Language of document : ECLI:EU:C:2015:527

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES BOT

présentées le 3 septembre 2015 (1)

Affaire C‑333/14

The Scotch Whisky Association e.a.

contre

The Lord Advocate

The Advocate General for Scotland

[demande de décision préjudicielle formée par la Cour de session (Court of Session, Écosse, Royaume‑Uni)]

«Renvoi préjudiciel – Libre circulation des marchandises – Restrictions quantitatives – Mesures d’effet équivalent – Réglementation nationale imposant un prix minimal de vente au détail des boissons alcoolisées – Justification – Protection de la santé – Proportionnalité»





1.        Afin de réduire la consommation d’alcool, le parlement écossais a adopté, le 24 mai 2012, l’Alcohol (Minimum Pricing) (Scotland) Act 2012 (2), interdisant la vente d’alcool à un prix inférieur à un prix minimal calculé en fonction de la teneur en alcool. À la suite de l’adoption de cette loi, les ministres écossais (Scottish Ministers) ont établi l’Alcohol (Minimum Price per Unit) (Scotland) Order 2013 (3), fixant le prix minimal par unité d’alcool (4) («minimum price per unit») (5) à 0,50 livre sterling (GBP).

2.        Dans le cadre d’un litige opposant trois associations de producteurs de boissons alcoolisées, à savoir The Scotch Whisky Association, la Confédération européenne des producteurs de spiritueux et le Comité européen des entreprises vins (CEEV) (6), au Lord Advocate et à l’Advocate General for Scotland, la Cour de session a saisi la Cour d’une demande de décision préjudicielle visant à savoir si l’instauration d’un prix minimal est compatible avec, d’une part, le règlement (UE) no 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2013, portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) no 922/72, (CEE) no 234/79, (CE) no 1037/2001 et (CE) no 1234/2007 du Conseil (7), et, d’autre part, les articles 34 TFUE et 36 TFUE.

3.        Dans les présentes conclusions, nous examinerons, en premier lieu, la compatibilité de la réglementation litigieuse avec le règlement «OCM unique». À cet égard, nous soutiendrons que ce règlement doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit un prix minimal de vente des vins au détail en fonction de la quantité d’alcool contenu dans le produit vendu, pourvu que cette réglementation soit justifiée par les objectifs de protection de la santé humaine, et en particulier celui de lutte contre l’abus d’alcool, et n’aille pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.

4.        Nous procéderons, en second lieu, à l’analyse de la réglementation litigieuse au regard des articles 34 TFUE et 36 TFUE.

5.        Après avoir constaté que cette réglementation constitue une entrave au sens de l’article 34 TFUE, dès lors qu’elle est de nature à priver certains producteurs ou importateurs de boissons alcoolisées de l’avantage concurrentiel qui peut résulter de prix de revient inférieurs, nous ferons valoir que, pour apprécier si une mesure satisfait au principe de proportionnalité, il appartient au juge national:

–        de vérifier si les éléments de preuve qu’il incombe à l’État membre de lui soumettre permettent raisonnablement d’estimer que les moyens choisis sont aptes à la réalisation de l’objectif poursuivi et que, en opérant ce choix, l’État membre n’a pas excédé sa marge d’appréciation et

–        de prendre en compte l’étendue dans laquelle cette mesure est attentatoire à la libre circulation des marchandises lors de la comparaison avec les mesures alternatives qui permettraient d’atteindre le même objectif et lors de la mise en balance de l’ensemble des intérêts en présence.

6.        Nous ferons valoir, en outre, que, lorsque, comme dans les circonstances de l’affaire au principal, il est saisi d’un recours en contrôle de légalité d’une réglementation nationale qui n’est pas encore entrée en vigueur et demeure, pour partie, à l’état de simple projet, le juge national doit, afin d’apprécier la proportionnalité de cette réglementation à l’objectif poursuivi, examiner non seulement les éléments dont disposaient les autorités nationales et qu’elles ont examinés lors de l’élaboration de ladite réglementation, mais également l’ensemble des éléments de fait existant à la date à laquelle il statue. Nous préciserons qu’il n’existe pas de restrictions particulières au pouvoir du juge national d’examiner ces pièces, autres que celles qui découlent de l’application du principe du contradictoire et, sous réserve des principes d’équivalence et d’effectivité, des dispositions procédurales nationales régissant la production des preuves en justice.

7.        Nous exposerons, enfin, qu’un État membre ne peut, afin de poursuivre l’objectif de lutte contre l’abus d’alcool, qui s’inscrit dans celui de protection de la santé publique, opter pour une réglementation imposant un prix minimal de vente au détail des boissons alcoolisées, qui restreint les échanges à l’intérieur de l’Union européenne et fausse la concurrence, plutôt que pour une taxation accrue de ces produits, qu’à la condition de démontrer que la mesure retenue présente des avantages supplémentaires ou des inconvénients moindres que la mesure alternative. Nous ajouterons que la circonstance que la mesure alternative de taxation accrue est susceptible de procurer des avantages supplémentaires en contribuant à l’objectif général de lutte contre l’abus d’alcool ne justifie pas d’écarter cette mesure au profit de la mesure de MPU.

I –    Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

1.      Le traité FUE

8.        Aux termes de l’article 39, paragraphe 1, sous c) et e), TFUE, la politique agricole commune (PAC) a pour but de stabiliser les marchés et d’assurer des prix raisonnables dans les livraisons aux consommateurs.

9.        L’article 40 TFUE prévoit que, en vue d’atteindre les objectifs prévus à l’article 39 TFUE, il est établi une organisation commune des marchés agricoles (8) qui peut comporter, notamment, «des réglementations des prix».

10.      L’article 43, paragraphe 3, TFUE dispose que le Conseil de l’Union européenne, sur proposition de la Commission européenne, adopte, notamment, «les mesures relatives à la fixation des prix».

2.      L’OCM

11.      Le règlement «OCM unique» établit une OCM qui couvre, notamment, les vins.

12.      L’article 167 de ce règlement, intitulé «Règles de commercialisation visant à améliorer et à stabiliser le fonctionnement du marché commun des vins», prévoit, à son paragraphe 1:

«Afin d’améliorer et de stabiliser le fonctionnement du marché commun des vins, y compris les raisins, moûts et vins dont ils résultent, les États membres producteurs peuvent définir des règles de commercialisation portant sur la régulation de l’offre, notamment par la mise en œuvre de décisions prises par des organisations interprofessionnelles reconnues au titre des articles 157 et 158.

Ces règles sont proportionnées par rapport à l’objectif poursuivi et ne doivent pas:

a)      concerner des transactions après la première mise sur le marché du produit concerné;

b)      autoriser la fixation de prix, y compris à titre indicatif ou de recommandation;

[...]»

B –    Le droit du Royaume‑Uni

13.      Aux termes de l’article 1er, paragraphe 2, de la loi de 2012, l’alcool ne doit pas être vendu à un prix inférieur à un prix minimal calculé selon la formule «MPU x S x V x 100» (9).

14.      La loi de 2012 renvoie au pouvoir réglementaire le soin de déterminer le montant du MPU ainsi que la date à laquelle il entrera en vigueur.

15.      Les ministres écossais ont établi le projet de décret de 2013, pour approbation par le parlement écossais, fixant le montant du MPU à 0,50 GBP.

II – Le litige au principal et la demande de décision préjudicielle

16.      À la suite de l’adoption de la loi de 2012, The Scotch Whisky Association e.a. ont introduit un recours en contrôle de légalité («judicial review») à l’encontre de cette loi et du projet de décret de 2013.

17.      Cette demande ayant été rejetée en première instance par la Cour de session, chambre extérieure (Court of Session, Outer House), The Scotch Whisky Association e.a. ont interjeté appel.

18.      Par décision du 3 juillet 2015, la Court of Session, Extra Division, Inner House, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      Suivant une juste interprétation du droit de l’Union relatif à l’OCM des vins, notamment du règlement ‘OCM unique’, est‑il licite pour un État membre d’édicter une mesure nationale prévoyant un prix minimal de vente de vins au détail en fonction de la quantité d’alcool contenu dans le produit vendu, régime de prix s’écartant donc du principe de la libre détermination des prix par les forces du marché qui caractérise le marché des vins?

2)      Dans le cas où une justification par l’article 36 TFUE serait invoquée, lorsque:

–        un État membre a conclu que, dans l’intérêt de la protection de la santé humaine, il est opportun d’augmenter le coût de la consommation d’un produit, en l’espèce des boissons alcoolisées, pour les consommateurs ou pour une partie d’entre eux et

–        il s’agit d’un produit que l’État membre est libre de frapper de droits d’accise ou d’autres taxes (en ce compris des taxes ou des droits fondés sur la teneur ou le volume en alcool, ou sur la valeur du produit, ou une combinaison de telles mesures fiscales),

le droit de l’Union permet‑il et, dans l’affirmative, à quelles conditions, à un État membre de ne pas adopter de telles mesures fiscales impliquant l’augmentation du prix payé par les consommateurs et d’opter pour des mesures législatives fixant un prix minimal de vente au détail qui faussent les échanges à l’intérieur de l’Union et la concurrence?

3)      Lorsqu’un juge d’un État membre est appelé à se prononcer sur la question de savoir si une mesure législative nationale, qui constitue une restriction quantitative aux échanges incompatible avec l’article 34 TFUE, peut néanmoins se justifier par l’article 36 TFUE pour des raisons de protection de la santé humaine, est‑il limité dans son examen aux seules informations, preuves ou autres pièces dont disposait le législateur et qu’il a examinées lors de l’adoption de cette mesure? Dans la négative, quelles autres restrictions peuvent être posées au pouvoir du juge d’examiner toutes pièces ou preuves disponibles soumises par les parties au moment où il est appelé à se prononcer?

4)      Lorsque, dans le cadre d’une interprétation et d’une mise en œuvre du droit de l’Union, il est demandé à un juge d’un État membre de se prononcer sur une affirmation par les autorités nationales qu’une mesure qui constituerait une restriction quantitative au sens de l’article 34 TFUE se justifie en tant que dérogation admise par l’article 36 TFUE dans l’intérêt de la protection de la santé humaine, dans quelle mesure le juge doit‑il ou peut‑il, sur la base des éléments qui lui sont soumis, se forger une opinion objective sur l’efficacité de cette mesure pour réaliser les objectifs déclarés, sur la possibilité de mettre en œuvre d’autres mesures dont les effets au moins équivalents sont moins perturbateurs pour la concurrence dans l’Union et, de manière générale, sur la proportionnalité de ladite mesure?

5)      Lors de l’examen (dans le contexte d’un litige sur la question de savoir si une mesure est justifiée par des considérations de protection de la santé humaine en application de l’article 36 TFUE) de l’existence d’une autre mesure possible, qui ne perturbe pas ou, du moins, ne perturbe pas autant les échanges dans l’Union et la concurrence, peut‑on légitimement ne pas retenir cette autre mesure au motif que ses effets peuvent ne pas être parfaitement équivalents à ceux de la mesure contestée sur la base de l’article 34 TFUE, mais qu’elle peut apporter des avantages supplémentaires et satisfaire à un objectif plus large et général?

6)      Pour apprécier si une mesure nationale, admise ou constatée comme constituant une restriction quantitative au sens de l’article 34 TFUE et pour laquelle une justification au titre de l’article 36 TFUE est avancée, plus particulièrement pour l’appréciation de sa proportionnalité, dans quelle mesure le juge saisi peut‑il prendre en compte son appréciation de la nature et de la mesure dans laquelle ladite mesure constitue une restriction quantitative contraire à l’article 34 TFUE?»

