CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME VERICA TRSTENJAK
présentées le 2 juin 2010 1(1)
Affaire C‑81/09
Idryma Typou AE
contre
Ypourgos Typou kai Meson Mazikis Enimerosis
[demande de décision préjudicielle formée par le Symvoulio tis Epikrateias (Grèce)]
«Liberté d’établissement – Articles 43 CE, 44, paragraphe 2, sous g), CE et 48 CE – Directive 68/151/CEE – Libre mouvement des capitaux – Article 56 CE – Droit des sociétés – Principe de responsabilité limitée au patrimoine de la société – Extension de la responsabilité aux actionnaires – Responsabilité solidaire d’une société par actions et de ses actionnaires pour des amendes infligées en raison d’activités de cette société dans le secteur de la presse et de la télévision»
Table des matières
I – Introduction
II – Cadre juridique
A – Réglementation communautaire
1. Droit primaire
2. Droit dérivé
a) La directive 68/151
b) La directive 89/667/CEE
B – Législation interne
III – Faits, procédure au principal et questions préjudicielles
IV – Procédure devant la Cour
V – Arguments des parties
VI – Appréciation juridique
A – Observations liminaires
1. L’harmonisation au service du droit européen des sociétés
2. Objet de la directive 68/151
B – Sur la question préjudicielle
1. Le droit dérivé comme cadre d’examen
a) Vocation de la directive 68/151 à s’appliquer
i) Existence d’une société anonyme visée à l’article 1er de la directive 68/151
ii) Reconnaissance d’une responsabilité limitée
iii) Responsabilité pour les engagements de la société anonyme
iv) Étendue de la responsabilité de la société anonyme
b) Compatibilité avec la directive 68/151
2. Compatibilité avec le droit primaire
a) Admissibilité d’un recours au droit primaire
b) Liberté d’établissement
i) Vocation des articles 43 CE et 48 CE à s’appliquer
ii) Restriction de la liberté d’établissement
– L’article 43 CE en tant que principe général de non-restriction
– Possibilité de réduire le principe de non-restriction dans une interprétation téléologique
iii) Justification d’une restriction à la liberté d’établissement
– La protection de droits fondamentaux en tant qu’intérêt légitime
– Contrôle de proportionnalité
iv) Conclusion intermédiaire
c) Libre mouvement des capitaux
i) Vocation de l’article 56 CE à s’appliquer
ii) Restriction au libre mouvement des capitaux
– L’article 56 CE en tant que principe global de non-restriction
– Possibilité de réduire le principe de non-restriction dans une interprétation téléologique
iii) Justification
– La protection de droits fondamentaux en tant qu’intérêt légitime
– Contrôle de proportionnalité
iv) Conclusion intermédiaire
VII – Conclusion
I – Introduction
1. La présente affaire procède d’une demande de décision préjudicielle du Symvoulio tis Epikrateias (Conseil d’État, Grèce, ci-après la «juridiction de renvoi») au titre de l’article 234 CE (2) en interprétation de la première directive 68/151/CEE du Conseil, du 9 mars 1968, tendant à coordonner, pour les rendre équivalentes, les garanties qui sont exigées, dans les États membres, des sociétés au sens de l’article 58 deuxième alinéa du traité, pour protéger les intérêts tant des associés que des tiers (3).
2. La demande de décision préjudicielle s’inscrit dans un litige entre la société anonyme Idryma Typou AE (ci-après la «demanderesse») et l’Ypourgos Typou kai Meson Mazikis Enimerosis (ministre de la Presse et des Médias, ci-après le «défendeur») ayant pour objet la régularité d’une amende infligée à la demanderesse pour infraction à la législation et aux règles déontologiques régissant le fonctionnement des entreprises de télévision, amende dont doivent répondre conjointement et solidairement la demanderesse ainsi que ses actionnaires et les membres de son conseil d’administration.
3. Le présent renvoi soulève en substance deux points de droit intimement liés. Il demande tout d’abord si, dans le droit de l’Union européenne, le régime des sociétés a une conception à ce point stricte de la structure juridique de la société anonyme qu’il connaisse, à l’instar des ordres juridiques de nombreux États membres, un principe voulant que la responsabilité de la société anonyme ne s’étende pas au-delà de son patrimoine propre. La juridiction de renvoi souhaite ensuite savoir si ce même principe permet exceptionnellement, dans les circonstances qui se présentent en l’espèce, de déroger à cette responsabilité limitée. Ce n’est, en effet, que si cette dérogation, pour ainsi dire, à la responsabilité limitée est compatible avec la réglementation communautaire que l’on pourrait étendre la mise en cause de la société anonyme au patrimoine des associés.
II – Cadre juridique
A – Réglementation communautaire
1. Droit primaire
4. L’article 43 CE dispose:
«Dans le cadre des dispositions visées ci-après, les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre sont interdites. Cette interdiction s’étend également aux restrictions à la création d’agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d’un État membre établis sur le territoire d’un État membre.
La liberté d’établissement comporte l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises, et notamment de sociétés au sens de l’article 48, deuxième alinéa, dans les conditions définies par la législation du pays d’établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatif aux capitaux.»
5. L’article 44 CE dispose:
«1. Pour réaliser la liberté d’établissement dans une activité déterminée, le Conseil, agissant conformément à la procédure visée à l’article 251 et après consultation du Comité économique et social, statue par voie de directives.
2. Le Conseil et la Commission exercent les fonctions qui leur sont dévolues par les dispositions visées ci-dessus, notamment:
[…]
g) en coordonnant, dans la mesure nécessaire et en vue de les rendre équivalentes, les garanties qui sont exigées, dans les États membres, des sociétés au sens de l’article 48, deuxième alinéa, pour protéger les intérêts tant des associés que des tiers; […]»
6. L’article 48 CE dispose:
«Les sociétés constituées en conformité de la législation d’un État membre et ayant leur siège statutaire, leur administration centrale ou leur principal établissement à l’intérieur de la Communauté sont assimilées, pour l’application des dispositions du présent chapitre, aux personnes physiques ressortissantes des États membres.
Par sociétés, on entend les sociétés de droit civil ou commercial, y compris les sociétés coopératives, et les autres personnes morales relevant du droit public ou privé, à l’exception des sociétés qui ne poursuivent pas de but lucratif.»
7. L’article 56 CE dispose:
«1. Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites.
2. Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux paiements entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites.»
2. Droit dérivé
a) La directive 68/151
8. La directive 68/151, applicable à l’époque jusqu’à son abrogation par la directive 2009/101/CE (4), entrée en vigueur le 21 octobre 2009, visait à coordonner les garanties requises par le droit des sociétés des États membres pour protéger les intérêts tant des associés que des tiers.
9. Les considérants de cette directive montrent, tout d’abord, que «la coordination prévue par l’article 54 paragraphe 3 sous g) [du traité instituant la Communauté économique européenne] et par le programme général pour la suppression des restrictions à la liberté d’établissement est urgente, notamment à l’égard des sociétés par actions et des sociétés à responsabilité limitée, car l’activité de ces sociétés s’étend souvent au‑delà des limites du territoire national; […] que, dans ces domaines, des dispositions communautaires doivent être arrêtées simultanément pour ces sociétés, car elles n’offrent comme garantie vis-à-vis des tiers que le patrimoine social».
10. L’article 1er de cette directive dispose dans la version modifiée par l’acte d’adhésion de la République hellénique (5):
«Les mesures de coordination prescrites par la présente directive s’appliquent aux dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives aux formes de sociétés suivantes: […]
pour la Grèce:
ανώνυμη εταιρία, εταιρία περιωρισμένης ευθύνης, ετερόρρυθμη κατά μετοχές εταιρία [la société anonyme, la société en commandite par actions, la société à responsabilité limitée].»
11. La directive 68/151 comporte trois sections: la section I, qui est consacrée à la publicité des actes de société, la section II, qui régit la validité des engagements de la société, et la section III.
b) La directive 89/667/CEE
12. La douzième directive 89/667/CEE du Conseil, du 21 décembre 1989, en matière de droit des sociétés concernant les sociétés à responsabilité limitée à un seul associé (6), énonce dans ses considérants qu’«il convient de prévoir la création d’un instrument juridique permettant la limitation de la responsabilité de l’entrepreneur individuel à travers toute la Communauté, sans préjudice des législations des États membres qui, dans des cas exceptionnels, imposent une responsabilité de cet entrepreneur pour les obligations de l’entreprise».
B – Législation interne
13. L’article 5, paragraphe 1, de la Constitution hellénique consacre le droit de tout citoyen de développer librement sa personnalité et de participer à la vie sociale, économique et politique du pays pourvu qu’il ne porte pas atteinte aux droits d’autrui ni ne viole la Constitution ou les bonnes mœurs. L’article 5, paragraphe 3, ajoute que la liberté individuelle est inviolable.
14. Aux termes de l’article 106, paragraphe 2, de la Constitution hellénique, il n’est pas permis que l’initiative économique privée se développe au détriment de la liberté et de la dignité humaine, ni au préjudice de l’économie nationale, et, aux termes de l’article 15, paragraphe 2, de la Constitution, tel qu’il était en vigueur avant la révision constitutionnelle de 2001, la radio et la télévision sont soumises au contrôle direct de l’État et ont pour but la diffusion objective d’informations et de nouvelles; il poursuit en ajoutant qu’il convient d’assurer le niveau de qualité des émissions.
