Language of document : ECLI:EU:C:2013:69

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme ELEANOR Sharpston

présentées le 7 février 2013 (1)

Affaire C‑6/12

P Oy

[demande de décision préjudicielle formée par le Korkein hallinto‑oikeus (Finlande)]

«Aide d’État – Avantages fiscaux – Aide existante ou aide nouvelle – Système de contrôle pertinent et règles de procédure»





1.        La Cour s’est déjà penchée à plusieurs reprises sur la question de savoir si des mesures fiscales nationales relèvent de l’interdiction par l’Union européenne des aides d’État (2). Dans la présente affaire, le Korkein hallinto-oikeus (Cour administrative suprême) (Finlande) s’interroge sur le point de savoir si les règles nationales qui régissent la possibilité pour les sociétés de reporter et de déduire les pertes subies pendant un exercice fiscal donné des bénéfices générés au cours des années suivantes sont sélectives aux fins de la réglementation applicable en matière d’aides d’État (3).

 Le droit de l’Union

 Les systèmes de contrôle des aides octroyées par les États membres

 Les dispositions du traité FUE

2.        Conformément à l’article 3, paragraphe 1, sous b), TFUE, les activités de l’Union européenne comprennent l’établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur. L’article 107, paragraphe 1, TFUE énonce que sont incompatibles avec le marché intérieur, dans la mesure où elles affectent les échanges entre les États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions (4).

3.        Afin de garantir l’efficacité de cette interdiction, l’article 108 TFUE impose à la Commission européenne de contrôler les aides et aux États membres de coopérer avec elle dans cette tâche. Si la Commission estime qu’une aide d’État existante accordée par un État ou au moyen de ressources d’État peut ne pas être compatible avec le marché intérieur, elle doit engager la procédure prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE. Si les États membres envisagent d’octroyer une aide nouvelle ou de modifier une aide existante, ils sont tenus d’en informer la Commission, en vertu de l’article 108, paragraphe 3, TFUE. À la suite de cette notification, la Commission ouvre la procédure prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE. La dernière phrase de l’article 108, paragraphe 3, interdit dans des termes non équivoques aux États membres de mettre à exécution les mesures projetées avant que la procédure de l’article 108, paragraphe 2, ne soit achevée et que la Commission n’ait adopté une décision (5).

 Le règlement (CE) no 659/1999

4.        Le règlement (CE) no 659/1999 (6) codifie et clarifie les règles de procédure applicables aux aides d’État. L’article 1er, sous a), de ce règlement définit une «aide» comme «toute mesure remplissant tous les critères fixés à l’article [107, paragraphe 1 TFUE] [ancien article 92, paragraphe 1, du traité CE, devenu article 87, paragraphe 1, CE]». L’article 1er, sous b), énumère un certain nombre de catégories d’«aides existantes» qui comprennent:

«i)      sans préjudice des articles 144 [...] de l’acte d’adhésion de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède [(7)], toute aide existant avant l’entrée en vigueur du traité dans l’État membre concerné, c’est-à-dire les régimes d’aides et aides individuelles mis à exécution avant, et toujours applicables après, ladite entrée en vigueur;

[...]

v)      toute aide qui est réputée existante parce qu’il peut être établi qu’elle ne constituait pas une aide au moment de sa mise en vigueur, mais qui est devenue une aide par la suite en raison de l’évolution du marché commun et sans avoir été modifiée par l’État membre. Les mesures qui deviennent une aide suite à la libéralisation d’une activité par le droit communautaire ne sont pas considérées comme une aide existante après la date fixée pour la libéralisation [...]»

5.        Une «aide nouvelle» est définie à l’article 1er, sous c), comme «toute aide, c’est-à-dire tout régime d’aides ou toute aide individuelle, qui n’est pas une aide existante, y compris toute modification d’une aide existante».

6.        La procédure relative aux aides nouvelles est prévue aux articles 2 et 3 du règlement no 659/1999. L’article 2 impose aux États membres d’informer la Commission de tout projet introduisant une aide nouvelle. L’article 3 énonce qu’une telle aide ne peut être mise à exécution avant que la Commission n’ait pris (ou ne soit réputée avoir pris) une décision l’autorisant (obligation de «standstill»). Une telle décision (prise en vertu de l’article 7 du règlement no 659/1999) est précédée d’une demande d’information (article 5 de ce règlement) et d’une procédure formelle d’examen (article 6 dudit règlement).