III – Notre analyse

A –    Sur la compétence de la Cour

19.      La présente demande de décision préjudicielle a pour particularité d’avoir été formée dans le cadre d’une procédure au principal visant à faire contrôler la légalité d’une loi nationale qui n’est pas encore entrée en vigueur et d’un décret d’application qui demeure à l’état de simple projet.

20.      Cette particularité n’est pas de nature à remettre en cause la recevabilité de cette demande qui répond à un besoin objectif pour la solution du litige, non hypothétique, dont est saisie la juridiction de renvoi.

21.      À cet égard, il convient de rappeler que la Cour a déjà admis la recevabilité de questions préjudicielles posées dans le cadre d’actions préventives intentées à titre déclaratoire et que, se prononçant sur la recevabilité de demandes de décision préjudicielle formulées dans le cadre du recours en contrôle de légalité que prévoit le droit du Royaume‑Uni, elle a admis la possibilité pour les particuliers de faire valoir devant les juridictions nationales l’invalidité d’un acte de l’Union de portée générale, quand bien même cet acte n’aurait pas effectivement déjà fait l’objet de mesures d’application adoptées en vertu du droit national. Selon la Cour, il suffit, à cet égard, que la juridiction nationale soit saisie d’un litige réel dans lequel se pose, à titre incident, la question de la validité d’un tel acte (10).

22.      En l’occurrence, il ressort, en l’espèce, de la décision de renvoi que The Scotch Whisky Association e.a. ont introduit, devant la Cour de session, un recours en contrôle de la légalité visant à contester la compatibilité, au regard du droit de l’Union, d’une part, d’une mesure adoptée par le législateur écossais, dont la mise en vigueur effective est subordonnée à l’adoption par le gouvernement d’un décret d’application, et, d’autre part, du projet de ce décret.

23.      Pour la solution du litige au principal, qui n’est pas hypothétique, la juridiction de renvoi doit donc résoudre une question d’interprétation du droit de l’Union afin de vérifier si la réglementation nationale envisagée est compatible ou non avec ce droit.

24.      Il en résulte que la Cour est compétente pour répondre à la demande de décision préjudicielle présentée par la Cour de session.

B –    Sur les questions préjudicielles

1.      La compatibilité du MPU avec le règlement «OCM unique»

25.      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les dispositions du règlement «OCM unique» doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit un prix minimal de vente des vins au détail en fonction de la quantité d’alcool contenu dans le produit vendu.

26.      À l’appui de cette question, la Cour de session expose que, à première vue, une mesure nationale instituant un prix minimal de vente au détail est incompatible avec le règlement «OCM unique», lorsque, comme c’est le cas de l’actuelle OCM dans le secteur du vin, le marché est organisé sur la base de la libre détermination des prix. Elle exprime, toutefois, des doutes à ce sujet en s’interrogeant, en particulier, sur l’incidence de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, qui a inclus la PAC dans le domaine de la compétence partagée entre l’Union et ses États membres.

27.      Nous observerons, d’emblée, que le fait que la PAC relève, désormais, conformément à l’article 4, paragraphe 2, sous d), TFUE, d’une compétence partagée entre l’Union et les États membres ne nous paraît pas avoir nécessairement d’incidence sur la réponse à apporter à la question posée. Si cette évolution n’est pas sans conséquences (11), la compétence conférée aux États membres ne peut toutefois, ainsi que le précise l’article 2, paragraphe 2, TFUE, être exercée que «dans la mesure» où l’Union n’a pas exercé la sienne ou a décidé de cesser de l’exercer (12). Une compétence partagée par nature peut donc se muer en une compétence exclusive par exercice dès lors que l’Union adopte des mesures dans le domaine considéré et, partant, prive les États membres de leur pouvoir normatif par l’effet de la préemption attachée à l’«occupation du terrain» par les mesures prises au niveau de l’Union.

28.      Il reste à déterminer si l’Union a exercé sa compétence et, partant, a privé les États membres de leur pouvoir normatif.

29.      Dans le domaine de la PAC, la Cour a considéré, d’une manière générale, que les textes qui régissaient, dans les années 80, l’OCM vitivinicole constituaient un «système complet», «notamment en matière de prix et d’intervention, de régime des échanges avec les pays tiers, de règles concernant la production et certaines pratiques œnologiques ainsi qu’en ce qui concerne les conditions de désignation des vins et d’étiquetage» (13). Elle en a déduit que les États membres n’avaient plus compétence en la matière, sauf disposition spéciale en sens contraire (14).

30.      En outre, s’agissant plus particulièrement des règles relatives à l’encadrement des prix par les OCM, la Cour, partant de la prémisse que celles‑ci sont fondées sur le principe du marché ouvert, auquel tout producteur a librement accès dans des conditions de concurrence effectives et dont le fonctionnement est uniquement réglé par les instruments prévus par les OCM, a itérativement jugé que, dans des domaines couverts par une OCM, à plus forte raison lorsque cette OCM est fondée sur un régime commun des prix, les États membres ne pouvaient plus intervenir par des dispositions nationales prises unilatéralement, dans le mécanisme de la formation des prix régis par l’OCM (15). Selon cette même jurisprudence, les dispositions d’un règlement agricole communautaire comportant un régime de prix s’appliquant aux stades de la production et du commerce de gros laissaient intact le pouvoir des États membres de prendre des mesures appropriées en matière de formation des prix aux stades du commerce de détail et de la consommation, sans préjudice d’autres dispositions des traités (16).

31.      Toutefois, les OCM ont profondément évolué au cours des 20 dernières années. Initialement fondée sur une logique consistant à garantir les revenus des agriculteurs concernés par un régime de prix et d’interventions (17), l’OCM vitivinicole a connu de multiples modifications qui, comme le souligne la Commission, ont progressivement abouti à l’abandon des régimes d’intervention classiques au profit d’une libéralisation du marché vitivinicole avec une fixation des prix résultant de la libre confrontation entre l’offre et la demande.

32.      Ainsi, en ce qui concerne les caractéristiques actuelles de l’OCM dans le secteur des vins, devenue une simple composante de l’OCM unique, il y a lieu de relever que celle‑ci n’est plus fondée sur un régime commun de prix dont le fonctionnement pourrait être altéré par l’intervention de mesures prises unilatéralement par les États membres.

33.      S’il est vrai que le règlement «OCM unique» comporte, à son article 167, paragraphe 1, sous b), une disposition relative à la fixation des prix, aux termes de laquelle les États membres ne doivent pas autoriser la fixation de prix, y compris à titre indicatif ou de recommandation, force est de constater que, ainsi que le font valoir à juste titre le Lord Advocate, le gouvernement du Royaume‑Uni, l’Irlande et la Commission, cette disposition, qui reproduit à l’identique l’article 67, paragraphe 1, sous b), du règlement (CE) no 479/2008 (18), a une portée limitée, puisqu’elle vise seulement à préciser la portée de l’habilitation conférée aux États membres par l’article 167, paragraphe 1, première phrase, du règlement «OCM unique» pour définir des règles de commercialisation portant sur la régulation de l’offre. Conformément à l’objectif de libre concurrence, cette habilitation ne saurait être comprise comme autorisant l’adoption de législations nationales ayant pour objet, notamment, de permettre ou de favoriser la mise en œuvre de décisions par lesquelles des organisations interprofessionnelles fixeraient le prix du vin. Cette interprétation est corroborée par le considérant 44 du règlement no 479/2008 qui mentionne que, si, afin d’améliorer le fonctionnement du marché pour les vins, il convient que les États membres soient en mesure d’assurer l’application de décisions prises par les organisations interprofessionnelles, toutefois, les pratiques susceptibles de fausser le jeu de la concurrence doivent rester hors du champ d’application de ces décisions.

34.      Nous parvenons donc à la conclusion qu’il n’existe plus, dans le règlement «OCM unique», de régime de fixation des prix dont l’existence aurait pour effet qu’une réglementation imposant un prix minimal pour la vente au détail des boissons alcoolisées, dont le vin, serait, de par sa nature même, en contradiction avec ce régime auquel elle porterait directement atteinte.

35.      L’hypothèse d’une collision frontale entre la réglementation en cause au principal et le règlement «OCM unique» étant écartée, il reste à déterminer si cette réglementation contrevient au principe de l’article 4, paragraphe 3, TUE, du fait qu’elle mettrait en péril les objectifs ou le fonctionnement de l’OCM dans le secteur des vins. En effet, il ressort d’une jurisprudence constante que, en présence d’un règlement portant organisation commune des marchés dans un domaine déterminé, les États membres sont tenus de s’abstenir de toute mesure qui serait de nature à y déroger ou à y porter atteinte (19).

36.      La Commission soutient que des mesures adoptées par les États membres en ce qui concerne la vente au détail, telles qu’un système de prix minimal, pourraient compromettre l’OCM vitivinicole de deux façons différentes, soit en empêchant les opérateurs de tirer pleinement parti des avantages concurrentiels encouragés par une OCM moins interventionniste, soit en influençant l’«ensemble finement articulé des programmes de soutien aux agriculteurs» (20) qui dépendent, en partie, de facteurs tributaires de la demande de produits du vignoble de la part du consommateur final, laquelle serait directement influencée par le prix de vente au détail. Selon la Commission, si le système de MPU était validé, puis adopté dans plusieurs États membres, l’hypothèse législative sur laquelle repose l’actuel règlement «OCM unique», fondée sur une structure équilibrée de l’offre et de la demande et sur la libre fixation des prix par le jeu du marché, serait inopérante.

37.      À cet égard, il convient de souligner que, tout en rappelant qu’il découle de l’article 39 TFUE que sont reconnus à la fois la primauté de la politique agricole par rapport aux objectifs du traité dans le domaine de la concurrence et le pouvoir du Conseil de décider dans quelle mesure les règles de concurrence trouvent à s’appliquer dans le secteur agricole, la Cour a affirmé, à plusieurs reprises, que les OCM «ne constituent pas des espaces sans concurrence» (21) et que «le maintien d’une concurrence effective sur les marchés des produits agricoles fait partie des objectifs de la PAC» (22). Ainsi, en l’absence de mécanisme de fixation des prix, la libre détermination du prix de vente constitue l’expression, dans les secteurs couverts par une OCM, du principe de libre circulation des marchandises dans des conditions de concurrence effective.

38.      Or, il ne nous paraît pas contestable que la fixation par un ou plusieurs États membres d’un prix minimal de vente au détail d’un produit peut porter atteinte à l’avantage concurrentiel qui peut résulter de prix de revient inférieurs et, partant, conduire ainsi à des distorsions de concurrence entre les producteurs situés dans des États membres différents. À cet égard, il convient de relever que la Cour a itérativement constaté et pris en compte l’effet anticoncurrentiel produit par une réglementation fixant un prix minimal (23).

39.      Contrairement à ce que soutient l’Irlande, nous pensons donc que c’est à juste titre que la juridiction de renvoi a estimé qu’une mesure nationale qui porte atteinte au principe de libre détermination des prix par le jeu de l’offre et de la demande est, en principe, incompatible avec le règlement «OCM unique» qui, dès lors qu’il ne comporte plus de mécanisme de fixation des prix, repose sur le maintien d’une concurrence effective entre les producteurs d’un même produit.

