de l’ordre public national (14). Ainsi, certaines dispositions fondamentales pour l’accomplissement des missions confiées à l’Union et, en particulier, pour le fonctionnement du marché intérieur (15) justifient notamment le refus de la reconnaissance d’une sentence arbitrale. En effet, même s’il appartient à chaque État membre de déterminer les exigences de son ordre public, il existe encore au sein de l’ordre public national un noyau de valeurs, de principes et de règles fondamentales de l’Union, avec le même contenu normatif, dont chaque État membre doit tenir compte.
2. L’encadrement jurisprudentiel de la notion d’«ordre public» au sens de l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001
40. Conformément à son considérant 6, le règlement nº 44/2001 s’inscrit dans la création d’un espace judiciaire européen au sein duquel doit être assurée la libre circulation des décisions en matière civile et commerciale, qui est l’un des objectifs fondamentaux visé par ce règlement. Il ressort des considérants 16 et 17 du règlement nº 44/2001 que le régime de reconnaissance et d’exécution qu’il prévoit se fonde sur la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union. Une telle confiance exige que les décisions judiciaires rendues dans un État membre soient non seulement reconnues de plein droit dans un autre État membre, mais aussi que la procédure visant à rendre exécutoire dans ce dernier ces décisions soit efficace et rapide. Une telle procédure, selon les termes du considérant 17 de ce règlement, ne doit comporter qu’un simple contrôle formel des documents exigés pour l’attribution de la force exécutoire dans l’État requis (16).
41. Dans la mesure où la convention du 27 septembre 1968 concernant la compétence judiciaire et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, telle que modifiée par les conventions successives relatives à l’adhésion des nouveaux États membres à cette convention (ci-après la «convention de Bruxelles») (17), a été remplacée par le règlement nº 44/2001 (18) dans les relations entre les États membres, l’interprétation que la Cour a donnée de la convention reste valable pour les dispositions correspondantes de ce règlement (19). C’est le cas de l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001, qui a remplacé l’article 27, paragraphe 1, de la convention de Bruxelles (20). Aux termes de cet article, une décision n’est pas reconnue si la reconnaissance est manifestement contraire à l’ordre public de l’État requis. Les motifs de contestation qui peuvent être invoqués sont expressément énoncés aux articles 34 et 35 de ce règlement. Cette liste, dont les éléments doivent être interprétés de manière restrictive, revêt un caractère exhaustif (21). En particulier, l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001 est d’interprétation stricte, puisqu’il représente un obstacle à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux de ce règlement (22). La clause de l’ordre public contenue dans cette disposition ne saurait donc jouer un rôle que dans des cas exceptionnels (23).
42. En effet, ainsi qu’il ressort du point 38 des présentes conclusions, si l’ordre public est une notion nationale, la Cour exerce cependant sur celle-ci un contrôle étroit, dont elle donne une interprétation restrictive (24). Cette exigence d’interprétation stricte figurait déjà dans le rapport de M. P. Jenard (25) sur la convention de Bruxelles, étant connue également des droits nationaux (26). En effet, l’adverbe «manifestement» ajouté lors de la transformation de la convention en règlement concrétise, dans ce dernier, l’attente d’une contradiction manifeste de la reconnaissance des jugements avec l’ordre public (27). Cette modification était, ainsi qu’il ressort de l’exposé de motifs relatifs à l’article 41 de la proposition de règlement du Conseil, destinée à souligner le «caractère exceptionnel du recours à l’ordre public» dans un «objectif d’amélioration de la libre circulation des jugements» (28).
43. À cet égard, la Cour a jugé que, en prohibant la révision au fond de la décision rendue dans un autre État membre, les articles 36 et 45, paragraphe 2, du règlement nº 44/2001 interdisent au juge de l’État requis de refuser la reconnaissance ou l’exécution de cette décision au seul motif qu’une divergence existerait entre la règle de droit appliquée par le juge de l’État d’origine et celle qu’aurait appliquée le juge de l’État requis s’il avait été saisi du litige. En règle générale, le juge de l’État requis ne saurait contrôler l’exactitude des appréciations de droit ou de fait qui ont été portées par le juge de l’État d’origine (29).