15. La loi n° 2328/1995 définit le régime juridique de la télévision privée. Aux termes de son article 1er, paragraphe 9, les actions des sociétés anonymes qui font des émissions de télévision doivent être nominatives. Aux termes de l’article 1er, paragraphe 10, toute société anonyme ne peut détenir qu’une seule autorisation de créer, d’établir et d’exploiter une chaîne de télévision ou ne participer qu’à une seule société titulaire d’une telle autorisation. Toute personne physique ou morale ne peut être actionnaire qu’à concurrence de 25 % du capital social d’une seule société titulaire d’une autorisation de cette nature. Les actionnaires des sociétés anonymes qui sollicitent une autorisation de chaîne de télévision ou sont titulaires d’une telle autorisation, qui détiennent un pourcentage du capital supérieur à 2,5 %, ainsi que les membres du conseil d’administration ne doivent pas avoir été condamnés pour un délit pénal les empêchant d’être nommés dans un poste de fonctionnaire. La loi impose de surcroît aux actionnaires d’établir le mode d’acquisition de leurs moyens financiers. L’article 1er, paragraphe 11, établit l’incompatibilité d’une participation au capital social d’une société qui se voit confier des travaux ou des fournitures du secteur public avec une participation dans une société qui fait des émissions de télévision. L’article 1er, paragraphe 13, impose de notifier au ministre compétent toute cession d’actions supérieure à 2,5 % du capital d’une société qui est titulaire d’une telle autorisation. L’article 3 de la loi n° 2328/1995, précitée, énonce les règles déontologiques que les chaînes de radio et de télévision doivent respecter, l’article 4 fixe les sanctions administratives en cas d’infraction à ces règles. À l’endroit de ces sanctions en particulier, l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995 dispose que les amendes sont infligées conjointement et solidairement à la société, titulaire de l’autorisation de créer, d’établir et d’exploiter une chaîne de télévision, à son représentant légal, aux membres de son conseil d’administration et à l’ensemble de ses actionnaires détenant plus de 2,5 % de ses actions.
16. La loi n° 2190/1920 établit le droit commun des sociétés anonymes. Aux termes de son article 1er, une société anonyme est une «société de capitaux ayant la personnalité juridique, qui répond de ses engagements sur son seul patrimoine».
III – Faits, procédure au principal et questions préjudicielles
17. Par décision du 11 mai 2001, le défendeur a infligé à la société anonyme Nea Tileorasi AE, propriétaire de la chaîne de télévision Star Channel, une amende de 10 000 000 GRD conjointement et solidairement avec ses actionnaires et les membres de son conseil d’administration. L’amende a été infligée sur décision conforme de l’Ethniko Symvoulio Radiotileorasis (Conseil national de l’audiovisuel, ci-après l’«ESR»), au motif que le principal bulletin d’information de la chaîne de télévision Star Channel du 14 février 2000 a méconnu l’obligation de respecter la personnalité, l’honneur, la réputation, la vie familiale et la présomption d’innocence de deux chanteurs et d’un dessinateur de mode.
18. La demanderesse, qui est actionnaire de la société Nea Tileorasi, sollicite la juridiction de renvoi d’annuler la décision du ministre qui a infligé l’amende et la décision de l’ESR dont elle procède.
19. Il ressort de la décision de renvoi que la juridiction de renvoi examine dans la présente procédure la constitutionnalité de l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995 et sa compatibilité avec le droit communautaire.
20. La juridiction de renvoi a recherché, d’une part, si le régime de condamnation conjointe et solidaire de la société et d’une catégorie d’actionnaires au paiement d’amendes est conforme aux règles constitutionnelles helléniques relatives à la liberté économique. D’autre part, la juridiction de renvoi a recherché si le régime en cause relève de la directive 68/151 et est conforme à son article 1er. Les conseillers qui ont délibéré ont développé des conceptions différentes sur ces points.
21. Dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi doute de l’interprétation à donner à la directive 68/151. Elle a dès lors suspendu la procédure et adressé la question suivante à la Cour:
«La directive 68/151/CEE, qui dispose, à l’article 1er, que ‘[l]es mesures de coordination prescrites par la présente directive s’appliquent aux dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres relatives aux formes de sociétés suivantes: […] – pour la Grèce: ανώνυμη εταιρία [société anonyme] […]’ comporte-t-elle une règle interdisant l’adoption d’une disposition nationale telle que celle de l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995, dans la partie où elle dispose que les amendes prévues aux paragraphes précédents de cet article pour violation de la législation et des règles de déontologie régissant le fonctionnement des chaînes de télévision sont infligées conjointement et solidairement non seulement à la société titulaire d’une autorisation de créer et d’exploiter une chaîne de télévision, mais aussi à l’ensemble des actionnaires qui détiennent un pourcentage d’actions supérieur à 2,5 %?»
IV – Procédure devant la Cour
22. L’ordonnance de renvoi, datée du 17 octobre 2008, est parvenue au greffe de la Cour le 25 février 2009.
23. Le défendeur au principal, les gouvernements tchèque et hellénique, ainsi que la Commission européenne ont déposé des observations dans le délai prévu à l’article 23 du statut de la Cour de justice.
24. À l’audience, qui a eu lieu le 2 juin 2010, les agents du gouvernement hellénique et de la Commission ont présenté leurs observations.
V – Arguments des parties
25. Le gouvernement hellénique et la Commission concluent que l’article 1er de la première directive ne s’oppose pas à une législation telle que l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995.
26. Tant le gouvernement hellénique que la Commission soutiennent que la première directive 68/151 ne vise pas à harmoniser la notion ni la définition de la société anonyme, mais se limite à recenser dans les États membres les formes de sociétés déjà existantes auxquelles s’appliquent les dispositions de ladite directive.
27. En conséquence, les États membres seraient en droit de créer de nouvelles formes de sociétés ou d’imposer des obligations supplémentaires aux sociétés citées à l’article 1er de la première directive. La Commission se réfère à cet égard à la directive 89/667, qui reconnaît dans son préambule la nécessité de préserver les législations nationales qui, dans des cas exceptionnels, imposent la responsabilité de l’entrepreneur pour les obligations de l’entreprise, à l’opposé de la création préconisée d’un instrument juridique permettant la limitation (et non la suppression) de ladite responsabilité à travers toute la Communauté. Tous deux concluent que le droit communautaire ne garantit pas aux actionnaires un affranchissement des engagements de la société anonyme.
28. À titre subsidiaire, le gouvernement hellénique fait observer que l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995 n’érige pas en règle absolue que les actionnaires qui détiennent un pourcentage d’actions supérieur à 2,5 % répondent solidairement des engagements de la personne morale. Cette disposition prévoit que les amendes administratives pour violation de la législation et des règles déontologiques régissant le fonctionnement des chaînes de télévision sont infligées tant à la société titulaire de l’autorisation de créer et d’exploiter une chaîne de télévision qu’à ces actionnaires-là, dès lors que ces derniers jouent un rôle particulier dans la constitution et le fonctionnement de la personne morale.
VI – Appréciation juridique
A – Observations liminaires
1. L’harmonisation au service du droit européen des sociétés
29. Le droit des sociétés de l’Union européenne couvre surtout les conditions auxquelles doivent répondre les entreprises d’origine nationale ou européenne dans le marché intérieur (7). La définition concrète de ces conditions se fait par un effort d’harmonisation des régimes de sociétés nationaux dans les États membres, d’une part, et par la création d’un droit primaire des sociétés supranational inscrit dans le droit de l’Union, d’autre part.
30. L’effort de rapprochement des droits des sociétés de chacun des États membres a plusieurs fondements. Un des repères qui guident cet effort est la liberté d’établissement érigée en principe à l’article 43 CE et également applicable aux sociétés aux termes de l’article 48 CE, imposant de supprimer les restrictions au libre établissement de ressortissants originaires d’un État membre dans un autre État membre (8). Il se trouve que les sociétés ne peuvent précisément exercer en fait leur droit de libre établissement et ne le feront que si les conditions juridiques sont harmonisées. L’harmonisation des législations s’explique aussi par l’idée que l’économie de l’Union a globalement intérêt à ce que les opérateurs choisissent le lieu de leur implantation selon des critères économiques rationnels et non pas en recherchant la législation nationale qui comporte les conditions les plus favorables aux sociétés commerciales (9). De plus, l’harmonisation des législations des États membres doit garantir aux entreprises la plus grande uniformité possible des conditions de concurrence dans l’Union. Enfin, l’homogénéité des conditions favorise les investissements transfrontaliers des entreprises et des actionnaires pour le plus grand bien du développement économique et social dans l’Union.
2. Objet de la directive 68/151
31. La directive 68/151, adoptée le 9 mars 1968, soit dix ans après l’entrée en vigueur du traité de Rome, n’est pas seulement la première directive consacrée au droit des sociétés, mais aussi le tout premier texte qui a rapproché des législations dans une matière de droit civil (10). Fondée sur l’article 54, paragraphe 3, sous g), du traité CEE [article 44, paragraphe 2, sous g), CE] (11), elle vise à protéger les tiers, et en particulier les cocontractants de la société. Ceux-ci devront non seulement pouvoir obtenir les informations nécessaires sur la société, mais pouvoir aussi compter sur la validité des déclarations de volonté émises au nom de la société et sur la réalité de la société qui est inscrite dans un registre (12). Ses quatrième et sixième considérants montrent que la directive vise à coordonner les législations des États membres régissant la publicité de données essentielles relatives à la société, la validité des engagements pris au nom de la société et la nullité de la société. Toutes les législations des États membres fondateurs connaissaient certes des dispositions de cet ordre pour protéger le public. Mais elles n’étaient pas du tout analogues. Les sociétés étendant de plus en plus leurs activités au-delà des frontières, il est apparu urgent aux États membres de rapprocher les législations internes pour veiller à protéger de manière analogue sur le plan communautaire le public en général et les créanciers en particulier.