7.        La procédure qui s’applique aux régimes d’aides existants est établie aux articles 17 à 19 du règlement no 659/1999 et diffère sur des points importants de celle applicable aux aides nouvelles. Une notification préalable n’est pas requise et il n’y a pas d’obligation de «standstill». Au contraire, l’initiative du contrôle d’une telle aide repose entièrement sur la Commission qui doit, en coopération avec les États membres, maintenir un examen constant des aides existantes (8). Si la Commission considère qu’un régime d’aide existant n’est pas, ou n’est plus, compatible avec le marché intérieur, elle doit en informer l’État membre concerné et l’inviter à présenter ses observations (9). Dans le cas où, à la lumière des informations présentées par l’État membre, la Commission parvient à la conclusion qu’un régime d’aides existant n’est pas compatible avec le marché commun, elle doit alors adopter une recommandation proposant des mesures appropriées. Ces mesures peuvent notamment comprendre la suppression du régime d’aide en question (10). Ce n’est que si l’État membre n’accepte pas les mesures proposées que la Commission doit engager la procédure visée à l’article 108, paragraphe 2, TFUE, en appliquant la procédure détaillée visée aux articles 6 et 7 du règlement no 659/1999, mutatis mutandis (11).

 L’acte d’adhésion de 1994

8.        La République de Finlande a adhéré à l’Union le 1er janvier 1995 (12). Les régimes d’aides qui ont été mis à exécution avant la date d’adhésion de la Finlande et qui continuent à s’appliquer depuis constituent dès lors des aides d’État existantes (13).

9.        L’article 144 de l’acte d’adhésion de 1994 fait partie du titre VI relatif aux produits agricoles. Il énonce que, concernant ces produits, seules les aides communiquées à la Commission avant le 30 avril 1995 seront réputées être des aides existantes aux fins du traité CE (14). Il est dénué de pertinence en ce qui concerne les régimes d’aides d’État non agricoles.

 Le droit finlandais

10.      Aux termes de l’article 117 de la loi relative à l’impôt sur le revenu (Tuloverolaki, ci-après la «TVL»), les pertes d’un exercice fiscal donné peuvent être reportées sur les exercices suivants. L’article 119, premier alinéa, de la TVL dispose de manière plus spécifique que les pertes résultant d’une activité commerciale au cours d’un exercice fiscal peuvent être reportées et déduites du résultat de cette activité pendant les dix exercices suivants, si un bénéfice est dégagé.

11.      Aux termes de l’article 122, premier alinéa, de la TVL, les pertes subies par une société ne sont pas déductibles si, au cours de l’exercice où elles sont apparues ou après, plus de la moitié du capital de la société a changé de propriétaire (15).

12.      L’article 122, troisième alinéa, de la TVL comporte une dérogation à la règle prévue au premier alinéa de cet article. Sur demande, le centre des impôts compétent peut, pour des raisons particulières, lorsque la poursuite de l’activité de la société l’exige, autoriser la déduction des pertes reportées, malgré un changement de propriétaire.

13.      Afin de clarifier les conditions d’application de l’article 122, troisième alinéa, de la TVL, les autorités finlandaises ont adopté une lettre d’orientation (16) et une circulaire (17). Selon la lettre d’orientation, l’article 122 de la TVL vise à prévenir les fraudes fiscales où les entreprises sont achetées uniquement dans le but de déduire les pertes qu’elles ont subies des bénéfices imposables de l’acquéreur.

14.      La lettre d’orientation et la circulaire exposent qu’un certain nombre de situations, telles qu’une cession intrafamiliale dans le cadre d’un changement de génération ou la vente de l’entreprise à des membres du personnel, peuvent constituer des «raisons particulières» aux fins d’accorder une autorisation de déduire des pertes reportées, par dérogation à la règle établie à l’article 122, premier alinéa, de la TVL (18).

 Les faits au principal, la procédure et les questions préjudicielles

15.      P Oy a été créée en 1998. Elle développe et entretient des systèmes de paiement de droits de stationnement par téléphone portable. Son activité commerciale est fondée sur les produits qu’elle a développés et brevetés. À la fin de 2004, ses pertes commerciales dépassaient 4 millions d’euros. Apparemment, les pertes qu’elle a subies en début d’activité ne sont pas inhabituelles dans cette branche d’activité, car elles résultent des investissements initiaux effectués pour développer les produits et la technologie nécessaires à l’activité de P Oy. Dans le courant de 2004, P Oy a changé de propriétaire. La société a poursuivi son activité après ce changement de propriété. Son activité s’est développée et son chiffre d’affaires est passé, entre 2005 et 2007, de 498 339 euros à 866 810 euros.