44. Il résulte de ce qui précède qu’un recours à la clause d’ordre public, figurant à l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001, n’est donc concevable que dans l’hypothèse où la reconnaissance de la décision rendue dans un autre État membre heurterait de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État requis, en tant qu’elle porterait atteinte à un principe fondamental. Afin de respecter la prohibition de la révision au fond de la décision rendue dans un autre État membre, l’atteinte devrait constituer une violation manifeste d’une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique (30). Il incombe en effet au juge national d’assurer avec la même efficacité la protection des droits conférés par l’ordre juridique national et de ceux conférés par le droit de l’Union (31).
3. Appréciation juridique
a) Sur la violation d’une règle essentielle, d’un droit reconnu comme fondamental ou d’un principe fondamental du droit de l’Union
45. Dans l’affaire au principal, ainsi qu’il ressort du point 33 des présentes conclusions, la juridiction de renvoi mentionne uniquement la violation, par le juge de l’État d’origine, de l’article 5 de la directive 89/104.
46. À cet égard, le gouvernement allemand et la Commission font valoir qu’il est difficile de concevoir que la violation de l’article 5 de la directive 89/104 reprochée au Sofiyski gradski sad dans sa décision du 11 janvier 2010 puisse être considérée comme étant une violation d’un principe fondamental du droit de l’Union.
47. Je partage leur avis.
48. Je note, tout d’abord, que l’ordre public au sens de l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001 doit être apprécié in concreto, c’est-à-dire sur la base de la gravité des effets produits par la reconnaissance de la décision en cause. Ainsi, la relation entre l’affaire au principal et l’ordre juridique de l’État requis doit également être prise en considération (32).
49. En l’occurrence, comme je l’ai indiqué dans mes remarques préliminaires, si l’affirmation contenue dans la décision de renvoi selon laquelle la décision interprétative du Varhoven kasatsionen sad du 15 juin 2009 est contraire au droit de l’Union n’est pas correcte, il ne saurait être exclu, au vu des observations de la Commission à cet égard, que le Sofiyski gradski sad ait mal appliqué cette décision.
50. Or, selon la jurisprudence de la Cour, le juge de l’État requis ne saurait, sous peine de remettre en cause la finalité du règlement nº 44/2001, refuser la reconnaissance d’une décision émanant d’un autre État membre au seul motif qu’il estime que, dans cette décision, le droit national ou le droit de l’Union a été mal appliqué (33).
51. Le caractère exceptionnel du recours à l’ordre public m’amène à considérer que, en principe, une éventuelle erreur de droit, telle que celle en cause au principal, ne saurait en soi être considérée comme une atteinte à l’ordre public ni justifier un refus de reconnaissance (34) de la décision émanant du Sofiyski gradski sad. En effet, d’une part, le refus de sa reconnaissance ne remplit pas les critères indiqués par la jurisprudence de la Cour rappelée au point 44 des présentes conclusions. Il existe un motif de refus si les effets de la reconnaissance d’une décision sont contraires à l’ordre public de l’État requis (35), ce qui concerne tant le droit national que le droit de l’Union, et ces effets doivent atteindre un certain niveau de gravité, c’est-à-dire porter atteinte de manière manifeste à une règle de droit considérée comme essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis ou d’un droit reconnu comme fondamental dans cet ordre juridique (36). D’autre part, la reconnaissance de la décision du Sofiyski gradski sad ne heurte pas de manière inacceptable l’ordre juridique de l’État requis, en tant qu’elle ne porte pas atteinte à un principe fondamental. En décider autrement risquerait, ainsi que la Commission l’a observé, de réintroduire le pouvoir de révision interdit par les articles 36 et 45 du règlement nº 44/2001. Une telle décision conduirait également, selon la Commission, d’une part, à contester la confiance réciproque dans la justice au sein de l’Union sur laquelle se fonde le régime de reconnaissance et d’exécution prévu par le règlement nº 44/2001 et, d’autre part, à entraver l’efficacité et la rapidité de la reconnaissance et de l’exécution des décisions judiciaires.