40.      Toutefois, la Cour a souligné, à plusieurs reprises, que l’établissement d’une OCM n’empêche pas les États membres d’appliquer des règles nationales qui poursuivent un objectif d’intérêt général autre que ceux couverts par l’OCM, même si ces règles sont susceptibles d’avoir une incidence sur le fonctionnement du marché commun dans le secteur concerné (24). La poursuite d’un objectif légitime tel que celui tenant à la protection de la santé publique est donc de nature à justifier l’action des autorités nationales, quand bien même une OCM a été établie.

41.      Or, si, d’une part, la Cour a itérativement constaté que la poursuite des objectifs de la PAC «ne saurait faire abstraction» d’exigences d’intérêt général telles que la protection de la santé et de la vie des animaux (25) et que la protection de la santé «contribue à la réalisation des objectifs de la [PAC]» (26), visés à l’article 39, paragraphe 1, TFUE, notamment lorsque la production agricole est immédiatement dépendante de son écoulement auprès de consommateurs de plus en plus soucieux de leur santé (27) et, d’autre part, le règlement «OCM unique» comporte plusieurs dispositions qui intègrent les préoccupations de protection de la santé humaine ou animale (28), il n’en demeure pas moins que ce règlement n’a pas précisément pour fonction de réaliser à l’échelle de l’Union l’objectif de protection de la santé, en général, et celui de lutte contre la consommation dangereuse ou excessive de boissons alcoolisées, en particulier.

42.      Aussi, bien qu’elle constitue un objectif réel de la PAC, la protection de la santé n’en demeure pas moins accessoire, de telle sorte que cet objectif peut être invoqué par les États membres pour justifier une réglementation nationale ayant une incidence sur le fonctionnement de l’OCM dans le secteur concerné.

43.      Il en va d’autant plus ainsi que l’article 168, paragraphe 5, TFUE exclut toute harmonisation des dispositions législatives et réglementaires des États membres visant à protéger et à améliorer la santé humaine et que le recours à d’autres dispositions du droit primaire comme base juridique ne saurait être utilisé pour contourner cette exclusion expresse (29).

44.      Au vu des considérations qui précèdent, nous estimons que l’existence d’une OCM couvrant le secteur du vin ne fait pas obstacle à l’action des autorités nationales dans le cadre de l’exercice de leur compétence en vue d’adopter des mesures pour protéger la santé et, en particulier, pour lutter contre l’abus d’alcool. Toutefois, lorsque la mesure nationale porte atteinte au principe de la libre détermination du prix de vente qui constitue une composante du règlement «OCM unique», le principe de proportionnalité exige qu’elle réponde effectivement à l’objectif de protection de la santé humaine et qu’elle n’aille pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.

45.      Ainsi que le suggère la Commission, nous pensons que l’examen de la proportionnalité de la mesure doit être opéré dans le contexte de l’analyse à laquelle il conviendra de procéder dans le cadre de l’article 36 TFUE.

46.      En conséquence, nous proposons de répondre à la première question que le règlement «OCM unique» doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit un prix minimal de vente des vins au détail en fonction de la quantité d’alcool contenu dans le produit vendu, pourvu que cette réglementation soit justifiée par les objectifs de protection de la santé humaine, et en particulier celui de lutte contre l’abus d’alcool, et n’aille pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.

2.      La compatibilité du MPU avec l’article 34 TFUE

a)      Les observations liminaires

47.      Il y a lieu de constater que la juridiction de renvoi part de la prémisse que la mesure litigieuse doit être qualifiée de «mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’importation» interdite par l’article 34 TFUE. Le fait que les parties au principal s’accordent sur cette qualification ne nous paraît pas dispenser la Cour de vérifier si cette prémisse est exacte, puisque son caractère erroné dispenserait d’avoir à apprécier l’existence d’une justification au titre de l’article 36 TFUE.

48.      Pour pouvoir répondre à la question posée par la juridiction de renvoi, il y a donc lieu de rechercher si le MPU constitue une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’importation.

b)      L’existence d’une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’importation

49.      La problématique posée par l’examen de la réglementation litigieuse au regard de l’article 34 TFUE oblige à confronter les évolutions de la jurisprudence générale relative à l’interprétation de la notion de mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’importation à la jurisprudence spécifique aux réglementations en matière de prix.

50.      Nous n’entendons pas revenir longuement sur les évolutions bien connues de la jurisprudence relative à l’interprétation de cette notion.

51.      Nous nous limiterons à rappeler schématiquement que, dans son arrêt Dassonville (30), la Cour a défini la mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’importation, au sens de l’article 34 TFUE, comme «toute réglementation commerciale des États membres susceptible d’entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire» (31).

52.      Puis, dans son arrêt Keck et Mithouard (32), la Cour a considéré que n’est pas susceptible de constituer une telle entrave l’application à des produits en provenance d’autres États membres de dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente, pour autant qu’elles s’appliquent à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national et qu’elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et celle des produits en provenance d’autres États membres (33).

53.      Elle a, ensuite, précisé, dans son arrêt Commission/Italie (34), que doivent être considérées comme des mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’importation les mesures prises par un État membre ayant pour objet ou pour effet de traiter moins favorablement des marchandises en provenance d’autres États membres de même que des règles relatives aux conditions auxquelles doivent répondre ces dernières, même si de telles règles sont indistinctement applicables à tous les produits. Selon le même arrêt, relève également de la même notion «toute autre mesure qui entrave l’accès au marché d’un État membre des produits originaires d’autres États membres» (35).

54.      La seconde construction jurisprudentielle à l’aune de laquelle il convient d’apprécier la nature de la réglementation litigieuse est celle relative à l’interprétation des réglementations concernant la fixation des prix, en particulier celles qui imposent un prix minimal. Selon cette jurisprudence, issue de l’arrêt van Tiggele (36), les réglementations nationales imposant un prix minimal constituent une mesure d’effet équivalent à des restrictions quantitatives à l’importation, interdite par l’article 34 TFUE, dans la mesure où, tout en s’appliquant indistinctement aux produits nationaux et aux produits importés, elles sont susceptibles de défavoriser l’écoulement de ces derniers en empêchant que leur prix de revient inférieur se répercute sur le prix de vente au consommateur (37).

55.      Le rapprochement de ces deux jurisprudences soulève deux séries de questions relatives, l’une, à l’objet des mesures de réglementation des prix, et l’autre, aux critères de l’entrave. D’une part, une réglementation telle que celle en cause au principal doit‑elle être qualifiée de simple «modalité de vente», au sens de l’arrêt Keck et Mithouard (38)? D’autre part, le critère tenant à l’existence d’un obstacle à la réalisation de l’éventuel avantage concurrentiel résultant de prix de revient inférieurs des produits importés par rapport aux produits nationaux recoupe‑t‑il le critère de la discrimination ou de l’accès au marché?

56.      À cet égard, la plupart des parties intéressées ayant présenté des observations défendent, en se référant principalement à l’arrêt van Tiggele (39), l’interprétation selon laquelle la réglementation en cause au principal doit être qualifiée d’entrave aux échanges entre les États membres, interdite par l’article 34 TFUE. Toutefois, l’Irlande a soutenu, dans ses observations écrites, que cette réglementation constitue une simple «modalité de vente», au sens de l’arrêt Keck et Mithouard (40), de sorte qu’elle ne relèverait pas de l’article 34 TFUE. Quant au gouvernement finlandais, il estime qu’il existe un doute à ce sujet. De son côté, la Commission considère que la jurisprudence issue de l’arrêt van Tiggele (41) demeure valable lorsque des prix minima créent une discrimination à l’encontre des importations en empêchant ou en gênant leur accès au marché.

57.      Nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire d’examiner la mesure en cause au principal à la lumière de la distinction entre deux catégories de réglementations, à savoir celles qui fixent les conditions auxquelles doivent répondre les produits et celles qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente.

58.      Nous savons, en effet, que relève de la notion de mesure d’effet équivalent toute mesure qui entrave l’accès au marché d’un État membre des produits originaires d’autres États membres. Selon la formule désormais usuelle de la jurisprudence, l’article 34 TFUE reflète l’obligation de respecter les principes de non‑discrimination et de reconnaissance mutuelle des produits légalement fabriqués et commercialisés dans d’autres États membres ainsi que celle visant à assurer aux produits de l’Union un libre accès aux marchés nationaux (42). De cette formule de principe, nous déduisons qu’une mesure nationale peut constituer une entrave non seulement lorsque, constituant une modalité de vente, elle est discriminatoire, en droit ou en fait, mais également lorsque, quelle qu’en soit la nature, elle gêne l’accès au marché de l’État membre concerné. Il en résulte que, si une entrave à l’accès au marché est constatée, il n’est pas nécessaire de se livrer à un examen comparatif entre la situation des produits nationaux et celle des produits importés afin d’établir l’existence d’une différence de traitement entre les deux.

59.      Selon nous, l’existence d’une neutralisation de l’avantage concurrentiel résultant d’une importation, qui constitue le critère distinctif s’agissant de réglementations en matière de prix, caractérise par elle‑même l’effet d’entrave à l’accès au marché. En effet, l’interdiction de la vente au détail au‑dessous d’un prix minimal prive les opérateurs d’autres États membres de la possibilité de commercialiser leurs produits à un prix de vente qui répercute leur éventuel prix de revient inférieur et gêne ainsi l’accès de ces derniers au marché concerné.

60.      La réglementation en cause au principal, dont il n’est pas contesté qu’elle s’applique indistinctement à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national, doit donc être considérée comme une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’importation contraire à l’article 34 TFUE en ce qu’elle est susceptible de constituer un obstacle à l’accès au marché, du seul fait qu’elle empêche que le prix de revient inférieur des produits importés puisse se répercuter sur le prix de vente au consommateur.

61.      Ce n’est donc qu’à titre surabondant que nous nous livrerons à l’examen de la nature de la mesure en cause au principal, à la lumière de la distinction résultant de l’arrêt Keck et Mithouard (43).

62.      Dans son arrêt Fachverband der Buch‑ und Medienwirtschaft (44), la Cour a considéré que, pour autant qu’une réglementation nationale sur le prix des livres interdisant notamment à l’importateur de fixer un prix inférieur au prix de vente au public fixé ou conseillé par l’éditeur pour l’État d’édition «ne porte pas sur les caractéristiques de ces produits, mais concerne uniquement les modalités selon lesquelles ceux‑ci peuvent être vendus», celle‑ci doit être considérée comme portant sur des modalités de vente au sens de l’arrêt Keck et Mithouard (45) (46).

63.      Nous pensons qu’il en va de même de la réglementation en cause au principal. À l’appui de cette thèse, il convient de relever que l’arrêt Keck et Mithouard (47), lui‑même, portait sur une interdiction de revente à perte, tandis que l’arrêt Belgapom (48) a, dans la ligne de cette jurisprudence, qualifié de «modalité de vente» une réglementation interdisant la vente ne procurant qu’une marge bénéficiaire extrêmement réduite. Or, une réglementation nationale interdisant la vente d’un produit à un prix inférieur à un prix calculé en fonction de la teneur en alcool nous paraît avoir le même effet limitatif à la liberté de fixation des prix, en imposant au vendeur une marge bénéficiaire minimale. À l’instar de ces réglementations ou de la réglementation nationale en cause dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Fachverband der Buch‑ und Medienwirtschaft (49), elle peut donc être rangée dans la catégorie des modalités de vente.