16.      Par une demande adressée aux autorités fiscales finlandaises le 3 septembre 2008, P Oy a sollicité l’autorisation de reporter et de déduire les pertes qui avaient été générées au cours des exercices fiscaux antérieurs. Les autorités fiscales ont rejeté cette demande par une décision du 24 octobre 2008.

17.      P Oy a contesté cette décision devant le Helsingin hallinto-oikeus (tribunal administratif de Helsinki) qui a rejeté ce recours. P Oy a dès lors interjeté appel devant le Korkein hallinto-oikeus qui a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      Dans le cadre d’une procédure d’autorisation comme celle de l’article 122, troisième alinéa, de la TVL, la condition de sélectivité découlant de l’article 107, paragraphe 1, TFUE doit-elle être interprétée comme faisant obstacle au droit de déduire des pertes en cas de changement de propriétaire si la procédure visée à l’article 108, troisième alinéa, dernière phrase, TFUE n’est pas respectée?

2)      Dans le cadre de l’interprétation de la condition de sélectivité, en particulier pour déterminer le groupe de référence, faut-il prendre en compte la règle générale de déductibilité des pertes constatées figurant aux articles 117 et 119 de la TVL ou les dispositions concernant les cas de changement de propriétaire?

3)      Si la condition de sélectivité de l’article 107 TFUE est a priori considérée comme remplie, le régime découlant de l’article 122, troisième alinéa, de la TVL peut-il être considéré comme justifié par le fait qu’il s’agit d’un mécanisme inhérent à la nature du régime fiscal, qui est nécessaire par exemple pour empêcher l’évasion fiscale?

4)      Dans l’appréciation de l’existence d’une justification et d’un mécanisme inhérent à la nature du régime fiscal, quelle importance faut-il accorder à l’ampleur du pouvoir d’appréciation des autorités? Faut-il, pour ce qui est du mécanisme inhérent à la nature du régime fiscal, que l’organe appliquant la loi ne dispose d’aucun pouvoir discrétionnaire et que la législation définisse de façon précise les conditions d’application de la dérogation?»

18.      Des observations écrites ont été déposées par P Oy, la République de Finlande, la République fédérale d’Allemagne et la Commission. Toutes ont développé des observations orales lors de l’audience qui s’est tenue le 22 novembre 2012.

 Appréciation

 Observations liminaires

19.      La présente affaire est singulière. Habituellement, les aides d’État donnent lieu à un contentieux soit parce que le bénéficiaire d’un avantage ne souhaite pas qu’il soit interdit, soit parce que deux sociétés sont en concurrence et qu’une seule a reçu l’avantage contesté. Ici, si les mesures en cause sont considérées comme des aides d’État interdites, cela n’avantagera pas P Oy. Au contraire, cette société se verra refuser l’avantage fiscal qu’elle souhaite précisément obtenir. Elle ne sera pas en mesure d’obtenir l’autorisation de reporter et de déduire les pertes subies en 2004 des bénéfices réalisés au cours des années suivantes.

20.      Dès lors, comment se fait-il que le présent renvoi préjudiciel soit parvenu à la Cour?

21.      Pour autant que je puisse en juger à la lumière de la décision de renvoi, la juridiction nationale est partie du principe selon lequel, premièrement, les mesures en cause sont une «aide», deuxièmement, comme toutes les sociétés ne sont pas autorisées à reporter des pertes et à les déduire de profits à venir, le système mis en œuvre peut être «sélectif» et, partant, illicite (au motif qu’il «favorise certaines entreprises ou certaines productions»), troisièmement, les mesures en question n’ont pas été notifiées à la Commission, et, quatrièmement, la République de Finlande n’a pas respecté l’obligation de «standstill» en ce que les mesures en cause sont en vigueur sans avoir été préalablement autorisées par la Commission. La juridiction nationale pose, dès lors, une série de questions détaillées, qui visent à clarifier dans ce contexte:

–        si la procédure d’autorisation prévue à l’article 122, troisième alinéa, de la TVL est licite, malgré le non-respect de l’obligation de «standstill» (première question);

–        comment doit être déterminé le groupe de référence pour déterminer si le système établi par les mesures en cause est illégalement sélectif (deuxième question);

–        si, dans le cas où le système serait sélectif, celui-ci est néanmoins justifié en tant que mécanisme inhérent à la nature du système fiscal lui-même, nécessaire pour empêcher la fraude fiscale (troisième question); mais, si tel est le cas,

–        si le pouvoir d’appréciation des autorités fiscales affecte la question de la justification envisagée dans la troisième question (quatrième question).