52. Certes, nul ne peut cependant exclure que, par suite d’une telle erreur, la reconnaissance d’une décision viole de manière manifeste des règles essentielles ou des principes fondamentaux, y compris du droit de l’Union. Il convient d’ailleurs d’insister sur la nécessité d’une violation de ces règles ou de ces principes (37) d’ordre public de l’Union. Or, à l’instar de la Commission, je ne suis même pas convaincu que, dans l’affaire au principal, la mauvaise application ou interprétation d’une disposition insérée dans une directive d’harmonisation minimale qui avait pour objet de rapprocher les législations des États membres en matière de marques, tout en laissant à ces derniers une assez grande liberté pour sa transposition (38), puisse être considérée comme constituant une violation de règles essentielles ou de principes fondamentaux (39).
53. La réponse de la Cour dans l’arrêt Eco Swiss (40) concernant le caractère exécutoire d’une sentence arbitrale ne change pas cette appréciation. En effet, dans cet arrêt, la Cour a jugé que l’article 101 TFUE est une disposition fondamentale indispensable pour l’accomplissement des missions confiées à l’Union et, en particulier, pour le fonctionnement du marché intérieur (41). Elle en a conclu que cette disposition de droit de l’Union est une disposition d’ordre public au sens de la convention pour la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, signée à New York le 10 juin 1958 (42), ce qui ne saurait être le cas pour l’article 5 de la directive 89/104 au sens de l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001.
54. L’absence de pertinence de cet arrêt aux fins du litige au principal découle également d’une série d’autres différences. En premier lieu, l’article 34, point 1, permet de refuser de reconnaître non pas une sentence arbitrale, mais une décision juridictionnelle rendue dans un autre État membre. Or, les décisions des juridictions nationales jouissent d’une présomption de légalité. Cette présomption de légalité justifie que le critère d’ordre public appliqué par la Cour soit moins strict pour les décisions juridictionnelles que pour les sentences arbitrales. En second lieu, les décisions rendues par les juridictions des États membres sont soumises au système de protection juridictionnelle instauré par le droit de l’Union et, notamment, au mécanisme du renvoi préjudiciel, ce qui n’est pas le cas des sentences arbitrales (43). La Cour a souligné, à cet égard, qu’un tribunal arbitral conventionnel ne constitue pas une «juridiction d’un État membre» au sens de l’article 267 TFUE dès lors que les arbitres, à la différence d’une juridiction nationale, ne sont pas en mesure de demander à la Cour de statuer à titre préjudiciel sur des questions tenant à l’interprétation du droit de l’Union (44). En effet, la confiance mutuelle que les États membres accordent à leurs décisions judiciaires et le système de protection juridictionnelle instauré par le droit de l’Union expliquent dans une large mesure que l’affaire Eco Swiss et l’affaire Renault aient reçu une solution différente (45). En outre, il convient de rappeler que le droit de l’Union impose aux États membres de réparer tout préjudice causé aux particuliers par une violation du droit de l’Union qui leur est imputable, y compris lorsque ce préjudice découle d’une décision d’une juridiction statuant en dernier ressort (46). À la responsabilité de l’État s’ajoute également la possibilité d’un recours en constatation de manquement en vertu de l’article 258 TFUE.
b) Sur la violation du principe de coopération loyale
55. Diageo Brands invoque la violation de l’obligation, tant par le Sofiyski gradski sad que par le Varhoven kasatsionen sad, de saisir la Cour d’une question préjudicielle.
56. En ce qui concerne, en premier lieu, l’obligation de renvoi du Sofiyski gradski sad, je rappelle que la Cour a déjà jugé que le système instauré par l’article 267 TFUE en vue d’assurer l’unité de l’interprétation du droit de l’Union dans les États membres institue une coopération directe entre la Cour et les juridictions nationales (47).
