CONCLUSIONS DE L'AVOCAT GÉNÉRAL
M. DÁMASO Ruiz-Jarabo Colomer
présentées le 16 janvier 2008 (1)
Affaire C‑102/07
Adidas AG et
Adidas Benelux BV
contre
Marca Mode CV,
C&A Nederland,
H&M Hennes & Mauritz Netherlands BV et
Vendex KBB Nederland BV
[demande de décision préjudicielle formée par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas)]
«Marque – Caractère distinctif d’une marque ou de signes servant à décorer les produits – Impératif de disponibilité»
I – Introduction
1. Le célèbre équipementier sportif Adidas AG (ci-après «Adidas») et sa filiale néerlandaise sont à nouveau (2) en conflit avec d’autres entreprises à propos de l’usage de certains signes analogues à sa marque à trois bandes bien connue, après les avoir accusées de porter atteinte aux droits de propriété industrielle dont ils sont titulaires sur cette marque.
2. Cette fois-ci, Adidas oppose sa marque à d’autres vendeurs de ce type de vêtements qui souhaitent utiliser deux bandes de couleur contrastée afin de dissimuler et de renforcer les coutures de leurs vêtements. Dans ce contexte, la demande du Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas) porte sur l’application de l’impératif de disponibilité afin de délimiter l’exercice des droits du titulaire d’une marque.
3. Il s’agit, au fond, d’une lutte pour se frayer un chemin sur un marché caractérisé par de féroces rivalités alimentées par les importants bénéfices escomptés par les entreprises. On comprend alors que ce qui pourrait apparaître comme une banalité aux yeux d’un observateur non averti, à savoir la lutte pour s’emparer de deux ou trois bandes superposées et colorées d’une certaine manière, revêt une importance cruciale lorsque le conflit a lieu dans le secteur de l’équipement des athlètes.
4. Dans le monde de la compétition de haut niveau, le triomphe des vedettes soutenues, à l’évidence au moyen de sommes importantes, par les fabricants de maillots et de chaussures de sport leur procure la meilleure des publicités; néanmoins, il existe des coureurs qui ont couvert même de grandes distances pieds nus, à l’instar de l’Éthiopien Abebe Bikila.(3)
II – Cadre juridique
5. À titre liminaire, il convient de préciser que, compte tenu de la proximité matérielle de la directive 89/104/CEE (4) (ci-après la «directive») et du règlement (CE) nº 40/94 sur la marque communautaire (5) (ci-après le «règlement»), il apparaît opportun de faire référence à certains arrêts de la Cour relatifs aux dispositions du règlement cité aux fins de l’interprétation de la directive (6).
6. L’article 2 de la directive, intitulé «Signes susceptibles de constituer une marque», permet d’enregistrer tous les signes susceptibles d’une représentation graphique, notamment les mots, y compris les noms de personnes, les dessins, les lettres, les chiffres, la forme du produit ou de son conditionnement, à condition que de tels signes soient propres à distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises.
7. L’article 3, intitulé «Motifs de refus ou de nullité», comprend une liste exhaustive de ces motifs dans son paragraphe 1:
«1. Sont refusés à l’enregistrement ou susceptibles d’être déclarés nuls s’ils sont enregistrés:
a) les signes qui ne peuvent constituer une marque;
b) les marques qui sont dépourvues de caractère distinctif;
c) les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications pouvant servir, dans le commerce, pour désigner l’espèce, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, la provenance géographique ou l’époque de la production du produit ou de la prestation du service, ou d’autres caractéristiques de ceux-ci;
d) les marques qui sont composées exclusivement de signes ou d’indications devenus usuels dans le langage courant ou dans les habitudes loyales et constantes du commerce;
e) les signes constitués exclusivement:
– par la forme imposée par la nature même du produit,
– par la forme du produit nécessaire à l’obtention d’un résultat technique,
– par la forme qui donne une valeur substantielle au produit;
[…]»
8. L’article 3, paragraphe 3, régit ce qu’il est convenu d’appeler l’acquisition d’un caractère distinctif par l’usage de la marque dans les termes suivants:
«Une marque n’est pas refusée à l’enregistrement ou, si elle est enregistrée, n’est pas susceptible d’être déclarée nulle en application du paragraphe 1 points b), c) ou d) si, avant la date de la demande d’enregistrement et après l’usage qui en a été fait, elle a acquis un caractère distinctif. En outre, les États membres peuvent prévoir que la présente disposition s’applique également lorsque le caractère distinctif a été acquis après la demande d’enregistrement ou après l’enregistrement.»
9. Sous le titre «Droits conférés par la marque», l’article 5 de la directive décrit l’ensemble des prérogatives revenant au titulaire du droit de propriété industrielle; ses paragraphes 1 et 2 sont notamment rédigés comme suit:
«1. La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires:
a) d’un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée;
b) d’un signe pour lequel, en raison de son identité ou de sa similitude avec la marque et en raison de l’identité ou de la similitude des produits ou des services couverts par la marque et le signe, il existe, dans l’esprit du public, un risque de confusion qui comprend le risque d’association entre le signe et la marque.