22.      Comme cela résulte des dispositions légales auxquelles j’ai fait référence au début des présentes conclusions, les régimes de contrôle des aides existantes et des aides nouvelles diffèrent de manière significative (19). Avant d’analyser la question de savoir si l’article 122, troisième alinéa, de la TVL, lu en combinaison avec la lettre d’orientation et la circulaire, crée en fait un système qui avantage de manière illicite et sélective certaines entreprises (question de la «sélectivité»), la question se pose de savoir s’il s’agit d’une aide existante (présumée) ou d’une aide nouvelle (présumée).

23.      Cette question préalable est au cœur du problème dont la juridiction nationale et la Cour sont saisies. Les compétences et les responsabilités qui ont été conférées à la Commission, aux États membres et aux juridictions nationales diffèrent selon que la mesure examinée constitue une aide existante (présumée) ou une aide nouvelle (présumée) (20).

24.      En ce qui concerne les aides existantes, il est de jurisprudence constante que le rôle de la Commission, en vertu de l’article 108, paragraphe 1, TFUE, est de constater (sous le contrôle de la Cour) si une aide existante est compatible ou non avec le marché intérieur, après avoir appliqué la procédure appropriée, dont la mise en œuvre relève de la responsabilité de la Commission (21). À moins que et jusqu’à ce que la Commission ait entrepris une telle action, il n’existe pas de présomption selon laquelle les mesures nationales sont illicites en application des règles du droit de l’Union en matière d’aides d’État ni qu’une juridiction nationale doit intervenir pour qu’elles soient inapplicables.

25.      Les aides nouvelles font l’objet d’une procédure différente. L’article 108, paragraphe 3, TFUE dispose que la Commission est informée, en temps utile pour présenter ses observations, des projets tendant à instituer ou à modifier des aides. Puis, la Commission procède à un premier examen de l’aide nouvelle envisagée. Si elle estime, sur cette base, que ce qui est proposé est incompatible avec le marché intérieur, au regard de l’article 107, paragraphe 1, TFUE, elle ouvre la procédure contentieuse d’examen, prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE. L’implication des juridictions nationales découle de l’effet direct attaché à la dernière phrase de l’article 108, paragraphe 3, TFUE, qui interdit à l’État membre intéressé, dans le cas où il envisagerait d’octroyer ou de modifier une aide, de mettre à exécution les mesures projetées, avant que cette procédure d’examen n’ait abouti à une décision finale de la Commission. L’obligation de «standstill» s’applique aux aides nouvelles, mais non aux aides existantes.

26.      À la fois le traité FUE et le régime détaillé instauré par le règlement no 659/1999 prévoient un examen attentif, détaillé et approfondi par la Commission de tout régime d’aide existant ou envisagé, susceptible d’être considéré comme étant une aide d’État. L’interdiction de principe des aides d’État, prévue à l’article 107, paragraphe 1, TFUE, n’est ni absolue, ni inconditionnelle, comme le précise directement l’article 107, paragraphes 2 et 3, TFUE. Ainsi, l’article 108, paragraphe 3, TFUE confère à la Commission un large pouvoir d’appréciation pour déclarer certaines aides compatibles avec le marché intérieur, par dérogation à l’interdiction générale posée par l’article 107, paragraphe 1, TFUE. De même, l’État membre concerné a toute possibilité d’exposer et de défendre son régime. Ce n’est que dans le cas où une aide nouvelle non notifiée est tout simplement entrée en vigueur (c’est-à-dire lorsque l’État membre n’a pas respecté l’obligation de «standstill» pour une aide nouvelle) que la juridiction nationale est tenue d’intervenir pour que les règles nationales ne soient pas appliquées.

 Les mesures en cause sont-elles une aide existante ou une aide nouvelle?

27.      La juridiction nationale elle-même n’a pas expressément indiqué si elle considère que les mesures en cause sont une aide existante (présumée) ou une aide nouvelle (présumée). Elle explique que ces mesures étaient en vigueur avant l’adhésion de la République de Finlande à l’Union, mais qu’elles n’avaient pas été notifiées en tant qu’aides existantes à cette époque. La juridiction nationale déclare qu’elle n’a pas d’information sur la question de savoir si les autorités finlandaises ont procédé ultérieurement à une notification.

28.      La République de Finlande a exposé à la fois dans ses observations écrites et lors de l’audience qu’elle n’avait pas notifié les mesures en cause en tant qu’aides à l’époque de son adhésion car elle ne considérait pas (et ne considère toujours pas) qu’elles constituent des aides d’État (22).