64.      Toutefois, la qualification de «modalité de vente» ne signifie pas pour autant que la mesure en cause au principal ne pourrait pas constituer une entrave au sens de l’article 34 TFUE. S’il est constant qu’elle s’applique à tous les opérateurs concernés, encore faut‑il démontrer, selon la terminologie utilisée par l’arrêt Keck et Mithouard (50), qu’elle affecte «de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d’autres États membres» (51). En présence d’une discrimination, la mesure n’échappe donc pas au champ d’application de l’article 34 TFUE.

65.      La question qui se pose est alors de savoir si le critère dégagé par l’arrêt van Tiggele (52), tenant à l’existence d’une neutralisation de l’avantage concurrentiel résultant d’une importation, qui caractérise assurément l’effet d’entrave à l’accès au marché, est susceptible d’établir également l’existence d’une discrimination. La portée de ce critère a soulevé des hésitations doctrinales qui démontrent la difficulté à l’envisager sous l’angle de la discrimination (53). S’il nous paraît plus cohérent et logique de retenir que l’objectif dudit critère est de détecter directement l’effet d’entrave à l’accès au marché, indépendamment de toute considération relative à une affectation inégale des produits importés par rapport aux produits nationaux, nous estimons, néanmoins, qu’il permet également de démontrer l’existence d’une discrimination. La formulation de l’arrêt van Tiggele (54) permet, en effet, une interprétation sous l’angle de la discrimination, puisque la Cour y énonce qu’«une entrave à l’importation pourrait résulter notamment de la fixation, par un autorité nationale, de prix ou de marges bénéficiaires à un niveau tel que les produits importés seraient défavorisés par rapport aux produits nationaux identiques [...] parce que l’avantage concurrentiel résultant de prix de revient inférieurs serait neutralisé» (55). Le raisonnement paraît donc fondé sur la comparaison entre deux produits identiques, l’un, national, et l’autre, importé, qui bénéficie d’un avantage concurrentiel neutralisé par la mesure envisagée.

66.      Or, la décision de renvoi contient les éléments d’une analyse comparative qui, en tout état de cause, mettent en évidence le caractère discriminatoire de la réglementation litigieuse. En effet, il ressort des constatations de la Cour de session que, selon les statistiques sur le pourcentage de boissons alcoolisées vendues hors catégories des établissements de restauration rapide (ci‑après «horeca») à un prix inférieur au MPU, un plus grand pourcentage de vins importés des États membres que de vins du Royaume‑Uni a été vendu à un prix inférieur au MPU. En outre, même si elle prend acte du fait qu’elle ne dispose pas de statistiques concernant les autres boissons alcoolisées, la juridiction de renvoi constate, toutefois, qu’il n’est nullement contesté que des volumes significatifs de bières et de spiritueux originaires d’États membres autres que le Royaume‑Uni sont vendus à des prix unitaires inférieurs à 0,50 GBP.

67.      En privant les opérateurs d’autres États membres commercialisant des produits importés jusqu’à présent vendus à un prix inférieur au MPU de la possibilité de commercialiser ces produits à un prix de vente qui répercute leur éventuel prix de revient inférieur, l’interdiction de la vente au détail au‑dessous d’un prix minimal défavorise lesdits produits par rapport à des produits nationaux identiques.

68.      La réglementation en cause au principal, dont il n’est pas contesté qu’elle s’applique indistinctement à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national, doit donc être considérée comme une mesure d’effet équivalent à une restriction quantitative à l’importation.

69.      En définitive, quel que soit l’angle sous lequel elle est analysée, la réglementation en cause au principal apparaît contraire à l’article 34 TFUE.

70.      Il convient, maintenant, de vérifier si cette entrave est objectivement justifiée.

c)      Sur la justification de l’entrave à la libre circulation des marchandises

71.      Une entrave à la libre circulation des marchandises peut être justifiée par des raisons d’intérêt général énumérées à l’article 36 TFUE ou par des exigences impératives. Dans l’un ou l’autre cas, les restrictions imposées par les États membres doivent, néanmoins, satisfaire aux conditions qui ressortent de la jurisprudence de la Cour en ce qui concerne leur proportionnalité.

72.      À cet égard, pour qu’une réglementation nationale soit conforme au principe de proportionnalité, il importe de vérifier non seulement si les moyens qu’elle met en œuvre sont propres à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi, mais également s’ils ne vont pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (56).

73.      Bien que les termes généralement employés par la Cour paraissent le plus souvent conduire à ne distinguer que deux étapes différentes du contrôle de proportionnalité, la démarche intellectuelle suivie pour déterminer si une mesure nationale est proportionnée est généralement décomposée en trois étapes successives.

74.      La première étape, correspondant au test d’aptitude ou d’adéquation, consiste à vérifier que l’acte adopté est apte à atteindre le but recherché.

75.      La deuxième étape, relative au test de nécessité, parfois également dénommé «test de l’entrave minimale», implique de procéder à une comparaison entre la mesure nationale litigieuse et les solutions alternatives qui permettraient d’atteindre le même objectif que celui poursuivi par celle‑ci, mais en apportant moins de restrictions aux échanges.

76.      La troisième étape, correspondant au test de proportionnalité stricto sensu, suppose une mise en balance des intérêts en présence. Plus précisément, elle consiste à mettre en rapport, d’une part, l’ampleur de l’atteinte que la mesure nationale cause à la liberté considérée et, d’autre part, la contribution que cette mesure pourrait procurer à la protection de l’objectif poursuivi.

77.      Avant de soumettre la réglementation en cause au principal à ce triple test en répondant ainsi aux deuxième et cinquième questions posées par la juridiction de renvoi, quelques précisions préalables sur les modalités d’exercice du contrôle de proportionnalité doivent être apportées afin de répondre aux troisième, quatrième et sixième questions.

i)      Les modalités d’exercice du contrôle de proportionnalité

78.      Les quatrième et sixième questions, qui concernent, de manière générale, l’office du juge national dans l’exercice du contrôle de proportionnalité, seront examinées avant la troisième question, qui porte plus spécifiquement sur les éléments de preuve sur lesquels le juge national peut se fonder.

–       Sur la quatrième question

79.      Par sa quatrième question, la Cour de session demande dans quelle mesure le juge national, qui doit apprécier si une réglementation nationale est justifiée par un objectif prévu à l’article 36 TFUE, doit se forger une opinion objective sur l’aptitude de la mesure à réaliser les objectifs avancés, sur la possibilité d’atteindre ces objectifs par d’autres moyens moins restrictifs et, d’une manière générale, sur la proportionnalité de la mesure.

80.      À l’appui de cette question, la juridiction de renvoi expose que, si les parties au principal ne contestent pas qu’un État membre dispose d’une marge d’appréciation pour décider du niveau de la protection de la santé qu’il souhaite avoir, elles divergent sur la question de savoir si le juge national peut procéder à sa propre évaluation ou s’il doit laisser au pouvoir législatif ou réglementaire concerné un large pouvoir pour apprécier à la fois si une autre mesure au moins aussi efficace mais moins perturbatrice est possible et si la mesure envisagée satisfait de manière générale au critère de la proportionnalité. Elle ajoute que les juridictions d’appel du Royaume‑Uni se sont livrées à des interprétations divergentes de la jurisprudence de la Cour, certaines mettant en œuvre un critère tenant à l’absence de caractère manifestement inapproprié de la décision des autorités nationales, d’autres se bornant à déterminer si, objectivement, il existe des éléments justifiant la mesure au regard de l’objectif recherché.

81.      Dans le cadre de la répartition des compétences entre la Cour, statuant sur renvoi préjudiciel au titre de l’article 267 TFUE, et les juridictions nationales, l’appréciation finale de la proportionnalité ressortit à la juridiction de renvoi, qui est seule compétente pour apprécier les faits du litige dont elle est saisie et pour interpréter la législation nationale applicable. C’est donc à elle qu’il incombe, en dernier ressort, de déterminer si la mesure nationale en cause au principal est propre à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi et si elle ne va pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif. Il incombe toutefois à la Cour de fournir à la juridiction de renvoi des précisions visant à la guider dans son interprétation, en particulier quant aux critères qu’il lui appartient de prendre en compte pour forger son appréciation.

82.      Trois raisons nous paraissent justifier que le contrôle juridictionnel de la proportionnalité de la mesure soit empreint d’une certaine retenue.

83.      Premièrement, il convient de tenir compte du fait qu’il appartient aux États membres de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé publique ainsi que de la manière dont ce niveau doit être atteint. Celui‑ci pouvant varier d’un État membre à l’autre, les États membres se voient reconnaître en ce domaine une marge d’appréciation (57). Cette marge d’appréciation se traduit nécessairement par un certain assouplissement du contrôle, traduisant la préoccupation du juge national de ne pas substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales.

84.      Deuxièmement, il est nécessaire d’intégrer la complexité des appréciations à effectuer et la marge d’incertitude qui existe quant aux effets de mesures telles que celles en cause au principal.

85.      Troisièmement, le Lord Advocate a indiqué, dans ses observations écrites, que la loi de 2012 exige des ministres écossais qu’ils évaluent l’effet de la fixation d’un MPU et qu’ils soumettent un rapport dans les cinq ans de l’entrée en vigueur de la réglementation en cause au principal, laquelle prendra en tout état de cause fin après six ans, à moins que le parlement écossais ne décide de la maintenir. Il nous semble que le caractère en quelque sorte expérimental ou à durée déterminée de cette réglementation constitue un élément à prendre en considération par le juge national, puisqu’il paraît consacrer, par avance, la révision de ladite réglementation s’il s’avère que les raisons qui ont conduit à son adoption ont été modifiées.

86.      Toutefois, la marge d’appréciation laissée aux États membres ne saurait avoir pour effet de leur permettre de vider de sa substance le principe de libre circulation des marchandises. Dans la mesure où l’article 36 TFUE comporte une exception à ce principe, il incombe aux autorités nationales, même lorsqu’elles disposent d’une marge d’appréciation, de démontrer que la mesure satisfait au principe de proportionnalité. Si cette marge d’appréciation peut être plus ou moins large selon les intérêts légitimes concernés, de sorte qu’il est difficile de se livrer à des généralisations quant à l’intensité du contrôle que le juge national doit effectuer, il ne nous paraît pas possible de se contenter de la simple démonstration du caractère manifestement disproportionné de la mesure, ce qui, finalement, aboutirait à inverser la charge de la preuve.

87.      En outre, quelle que soit l’étendue de cette marge d’appréciation, il n’en demeure pas moins que les raisons justificatives susceptibles d’être invoquées par un État membre doivent être accompagnées des preuves appropriées ou d’une analyse de l’aptitude et de la proportionnalité de la mesure restrictive adoptée par cet État ainsi que des éléments précis permettant d’étayer son argumentation (58).

88.      Nous proposons donc de répondre à la quatrième question que, pour apprécier si une mesure satisfait au principe de proportionnalité, il appartient au juge national de vérifier si les éléments de preuve qu’il incombe à l’État membre de lui soumettre permettent raisonnablement d’estimer que les moyens choisis sont aptes à la réalisation de l’objectif poursuivi et que, en opérant ce choix, l’État membre n’a pas excédé sa marge d’appréciation.