32. Son adoption est le fruit de longues négociations dans la Communauté économique européenne, qui ne comportait alors que les six États fondateurs. À la faveur de l’adhésion des autres États membres, dont la République hellénique en 1981, ils ont inclus la directive 68/151 dans l’acquis communautaire. Chaque acte d’adhésion a adapté au fil des élargissements les dispositions de la directive, et en particulier son article 1er définissant les sociétés visées. Cet article, que la juridiction de renvoi demande à la Cour d’interpréter dans sa question préjudicielle, définit le champ d’application personnel de la directive en énumérant les types de société qu’elle vise dans chacun des États membres. Il s’agit de toutes les sociétés de capitaux sans exception (13), à savoir la société anonyme, la société en commandite par actions et la société à responsabilité limitée, qui présentent des caractéristiques communes, au-delà d’un certain nombre de différences dans leur architecture propre dessinée par le droit des sociétés des États membres.
B – Sur la question préjudicielle
33. Une de ces caractéristiques communes est le principe de la responsabilité limitée en cause dans la présente affaire, voulant qu’une société de capitaux ne réponde de dettes de la société que sur son patrimoine. La qualité de débiteur d’une société de capitaux et le fait qu’elle réponde à ce titre des dettes de la société envers les créanciers procèdent de la capacité juridique qui lui a été reconnue dans les limites du droit interne. Cette capacité juridique propre à la société a pour effet que les engagements pris au nom de la société ne sont pas dans le même temps des dettes des actionnaires. Cette limitation au patrimoine de la personne morale a pour corollaire le capital social que la société anonyme et la société à responsabilité doivent réunir dès leur constitution, et à la libération et à la conservation duquel la législation veille strictement pour des raisons liées à la protection des créanciers. Malgré la séparation que les sociétés de capitaux connaissent en principe entre le patrimoine de la société et celui des actionnaires, la législation et la jurisprudence des États membres admettent exceptionnellement que les actionnaires répondent personnellement dans des circonstances particulières de dettes de la société (14).
34. À ma connaissance, hormis quelques différences mineures, ce principe est reconnu dans tous les États membres (15). De surcroît, ce principe a trouvé un écho dans le règlement (CE) n° 2157/2001 (16), qui a jeté les bases de la forme de société supranationale de société anonyme européenne (société européenne, SE) (17). C’est par voie d’interprétation des dispositions concernées de la directive qu’il convient de rechercher si et dans quelle mesure, compte tenu des circonstances de l’espèce, la réglementation communautaire admet exceptionnellement d’atteindre le patrimoine des actionnaires, et ce au regard de ses termes, de son économie et de sa finalité en tenant compte également du degré d’harmonisation existant actuellement dans le domaine du droit des sociétés.
35. Il convient toutefois de répondre à la question préjudicielle en examinant, tout d’abord, si la réglementation nationale en cause relève du champ d’application de la directive 68/151 et, dans un deuxième temps, si elle est conforme aux termes de la directive.
1. Le droit dérivé comme cadre d’examen
a) Vocation de la directive 68/151 à s’appliquer
i) Existence d’une société anonyme visée à l’article 1er de la directive 68/151
36. L’article 1er de la directive 68/151 définit la catégorie classique des sociétés de capitaux à laquelle appartient aussi la forme de société de la société anonyme qu’a revêtue la demanderesse conformément à la législation grecque. Cette forme de société nous renvoie donc en tout état de cause au champ d’application personnel de la directive.
37. Il convient d’examiner en plus si l’on se trouve bien dans le champ d’application matériel de la directive 68/151. À cet effet, la responsabilité limitée pour les engagements de la société anonyme devrait être reconnue comme principe directeur.
ii) Reconnaissance d’une responsabilité limitée
38. Le régime des sociétés anonymes a fait l’objet de nombreuses réglementations de l’Union qui s’accordent toutes à reconnaître une notion globale essentiellement autonome (18). Dans cette conception, la société anonyme est juridiquement autonome et constituée d’un capital minimal représenté par des actions. Les actionnaires sont affranchis de toute responsabilité pour les dettes de la société; la libération et la conservation du capital social sont garanties à cet effet par des règles sur ces points. L’organisation de la société est caractérisée par une structure qui sépare le niveau de direction et l’assemblée générale et, au niveau de la direction, la gestion et la surveillance. Il en va ainsi indépendamment de savoir si le niveau de direction comporte deux organes distincts (système duel) ou un seul (système unique); le droit des sociétés de l’Union européenne offre le choix entre ces deux systèmes. Les actions sont, en principe, librement cessibles et susceptibles d’être cotées en bourse; les actionnaires ont les mêmes droits (en particulier droit de vote et droit aux dividendes) et obligations (obligation de libérer le capital). La comptabilité est largement réglementée; les documents comptables sont soumis à vérification et à publicité. Les règles applicables aux groupes de sociétés sont censées couvrir les problèmes particuliers posés par les sociétés liées. Cette conception globale de la société anonyme est néanmoins controversée entre les États membres sur des aspects importants, notamment en ce qui concerne la structure des organes de direction, en sorte qu’elle ne s’est pas encore concrétisée dans des textes rapprochant les législations.
39. En ce qui concerne le volet de la responsabilité limitée qui nous occupe ici, on doit constater que la directive 68/151 le reconnaît visiblement comme principe du droit des sociétés anonymes (19). C’est ainsi que l’on peut lire, dans le troisième considérant de la directive, le constat fait par les auteurs de la directive voulant que les sociétés visées à l’article 1er «n’offrent comme garantie aux tiers que leur patrimoine social». De surcroît, l’article 7 de la directive comporte une règle voulant que les personnes répondent solidairement des engagements de la société nés d’actes posés au nom de la société avant qu’elle n’ait acquis la capacité juridique. Cela aussi atteste la reconnaissance du principe évoqué plus haut de la séparation entre le patrimoine de la société et celui des actionnaires. Au reste, on trouve une formulation analogue au troisième considérant de cette directive dans la directive 78/660/CEE (20), qui se réfère à ses règles, où on lit «qu’une coordination simultanée s’impose dans ces domaines pour lesdites formes de sociétés, en raison du fait que […] ces sociétés […] n’offrent comme garantie aux tiers que leur patrimoine social». De surcroît, la directive 89/667, citée à la fois par la juridiction de renvoi et les parties, se fonde visiblement elle aussi sur l’existence d’un principe de cet ordre lorsqu’elle évoque la société dite «unipersonnelle» (21) en parlant de la création d’un «instrument juridique» permettant de limiter la responsabilité de l’entrepreneur individuel.
40. J’en conclus donc que le législateur communautaire a adopté les directives en question en ne prévoyant certes pas expressément de limitation de responsabilité, mais en considérant manifestement un principe allant en ce sens dans les législations nationales régissant les sociétés et dans le droit communautaire non écrit allant dans le même sens (22). Cela ne dit assurément rien de sa teneur normative précise. Je l’aborderai dans l’examen de la compatibilité du régime national en cause avec la directive 68/151.
iii) Responsabilité pour les engagements de la société anonyme
41. La directive 68/151 reconnaît certes une responsabilité limitée au patrimoine de la société, mais uniquement toutefois pour les «engagements» pris par la société ainsi que le montre le deuxième considérant. On se demande, dès lors, si les amendes infligées par l’État relèvent de cette notion.
42. Selon une jurisprudence constante de la Cour (23), il découle des exigences tant de l’application uniforme du droit communautaire que du principe d’égalité que les termes d’une disposition de droit communautaire qui ne comporte aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer son sens et sa portée doivent normalement trouver, dans toute la Communauté, une interprétation autonome et uniforme étant entendu que cette interprétation doit prendre en compte l’économie et la finalité de la réglementation. Si le législateur communautaire renvoie implicitement dans un acte communautaire aux usages des États membres, il n’appartient pas à la Cour de donner au terme utilisé une définition communautaire uniforme (24).
43. Sur ce point, on ne trouve dans la directive aucune définition légale de cette notion juridique floue ni aucun élément permettant de guider éventuellement l’interprétation. On relèvera dans ce contexte que le droit des sociétés de l’Union européenne ne vise pas à uniformiser exhaustivement les règles des États membres régissant les sociétés, mais s’est borné jusqu’ici à régler certains aspects du droit des sociétés en rapprochant les législations par la technique législative des directives (25), ce qui explique aussi l’emploi des termes «coordonnant» et «rendre équivalentes» à l’article 44, paragraphe 2, sous g), CE. Ces termes impliquent une harmonisation à un degré réduit. Cela distingue les directives fondées sur l’article 44, paragraphe 2, sous g), CE des actes dans le domaine du droit des sociétés de l’Union européenne pris notamment au titre de l’article 95 CE. La notion de «rapprochement» employée à l’article 95 CE est en effet techniquement incompréhensible, car elle couvre à la fois le rapprochement au sens strict et l’harmonisation (26). Indépendamment de cela, l’article 95 CE ne permet pas seulement d’adopter des directives, mais aussi d’arrêter des règlements et décisions qui sont les autres actes obligatoires visés à l’article 249 CE.