29.      La question de savoir si l’aide doit être qualifiée d’aide nouvelle ou de modification d’une aide existante doit être examinée en se référant aux dispositions qui la prévoient (23). Lors de l’audience, il a clairement découlé des observations formulées en réponse aux questions posées par la Cour, en vertu de l’article 54 bis du règlement de procédure de la Cour, qu’il n’est pas contesté que l’article 122, troisième alinéa, de la TVL était en vigueur avant que la République de Finlande ne rejoigne (à l’époque) les Communautés européennes et ne soit liée par le traité CE. Dans ces conditions, les parties intéressées qui ont présenté des observations devant la Cour ont estimé qu’il devait être considéré comme une aide existante (présumée).

30.      Je ne peux que me rallier à cette analyse. Dès lors que l’article 122, troisième alinéa, de la TVL est antérieur à l’adhésion de la République de Finlande, il ne peut être qualifié (si tant est qu’il constitue une aide) que d’aide existante. C’est ce que signifie clairement l’article 1er, sous b), i), du règlement no 659/1999 (24).

31.      Même si des mesures nationales ne constituent pas une aide d’État lors de leur adoption, mais qu’elles le deviennent ultérieurement (en raison de l’évolution du marché intérieur), l’article 1er, sous b), v), du règlement no 659/1999 dispose que de telles mesures sont toujours réputées constituer des aides existantes (25). Ainsi, si les mesures en cause n’ont pas été notifiées au motif que, à l’époque de l’adhésion de la République de Finlande, elles n’étaient pas considérées comme des aides d’État, tout changement (par exemple l’évolution de la jurisprudence de la Cour dans ce domaine) susceptible d’impliquer que ces mesures sont, ou peuvent être, désormais des aides ne saurait modifier leur qualification en tant qu’aides d’État existantes (présumées).

32.      J’en conclus que les mesures en cause doivent être qualifiées d’aides existantes (présumées). Par conséquent, le système de contrôle et les procédures pertinentes applicables aux aides existantes leur sont applicables.

 Les conséquences de la qualification d’aide existante

33.      Par sa première question, la juridiction nationale demande, en substance, si, compte tenu du fait que l’obligation de «standstill» de l’article 108, paragraphe 3, TFUE n’a pas été respectée, les mesures en cause sont prohibées par l’interdiction de la sélectivité découlant de l’article 107, paragraphe 1, TFUE.

34.      Comme je l’ai déjà exposé (26), l’obligation de «standstill» s’applique aux aides nouvelles, mais non aux aides existantes. Si et dans la mesure où les mesures en cause sont des aides d’État – point sur lequel je ne m’exprimerai pas –, elles constituent des aides existantes.

35.      Il conviendrait dès lors de répondre à la première question que, pour autant que les mesures en cause constituent des aides d’État, elles devraient être qualifiées d’aides existantes, aux fins de l’article 108, paragraphe 1, TFUE. En tant que telles, elles peuvent être interprétées et appliquées par la juridiction nationale tant que la Commission n’a pas adopté de décision en vertu de l’article 13 du règlement no 659/1999.

36.      Quelle devrait être l’approche de la Cour pour répondre aux deuxième, troisième et quatrième questions (qui concernent, toutes, l’interprétation qu’il convient de donner à l’interdiction de la sélectivité)?

37.      L’ensemble des observations écrites ont consacré la plus grande partie de leurs développements à la question de la sélectivité.

38.      La Commission estime que les mesures en cause sont sélectives. Les gouvernements finlandais et allemand ne partagent pas ce point de vue et affirment qu’il n’y a pas d’aide d’État. P Oy affirme que les mesures en cause devraient être interprétées par la juridiction nationale d’une manière qui garantisse qu’elles ne soient pas appliquées de manière sélective. Elle fait valoir que, si une telle approche est mise en œuvre, aucune question d’aide d’État illégale ne se pose (dès lors, elle pourrait se voir accorder l’avantage de reporter et de déduire ses pertes).

39.      Si nous étions en présence (quod non) d’une aide nouvelle non notifiée, il appartiendrait effectivement à la juridiction nationale d’appliquer l’obligation de «standstill» contenue à l’article 108, paragraphe 3, TFUE, qui est d’effet direct (27). Seule la Commission peut décider si une aide est incompatible avec le marché intérieur, mais les juridictions nationales peuvent néanmoins appliquer la notion d’aide contenue à l’article 107, paragraphe 1, TFUE en vue de déterminer si les mesures nationales contestées auraient dû être soumises à l’obligation de «standstill». Dans ce contexte, les juridictions nationales peuvent être obligées de décider si une mesure nationale particulière est sélective (28) et elles peuvent légitimement saisir la Cour à titre préjudiciel en ce qui concerne l’interprétation correcte de la notion d’aide d’État (29).