–       Sur la sixième question

89.      Par sa sixième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le degré dans lequel la mesure nationale est attentatoire à la libre circulation des marchandises doit être pris en compte pour en apprécier la proportionnalité.

90.      La juridiction de renvoi justifie sa question en exposant la position du Lord Advocate, qui considère que, dès lors qu’une mesure a été reconnue comme constituant une restriction aux échanges, toute appréciation sur la nature et sur les effets de la distorsion de concurrence serait exclue de l’examen de proportionnalité.

91.      S’il est étranger au test d’adéquation, qui suppose d’établir que la mesure, indépendamment de son effet restrictif, est de nature à contribuer effectivement à la réalisation de l’objectif poursuivi, le degré dans lequel la mesure nationale est attentatoire à la libre circulation des marchandises doit être pris en considération aux deux stades suivants du contrôle de proportionnalité.

92.      La pondération qu’implique le principe de proportionnalité suppose d’apprécier le caractère plus ou moins restrictif de la mesure retenue lors de sa comparaison avec les mesures alternatives qui pourraient être mises en œuvre. Il s’agit, alors, de vérifier s’il n’existe pas une autre mesure qui permettrait d’atteindre le même résultat en causant une atteinte moindre à la libre circulation des marchandises.

93.      Mais il doit également être tenu compte du degré d’entrave lors de l’examen de la proportionnalité stricto sensu de la mesure nationale, lequel suppose une mise en balance des avantages et des inconvénients de cette mesure en recherchant, notamment, si l’ampleur de la restriction apportée aux échanges au sein de l’Union est proportionnée à l’importance des objectifs poursuivis et aux gains escomptés.

94.      En conséquence, il y a lieu de répondre à la sixième question que le degré dans lequel la mesure nationale est attentatoire à la libre circulation des marchandises doit être pris en compte lors de sa comparaison avec les mesures alternatives qui permettraient d’atteindre le même objectif et lors de la mise en balance de l’ensemble des intérêts en présence.

–       Sur la troisième question

95.      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si la proportionnalité d’une mesure nationale doit être appréciée en se fondant exclusivement sur les éléments de fait dont disposaient les autorités de l’État membre concerné à la date de l’adoption de cette mesure et s’il existe d’autres restrictions au pouvoir du juge national.

96.      La juridiction de renvoi expose que les parties au principal sont en désaccord sur le moment auquel la légalité de la mesure litigieuse doit être appréciée et, partant, sur les éléments de preuve que le juge national peut examiner dans le cadre du contrôle de proportionnalité. Elle fait observer que cette question est décisive en l’espèce, puisque sont à sa disposition de nouvelles études qui n’ont pu être examinées ni par le législateur national ni, pour certaines d’entre elles, par la juridiction de première instance.

97.      Contrairement au Lord Advocate, qui soutient que le juge national doit apprécier la légalité de la mesure lors de son adoption, ce dont il déduit qu’il ne peut prendre en considération des éléments qui n’ont pas été examinés par le législateur national, nous estimons, à l’instar de The Scotch Whisky Association e.a., de l’Irlande et du gouvernement norvégien ainsi que de la Commission et de l’Association européenne de libre‑échange (AELE), que le juge national, dans des circonstances telles que celles de l’affaire en cause au principal, doit tenir compte de l’ensemble des données en sa possession au moment où il statue, qu’il s’agisse soit de données existantes au moment où la mesure a été adoptée, mais qui n’ont pas été portées à la connaissance du pouvoir législatif ou réglementaire national ou utilisées par celui‑ci, soit de données postérieures à l’adoption de la mesure.

98.      Un argument en faveur de la thèse défendue par le Lord Advocate paraît pouvoir être puisé, par analogie, dans la jurisprudence constante selon laquelle, dans le cadre d’un recours en annulation, la légalité d’un acte de l’Union doit, en principe, être appréciée en fonction des éléments de fait et de droit existant à la date à laquelle il a été adopté (59). Selon la même jurisprudence, cette légalité «ne saurait dépendre d’appréciations rétrospectives concernant son degré d’efficacité» (60) et, lorsque le législateur de l’Union est amené à apprécier les effets futurs d’une réglementation à prendre alors que ces effets ne peuvent être prévus avec exactitude, son appréciation ne peut être censurée que si elle apparaît manifestement erronée au vu des éléments dont il disposait au moment de l’adoption de la réglementation en cause (61).

99.      Toutefois, deux arguments convergents nous amènent à soutenir la solution opposée.

100. Le premier argument a trait aux principes de primauté et d’effectivité du droit de l’Union.

101. Ainsi que la Cour l’a relevé dans son arrêt Seymour‑Smith et Perez (62), les exigences du droit de l’Union doivent être respectées «à tout moment pertinent, que ce moment soit celui de l’adoption d’une mesure, de sa mise en œuvre ou de son application au cas d’espèce» (63).

102. Il résulte de cette jurisprudence que le contrôle de légalité des mesures prises par les autorités nationales au nom des motifs d’intérêt général énumérés à l’article 36 TFUE doit revêtir un caractère non pas statique, mais dynamique lorsqu’il implique, comme c’est le cas dans l’affaire au principal, la prise en considération de données qui peuvent évoluer dans le temps en fonction de nombreux paramètres sociaux, tels que les habitudes de consommation d’alcool ou les revenus des acheteurs, ou de l’état des connaissances scientifiques relatives au phénomène étudié.

103. La Cour a, d’ailleurs, jugé que, lorsqu’un État membre adopte une réglementation nationale qui s’insère dans le cadre d’une politique de protection de la santé humaine et animale, il doit revoir cette réglementation s’il apparaît que les raisons qui ont conduit à son adoption ont été modifiées à la suite, notamment, de l’évolution des données disponibles résultant de la recherche scientifique (64).

104. Cette jurisprudence trouve un écho dans la jurisprudence relative à l’application du principe de précaution par les institutions de l’Union. Tout en admettant que, lorsque des incertitudes apparaissent quant à l’existence ou à la portée de risques pour la santé des personnes, les institutions de l’Union, appliquant le principe de précaution et d’action préventive, peuvent prendre des mesures de protection sans avoir à attendre que la réalité et la gravité de ces risques soient pleinement démontrées, la Cour a jugé, en revanche, que, lorsque des éléments nouveaux modifient la perception d’un risque ou montrent que ce risque peut être circonscrit par des mesures moins contraignantes que celles existantes, il appartient aux institutions de l’Union, et notamment à la Commission, qui a le pouvoir d’initiative, de veiller à une adaptation de la réglementation aux données nouvelles (65).

105. Il est vrai qu’imposer aux États membres une obligation d’adaptation ou de mise à jour de la réglementation en fonction de l’évolution des données scientifiques ne signifie pas nécessairement qu’une disposition devenue inadaptée devrait être déclarée illégale et, partant, annulée avec effet rétroactif.

106. Toutefois, il convient de relever, et c’est le second argument, que le recours en contrôle de légalité que The Scotch Whisky Association e.a. ont intenté présente, ainsi que nous l’avons déjà souligné, la particularité d’avoir été exercé à l’encontre d’une loi qui n’est pas encore entrée en vigueur et d’un décret qui est à l’état de simple projet.

107. Dans ces circonstances particulières, il y a une logique à retenir comme moment pertinent pour l’appréciation de la conformité au droit de l’Union le moment auquel le juge national statue. Retenir la date de l’adoption de la réglementation n’a guère de sens, puisque le décret, qui fait pourtant partie intégrante de la réglementation dont la conformité au droit de l’Union est contestée, n’a pas encore été adopté. Retenir la date de l’application de cette réglementation au cas d’espèce n’est pas non plus possible, puisque la réglementation n’a pas encore été appliquée.

108. Nous en concluons que le juge national doit examiner toutes les pièces pertinentes qui existent au moment où il statue. Par ailleurs, il n’existe pas de restrictions particulières au pouvoir du juge national d’examiner ces pièces autres que celles qui découlent de l’application du principe du contradictoire et, sous réserve des principes d’équivalence et d’effectivité, des dispositions procédurales nationales régissant la production des preuves en justice.

109. Nous proposons, en conséquence, de répondre à la troisième question que, lorsque, comme dans les circonstances de l’affaire au principal, il est saisi d’un recours en contrôle de légalité d’une réglementation nationale qui n’est pas encore entrée en vigueur et demeure, pour partie, à l’état de simple projet, le juge national doit, afin d’apprécier la proportionnalité de cette réglementation à l’objectif poursuivi, examiner non seulement les éléments dont disposaient les autorités nationales et qu’elles ont examinés lors de l’élaboration de ladite réglementation, mais également l’ensemble des éléments de fait existant à la date à laquelle il statue. Il n’existe pas de restrictions particulières au pouvoir du juge national d’examiner ces pièces, autres que celles qui découlent de l’application du principe du contradictoire et, sous réserve des principes d’équivalence et d’effectivité, des dispositions procédurales nationales régissant la production des preuves en justice.

110. Venons‑en maintenant à la mise en œuvre effective du contrôle de proportionnalité.

ii)    La mise en œuvre du contrôle de proportionnalité

111. Il y a lieu d’examiner ensemble, en raison de leur connexité, les deuxième et cinquième questions posées par la juridiction de renvoi.

112. Par sa deuxième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si et, dans l’affirmative, à quelles conditions un État membre peut, afin de poursuivre l’objectif de lutte contre l’abus d’alcool, qui s’inscrit dans celui de protection de la santé publique, opter pour une réglementation imposant un prix minimal de vente au détail des boissons alcoolisées, qui fausse les échanges à l’intérieur de l’Union et la concurrence, plutôt que pour une taxation accrue de ces produits.

113. Par sa cinquième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si une mesure permettant d’atteindre le même objectif que la réglementation en cause au principal tout en étant moins restrictive pour la libre circulation des marchandises peut être écartée au motif qu’elle peut apporter des avantages supplémentaires et satisfaire à un objectif plus large et général.

114. Nous constatons que ces questions portent exclusivement sur le deuxième test du contrôle de proportionnalité, consistant à apprécier si la mesure nationale ne peut pas être remplacée par une mesure alternative tout aussi utile, mais moins attentatoire à la libre circulation des marchandises. Toutefois, il ressort de la décision de renvoi que le juge national s’interroge plus précisément sur l’objectif précis de la réglementation en cause au principal et sur son aptitude à atteindre le but visé. Afin de lui donner une réponse utile, il nous paraît nécessaire d’apporter quelques précisions sur lesdites questions.

–       L’identification de l’objectif de la réglementation en cause au principal

115. Il importe d’identifier l’objectif poursuivi par la mesure en cause au principal pour déterminer si elle est proportionnée à cet objectif.

116. La juridiction de renvoi relève que les mesures litigieuses ont été présentées dans les notes explicatives accompagnant le projet de loi soumis au parlement écossais comme ayant pour but la mise en œuvre de stratégies et d’interventions à la fois générales et ciblées visant la population, en général, et les consommateurs s’adonnant à une consommation «nocive», en particulier, c’est‑à‑dire une consommation de plus de 50 unités d’alcool par semaine pour les hommes, et de plus de 35 pour les femmes. Toutefois, elle ajoute qu’une étude plus récente remise au parlement écossais, intitulée «Business and Regulatory Impact Assessment» (étude d’impact de la réglementation sur les entreprises), mentionne parmi les objectifs de ces mesures la lutte contre la consommation «dangereuse», celle‑ci étant définie comme étant supérieure pour les hommes à 21 unités d’alcool par semaine et pour les femmes à 14 unités d’alcool par semaine. Cette étude conclut que l’instauration d’un prix minimal permet d’atteindre l’objectif de réduction de la consommation de boissons alcoolisées bon marché par rapport à leur teneur en alcool, ceux qui s’adonnent à une consommation dangereuse ou nocive étant plus touchés que les buveurs modérés en termes de volumes consommés, de montants dépensés et de bénéfices tirés de la réduction des atteintes à leur santé. La Cour de session fait toutefois observer que, lorsque les mesures ont été notifiées à la Commission en application de la directive 98/34/CE (66), elles ont été présentées comme étant circonscrites au ciblage des buveurs s’adonnant à une consommation dangereuse ou nocive.