44. De surcroît, ainsi qu’il ressort expressément de la base juridique de l’article 44, paragraphe 2, sous g), CE, le rapprochement n’intervient que dans la mesure nécessaire. Cette formulation montre que le principe de subsidiarité avait déjà été inscrit ici avant d’être établi dans l’article 5, deuxième alinéa, CE (27). L’Union n’intervient que si les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les États membres et peuvent donc, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux réalisés au niveau de l’Union. Compte tenu des termes et de l’économie de l’article 44, paragraphe 2, sous g), CE, le régime de la liberté d’établissement requiert uniquement des mesures de rapprochement qui éliminent effectivement ou à tout le moins réduisent les entraves à l’exercice de la liberté d’établissement des sociétés découlant de la disparité entre les droits des sociétés des États membres. Rien n’indique toutefois dans la directive que ses auteurs aient estimé nécessaire de légiférer sur le plan de l’Union dans cette matière.
45. L’absence de définition de fond de la notion d’engagements de la société s’explique par le fait que les auteurs de la directive n’entendaient manifestement pas harmoniser cette notion, mais voulaient plutôt abandonner au droit national la définition légale de cette notion. Les auteurs de la directive n’ayant pas exercé leurs compétences réglementaires sur ce point, mais ayant plutôt renvoyé implicitement au droit des États membres, la Cour se trouve empêchée de donner à cette notion une définition uniforme de droit communautaire.
46. Il appartient, en conséquence, au juge national de déterminer au vu de son droit interne si les amendes infligées par l’État peuvent être assimilées aux engagements d’une société anonyme. Ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, cette question a reçu une réponse négative de la majorité des membres de la juridiction de renvoi. Une minorité de ses membres a toutefois donné une réponse affirmative en se référant à la liberté économique protégée par la Constitution hellénique ainsi qu’aux principes reconnus par le droit des sociétés de cet État membre.
47. Si la juridiction de renvoi devait décider en définitive que les amendes ne peuvent pas être assimilées aux engagements d’une société anonyme selon le droit interne, on devrait alors considérer en l’espèce que le régime national en cause ne relève pas de la directive 68/151. La question de la compatibilité devrait, en conséquence, recevoir comme réponse que, dans un tel cas, la directive 68/151 ne s’oppose pas au régime mis en place à l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995.
48. Compte tenu du fait que cette question ne reçoit manifestement pas encore de réponse uniforme dans l’ordre juridique grec, et compte tenu de la nécessité de donner à la juridiction de renvoi une réponse utile à sa question (28), il convient d’examiner plus bas en ordre subsidiaire l’état de la question au cas où les amendes devraient être qualifiées d’engagements de la société dont la société anonyme doit répondre et, le cas échéant, exceptionnellement aussi les actionnaires, en cas d’extension de responsabilité.
iv) Étendue de la responsabilité de la société anonyme
49. La directive 68/151 ne comportant aucune restriction à son champ d’application matériel selon les types d’engagements, mais couvrant globalement la forme de société de la société anonyme, un régime comme celui de l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995 relève donc du champ d’application de la directive 68/151.
b) Compatibilité avec la directive 68/151
50. Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi souhaite savoir si l’article 1er de la directive 68/151 interdit un régime interne comme celui de l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995. La question de la compatibilité d’un tel régime avec le droit communautaire se trouve ainsi nécessairement posée, étant entendu qu’il convient de rappeler qu’il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre de la procédure préjudicielle, d’apprécier la conformité du droit national avec le droit communautaire ni d’interpréter le droit national. La Cour est, en revanche, compétente pour fournir à la juridiction de renvoi tous les éléments d’interprétation relevant du droit communautaire qui peuvent permettre à celle-ci d’apprécier une telle conformité pour le jugement de l’affaire dont elle est saisie (29).
51. Il appartient donc à la Cour, dans la présente affaire, de limiter son examen en fournissant une interprétation du droit communautaire qui soit utile pour la juridiction de renvoi, à laquelle il reviendra d’apprécier la conformité des éléments de droit national concernés avec le droit communautaire, aux fins de trancher le litige pendant devant elle (30).
52. L’article 1er de la directive 68/151 ne s’opposerait à un régime national tel celui de l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995 que si ce même article 1er de la directive régissait exhaustivement la limitation de responsabilité d’une société anonyme en excluant toute extension de responsabilité aux actionnaires dans les circonstances du cas d’espèce.
53. On peut certes constater que la directive 68/151 reconnaît le principe de la séparation entre le patrimoine de la société et celui des actionnaires, on l’a dit (31), mais cela ne permet toutefois pas de conclure sans plus que cette matière soit réglée de manière exhaustive. Ainsi que la Commission l’a exposé à juste titre, la directive 68/151 ne vise pas à harmoniser la forme de société que la société anonyme revêt dans les ordres juridiques des États membres en tant que telle. Ainsi que nous l’avons déjà exposé (32), sa base juridique figurant à l’article 44, paragraphe 2, sous g), CE sert certes au rapprochement des législations, mais pas à leur harmonisation. Cette disposition ne peut pas non plus être invoquée comme base juridique à la création de formes de sociétés supranationales. Les directives adoptées sur la base de cet article du traité ne visent pas à légiférer de manière globale sur le droit des sociétés. Elles ne mettent pas en place un droit uniforme, mais en harmonisent uniquement des branches en laissant aux États membres un pouvoir d’appréciation par la technique législative des directives. Le but des directives consiste à introduire dans l’Union des régimes fondamentalement équivalents de protection des actionnaires et des créanciers (33).
54. Dans une juste conception des choses, l’article 1er de la directive 68/151 se borne à établir, pour chacun des États membres, les formes de sociétés auxquelles les obligations de publicité inscrites dans la directive 68/151 sont censées s’appliquer. Cet article ne définit pas de formes de sociétés et ne se réfère pas non plus à des caractéristiques spécifiques. En lieu et place, il se réfère à des formes déjà connues dans les ordres juridiques des États membres dans une simple liste (34). Il s’ensuit que l’on ne saurait empêcher les États membres d’imposer aux types de sociétés reprises dans la liste des obligations supplémentaires, à condition que celles-ci ne heurtent pas la directive ni d’autres dispositions de droit communautaire.
55. C’est ainsi que l’on ne trouvera pas la moindre disposition dans la directive qui indiquerait aux États membres de prescrire dans leur droit interne des sociétés que la responsabilité d’une société anonyme sera limitée au patrimoine de la société, bien que de nombreux ordres juridiques internes comportent des dispositions de cette nature (35). C’est plutôt le contraire qui semble être le cas, d’autant plus que la directive 89/667 vise certes, dans son cinquième considérant, le principe de la limitation de responsabilité lorsqu’elle parle de la création d’un «instrument juridique» permettant de limiter la responsabilité de l’entrepreneur individuel tout en laissant intacte la faculté des États membres d’imposer «dans des cas exceptionnels, […] une responsabilité de cet entrepreneur pour les obligations de l’entreprise». Cela permet de conclure que les dérogations à la limitation de responsabilité sont parfaitement admissibles en droit communautaire. Ce n’est toutefois pas le législateur communautaire qui les met en place. Ainsi que la directive 89/667 le montre, le législateur communautaire les admet néanmoins (36) tantôt explicitement pour des cas de figure clairement circonscrits (par exemple à l’article 2, paragraphe 2, de la directive 89/667), tantôt moins explicitement et en termes généraux (cinquième considérant: «dans des cas exceptionnels»). Alors que l’article 2, paragraphe 2, de la directive 89/667 doit être considéré comme étant exhaustif d’après le sixième considérant, l’extension de la responsabilité au-delà de sa limitation doit être justifiée par les circonstances de l’espèce en répondant à un cas dit «exceptionnel» au sens du cinquième considérant.
56. On ne doit pas perdre de vue que les régimes exposés s’appliquent exclusivement à la société unipersonnelle. On ne trouve, en revanche, aucun régime analogue dans la directive 68/151 applicable au cas d’espèce. Et l’on trouve encore moins d’éléments exceptionnels permettant d’étendre la responsabilité au-delà de sa limitation dans les motifs invoqués par le gouvernement hellénique. D’après les observations du gouvernement hellénique, le régime interne en cause est justifié par des raisons d’intérêt public et social. La sanction conçue comme restriction de l’activité économique des actionnaires est justifiée selon lui, quand on sait que ces derniers sont en mesure de faire respecter la législation et les règles déontologiques, puisqu’ils forment l’assemblée générale qui désigne les organes de direction (37).
57. En l’absence de règles explicites dans la directive 68/151, c’est le législateur de chacun des États membres qui est habilité à organiser, à titre exceptionnel, une extension de responsabilité au-delà de sa limitation à l’égard des sociétés anonymes pour les motifs précités (38). Faute d’harmonisation, c’est donc aux États membres qu’il appartient en principe d’apprécier en toute liberté la mesure dans laquelle ils veulent prendre en compte la protection de l’intérêt en question pour étendre la responsabilité au-delà de sa limitation pour une société anonyme.
58. Il convient, par tous ces motifs, de répondre à la question préjudicielle que la directive 68/151 ne s’oppose pas à une règle interne, tel l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995, disposant que les amendes prévues dans les paragraphes précédents de cet article pour infraction à la législation et aux règles déontologiques par des entreprises de télévision ne sont pas infligées à la seule société titulaire de l’autorisation de créer et d’exploiter une chaîne de télévision, mais conjointement et solidairement avec les actionnaires détenant une participation de plus de 2,5 %.