40.      Toutefois, les règles de procédure et le système de contrôle des aides nouvelles non notifiées ne sauraient s’appliquer à une aide existante. Plus particulièrement, les juridictions nationales n’ont pas le même rôle à jouer car les aides existantes relèvent de la compétence exclusive de la Commission, en vertu de l’article 108, paragraphe 1, TFUE. Dès lors, pour autant que les mesures en cause sont des aides existantes (présumées), l’article 108, paragraphe 3, TFUE ne permet pas à une juridiction nationale de se prononcer sur la question de la sélectivité ni de demander des clarifications à la Cour sur la manière d’interpréter les règles du traité FUE en matière d’aides sélectives.

41.      La République de Finlande, la République fédérale d’Allemagne et la Commission partagent le point de vue selon lequel il n’y a pas lieu, dès lors, pour la Cour de répondre aux deuxième, troisième et quatrième questions posées par la juridiction nationale.

42.      Je partage également ce point de vue, pour les raisons suivantes.

43.      Premièrement, la fonction confiée à la Cour dans le cadre du renvoi préjudiciel (de même, évidemment, que d’assurer une interprétation et une application uniformes du droit de l’Union) (30) est de contribuer à l’administration de la justice dans les États membres, et non pas de formuler des opinions consultatives sur des questions générales ou hypothétiques (31).

44.      Il résulte de la qualification des mesures en cause d’aides existantes présumées que ces aides peuvent être mises en œuvre tant que la Commission n’a pas estimé qu’elles sont incompatibles avec le marché intérieur (32). La juridiction nationale est dès lors libre d’interpréter et d’appliquer les mesures en cause et de décider si P Oy devrait ou non être autorisée à bénéficier de l’avantage fiscal en cause. Toute appréciation exprimée par la Cour sur la question de la sélectivité ne serait pas contraignante dans la procédure nationale et serait, par nature, hypothétique.

45.      Deuxièmement, la présente affaire diffère d’autres affaires telles que l’affaire Paint Graphos e.a. (33), qui portait sur une aide nouvelle présumée. Dans cette affaire, l’appréciation de la Cour avait des incidences directes sur la procédure nationale: les mesures contestées ne pouvaient pas être appliquées si elles étaient qualifiées d’aides et soumises, en tant que telles, aux dispositions de «standstill», directement applicables (34). Toutefois, il en va tout à fait différemment des aides existantes en cause dans l’affaire au principal.

46.      Troisièmement, la juridiction nationale a fait référence à une décision 2001/527/UE de la Commission (35) relative à certaines mesures fiscales allemandes qui avaient été considérées incompatibles avec les règles en matière d’aides d’État (36). À la différence de la présente affaire, cette affaire portait sur une aide nouvelle non notifiée (la législation en cause avait été adoptée au mois de juillet 2009, avec effet rétroactif au 1er janvier 2008).

47.      Quatrièmement, la période de «standstill» prévue à l’article 108, paragraphe 3, TFUE n’étant pas pertinente dans la présente affaire, la question de savoir si P Oy est en mesure de reporter et de déduire les pertes en cause implique d’interpréter et d’appliquer la loi nationale, plutôt que le droit de l’Union. P Oy et le gouvernement finlandais se réfèrent tous deux à un jugement national, dans lequel les termes «raisons particulières» figurant à l’article 122, troisième alinéa, de la TVL ont été examinés (37). Ils exposent que, si ce jugement devait s’appliquer à la présente affaire, P Oy pourrait se voir accorder le bénéfice de l’avantage fiscal en cause. Il s’agit là d’une question qui relève exclusivement du droit national sur laquelle il appartient à la juridiction nationale de se prononcer.

48.      Enfin, j’observerai que la Cour ne dispose que de peu d’éléments détaillés relatifs aux mesures en cause, au pouvoir d’appréciation dont disposent les autorités fiscales pour accorder ou refuser une autorisation en vertu de l’article 122, troisième alinéa, de la TVL, ou même aux considérations de politique environnantes. Cela contraste fortement avec l’examen très poussé qu’aurait mené la Commission si elle devait agir en vertu de l’article 108, paragraphe 2, TFUE et des articles 17 à 19 du règlement no 659/1999, en appliquant le cas échéant ses articles 6, 7 et 9 mutatis mutandis. Une telle procédure, si elle était engagée, respecterait pleinement le droit d’un État membre d’exposer et de défendre son régime. Dans ces conditions, il me semble qu’il serait inapproprié pour la Cour de s’engager ici dans une analyse sur la question de la sélectivité.