117. L’ambiguïté qui ressort de cette évolution dans la présentation des objectifs de la mesure par les autorités nationales n’est pas clarifiée par les observations écrites du Lord Advocate puisque, tout en rappelant qu’une mesure fixant un MPU est introduite pour atteindre le double objectif, d’une part, de cibler la partie de la population dont la santé est la plus en danger et, d’autre part, d’avoir un effet positif sur la santé de toute la population, il reconnaît que la justification d’une telle mesure s’appuie seulement sur le premier de ces objectifs.

118. Cette ambiguïté persistante donne la fâcheuse impression que l’objectif de réduction de la consommation d’alcool, en général, est volontairement passé sous silence afin que la mesure litigieuse puisse réussir plus facilement le test de nécessité, lors de sa comparaison avec une mesure fiscale conduisant à une hausse généralisée du prix des boissons alcoolisées.

119. Rappelons que c’est bien au juge national, seul compétent pour apprécier les faits du litige dont il est saisi et pour interpréter la législation nationale applicable, qu’il appartient, en dernier ressort, d’identifier l’objectif qu’elle poursuit (67).

120. En l’espèce, il lui appartiendra d’apprécier si la mesure poursuit un double objectif général et ciblé ou poursuit exclusivement un objectif ciblé, étant d’ailleurs précisé que ces objectifs, loin d’être contradictoires, peuvent être parfaitement complémentaires. Afin de donner à la juridiction de renvoi une réponse utile lui permettant de trancher le litige au principal, nous examinerons ces deux hypothèses dans les développements qui suivent.

–       L’aptitude de la mesure à atteindre l’objectif recherché

121. Les restrictions imposées par les États membres doivent d’abord franchir le test d’aptitude, en étant propres à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi.

122. Dans ce contexte, il ressort d’une jurisprudence itérative qu’une législation nationale n’est propre à garantir la réalisation de l’objectif invoqué que si elle répond effectivement au souci de l’atteindre d’une manière «cohérente et systématique» (68).

123. Il résulte également de la jurisprudence de la Cour que c’est à l’État membre cherchant à se prévaloir d’un objectif propre à légitimer une entrave qu’il incombe de fournir à la juridiction appelée à se prononcer sur cette question tous les éléments de nature à permettre à celle‑ci de s’assurer que la réglementation nationale satisfait bien aux exigences découlant du principe de proportionnalité (69).

124. Le Lord Advocate soutient que le MPU aura un effet direct uniquement sur les produits vendus au détail en dessous du MPU et que cet effet étant progressif, les produits au coût le plus bas par unité d’alcool feront l’objet des hausses les plus fortes.

125. Le gouvernement polonais estime qu’il n’existe pas d’éléments objectifs et scientifiquement prouvés qui confirmeraient que les personnes s’adonnant à une consommation dangereuse ou nocive d’alcool consommeraient majoritairement des boissons alcoolisées bon marché par rapport à leur teneur en alcool. Selon ce gouvernement, la législation écossaise n’affectera que les personnes ayant de faibles revenus et n’aura, en revanche, aucune incidence sur la consommation d’alcool par les personnes ayant des revenus élevés, bien que celles‑ci s’adonnent encore plus souvent que les personnes ayant de faibles revenus à une consommation dangereuse ou nocive d’alcool. Ledit gouvernement en déduit que l’objectif poursuivi par les autorités écossaises ne sera pas atteint efficacement.

126. La Commission estime que, compte tenu de l’importante marge d’appréciation dont disposent les États membres à cet égard, le MPU n’est pas une mesure manifestement déraisonnable dans le cadre d’une campagne visant à réduire la consommation d’alcool, en général, ou celle des personnes qui se livrent à une consommation dangereuse, voire nocive, en particulier.

127. Compte tenu, d’une part, de la marge d’appréciation reconnue aux États membres non seulement dans le choix de la poursuite d’un objectif déterminé en matière de politique de santé publique, mais également dans la définition des mesures susceptibles de le réaliser et, d’autre part, des controverses scientifiques, relevées par la juridiction de renvoi (70), sur le degré d’élasticité de la demande aux prix ou à la fiscalité et, partant, des incertitudes quant à l’efficacité des politiques publiques s’appuyant sur un contrôle des prix ou sur une taxation plus élevée des boissons alcoolisées pour en réduire la consommation, il ne nous semble pas déraisonnable pour ces États d’estimer qu’une mesure telle que l’instauration d’un MPU puisse être appropriée pour atteindre les objectifs évoqués précédemment.

128. En revanche, le caractère cohérent et systématique de cette mesure nous paraît plus discutable.

129. À cet égard, il ressort de la décision de renvoi que, selon les résultats d’études effectuées sur les revenus et sur la fortune des personnes s’adonnant à une consommation dangereuse ou nocive, il apparaît que ce type de consommation, tout comme d’ailleurs la consommation de boissons alcoolisées en général, augmente avec les revenus puisque, en particulier, alors que dans la partie de la population se situant dans le quintile correspondant aux revenus les plus faibles, 4,8 % des buveurs sont classés comme s’adonnant à une consommation nocive et 10,9 % à une consommation dangereuse, ces chiffres passent respectivement à 7,7 % et à 25,7 % pour la partie de la population se situant dans le quintile correspondant aux revenus les plus élevés.

130. En outre, selon des données fondées sur les achats de boissons alcoolisées effectués en Angleterre et au Pays de Galles à un prix inférieur à 0,45 GBP, et non pas au prix de 0,50 GBP finalement retenu par la réglementation litigieuse, la quantité de boissons alcoolisées les moins chères achetées par semaine diminue au fur et à mesure qu’augmentent les revenus des consommateurs s’adonnant à une consommation dangereuse ou nocive.

131. La juridiction de renvoi ajoute que, selon les résultats de cette même étude, la consommation annuelle d’alcool pourrait être réduite de 300 unités d’alcool par an pour la catégorie de consommateurs s’adonnant à une consommation nocive se situant dans le quintile correspondant aux revenus les plus faibles, alors qu’elle ne serait réduite que de 34 unités pour les consommateurs situés dans le quintile correspondant aux revenus les plus élevés. Cette réduction serait de 42 unités d’alcool pour la catégorie de consommateurs s’adonnant à une consommation dangereuse se situant dans le quintile correspondant aux revenus les plus faibles, tandis que la consommation augmenterait curieusement de 5 unités pour les consommateurs situés dans le quintile correspondant aux revenus les plus élevés.

132. Ainsi, selon les données analysées par la juridiction de renvoi, si l’instauration d’un prix minimal paraît susceptible de réduire la consommation d’alcool des buveurs dont la consommation est dangereuse ou nocive, l’effet serait, toutefois, nettement plus important dans le groupe des buveurs à faibles revenus que parmi les buveurs ayant les revenus les plus élevés.

133. En réponse aux questions écrites posées par la Cour, le Lord Advocate a expliqué qu’une étude complémentaire effectuée sur la consommation de boissons alcoolisées en Écosse à un prix par unité d’alcool inférieur à 0,50 GBP démontrait que la consommation de boissons alcoolisées achetées à un prix par unité d’alcool inférieur à 0,50 GBP était beaucoup plus importante pour les buveurs s’adonnant à une consommation dangereuse ou nocive et vivant dans la pauvreté que pour les buveurs s’adonnant à ce type de consommation, mais ne vivant pas dans la pauvreté (71).

134. Se référant, par ailleurs, à plusieurs études réalisées tant au niveau écossais, qu’au niveau du Royaume‑Uni et au niveau international, il a soutenu qu’il existe des preuves selon lesquelles les jeunes buveurs, les buveurs ponctuels et les buveurs s’adonnant à une consommation nocive ont tendance à choisir les boissons les moins onéreuses. Il a parallèlement souligné que, au Royaume‑Uni, l’alcool était devenu bien plus abordable aujourd’hui qu’il ne l’était en 1980 et que la consommation de bière, de vin et de spiritueux avait augmenté depuis 1994 de 45 % dans les établissements hors horeca tandis que, dans le secteur horeca, les ventes avaient diminué de presque 40 %. Selon lui, l’explication doit en être trouvée dans le fait que les grands buveurs, qui recherchent la plus grande quantité de ces boissons bon marché par rapport à leur teneur en alcool, ont modifié leur comportement afin de consommer le plus possible avec l’argent dont ils disposaient. L’instauration d’un MPU présenterait donc l’avantage d’empêcher les grands buveurs de rechercher des alternatives moins onéreuses pour maintenir leurs niveaux actuels de consommation.

135. Nous sommes finalement convaincu par les explications détaillées fournies par le Lord Advocate en réponse à la demande de la Cour et lors de l’audience et estimons qu’il justifie que la mesure répond à l’objectif de lutte contre l’abus d’alcool de manière cohérente et systématique en faisant valoir, en particulier, qu’elle s’inscrit dans une stratégie plus générale qui vise à combattre les ravages causés par l’alcool, comportant d’autres mesures telles que l’interdiction des offres promotionnelles spécifiques, et que le ciblage sur les boissons alcoolisées bon marché peut être justifié par le fait que les buveurs s’adonnant à une consommation dangereuse ou nocive, parmi lesquels figurent notamment des jeunes, qu’il est légitime de vouloir protéger en priorité, consomment dans une large mesure cette catégorie de boissons.

–       La nécessité de la mesure

136. La question qui se pose est de savoir si l’objectif de protection de la santé publique poursuivi par les autorités écossaises ne pourrait pas être atteint de façon moins restrictive et tout aussi efficace par une mesure fiscale. En d’autres termes, une taxation accrue des boissons alcoolisées permettrait‑elle d’atteindre le même objectif qu’une réglementation imposant un prix minimal tout en apportant moins de restrictions aux échanges? Pour répondre à l’ensemble des interrogations posées par la juridiction de renvoi, il convient, par ailleurs, de déterminer, en cas de réponse positive, si cette alternative moins restrictive peut être écartée au motif qu’elle peut apporter des avantages supplémentaires et satisfaire à un objectif plus large et général.

137. Soutenue par The Scotch Whisky Association e.a. ainsi que par les gouvernements bulgare, polonais et portugais, la thèse selon laquelle l’augmentation des droits d’accise sur les produits alcoolisés serait une mesure plus adéquate peut apparemment trouver un appui dans la jurisprudence de la Cour relative aux prix minimaux de vente au détail des produits du tabac manufacturé, puisque, dans plusieurs arrêts, la Cour a jugé que l’objectif de protection de la santé publique pouvait adéquatement être poursuivi par une taxation accrue de ces produits préservant le principe de la libre détermination des prix.