2. Compatibilité avec le droit primaire
a) Admissibilité d’un recours au droit primaire
59. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, la compétence de principe du législateur national pour imposer des obligations complémentaires aux formes de sociétés énumérées à l’article 1er de la directive 68/151 trouve sa limite dans les autres textes de droit communautaire (39) et l’on songera notamment aux règles de droit primaire relatives à la liberté d’établissement (40). Premièrement, les directives évoquées plus haut visent précisément à contribuer à la réalisation de cette liberté fondamentale, ainsi qu’il ressort expressément de l’article 44, paragraphe 1, CE. Deuxièmement, dans son arrêt Daihatsu Deutschland (41), portant sur l’interprétation de la directive 68/151, la Cour a indiqué que l’article 44, paragraphe 2, sous g), CE doit être lu en combinaison avec les autres dispositions de droit primaire (42).
60. Il est vrai que l’on n’aperçoit pas dans la question préjudicielle de demande explicite de cette nature en interprétation de ces dispositions; toutefois, la juridiction de renvoi s’y réfère par endroits dans sa décision de renvoi (43), ce qui donne à penser qu’elle est consciente de l’intérêt que ces dispositions présentent dans la solution du litige. Au reste, dans ses observations, la Commission a pris position sur la question de la compatibilité du régime interne en cause avec l’article 43 CE.
61. À cet égard, il convient de rappeler qu’il incombe à la Cour de fournir à la juridiction nationale tous les éléments d’interprétation du droit communautaire qui peuvent être utiles au jugement de l’affaire dont elle est saisie, qu’elle y ait fait ou non référence dans l’énoncé de ses questions (44). Compte tenu des effets qu’un arrêt préjudiciel aura sur l’ordre juridique grec, il me paraît indispensable d’aborder les dispositions précitées dans le cadre d’un examen de la présente affaire.
b) Liberté d’établissement
i) Vocation des articles 43 CE et 48 CE à s’appliquer
62. Aux termes de l’article 43 CE, la liberté d’établissement comporte l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises, et notamment de sociétés au sens de l’article 48, deuxième alinéa, CE dans les conditions définies par la législation du pays d’établissement pour ses propres ressortissants. Ce sont, dès lors, avant tout les entrepreneurs qui relèvent du champ d’application personnel de cette liberté fondamentale.
63. D’autre part, conformément à une jurisprudence constante, relèvent du champ d’application des dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement les dispositions nationales qui trouvent à s’appliquer à la détention par un ressortissant de l’État membre concerné, dans le capital d’une société établie dans un autre État membre, d’une participation lui permettant d’exercer une influence certaine sur les décisions de cette société et d’en déterminer les activités (45). Il s’ensuit qu’en principe l’article 43, premier alinéa, CE protège aussi les actionnaires d’une société anonyme qui y occupent la position voulue (46).
64. Cette condition est à nouveau décisive dans la distinction avec le libre mouvement des capitaux. Si, en effet, la participation dans le capital est insuffisante et ne permet pas d’exercer une certaine influence dans les décisions d’une société, la liberté fondamentale en jeu n’est plus alors la liberté d’établissement, mais le libre mouvement des capitaux (47).
65. La Cour n’a pas indiqué de manière générale quand existe l’influence qui ouvre le champ à la liberté d’établissement, mais, selon sa jurisprudence, celle-ci se mesure plutôt selon les circonstances de fait et le droit des sociétés applicable (48). L’arrêt Baars (49), qui a inauguré cette jurisprudence constante, semble en tout cas suggérer que tel est le cas lorsque les données de l’espèce montrent qu’il existe une «possibilité de contrôler la société ou sa direction», ce qui n’est pas nécessairement le cas de toute participation significative.
66. C’est en principe à la juridiction de renvoi qu’il appartient de dire (50), au vu des circonstances concrètes de l’espèce et du droit des sociétés applicable, si une participation de 2,5 % dans le capital de la société suffit déjà effectivement pour exercer une certaine influence sur les décisions de la société en question et déterminer ses activités. Certains ont douté à ce stade que cette condition soit remplie. D’autre part, on doit considérer que ce pourcentage n’est qu’un seuil minimal. Le régime national en cause couvre, de ce fait, aussi des participations nettement plus importantes dans le capital de la société qui seraient théoriquement aptes à conférer aux actionnaires en question la possibilité, au sens de la jurisprudence de la Cour, d’exercer une influence certaine dans les décisions de cette société et de déterminer ses activités.
67. La décision de renvoi (51) montre en tout cas que la majorité des conseillers de la juridiction de renvoi soutient que, en raison des règles particulières régissant les sociétés anonymes qui exploitent une chaîne de télévision, et notamment de la nature des actions qui doivent être nominatives, on doit considérer qu’un actionnaire qui détient un pourcentage d’actions supérieur à 2,5 % dans le capital de ce type de sociétés n’est pas un investisseur ordinaire, mais un investisseur professionnel qui, du fait de cette participation dans la société, est potentiellement en mesure d’influencer l’administration de la personne morale et, de ce fait, le fonctionnement de la chaîne de télévision.
68. L’article 48 CE réaffirme le chapitre du droit d’établissement pour les sociétés et les personnes morales de droit privé et de droit public en les assimilant, sous certaines conditions, aux personnes physiques (52).
ii) Restriction de la liberté d’établissement
69. Rien n’indiquant que le régime en cause soit appliqué différemment aux sociétés anonymes grecques et étrangères ou à leurs actionnaires, nous considérons donc dans la suite du raisonnement qu’il n’a pas de caractère discriminatoire.
– L’article 43 CE en tant que principe général de non-restriction
70. Il reste donc à examiner si ce régime constitue une restriction à la liberté d’établissement visée à l’article 43 CE et si, le cas échéant, cette restriction peut être justifiée. Selon une jurisprudence constante (53), l’article 43 CE s’oppose à toute mesure nationale qui, même applicable sans discrimination tenant à la nationalité, est susceptible de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice, par les ressortissants communautaires, de la liberté d’établissement garantie par le traité.
71. Selon cette jurisprudence, l’article 43 CE ne se borne pas à interdire les discriminations directes et déguisées, mais peut aussi se concevoir comme un principe général de non-restriction. Les restrictions visées par l’article 43 CE ne sont donc pas seulement les réglementations discriminatoires, mais aussi, dans certaines circonstances, celles qui ne le sont pas, c’est-à-dire des mesures qui ne désavantagent en principe pas délibérément ou dans leur application concrète les étrangers (54). L’article 43 CE s’oppose en principe à toute réglementation nationale susceptible de gêner l’exercice de la liberté d’établissement ou de la «rendre moins attractive» (55). Par la jurisprudence qu’elle a consacrée à la circulation des marchandises et à la libre prestation de services, la Cour a lancé l’évolution qui a conduit les libertés fondamentales d’un principe de non-discrimination à un principe général de non-restriction répondant à l’idée de l’«égalité structurelle des libertés fondamentales» (56).
72. Le point de départ des réflexions à mener dans l’examen du caractère restrictif du régime en cause doit, selon moi, être le cas de figure d’une société établie dans l’Union qui transfère son siège principal (liberté d’établissement primaire) en Grèce ou y établit une filiale (droit d’établissement secondaire) (57). On ne saurait exclure que la perspective d’une extension éventuelle de responsabilité au-delà de la limitation de responsabilité de la société anonyme et, de ce fait aussi, d’un risque pour les actionnaires de voir leur responsabilité personnelle conjointement engagée en cas d’infraction à la législation et aux règles déontologiques applicables aux chaînes de télévision puisse avoir un effet dissuasif sur les entreprises voulant transférer leur siège d’un autre État membre vers la Grèce ou y établir une filiale. Le risque de voir aussi ses actionnaires encourir une sanction comportant une perte financière est susceptible de dissuader la société et l’ensemble de ses actionnaires d’opérer dans le secteur grec des médias. Ainsi que la juridiction de renvoi l’indique (58), l’extension de la responsabilité aux actionnaires rend peu attrayant l’achat des actions de ce type de sociétés telle la demanderesse au principal. Il s’ensuit que le régime en cause est en principe susceptible de rendre moins attractif l’exercice par des sociétés étrangères de la liberté d’établissement garantie par le traité.
73. Si l’on s’en tient à la définition générale que la restriction visée à l’article 43 CE reçoit à ce jour dans la jurisprudence, on devrait considérer qu’il y a restriction à la liberté d’établissement en l’espèce (59).
– Possibilité de réduire le principe de non-restriction dans une interprétation téléologique
74. À l’endroit de la liberté d’établissement aussi, la Cour est certes manifestement sensible à la cohérence des libertés fondamentales, on l’a vu, en ce qu’elle donne une interprétation extensive à la notion de restriction visée à l’article 43 CE (60). Toutefois, à ce jour elle ne s’est pas clairement prononcée sur la portée de l’article 43, premier alinéa, CE. Quand on sait que, à la suite de l’arrêt Keck et Mithouard (61), la Cour a limité la liberté de circulation des marchandises au titre de l’article 28 CE, on se demande si une limitation dogmatique de la notion de restriction s’impose aussi sur le terrain de la liberté d’établissement. L’objectif de cette liberté fondamentale pourrait militer en ce sens, qui doit permettre de choisir librement le lieu d’implantation sans que les opérateurs économiques s’en servent pour modifier les conditions qui leur sont applicables sur place par rapport à leurs concurrents (62).