49.      Pour ces raisons, j’estime que la Cour ne devrait pas répondre aux deuxième, troisième et quatrième questions posées par la juridiction nationale.

 Conclusion

50.      Dans ces conditions, j’estime que la Cour devrait répondre aux questions préjudicielles déférées par le Korkein hallinto-oikeus comme suit:

Pour autant que les mesures en cause dans l’affaire au principal sont des aides d’État, elles devraient être qualifiées d’aides existantes présumées aux fins de l’article 108, paragraphe 1, TFUE. En tant que telles, elles peuvent être interprétées et appliquées par la juridiction nationale aussi longtemps que la Commission européenne n’a pas adopté de décision ni engagé la procédure contentieuse prévue à l’article 108, paragraphe 2, TFUE.


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Voir, notamment, arrêts du 8 novembre 2001, Adria-Wien Pipeline et Wietersdorfer & Peggauer Zementwerke (C‑143/99, Rec. p. I‑8365); du 17 juin 1999, Piaggio (C‑295/97, Rec. p. I‑3735), ainsi que du 8 septembre 2011, Paint Graphos e.a. (C‑78/08 à C‑80/08, Rec. p. I‑7611).


3 – Voir point 3 et note en bas de page 4 des présentes conclusions.


4 – Les conditions prévues par l’article 107, paragraphe 1, TFUE sont cumulatives et doivent donc être toutes satisfaites pour qu’une mesure constitue une aide d’État (voir arrêt du 22 juin 2006, Belgique et Forum 187/Commission, C‑l82/03 et C‑217/03, Rec. p. I‑5479, point 84 ainsi que jurisprudence citée). La question de savoir si une mesure étatique favorise certaines entreprises ou la production de certains biens (c’est-à-dire la question de savoir si elle est sélective) est déterminée par comparaison à d’autres entreprises qui, à la lumière de l’objectif poursuivi par le système en question, sont dans une situation juridique et factuelle comparable (voir arrêt Belgique et Forum 187/Commission, précité, point 119 ainsi que jurisprudence citée). Si les motifs de justification de l’article 107, paragraphe 2 ou 3, TFUE s’appliquent, de telles mesures sont considérées comme compatibles avec le marché intérieur et ne sont, dès lors, pas des aides d’État prohibées: voir arrêt Adria-Wien Pipeline et Wietersdorfer & Peggauer Zementwerke, précité (point 30).


5 – Voir, en ce sens, arrêt Adria-Wien Pipeline et Wietersdorfer & Peggauer Zementwerke, précité (point 24). Voir, également, point 6 des présentes conclusions.


6 – Règlement du Conseil du 22 mars 1999 portant modalités d’application de l’article [108 TFUE] (JO L 83, p. 1), dans sa version antérieure à son amendement en 2003 pour tenir compte des adhésions de 2004; voir en particulier son considérant 2.


7 –      Voir points 8 et 9 des présentes conclusions.


8 – Article 17, paragraphe 1, du règlement no 659/1999, lu en combinaison avec l’article 107, paragraphe 1, TFUE.


9 – Article 17, paragraphe 2, du règlement no 659/1999.


10 – Article 18 du règlement no 659/1999.


11 – Article 19, paragraphe 2, du règlement no 659/1999, lu en combinaison avec l’article 4, paragraphe 4, de ce règlement.


12 – Acte relatif aux conditions d’adhésion de la République d’Autriche, de la République de Finlande et du Royaume de Suède et aux adaptations des traités sur lesquels est fondée l’Union européenne (JO 1994, C 241, p. 21, et JO 1995, L 1, p. 1, ci-après l’«acte d’adhésion de 1994»). Le Royaume de Norvège n’a, en fait, pas adhéré à l’Union à la suite du résultat d’un référendum qui a eu lieu en 1994.


13 – Voir acte d’adhésion de 1994, lu en combinaison avec article 1er, sous b), i), du règlement no 659/1999.


14 – Voir point 30 et note en bas de page 24 des présentes conclusions.


15 – J’ai cru comprendre que cette législation était en vigueur depuis 1979. Elle a été modifiée, mais ses dispositions demeurent, en substance, inchangées.


16 – Lettre no 634/348/96 de la Direction générale des impôts du 14 février 1996 (ci-après la «lettre d’orientation»).