57. À cet égard, le renvoi préjudiciel repose sur un dialogue de juge à juge, dont le déclenchement dépend entièrement de l’appréciation que fait la juridiction nationale de la pertinence et de la nécessité de ce renvoi (48). Ainsi, dans la mesure où il n’existe aucun recours juridictionnel contre la décision d’une juridiction nationale, cette dernière est, en principe, tenue de saisir la Cour au sens de l’article 267, troisième alinéa, TFUE dès lors qu’une question relative à l’interprétation du traité sur le fonctionnement de l’Union est soulevée devant elle (49).
58. Dans l’affaire au principal, il est difficile de reprocher une violation manifeste, par le juge de l’État d’origine, d’une obligation de renvoi. En effet, le Sofiyski gradski sad est une juridiction de première instance dont la décision aurait pu faire l’objet d’un appel, voire d’un pourvoi devant la juridiction bulgare de dernière instance. Par conséquent, conformément à l’article 267, deuxième alinéa, TFUE, il n’était pas tenu de poser une question préjudicielle (50).
59. En ce qui concerne, en second lieu, la décision interprétative du 15 juin 2009 du Varhoven kasatsionen sad, qui a servi de fondement à la décision du 11 janvier 2010 du Sofiyski gradski sad, je me bornerai à constater que le litige au principal porte uniquement sur la reconnaissance de la décision du 11 janvier 2010 du Sofiyski gradski sad.
c) Sur le non-épuisement des voies de recours
60. Il ressort de la décision de renvoi que, dans la procédure la concernant, Diageo Brands n’a pas exercé les voies de recours que lui ouvrait le droit national. À cet égard, elle fait valoir que cette abstention tient au fait que l’exercice des voies de recours disponibles devant les juridictions bulgares était dénué de sens, car il n’aurait pas conduit à une décision différente de la part de ces juridictions.
61. Cet argument ne me convainc pas.
62. Au point 50 des présentes conclusions, il a été rappelé qu’une simple erreur de droit national ou de l’Union ne peut justifier un refus de reconnaissance fondé sur l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001 (51). La Cour a déclaré que, dans de tels cas, le système des voies de recours mis en place dans chaque État membre, complété par le mécanisme du renvoi préjudiciel prévu à l’article 267 TFUE, fournit aux justiciables une garantie suffisante (52).
63. Certes, s’agissant des voies de recours mises en place au niveau national, l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001 n’exige pas l’épuisement des voies de recours dans l’État membre d’origine. Toutefois, la Commission observe que le règlement nº 44/2001 s’appuie sur l’idée fondamentale que les actes pris dans le cadre d’une procédure au fond, y compris la rectification d’erreurs au fond, doivent être concentrés dans l’État membre d’origine (53).
64. Je souscris bien évidemment à cette approche. En effet, le caractère exceptionnel de la réserve d’ordre public repose également sur le postulat que les défendeurs utilisent toutes les voies de recours ouvertes par le droit de l’État membre d’origine pour faire rectifier les erreurs de droit. Certes, l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001 n’exige pas l’épuisement des voies de recours dans l’État membre d’origine. Il y a néanmoins lieu de considérer que, en règle générale et, bien évidemment, sauf circonstances particulières rendant trop difficile ou impossible l’exercice des voies de recours dans l’État membre d’origine, les justiciables doivent faire usage dans cet État membre de toutes les voies de recours disponibles afin d’empêcher en amont une violation de l’ordre public. Cela est d’autant plus important lorsque la violation alléguée de l’ordre public découle de la violation du droit de l’Union. Ainsi, il existe une obligation certaine de chaque juridiction d’un État membre de respecter l’ordre public de l’Union (54).