75. Conformément à la finalité de la liberté d’établissement, qui est de démanteler les restrictions à l’accès des sociétés venant d’autres États membres, et à l’objectif du droit des sociétés de l’Union européenne, qui est d’assurer l’existence ainsi que l’identité d’une société qui transfère un siège au-delà des frontières (63), il serait en principe concevable de déterminer la portée du principe de non-restriction selon que la réglementation nationale en cause dresse des «barrières spécifiques à l’entrée» ou se borne à préciser les «conditions applicables sur place». Dans le premier cas, le principe de non-restriction jouerait, dans l’autre ce serait uniquement le principe de non-discrimination directe ou indirecte que comporte la liberté d’établissement (64). Un certain nombre d’arrêts rendus en matière de libre prestation de services (65) et de libre mouvement des capitaux (66) montrent que la Cour conçoit les libertés fondamentales avant tout comme instrument de l’ouverture du marché et examine dès lors, quand elle recherche si des réglementations nationales restreignent des libertés fondamentales dans une situation donnée, si ces réglementations gênent ou non l’accès au marché.
76. Quand on examine de plus près le régime national en cause dans le litige au principal, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas d’une disposition visant spécifiquement à réguler l’«accès» de sociétés anonymes au secteur grec des médias ni qu’elle dresse une «entrave» à celui qui prétendrait accéder à ce secteur particulier. Il s’inscrit plutôt dans un cadre juridique général régissant le fonctionnement des chaînes de télévision. Il doit garantir le respect de la législation et des règles déontologiques applicables au fonctionnement des chaînes de télévision. Sous l’œil d’un observateur objectif, ce sont des règles encadrant l’activité des médias que l’exploitant d’une chaîne de télévision devra toujours respecter. Juridiquement, le respect impératif de ces règles encadrant l’activité des médias se conçoit comme une «obligation» liée à l’exploitation d’une chaîne de télévision, et non pas comme une «condition» (67). Cela veut dire que le régime en cause ne détermine pas «si» ni «quand», mais uniquement «comment» une chaîne de télévision doit être exploitée. Il ne régit ainsi que les «modalités» de l’exploitation d’une chaîne de télévision. Qui plus est, le respect de ces modalités laisse intactes l’existence et l’identité d’une société anonyme.
77. Si la Cour devait se prononcer pour une limitation téléologique du principe de non-restriction, le régime national en cause devrait être qualifié de «conditions applicables sur place» qui, dans cette interprétation, ne devraient pas être conçues comme étant des restrictions au sens de l’article 43, premier alinéa, CE. Faute de restriction à la liberté d’établissement, il pourrait être superflu dans le fond de poursuivre l’examen au titre des articles 43 CE et 48 CE.
78. À cet égard, j’estime néanmoins impératif de relever que la jurisprudence de la Cour comporte certes un certain nombre d’indications montrant qu’elle est encline à admettre une interprétation restrictive dans des cas particuliers, mais que l’on ne saurait en tout cas les comprendre en ce sens que la Cour aurait abandonné l’interprétation extensive de la notion de restriction qu’elle a adoptée jusqu’ici. On doit plutôt considérer que cette notion s’entend en principe largement. Les considérations que nous émettons plus bas participent, dès lors, d’une conception du principe de non-restriction qui se veut globale (68).
79. Il s’ensuit qu’il y a bel et bien restriction à la liberté d’établissement.
iii) Justification d’une restriction à la liberté d’établissement
80. La jurisprudence de la Cour (69) montre que les mesures nationales qui restreignent l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité doivent remplir les conditions suivantes pour être conformes à l’article 43 CE: elles doivent être justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général, être aptes à garantir la réalisation de l’objectif qu’elles poursuivent et ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. De surcroît, la protection des droits fondamentaux constitue un intérêt légitime de nature à justifier, en principe, une restriction aux obligations imposées par le droit communautaire (70).
– La protection de droits fondamentaux en tant qu’intérêt légitime
81. Le gouvernement hellénique considère que le régime national en cause est justifié par des raisons d’intérêt public et social, on l’a dit (71). Quand on considère globalement les règles nationales qui nous intéressent, on voit que les amendes prévues à l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995 visent à réprimer les infractions à l’obligation de respecter certaines valeurs fondamentales protégées par la Constitution, et notamment la protection du droit de la personnalité, ainsi que du droit à une vie familiale et à la vie privée. L’amende, dont la demanderesse au principal répond conjointement et solidairement, a été infligée pour méconnaissance de ces valeurs, ainsi qu’il ressort de la partie en fait de la décision de renvoi. La position du gouvernement hellénique doit, dès lors, se comprendre dans une lecture intelligente en ce sens qu’il invoque manifestement la protection de droits fondamentaux d’ordre constitutionnel.
82. Il convient de rappeler à cet égard que, selon une jurisprudence constante, les droits fondamentaux font partie intégrante des principes généraux du droit dont la Cour assure le respect. À cet effet, la Cour s’inspire des traditions constitutionnelles communes aux États membres ainsi que des indications fournies par les instruments internationaux concernant la protection des droits de l’homme auxquels les États membres ont coopéré ou adhéré. La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) revêt, à cet égard, une signification particulière (72). Les principes développés dans cette jurisprudence ont été consacrés dans l’article 6, paragraphe 2, UE. Aux termes de celui-ci, «[l]’Union respecte les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950, et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, en tant que principes généraux du droit communautaire». De surcroît, la Cour a invoqué à plusieurs reprises la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne proclamée à Nice le 7 décembre 2000 pour réaffirmer l’existence de principes généraux de droit (73) (74).
83. Ainsi que la Cour l’a déclaré à plusieurs reprises (75), ne sauraient être admises dans la Communauté des mesures incompatibles avec le respect des droits de l’homme ainsi reconnus et garantis. Le respect des droits fondamentaux s’imposant ainsi tant à la Communauté qu’à ses États membres, la protection desdits droits constitue un intérêt légitime de nature à justifier, en principe, une restriction aux obligations imposées par le droit communautaire, même en vertu d’une liberté fondamentale garantie par le traité (76).
84. Il convient de relever, à cet égard, que le droit au respect de la vie privée, que le régime en cause dans le litige au principal vise à protéger selon les indications données par le gouvernement hellénique, a aussi trouvé un écho dans la jurisprudence de la Cour, qui y voit aussi un droit fondamental protégé dans l’ordre juridique de l’Union européenne (77). Qui plus est, ce droit fondamental est inscrit à l’article 8, paragraphe 1, de la CEDH (78) ainsi qu’à l’article 7 de la charte des droits fondamentaux (79).
85. Le régime national en cause poursuit là un but reconnu par l’ordre juridique de l’Union, qui est de ce fait légitime.
– Contrôle de proportionnalité
86. Ainsi que je l’ai déjà exposé dans les conclusions présentées le 14 avril 2010 dans l’affaire Commission/Allemagne (C-271/08), on doit considérer que les libertés fondamentales et les droits fondamentaux ont même rang (80). Lorsque, dans un cas concret, l’exercice d’un droit fondamental restreint une liberté fondamentale, il convient donc de rechercher une juste conciliation entre les deux positions juridiques. Il y a lieu, à cet égard, d’une part, de partir du principe que la concrétisation d’une liberté fondamentale constitue un objectif légitime qui peut poser des limites à un droit fondamental. Mais, inversement, la concrétisation d’un droit fondamental doit aussi être reconnue comme un objectif légitime qui peut restreindre une liberté fondamentale. Pour tracer précisément la frontière entre libertés fondamentales et droits fondamentaux, le principe de proportionnalité revêt une importance primordiale. Dans le cadre de l’examen de la proportionnalité, il convient en particulier de s’appuyer sur un modèle d’évaluation à trois niveaux, à l’aide duquel il convient de contrôler 1) le caractère approprié de la mesure en cause, 2) sa nécessité et 3) son caractère mesuré (81) .
87. Il s’ensuit que, si la protection du droit fondamental au respect de la vie privée constitue un intérêt légitime de nature à justifier, en principe, une restriction à une liberté fondamentale garantie par le traité, telle la liberté d’établissement, il n’en demeure pas moins que de telles restrictions ne peuvent être justifiées que si elles sont propres à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et ne vont pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre (82).
88. Le contrôle de proportionnalité requiert d’examiner le contexte en fait et en droit propre à l’État membre concerné; c’est la juridiction de renvoi qui est habilitée à mener cet examen (83). En l’espèce, la Cour est informée à suffisance des données en fait et en droit pour porter sur l’espèce qui lui est soumise une appréciation abstraite au regard du principe de proportionnalité. Il appartient à la juridiction de renvoi de prendre en compte les éléments d’interprétation de la Cour dans l’application du droit communautaire au litige au principal (84).
Caractère approprié
89. Ainsi que le gouvernement hellénique l’a confirmé dans la procédure orale en réponse à une question de la Cour, on doit considérer que le régime en cause procède en substance d’une présomption du législateur grec voulant qu’un actionnaire détenant plus de 2,5 % du capital d’une société anonyme ait la possibilité d’influer sur la direction de la société. Tant la juridiction de renvoi que le gouvernement hellénique évoquent et développent dans leurs écritures cette présomption du législateur national. La juridiction de renvoi (85) indique qu’un actionnaire qui détient un pourcentage d’actions supérieur à 2,5 % dans le capital de ce type de sociétés n’est pas un investisseur ordinaire, mais un investisseur professionnel qui, du fait de cette participation dans la société, est potentiellement en mesure d’influencer l’administration de la personne morale et, de ce fait, le fonctionnement de la chaîne de télévision. Le gouvernement hellénique (86) rappelle que ces actionnaires ont la possibilité, grâce à leur participation à l’assemblée générale et à leur implication dans la désignation des organes d’administration de la société, de veiller à la définition de règles et de principes quant au choix des programmes et à l’attitude adoptée par chaque chaîne à l’égard de l’actualité.