17 – Circulaire no 2/1999 de la Direction générale des impôts du 17 février 1999 (ci-après la «circulaire»).


18 – Dans les présentes conclusions, l’article 122, premier alinéa, de la TVL, la lettre d’orientation et la circulaire seront désignées par l’expression les «mesures en cause». P Oy et le gouvernement finlandais se sont, tous deux, également référés à une décision de justice nationale, dans l’affaire KHO 2010:21. Dans cette affaire, le Korkein hallinto-oikeus a estimé que la poursuite d’une activité commerciale après un changement de propriétaire relevait des «raisons particulières» aux fins des mesures en cause.


19 – Voir, notamment, arrêts du 30 juin 1992, Espagne/Commission (C‑312/90, Rec. p. I‑4117, point 14); du 9 août 1994, Namur-Les assurances du crédit (C‑44/93, Rec. p. I‑3829, point 10), ainsi que Piaggio, précité (points 48 et 49). Voir, également, points 3 à 7 des présentes conclusions.


20 – Le système de contrôle des aides d’État institué par le traité CE et les rôles respectifs de la Commission et des juridictions nationales dans l’application de ce système sont explicités en détail dans l’arrêt Adria-Wien Pipeline et Wietersdorfer & Peggauer Zementwerke, précité (points 21 à 32). Voir également, en ce qui concerne les aides nouvelles, arrêt du 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires et Syndicat national des négociants et transformateurs de saumon (C‑354/90, Rec. p. I‑5505, points 8 à 14).


21 – Arrêt Namur-Les assurances du crédit, précité (point 15).


22 – Voir points 8 et 9 ainsi que note en bas de page 13 des présentes conclusions.


23 – Arrêts Namur-Les assurances du crédit, précité (points 13 et 28), ainsi que du 15 mars 1994, Banco Exterior de España (C‑387/92, Rec. p. I‑877, point 19).


24 – L’article 1er, sous b), i), du règlement no 659/1999 renvoie aux articles 144 et 172 de l’acte d’adhésion de 1994. En résumé, il existait une obligation spécifique de notifier les aides relatives aux produits agricoles, en vertu dudit article 144. Dès lors que P Oy ne produit pas de tels produits, ces dispositions sont dénuées de toute pertinence pour l’issue du litige dans l’affaire au principal.


25 – Arrêt du 2 décembre 2009, Commission/Irlande e.a. (C‑89/08 P, Rec. p. I‑11245, points 70 et 71).


26 – Points 6 et 25 des présentes conclusions.


27 – Arrêt Adria-Wien Pipeline et Wietersdorfer & Peggauer Zementwerke, précité (points 26 et 27).


28 – Arrêt du 18 juillet 2007, Lucchini (C‑119/05, Rec. p. I‑6199, points 50 à 52).


29 – Arrêt du 10 juin 2010, Fallimento Traghetti del Mediterraneo (C‑140/09, Rec. p. I‑5243, point 24 et jurisprudence citée).


30 – Arrêt du 10 janvier 2006, IATA et ELFAA (C‑344/04, Rec. p. I‑403, point 27), en ce qui concerne la compétence de la Cour en vertu de l’article 267 TFUE relatif à l’interprétation uniforme du droit de l’Union, ainsi que arrêt du 12 juin 2008, Gourmet Classic (C‑458/06, Rec. p. I‑4207, point 20 et jurisprudence citée).


31 – Arrêt du 12 juin 2003, Schmidberger (C‑112/00, Rec. p. I‑5659, point 32 et jurisprudence citée).


32 – Arrêt Banco Exterior de España, précité (point 20).


33 – Voir, parmi de nombreux exemples, arrêts précités Piaggio ainsi que Paint Graphos e.a.


34 – Voir, notamment, arrêt Piaggio, précité (points 48 et 49).


35 – Décision du 26 janvier 2011 concernant l’aide d’État de l’Allemagne C 7/10 (ex CP 250/09 et NN 5/10) au titre de la clause d’assainissement prévue par la loi relative à l’impôt sur les sociétés («KStG, Sanierungsklausel») (JO L 235, p. 26). Cette décision fait actuellement l’objet de recours devant le Tribunal de l’Union européenne dans un certain nombre d’affaires (voir affaire T‑205/11).


36 – À l’instar des mesures nationales en cause dans la présente affaire, la législation allemande prévoit le report des pertes qui peuvent être déduites des bénéfices imposables. Elle permet à des sociétés en difficulté de bénéficier de ce système, malgré le changement de propriété de l’entreprise en question.


37 – Point 14 et note en bas de page 18 des présentes conclusions.