65. À ce propos, il me semble que le sens et la finalité du règlement nº 44/2001 plaident en faveur de la prise en considération, par le juge de l’État requis, du fait que la personne qui s’oppose à la reconnaissance de la décision émanant de l’État d’origine n’a pas utilisé les voies de recours que lui ouvrait le droit national (55). Par conséquent, l’existence, dans l’ordre juridique de l’État d’origine, de mécanismes de réparation des violations du droit de l’Union par une juridiction nationale doit certainement être prise en compte par la juridiction de l’État requis pour apprécier l’existence d’une éventuelle violation manifeste de son ordre public justifiant un refus de reconnaissance d’une décision dans le cadre du règlement nº 44/2001 (56). Toutefois, cette prise en compte doit se faire au cas par cas en fonction des circonstances concrètes du cas d’espèce (57). Ainsi qu’il a été mentionné au point 39 des présentes conclusions, si la violation en cause concerne l’ordre public de l’Union, à la différence de l’ordre public national, l’obligation de tous les États membres de tenir compte de cette violation résulte de leur devoir de veiller à la bonne application du droit de l’Union (58).
66. Dans l’affaire au principal, l’épuisement des voies de recours qu’ouvrait le droit bulgare à Diageo Brands lui aurait permis, éventuellement, de faire valoir devant la juridiction bulgare de dernière instance la nécessité de poser une question préjudicielle.
67. En tout état de cause, il convient de ne pas ignorer que dans l’hypothèse où, d’une part, Diageo Brands aurait épuisé les voies de recours à sa disposition devant les juridictions bulgares et, d’autre part, les juridictions supérieures auraient méconnu le droit de l’Union, Diageo Brands aurait eu la possibilité d’engager la responsabilité de l’État bulgare. Selon la Commission, si le système de protection juridictionnelle mis en place par le droit de l’Union ne peut garantir l’absence de toute erreur, il offre néanmoins aux parties la possibilité d’obtenir une indemnisation en cas d’application erronée du droit de l’Union. À cet égard, la Cour a jugé, ainsi qu’il a également été rappelé au point 54 des présentes conclusions, que le principe selon lequel les États membres sont obligés de réparer les dommages causés aux particuliers par les violations du droit de l’Union qui leur sont imputables est également applicable lorsque la violation en cause découle d’une décision d’une juridiction statuant en dernier ressort (59).
4. Conclusion intermédiaire
68. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux première et deuxième questions que l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001 doit être interprété en ce sens que le fait qu’une décision rendue dans l’État d’origine est contraire au droit de l’Union ne justifie pas que cette décision ne soit pas reconnue dans l’État requis au motif qu’elle viole l’ordre public de cet État. En effet, une simple erreur de droit national ou de droit de l’Union telle que celle en cause dans l’affaire au principal, dans la mesure où elle ne constitue pas une violation manifeste d’une règle de droit essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis, ne saurait justifier un refus de reconnaissance fondé sur l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001.
69. Le juge de l’État requis doit, lorsqu’il vérifie l’existence éventuelle d’une violation manifeste de l’ordre public découlant de la violation des règles fondamentales du droit de l’Union, tenir compte du fait que la personne qui s’oppose à la reconnaissance de la décision dans l’État requis n’a pas exercé les voies de recours qui étaient à sa disposition dans l’État d’origine.
C – Sur la troisième question
70. Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les frais de justice liés à la procédure au principal engagée dans un État membre, qui porte sur une demande d’indemnisation d’un préjudice causé par une saisie, au cours de laquelle a été soulevée la question de la reconnaissance d’une décision dans un autre État membre dans le cadre d’un litige visant à faire respecter un droit de propriété intellectuelle, relèvent de l’article 14 de la directive 2004/48.
71. Aux termes de son article 1er, la directive 2004/48 concerne toutes les mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle. En outre, l’article 2, paragraphe 1, de cette directive dispose que ces mesures, procédures et réparations s’appliquent, conformément à l’article 3 de ladite directive, à toute atteinte au droit de propriété intellectuelle prévue, notamment, par la législation nationale de l’État membre concerné. Ainsi, l’objectif général de la directive 2004/48 est de rapprocher les législations des États membres afin d’assurer un niveau de protection élevé, équivalent et homogène de la propriété intellectuelle dans le marché intérieur (60).