90. Indépendamment de savoir si cette présomption légale correspond à la réalité dans l’affaire au principal ou, en d’autres mots, si, avec une participation de 5 % à peine dans le capital de la société anonyme Nea Tileorasi, ainsi que le gouvernement hellénique l’a précisé à l’audience, la demanderesse dans le litige au principal a réellement une influence déterminante dans les décisions de cette société, ce qu’il appartiendrait à la juridiction de renvoi d’établir concrètement (87), il reste en tout cas plus que douteux que cette influence puisse être jugée suffisante pour influencer le choix des programmes de la chaîne de télévision au point d’écarter toute infraction à la législation et aux règles déontologiques régissant le fonctionnement d’une chaîne de télévision.
91. Il convient, à cet égard, d’examiner tout d’abord le statut de l’actionnaire dans une société anonyme. Les droits de l’actionnaire se répartissent de manière générale en droits patrimoniaux, en droits de participation et en droits protecteurs (88). Contrairement au membre de l’organe de direction de la société anonyme, qui aurait plutôt la possibilité d’exercer une influence sur la chaîne de télévision appartenant à la société, l’actionnaire ordinaire exerce en principe son droit de participation à l’assemblée générale où il a le droit de vote (89). Selon la législation et les statuts, ces droits de participation incluent la désignation et la révocation des organes de direction ou de surveillance (90). On doit bien voir à cet égard que, dans ce deuxième cas, l’influence de l’actionnaire sur la direction de la société est d’autant plus faible qu’elle n’est qu’indirecte (91). De surcroît, les règles de fond de désignation et de révocation des organes divergent selon la législation et les statuts. La désignation des organes obéit certes au principe général voulant que tous les mandataires soient choisis par l’assemblée générale à la majorité, mais il reste que les statuts peuvent imposer un choix proportionnel ou réserver à certains actionnaires ou organismes le droit de choisir un mandataire. Ces nombreux facteurs font que les possibilités que l’actionnaire est présumé avoir d’influencer la direction de la société apparaissent à l’examen moins marquées qu’on le dit.
92. À côté de la structure même de la société, il faut distinguer la structure propre à la chaîne de télévision, dans laquelle le directeur des programmes a un rôle particulier en tant que responsable de toute la rédaction de la chaîne de télévision. Il coiffe à son tour différents rédacteurs en chef pour chaque secteur. Viennent ensuite les différents opérateurs de la chaîne chargés de réaliser les différentes émissions. Ces personnes agissent plus ou moins indépendamment dans leur propre champ de responsabilité.
93. L’actionnaire se trouve ainsi au bout d’une longue chaîne de décideurs qu’il ne peut influencer que modestement. Il ne peut, a fortiori, pas prévoir qu’un opérateur de la chaîne enfreigne délibérément ou par négligence la législation ou les règles déontologiques régissant le fonctionnement des chaînes. Ces considérations montrent que l’influence qu’un actionnaire a dans une société est peu révélatrice de son influence effective sur les initiatives qui sont prises dans une chaîne de télévision. La juridiction de renvoi devrait examiner, le cas échéant, si la possibilité de l’actionnaire d’exercer une influence, que le régime national en cause considère comme évidente, n’est pas, à proprement parler, purement théorique.
94. D’autre part, ainsi que le gouvernement hellénique le relève à juste titre, l’actionnaire pourrait exercer son droit de participation pour faire passer des options claires de programmation. On pourrait songer ici à la rédaction d’un code de conduite des opérateurs de la chaîne de télévision qui les obligerait à respecter certaines valeurs consacrées par la Constitution comme la protection du droit individuel de la personnalité ainsi que du droit à la vie privée et à une vie familiale. On pourrait, en tout cas, réduire le risque d’infractions en exigeant des organes de direction que la chaîne de télévision appartenant à la société et tous ses opérateurs respectent un certain nombre de principes éthiques.
95. Cela supposerait évidemment une action concertée de plusieurs actionnaires quand on sait que c’est l’assemblée générale qui devrait en décider. Le droit de convoquer l’assemblée générale et de demander l’inscription d’un point à l’ordre du jour est généralement tributaire selon les droits des sociétés des États membres d’un seuil que la participation des actionnaires intéressés doit atteindre dans le capital souscrit de la société. Aux termes de l’article 55, paragraphe 1, du règlement n° 2157/2001, cette participation s’élève à au moins 10 % pour la SE. Mais même à imaginer que ce seuil soit atteint, on doute qu’une mesure préventive de cet ordre permette d’exclure toute infraction de la part des opérateurs de la chaîne de télévision.
96. L’examen du caractère approprié d’une mesure revient toutefois à rechercher si, selon toute probabilité, la mesure peut aller dans le sens voulu par l’État membre tout en concédant une certaine marge de prédiction aux États membres. Une mesure prise par un État membre ne devrait dès lors être qualifiée d’inappropriée que si elle ne produisait aucun effet dans le sens voulu (92). Selon moi, les considérations qui ont inspiré le législateur dans la mise en place du régime national en cause sont plutôt d’ordre théorique. La menace d’une amende pourrait certes inciter l’actionnaire à prendre des mesures préventives pour éviter des infractions. Elle ne permet toutefois pas d’exclure toute infraction. L’aptitude d’un régime de cette nature à contribuer à la protection des droits individuels de la personnalité ainsi que des droits à la vie privée et à une vie familiale doit être néanmoins admise en ce qu’il favorise en tout cas la protection de ces droits.
Nécessité
97. Le principe de proportionnalité suppose en outre de choisir la mesure la moins contraignante dans l’éventail des mesures envisageables (93).
98. Ainsi que le gouvernement hellénique l’a exposé à juste titre à l’audience, dans le secteur des médias, au lieu d’infliger une amende, les autorités de surveillance compétentes pourraient retirer à la chaîne de télévision sa licence d’exploitation. Toutefois, dans ce secteur le retrait de la licence est la sanction la plus lourde (94), d’autant plus qu’elle est assortie d’une interdiction d’exploiter une chaîne de télévision (95). En comparaison, l’infliction d’une seule amende en cas d’infraction éventuelle à la législation et aux règles déontologiques est à l’évidence une mesure moins contraignante.
99. On se demande toutefois si un régime moins contraignant est envisageable dans ce type de sanctions.
100. La perspective d’amendes frappant la seule société anonyme, sans extension de la responsabilité, serait en principe tout aussi apte à faire respecter par celle-ci la législation et les règles déontologiques régissant le fonctionnement d’une chaîne de télévision. On se demande toutefois si elle aurait le même effet dissuasif quand on sait que cela n’entraînerait qu’un simple décaissement de la part de la société. En fonction de sa situation financière, la société pourrait se permettre un tel décaissement sans devoir fondamentalement modifier son comportement. L’effet d’une telle sanction serait incertain. Il en va tout autrement lorsque les actionnaires répondent chacun solidairement des amendes sur l’ensemble de leur patrimoine. Ici l’actionnaire serait plutôt enclin à prendre une initiative pour éviter de voir sa responsabilité engagée. C’est en cela que les deux approches ne peuvent pas être réellement jugées égales.
101. On songerait plutôt à une approche personnalisée qui prendrait le plus possible en compte les circonstances de l’espèce. Dans cette approche, seuls pourraient par exemple être atteints les actionnaires auxquels peut être imputée une infraction concrète. L’amende devant être qualifiée de sanction, il faut nécessairement un acte culpeux imputable à l’intéressé. On empêcherait ainsi de punir des actionnaires qui pouvaient certes être conscients d’une infraction dans certaines circonstances, sans toutefois être en mesure, seuls ou à plusieurs, de faire passer des mesures empêchant l’infraction. Le régime actuel couvre en effet aussi ces actionnaires de par son large champ d’application. Non seulement l’approche personnalisée restreindrait moins la liberté d’établissement, mais en plus elle aboutirait au même résultat que maintenant. C’est au législateur national qu’il appartient de concevoir plus avant ce régime.
102. Il s’ensuit que le régime national en cause doit être considéré comme n’étant pas nécessaire pour atteindre l’objectif visé.
Proportionnalité
103. Enfin, les charges imposées doivent être à leur tour proportionnées aux objectifs recherchés (96).
104. Dans la protection de droits ayant valeur constitutionnelle, tel le droit individuel de la personnalité ou le droit à la vie privée ou à une vie familiale, il est certes recommandé à mon sens de laisser un certain pouvoir d’appréciation au législateur national (97). Ce pouvoir d’appréciation ne peut toutefois pas aller jusqu’à rendre les actionnaires responsables d’infractions qui ne leur sont pas imputables. Qui plus est, quand on sait que ces infractions ne peuvent pas être totalement exclues compte tenu des structures particulières dans une société et une chaîne de télévision. Dans ce cas, la liberté d’établissement se trouve ainsi être restreinte au-delà de ce qui est nécessaire pour protéger les droits précités.
105. Pour autant que l’on puisse supposer que le régime national en cause vise en substance à inciter l’actionnaire à adopter des mesures préventives, il serait plus sage de ne voir répondre que les actionnaires qui ont une certaine influence non seulement sur la société, mais aussi sur son organe de direction, et donc indirectement sur les décideurs mêmes de la chaîne de télévision. On doit en douter pour les actionnaires qui ne détiennent qu’une participation de 2,5 % du capital. Ainsi qu’on l’a dit plus haut, on se demande déjà si un actionnaire à lui seul est en mesure de faire passer des mesures pour empêcher des infractions à la législation et aux règles déontologiques régissant le fonctionnement des chaînes de télévision.