138. Toutefois, le Lord Advocate et l’AELE, partisans de la thèse opposée, font valoir que la jurisprudence relative au tabac ne saurait être transposée aux boissons alcoolisées, dans la mesure où elle reposerait sur la prise en compte des dispositions particulières contenues dans la directive 95/59/CE (72) et où, alors que l’objectif de réduire la consommation de tabac serait un objectif universel, visant l’ensemble de la population, l’objectif de l’instauration d’un MPU serait différent, puisqu’il s’agirait non pas de réduire la consommation globale, mais d’atteindre l’objectif ciblé de réduction de la consommation d’alcool des buveurs qui s’adonnent à une consommation dangereuse ou nocive.

139. Quant au gouvernement finlandais et à la Commission, ils considèrent que le choix entre la fixation d’un prix minimal et la taxation accrue relève de la marge d’appréciation dont disposent les États membres pour décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé publique ainsi que de la manière dont ce niveau doit être atteint.

140. Se référant à l’approche de la Cour dans sa jurisprudence relative aux produits du tabac, la juridiction de renvoi considère que l’objectif de protection de la santé poursuivi par la réglementation en cause au principal pourrait être atteint par l’adoption d’une mesure fiscale qui aurait un effet moins restrictif sur les échanges entre les États membres, fausserait moins la concurrence et présenterait, de surcroît, l’avantage de conduire à une augmentation générale des prix des boissons alcoolisées, laquelle pourrait entraîner une baisse de la consommation et des coûts sociaux y afférents.

141. Ce n’est que dans l’hypothèse où l’État membre dispose d’un choix entre différentes mesures aptes à atteindre le même but que pèse sur lui une obligation de recourir à la mesure qui apporte le moins d’entraves à la liberté des échanges au sein de l’Union.

142. Avant d’examiner si une mesure fiscale se révèle aussi apte à réaliser l’objectif de protection de la santé poursuivi par la réglementation en cause au principal et si elle a des effets moins restrictifs sur la libre circulation des marchandises, il convient de vérifier si le droit de l’Union permet à un État membre de recourir à une telle mesure.

143. À cet égard, il suffit de constater que les directives 92/83/CEE (73) et 92/84/CEE (74) se limitent à imposer aux États membres d’appliquer un droit d’accise minimal. Ceux‑ci conservent, par conséquent, une marge d’appréciation suffisante pour procéder à une augmentation générale des droits d’accise afin, en particulier, de poursuivre la réalisation d’objectifs spécifiques de santé publique, pourvu que le système de taxation qu’ils mettent en place à cette fin puisse être considéré comme compatible avec l’article 110 TFUE, ce qui suppose qu’il soit aménagé de façon à exclure, en toute hypothèse, que les produits importés soient taxés plus lourdement que les produits nationaux et, dès lors, qu’il ne comporte, en aucun cas, d’effets discriminatoires.

144. Il reste à déterminer si une taxation accrue des boissons alcoolisées constitue une mesure moins restrictive.

145. S’agissant des produits du tabac, la Cour a itérativement jugé que la réglementation fiscale constitue un instrument important et efficace de lutte contre la consommation de ces produits et, partant, de protection de la santé publique et que l’objectif d’assurer que les prix desdits produits soient fixés à des niveaux élevés peut adéquatement être poursuivi par une taxation accrue de ceux‑ci, les augmentations des droits d’accise devant tôt ou tard se traduire par une majoration des prix de vente au détail, sans que cela porte atteinte à la liberté de détermination des prix (75).

146. Cette jurisprudence est‑elle transposable à la réglementation en cause au principal, relative au prix des boissons alcoolisées?

147. Les deux arguments évoqués par le Lord Advocate et l’AELE, pour s’opposer à cette transposition, tirés, d’une part, des dispositions particulières contenues dans la directive 95/59 et, d’autre part, du caractère ciblé de l’objectif de réduction de la consommation d’alcool poursuivi par la réglementation en cause au principal, qui ne viserait que les buveurs qui s’adonnent à une consommation dangereuse ou nocive, ne nous convainquent pas.

148. En premier lieu, il y a lieu de relever que, dans son arrêt Commission/Grèce (76), qui concernait un recours en manquement, la Cour, après avoir constaté que les mesures nationales étaient contraires à la directive 95/59, les a néanmoins également examinées au regard d’une éventuelle justification au titre de l’article 36 TFUE pour conclure que l’objectif de protection de la santé publique pouvait adéquatement être poursuivi par une taxation accrue des produits du tabac manufacturé qui préserverait le principe de libre détermination des prix. Ainsi, même dans un domaine qui n’est pas régi par une disposition de droit dérivé prévoyant expressément le principe de libre détermination des prix, une taxation accrue qui restreint d’une manière moindre les échanges tout en permettant d’atteindre l’objectif poursuivi doit être préférée à une mesure de fixation d’un prix minimal, constitutive d’une entrave plus importante.

149. En second lieu, à supposer que l’objectif de la réglementation en cause au principal soit réellement circonscrit à la lutte contre la consommation dangereuse et nocive de boissons alcoolisées, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier, nous estimons qu’il incombe aux auteurs de cette réglementation de démontrer qu’une taxation accrue n’est pas à même de remplir cet objectif ciblé. Or, ils ne fournissent pas d’élément de preuve sérieux démontrant, comme ils le soutiennent, qu’une taxation accrue aurait un impact «disproportionné» par rapport à l’objectif visé. Force est de constater qu’ils font principalement valoir qu’une telle mesure toucherait «inutilement» les buveurs modérés qui n’encourent pas le même niveau de risque. À l’instar de la juridiction de renvoi, nous ne voyons pas comment cet effet collatéral d’une augmentation généralisée des taxes pourrait être perçu comme négatif dans le cadre de la lutte contre la consommation dangereuse ou nocive d’alcool, alors, qui plus est, que les études scientifiques semblent démontrer que la consommation dangereuse ou nocive augmente au fur et à mesure qu’augmentent les revenus des consommateurs, tandis que, parallèlement, la quantité de boissons alcoolisées les moins chères achetées par semaine diminue avec l’augmentation des revenus des consommateurs s’adonnant à une consommation dangereuse ou nocive.

150. Dans l’hypothèse où la réglementation en cause au principal poursuivrait à la fois l’objectif ciblé de la consommation dangereuse ou nocive d’alcool et l’objectif plus général de lutte contre l’abus d’alcool, la circonstance que la mesure alternative de taxation accrue est susceptible de procurer des avantages supplémentaires en contribuant à la réalisation de cet objectif général constituerait même un élément déterminant justifiant de retenir cette mesure plutôt que la mesure de MPU.

151. S’il appartient, en dernier ressort, au juge national d’identifier les objectifs exacts de la mesure envisagée, d’examiner les mérites et les inconvénients d’une mesure de taxation accrue et de rechercher si cette alternative présente un meilleur bilan coûts/avantages que la fixation d’un prix minimal, nous avons le sentiment qu’il est difficile de justifier, au regard du principe de proportionnalité, la réglementation litigieuse qui nous paraît moins cohérente et efficace qu’une mesure de taxation accrue et qui peut même être perçue comme discriminatoire.

152. En conséquence, nous proposons de répondre aux deuxième et cinquième questions qu’un État membre ne peut, afin de poursuivre l’objectif de lutte contre l’abus d’alcool, qui s’inscrit dans celui de protection de la santé publique, opter pour une réglementation imposant un prix minimal de vente au détail des boissons alcoolisées, qui restreint les échanges à l’intérieur de l’Union et fausse la concurrence, plutôt que pour une taxation accrue de ces produits, qu’à la condition de démontrer que la mesure retenue présente des avantages supplémentaires ou des inconvénients moindres par rapport à la mesure alternative. La circonstance que la mesure alternative de taxation accrue est susceptible de procurer des avantages supplémentaires en contribuant à l’objectif général de lutte contre l’abus d’alcool ne justifie pas d’écarter cette mesure au profit de la mesure de MPU.

IV – Conclusion

153. Au vu des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par la Cour de session:

1)      Le règlement (UE) no 1308/2013 du Parlement européen et du Conseil, du 17 décembre 2013, portant organisation commune des marchés des produits agricoles et abrogeant les règlements (CEE) no 922/72, (CEE) no 234/79, (CE) no 1037/2001 et (CE) no 1234/2007 du Conseil, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, qui prévoit un prix minimal de vente des vins au détail en fonction de la quantité d’alcool contenu dans le produit vendu, pourvu que cette réglementation soit justifiée par les objectifs de protection de la santé humaine, et en particulier celui de lutte contre l’abus d’alcool, et n’aille pas au‑delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif.

2)      Pour apprécier si une mesure satisfait au principe de proportionnalité, il appartient au juge national:

–        de vérifier si les éléments de preuve qu’il incombe à l’État membre de lui soumettre permettent raisonnablement d’estimer que les moyens choisis sont aptes à la réalisation de l’objectif poursuivi et que, en opérant ce choix, l’État membre n’a pas excédé sa marge d’appréciation et

–        de prendre en compte l’étendue dans laquelle cette mesure est attentatoire à la libre circulation des marchandises lors de la comparaison avec les mesures alternatives qui permettraient d’atteindre le même objectif et lors de la mise en balance de l’ensemble des intérêts en présence.

3)      Lorsque, comme dans les circonstances de l’affaire au principal, il est saisi d’un recours en contrôle de légalité d’une réglementation nationale qui n’est pas encore entrée en vigueur et demeure, pour partie, à l’état de simple projet, le juge national doit, afin d’apprécier la proportionnalité de cette réglementation à l’objectif poursuivi, examiner non seulement les éléments dont disposaient les autorités nationales et qu’elles ont examinés lors de l’élaboration de ladite réglementation, mais également l’ensemble des éléments de fait existant à la date à laquelle il statue. Il n’existe pas de restrictions particulières au pouvoir du juge national d’examiner ces pièces autres que celles qui découlent de l’application du principe du contradictoire et, sous réserve des principes d’équivalence et d’effectivité, des dispositions procédurales nationales régissant la production des preuves en justice.

4)      Les articles 34 TFUE et 36 TFUE doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à ce qu’un État membre, afin de poursuivre l’objectif de lutte contre l’abus d’alcool, qui s’inscrit dans celui de protection de la santé publique, opte pour une réglementation imposant un prix minimal de vente au détail des boissons alcoolisées plutôt que pour une taxation accrue de ces produits, qui restreint moins les échanges à l’intérieur de l’Union, à moins que cet État ne démontre que la mesure retenue présente des avantages supplémentaires ou des inconvénients moindres par rapport à la mesure alternative. La circonstance que la mesure alternative de taxation accrue est susceptible de procurer des avantages supplémentaires en contribuant à l’objectif général de lutte contre l’abus d’alcool ne justifie pas d’écarter cette mesure au profit de la mesure de fixation d’un prix minimal.


1 – Langue originale: le français.


2 – Ci-après la «loi de 2012».


3 – Ci-après le «projet de décret de 2013».


4 – L’unité d’alcool correspond à 10 millilitres d’alcool pur.


5 – Ci-après le «MPU».


6 – Ci-après «The Scotch Whisky Association e.a.».


7 – JO L 347, p. 671, ci-après le «règlement ‘OCM unique’».


8 – Ci-après «OCM».


9 – «S» désigne la teneur en alcool et «V» le volume d’alcool exprimé en litres.