72. Par ailleurs, la directive 2004/48 vise non pas à régir tous les aspects liés aux droits de propriété intellectuelle, mais seulement ceux qui sont inhérents, d’une part, au respect de ces droits et, d’autre part, aux atteintes à ces derniers, en imposant l’existence de voies de droit efficaces destinées à prévenir, à faire cesser ou à remédier à toute atteinte à un droit de propriété intellectuelle existant (61).
73. À cet égard, les actions en réparation seraient étroitement liées aux procédures visant à assurer la protection des droits de propriété intellectuelle. Ainsi, d’une part, l’article 7 de la directive 2004/48 prévoit des mesures qui permettent la saisie de marchandises suspectées de porter atteinte à des droits de propriété intellectuelle (62). D’autre part, l’article 9, paragraphe 7, de cette directive prévoit des mesures qui permettent d’intenter une action en réparation du préjudice causé par une saisie injustifiée. Selon la Commission, ces mesures constituent une garantie que le législateur a jugée nécessaire en contrepartie des mesures provisoires rapides et efficaces dont il a prévu l’existence (63).
74. En ce qui concerne l’article 14 de la directive 2004/48, la Cour a déclaré que cette disposition vise à renforcer le niveau de protection de la propriété intellectuelle, en évitant qu’une partie lésée ne soit dissuadée d’engager une procédure judiciaire aux fins de sauvegarder ses droits (64).
75. Je pense, à l’instar de la Commission, que la formulation large et générale de l’article 14 de la directive 2004/48, qui se réfère à la «partie ayant obtenu gain de cause» et à la «partie qui succombe», sans préciser de quel type de procédure prévue par cette directive il s’agit, permet de considérer que cette disposition est applicable dans le cas d’une partie qui succombe sans être titulaire d’un droit de propriété intellectuelle, tout en étant suspectée d’avoir porté atteinte à pareil droit.
76. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre à la troisième question que les frais de justice liés à la procédure au principal engagée aux Pays-Bas, qui porte sur une demande d’indemnisation d’un préjudice causé par une saisie, au cours de laquelle est soulevée la question de la reconnaissance d’une décision rendue dans un État membre dans le cadre d’un litige visant à faire respecter un droit de propriété intellectuelle, relèvent de l’article 14 de la directive 2004/48.
V – Conclusion
77. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par le Hoge Raad der Nederlanden:
1) L’article 34, point 1, du règlement (CE) nº 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale doit être interprété en ce sens que le fait qu’une décision rendue dans l’État d’origine est contraire au droit de l’Union européenne ne justifie pas que cette décision ne soit pas reconnue dans l’État requis au motif qu’elle viole l’ordre public de cet État. En effet, une simple erreur de droit national ou de droit de l’Union telle que celle en cause au principal, dans la mesure où elle ne constitue pas une violation manifeste d’une règle de droit essentielle dans l’ordre juridique de l’État requis, ne saurait justifier un refus de reconnaissance fondé sur l’article 34, point 1, du règlement nº 44/2001. Le juge de l’État requis doit, lorsqu’il vérifie l’existence éventuelle d’une violation manifeste de l’ordre public découlant de la violation des règles fondamentales du droit de l’Union, tenir compte du fait que la personne qui s’oppose à la reconnaissance de la décision dans l’État requis n’a pas exercé les voies de recours qui étaient à sa disposition dans l’État d’origine.
2) Les frais de justice liés à la procédure au principal engagée dans un État membre, qui porte sur une demande d’indemnisation d’un préjudice causé par une saisie, au cours de laquelle est soulevée la question de la reconnaissance d’une décision rendue dans un autre État membre dans le cadre d’un litige visant à faire respecter un droit de propriété intellectuelle, relèvent de l’article 14 de la directive 2004/48/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au respect des droits de propriété intellectuelle.