106. Il s’ensuit que les charges imposées aux actionnaires ne sont pas proportionnées aux objectifs poursuivis.
107. Par ces motifs, je conclus que le régime national en cause ne peut pas être jugé proportionné. Il procède d’une mise en balance entre le libre établissement en tant que liberté fondamentale et le droit fondamental au respect de la vie privée et à une vie familiale, qui n’est pas conforme au droit communautaire.
iv) Conclusion intermédiaire
108. Il convient de déterminer en substance que les articles 43 CE et 48 CE s’opposent à une règle nationale telle que celle figurant à l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995.
c) Libre mouvement des capitaux
i) Vocation de l’article 56 CE à s’appliquer
109. La question de la compatibilité du régime national en cause avec les dispositions du traité relatives au libre mouvement des capitaux ne se pose que si celui-ci est susceptible de comporter une restriction sur le terrain propre à ces dispositions du traité sans intéresser les dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement (98).
110. Compte tenu des développements que j’ai consacrés, aux points 63 à 66 des présentes conclusions, au champ d’application des articles 43 CE et 48 CE, l’examen sous l’angle de l’article 56 CE n’apparaît nécessaire qu’à l’égard des actionnaires détenant certes plus de 2,5 % du capital de la société, sans toutefois disposer d’une participation qui leur permettrait d’exercer une certaine influence sur les décisions de la société et de déterminer ses activités (99).
ii) Restriction au libre mouvement des capitaux
111. Selon une jurisprudence constante (100), l’article 56, paragraphe 1, CE interdit de manière tout à fait générale les restrictions au libre mouvement de capitaux entre les États membres.
112. Le traité ne définissant pas la notion de «libre mouvement des capitaux» au sens de l’article 56, paragraphe 1, CE, la Cour a reconnu depuis un certain temps déjà une valeur indicative à la nomenclature figurant à l’annexe de la directive 88/361/CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l’article 67 du traité (cet article a été abrogé par le traité d’Amsterdam) (101). Les «mouvements de capitaux» visés par l’article 56, paragraphe 1, CE sont, dès lors, en particulier les investissements directs sous forme de participation en actions dans une entreprise permettant de prendre effectivement part à la gestion de cette société et à son contrôle (les investissements dits «directs») ainsi que l’acquisition de titres sur le marché des capitaux à des seules fins de placement sans vouloir acquérir un pouvoir d’influence sur la gestion et le contrôle de l’entreprise (les investissements dits «de portefeuille») (102).
– L’article 56 CE en tant que principe global de non-restriction
113. La Cour a déterminé, à l’endroit de ces deux formes d’investissements, que les réglementations nationales doivent être qualifiées de «restrictions» au sens de l’article 56, paragraphe 1, CE lorsqu’elles sont susceptibles d’empêcher ou de restreindre l’acquisition d’actions des entreprises concernées ou de dissuader les investisseurs d’autres États membres d’investir dans le capital de ces entreprises (103).
114. Ainsi que nous l’avons déjà exposé (104), la responsabilité personnelle que l’actionnaire risque d’encourir peut avoir un effet dissuasif sur les investisseurs éventuels quand on sait que la participation dans une telle entreprise comporte un risque financier supplémentaire qui dépasse le risque propre à la vie des affaires. Il convient, à cet égard, de renvoyer une nouvelle fois aux constats faits par la juridiction de renvoi, qui indique que l’extension de la responsabilité aux actionnaires rend aussi peu attrayant l’achat des actions des sociétés comme celle de la demanderesse au principal.
115. Dans cette définition extensive préconisée à ce jour par la Cour, on devrait retenir l’existence d’une restriction au sens de l’article 56, paragraphe 1, CE en l’espèce.
– Possibilité de réduire le principe de non-restriction dans une interprétation téléologique
116. Comme à l’endroit de la liberté d’établissement, la Cour a aussi évoqué dans la jurisprudence consacrée à ce jour au libre mouvement des capitaux la possibilité de réduire le principe de non-restriction dans une interprétation téléologique (105). Dans la perspective d’une plus grande convergence possible entre les libertés fondamentales, il serait aussi concevable de déterminer, dans le libre mouvement des capitaux, la portée du principe de non-restriction selon que la réglementation nationale en cause dresse des «barrières spécifiques à l’entrée» ou se borne à préciser les «conditions applicables sur place». Une interprétation différente des deux libertés fondamentales conduirait nécessairement à une contradiction dans le régime des gros et des petits actionnaires, car, tandis que les gros actionnaires se verraient refuser le bénéfice de la liberté d’établissement, les petits actionnaires pourraient s’opposer au régime national en cause en invoquant une restriction au libre mouvement des capitaux. Si les gros actionnaires ne peuvent tirer des libertés fondamentales aucun droit à l’harmonisation des conditions applicables sur place (106), les petits actionnaires ne devraient a fortiori pas pouvoir le faire non plus. Il n’y a, en plus, aucune raison d’avoir un régime différent, car les deux catégories d’actionnaires se trouvent dans une situation rigoureusement identique.
117. En ce qui concerne le régime national même en cause, on doit bien constater que, en lui-même, il ne restreint pas la possibilité pour les actionnaires de prendre part à la société pour créer ou maintenir des relations économiques durables et directes avec elle, leur permettant de participer effectivement à sa direction et à son contrôle. Aucun obstacle en fait ou en droit n’est en effet dressé contre l’afflux d’investissements directs. Le régime ne régit pas non plus spécifiquement la nature et les modalités d’investissements dans les sociétés du secteur grec des médias. Le régime national en cause doit plutôt être rangé dans la catégorie des «conditions applicables sur place» conformément aux indications données plus haut (107), qui, pour autant que l’on admette une interprétation téléologique correctrice, ne devraient pas être assimilées à une restriction au sens de l’article 56, paragraphe 1, CE.
118. Ainsi que je l’ai déjà exposé (108), à ce jour toutefois, rien n’indique, à quelques exceptions près, que la Cour soit prête à abandonner l’interprétation extensive de la notion de restriction qu’elle a adoptée jusqu’ici. C’est la raison pour laquelle les considérations qui suivent se fondent sur l’acception extensive du principe de non-restriction.
119. Il y a donc restriction au libre mouvement des capitaux. Il convient au reste d’examiner si celle-ci peut être justifiée et résiste au contrôle de proportionnalité.
iii) Justification
– La protection de droits fondamentaux en tant qu’intérêt légitime
120. Là où le régime national en cause vise à protéger le droit fondamental au respect de la vie privée, elle poursuit un objectif reconnu par l’ordre juridique de l’Union et partant légitime apte en principe à justifier une restriction (109).
– Contrôle de proportionnalité
121. Le régime apparaît parfaitement inadapté à la protection des droits précités en ce qu’il rend aussi responsables les actionnaires qui n’exercent aucune influence certaine sur les décisions de la société, surtout quand on sait que ces actionnaires sont bien démunis pour empêcher des infractions à la législation et aux règles déontologiques régissant le fonctionnement des chaînes de télévision.
122. Quand on sait que l’on peut concevoir des mesures moins radicales promises au même succès, et l’on songera avant tout à la responsabilité des actionnaires qui ont effectivement une influence sur l’organe de direction de la société ou sur les structures de décision de la chaîne de télévision ou des actionnaires auxquels une infraction peut effectivement être imputée, on doit considérer que c’est sans nécessité non plus que le régime en cause vise la responsabilité de tout le groupe d’actionnaires en question.
123. Les objections émises au titre de la restriction de la liberté d’établissement valent a fortiori pour le libre mouvement des capitaux. Une restriction de cette liberté fondamentale sans nécessité pour la protection du droit fondamental ne répond pas à la proportionnalité requise. Le libre mouvement des capitaux ne protège en effet que les actionnaires qui ne sont pas en mesure d’exercer une certaine influence sur les décisions de la société ou de déterminer ses activités. Le fait qu’une amende puisse leur être, malgré tout, infligée apparaît être une restriction inadaptée à cette liberté fondamentale.
124. Il s’ensuit que le régime national en cause doit être considéré globalement comme disproportionné. Il procède d’une mise en balance entre le libre mouvement des capitaux en tant que liberté fondamentale et le droit fondamental au respect de la vie privée et à une vie familiale, qui n’est pas conforme au droit communautaire.
iv) Conclusion intermédiaire
125. Il convient de déterminer en substance que l’article 56, paragraphe 1, CE s’oppose à une règle nationale telle que celle figurant à l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995.
VII – Conclusion
126. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre de la manière suivante à la question préjudicielle du Symvoulio tis Epikrateias:
«1) La première directive 68/151/CEE du Conseil, du 9 mars 1968, tendant à coordonner, pour les rendre équivalentes, les garanties qui sont exigées, dans les États membres, des sociétés au sens de l’article 58 deuxième alinéa du traité, pour protéger les intérêts tant des associés que des tiers, ne s’oppose pas à une règle nationale telle que celle figurant à l’article 4, paragraphe 3, de la loi n° 2328/1995 dans la partie où elle dispose que les amendes prévues aux paragraphes précédents de cet article, pour violation de la législation et des règles déontologiques régissant le fonctionnement des chaînes de télévision, sont infligées conjointement et solidairement non seulement à la société titulaire d’une autorisation de créer et d’exploiter une chaîne de télévision, mais aussi à l’ensemble des actionnaires qui détiennent un pourcentage d’actions supérieur à 2,5 %.
2) En revanche, les articles 43 CE, 48 CE et 56 CE s’opposent à une règle nationale telle que celle énoncée au point 1.»