10 – Voir, en ce sens, arrêts British American Tobacco (Investments) et Imperial Tobacco (C‑491/01, EU:C:2002:741, points 36 et 40); Intertanko e.a. (C‑308/06, EU:C:2008:312, points 33 et 34), ainsi que Gauweiler e.a. (C‑62/14, EU:C:2015:400, point 29).


11 – Voir, sur ces conséquences, Politique agricole commune et politique commune de la pêche, Commentaire J. Mégret, 3e éd., Éd. de l’Université de Bruxelles, point 68, p. 59.


12 – Voir, en ce sens, arrêt Panellinios Syndesmos Viomichanion Metapoiisis Kapnou (C‑373/11, EU:C:2013:567, point 26).


13 – Voir arrêts Prantl (16/83, EU:C:1984:101, points 13 et 14) ainsi que Ramel e.a. (89/84, EU:C:1985:193, point 25).


14 – Idem.


15 – Voir, notamment, arrêts Antonini (216/86, EU:C:1987:322, point 6); Commission/Grèce (C‑110/89, EU:C:1991:227, point 21); Commission/Grèce (C‑61/90, EU:C:1992:162, point 22 et jurisprudence citée), ainsi que Kuipers (C‑283/03, EU:C:2005:314, point 42 et jurisprudence citée).


16 – Voir, notamment, arrêts Antonini (216/86, EU:C:1987:322, point 6) et Lefèvre (188/86, EU:C:1987:327, point 11).


17 – Voir, notamment, titre I du règlement (CEE) no 816/70 du Conseil, du 28 avril 1970, portant dispositions complémentaires en matière d’organisation commune du marché viti-vinicole (JO L 99, p. 1).


18 – Règlement du Conseil du 29 avril 2008 portant organisation commune du marché vitivinicole, modifiant les règlements (CE) no 1493/1999, (CE) no 1782/2003, (CE) no 1290/2005 et (CE) no 3/2008, et abrogeant les règlements (CEE) no 2392/86 et (CE) no 1493/1999 (JO L 148, p. 1).


19 – Voir, notamment, arrêts Industrias de Deshidratación Agrícola (C‑118/02, EU:C:2004:182, point 20 et jurisprudence citée) et Kuipers (C‑283/03, EU:C:2005:314, point 37 et jurisprudence citée) ainsi que ordonnance Babanov (C‑207/08, EU:C:2008:407, point 24 et jurisprudence citée).


20 – Point 34 des observations de la Commission.


21 – Voir, notamment, ordonnance SPM/Conseil et Commission (C‑39/09 P, EU:C:2010:157, point 47 et jurisprudence citée).


22 – Voir arrêt Panellinios Syndesmos Viomichanion Metapoiisis Kapnou (C‑373/11, EU:C:2013:567, point 37).


23 – Voir, pour un prix minimal de vente de genièvre, arrêt van Tiggele (82/77, EU:C:1978:10); pour un prix minimal de vente au détail des produits du tabac manufacturé, arrêts Commission/Belgique (C‑287/89, EU:C:1991:188); Commission/France (C‑197/08, EU:C:2010:111); Commission/Autriche (C‑198/08, EU:C:2010:112); Commission/Irlande (C‑221/08, EU:C:2010:113), ainsi que Commission/Italie (C‑571/08, EU:C:2010:367), pour un prix minimal pour la vente au détail de carburants, arrêt Cullet et Chambre syndicale des réparateurs automobiles et détaillants de produits pétroliers (231/83, EU:C:1985:29), et, pour un prix minimal de vente du pain, arrêt Edah (80/85 et 159/85, EU:C:1986:426).


24 – Voir arrêts Hammarsten (C‑462/01, EU:C:2003:33, point 29 et jurisprudence citée) et Kuipers (C‑283/03, EU:C:2005:314, point 38 et jurisprudence citée) ainsi que ordonnance Babanov (C‑207/08, EU:C:2008:407, point 25).


25 – Voir arrêt Viamex Agrar Handel et ZVK (C‑37/06 et C‑58/06, EU:C:2008:18, point 23 et jurisprudence citée).


26 – Voir arrêt Commission/Conseil (C‑269/97, EU:C:2000:183, point 49 et jurisprudence citée).


27 – Idem.


28 – Voir, notamment, articles 23, paragraphe 3, 80, paragraphe 3, sous b), et 220.


29 – Voir ordonnance Commission/Allemagne [C‑426/13 P(R), EU:C:2013:848, point 75 et jurisprudence citée].


30 – 8/74, EU:C:1974:82.


31 – Point 5.


32 – C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905.


33 – Point 16.


34 – C‑110/05, EU:C:2009:66.


35 – Points 35 et 37.


36 – 82/77, EU:C:1978:10.


37 – Point 18.


38 – C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905.


39 – 82/77, EU:C:1978:10.


40 – C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905.


41 – 82/77, EU:C:1978:10.


42 –      Voir arrêt ANETT (C‑456/10, EU:C:2012:241, point 33 et jurisprudence citée).


43 – C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905.


44 – C‑531/07, EU:C:2009:276.


45 – C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905.


46 – Point 20 de l’arrêt Fachverband der Buch- und Medienwirtschaft (C‑531/07, EU:C:2009:276).


47 – C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905.


48 –      C‑63/94, EU:C:1995:270.


49 – C‑531/07, EU:C:2009:276.


50 – C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905.


51 – Point 16.


52 – 82/77, EU:C:1978:10.


53 –      Voir Picod, F., «La nouvelle approche de la Cour de justice en matière d’entraves aux échanges», Revue trimestrielle de droit européen, 1998, p. 169, qui considère que la jurisprudence issue de l’arrêt van Tiggele (82/77, EU:C:1978:10) «n’imposait nullement d’établir une différence de traitement entre les produits nationaux et les produits importés, mais s’appliquait en raison de la neutralisation de l’avantage concurrentiel obtenu au moyen d’une opération d’importation, fût-ce par rapport à un autre mode d’importation». Cet auteur ajoute qu’«[i]l serait inopportun que la Cour applique les conditions fixées dans son arrêt Keck et Mithouard [(C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905)] à ce type de réglementations, sous peine d’anéantir une jurisprudence bien ancrée». Voir, a contrario, Oliver, P., «Dossier Keck – Forces et faiblesses de l’arrêt Keck», Revue trimestrielle de droit européen, 2014, p. 870, qui considère que, «bien avant l’arrêt Keck [et Mithouard (C‑267/91 et C‑268/91, EU:C:1993:905)], seuls les contrôles de prix qui discriminaient les importations étaient considérés comme des mesures d’effet équivalent» (note en bas de page 11). Voir, enfin, pour une analyse nuancée, Candela Soriano, M., «Le traité CE et la fixation des prix dans le secteur du livre», Revue du droit de l’Union européenne, no 2, 2000, p. 361, qui indique que, pour qu’une mesure nationale interdisant la vente au détail des livres en dessous du prix imposé soit compatible avec le droit de l’Union, «il faudrait [...] que ce type de réglementations ne soient pas en droit ou en fait discriminatoires, en d’autres termes qu’elles ne soient pas de nature à rendre l’accès au marché plus difficile pour les opérateurs économiques concernés ou pour les produits visés» (p. 382).


54 – 82/77, EU:C:1978:10.


55 –      Point 14. Italique ajouté par nos soins. Voir, en ce sens, arrêts Cullet et Chambre syndicale des réparateurs automobiles et détaillants de produits pétroliers (231/83, EU:C:1985:29, point 25) ainsi que Leclerc (34/84, EU:C:1985:362, points 7 et 8).


56 – Voir arrêt Berlington Hungary e.a. (C‑98/14, EU:C:2015:386, point 64).


57 – Voir, en ce sens, arrêts Blanco Pérez et Chao Gómez (C‑570/07 et C‑571/07, EU:C:2010:300, point 44 et jurisprudence citée); Commission/France (C‑89/09, EU:C:2010:772, point 42); Susisalo e.a. (C‑84/11, EU:C:2012:374, point 28); Ottica New Line di Accardi Vincenzo (C‑539/11, EU:C:2013:591, point 44); Venturini e.a. (C‑159/12 à C‑161/12, EU:C:2013:791, point 59), ainsi que Sokoll-Seebacher (C‑367/12, EU:C:2014:68, point 26).


58 – Voir arrêt Commission/Belgique (C‑227/06, EU:C:2008:160, point 63 et jurisprudence citée).


59 –      Voir, en ce sens, notamment, arrêt Parlement/Conseil (C‑540/13, EU:C:2015:224, point 35).


60 –      Voir, notamment, arrêt Billerud Karlsborg et Billerud Skärblacka (C‑203/12, EU:C:2013:664, point 37).


61 – Idem.


62 –      C‑167/97, EU:C:1999:60.


63 – Point 45.


64 –      Voir, en ce sens, arrêt Mirepoix (54/85, EU:C:1986:123, point 16), jugeant que les autorités de l’État membre importateur sont tenues de revoir une interdiction d’utilisation d’un pesticide ou une teneur maximale prescrite s’il leur apparaît que les raisons qui ont conduit à édicter de telles mesures ont été modifiées. Voir également, en ce sens, arrêt Heijn (94/83, EU:C:1984:285, point 18).


65 – Voir arrêt Agrarproduktion Staebelow (C‑504/04, EU:C:2006:30, point 40).


66 – Directive du Parlement européen et du Conseil du 22 juin 1998 prévoyant une procédure d’information dans le domaine des normes et réglementations techniques (JO L 204, p. 37).


67 – Voir, en ce sens, arrêts Petersen (C‑341/08, EU:C:2010:4, point 42 et jurisprudence citée) ainsi que Vital Pérez (C‑416/13, EU:C:2014:2371), dans lequel la Cour a jugé que, lorsque la réglementation nationale manque de précision quant à l’objectif poursuivi, il importe que d’autres éléments, tirés du contexte général de la mesure concernée, permettent l’identification de l’objectif sous-tendant cette dernière aux fins de l’exercice d’un contrôle juridictionnel quant à sa légitimité ainsi que quant au caractère approprié et nécessaire des moyens mis en œuvre pour réaliser cet objectif (point 62 et jurisprudence citée).


68 – Voir, par analogie, arrêt Berlington Hungary e.a. (C‑98/14, EU:C:2015:386, point 64 et jurisprudence citée).


69 – Ibidem (point 65).


70 – Voir point 20 de la décision de renvoi.


71 – 59 % des buveurs s’adonnant à une consommation dangereuse et 63 % de ceux s’adonnant à une consommation nocive consomment des boissons alcoolisées achetées à un prix par unité d’alcool inférieur à 0,50 GBP lorsqu’ils vivent dans la pauvreté, tandis que ces chiffres sont respectivement de 45 % et de 42 % pour ceux qui ne vivent pas dans la pauvreté.


72 – Directive du Conseil du 27 novembre 1995 concernant les impôts autres que les taxes sur le chiffre d’affaires frappant la consommation des tabacs manufacturés (JO L 291, p. 40).


73 – Directive du Conseil du 19 octobre 1992 concernant l’harmonisation des structures des droits d’accises sur l’alcool et les boissons alcooliques (JO L 316, p. 21).


74 – Directive du Conseil du 19 octobre 1992 concernant le rapprochement des taux d’accises sur l’alcool et les boissons alcoolisées (JO L 316, p. 29).


75 –      Voir, en dernier lieu, arrêt Commission/France (C‑197/08, EU:C:2010:111, point 52).


76 – C‑216/98, EU:C:2000:571.