2. Tout État membre peut également prescrire que le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires d’un signe identique ou similaire à la marque pour des produits ou des services qui ne sont pas similaires à ceux pour lesquels la marque est enregistrée, lorsque celle-ci jouit d’une renommée dans l’État membre et que l’usage du signe sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque ou leur porte préjudice.»
10. En revanche, la directive consacre son article 6 à la «limitation des effets de la marque»; son paragraphe 1, pertinent dans le cadre de cette question préjudicielle, prévoit ce qui suit:
«1. Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire à un tiers l’usage, dans la vie des affaires:
a) de son nom et de son adresse;
b) d’indications relatives à l’espèce, à la qualité, à la quantité, à la destination, à la valeur, à la provenance géographique, à l’époque de la production du produit ou de la prestation du service ou à d’autres caractéristiques de ceux-ci;
c) de la marque lorsqu’elle est nécessaire pour indiquer la destination d’un produit ou d’un service, notamment en tant qu’accessoires ou pièces détachées,
pour autant que cet usage soit fait conformément aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale.»
III – Les faits dans le litige au principal et les questions préjudicielles
11. Adidas AG est, par l’effet de quelque sept enregistrements effectués au Benelux, ainsi qu’au niveau international, titulaire au Benelux de marques figuratives, consistant, à chaque fois, en un motif de trois bandes verticales parallèles, de largeur égale, qui sont apposées latéralement sur toute la longueur des épaules, des manches et des jambes, et/ou sur les coutures latérales des vêtements, et dont la couleur contraste avec la couleur principale des vêtements. Les marques ont été enregistrées pour des vêtements de sport et de loisirs.
12. L’entreprise allemande susvisée qui avait accordé une licence exclusive pour la distribution de ses produits au Benelux à sa filiale Adidas BV (ci-après, indistinctement, «Adidas») est en conflit au sujet de ses droits avec les entreprises du secteur textile Marca Mode, C&A Nederland (ci-après «C&A»), Hennes & Mauritz Netherlands BV (ci-après «H&M») et Vendex KBB Nederland BV (ci-après «Vendex») (ci-après, conjointement, les «quatre sociétés défenderesses»), également établies aux Pays-Bas.
13. En 1986, Adidas a constaté que Marca Mode et C&A avaient commencé à vendre des vêtements de sport et de loisirs sur lesquels figuraient deux bandes verticales parallèles dont la couleur contrastait avec la couleur principale du vêtement (noir/blanc).
14. Il ne fait pas de doute que les protagonistes étaient d’une manière ou d’une autre en relation antérieurement aux litiges puisqu’il ressort de la décision de renvoi que, avant de s’engager dans une bataille judiciaire, Marca Mode et C&A n’étaient pas disposées à cesser d’utiliser les deux bandes verticales parallèles d’aspect nettement différent.
15. Dans le cadre d’une procédure de référé contre H&M, et dans une autre procédure au fond contre Marca Mode et C&A, toutes deux engagées devant le Rechtbank Breda (le tribunal d’arrondissement de Breda), la demanderesse en cassation, invoquant l’atteinte à ses droits de propriété industrielle, a demandé l’interdiction et l’abandon d’un signe consistant en la marque figurative à trois bandes ou de tout autre signe correspondant à la marque figurative d’Adidas, tel que le motif à deux bandes décrit ci-dessus, utilisés par les quatre sociétés défenderesses.
16. Tant H&M que Marca Mode, C&A et Vendex se sont opposées à de telles demandes. Par voie reconventionnelle, dans un premier temps, puis, dans un deuxième temps, par demande séparée, les quatre sociétés défenderesses ont demandé au Rechtbank de déclarer qu’elles étaient libres d’utiliser deux bandes pour orner des vêtements de sport et de loisirs.
17. Le juge des référés, par décision du 2 octobre 1997, ainsi que le Rechtbank saisi du fond des affaires, par jugement avant dire droit du 13 octobre 1998, ont observé qu’elles violaient, sous certains angles, les droits de marque d’Adidas.
18. Les quatre sociétés défenderesses ont alors interjeté appel contre chacune des décisions évoquées devant le Gerechtshof te ’s-Hertogenbosch (cour d’appel de Bois-le-Duc) qui a prononcé d’office la jonction de toutes les procédures.
19. Par un arrêt rendu le 29 mars 2005, cette juridiction a rejeté les demandes d’Adidas et celles présentées à titre reconventionnel par Marca Mode et C&A, ainsi que celles des quatre sociétés défenderesses dans le cadre de la procédure séparée, annulant ainsi la décision du 2 octobre 1997.
20. Le Gerechtshof a jugé, en substance, que le comportement des quatre sociétés défenderesses ne portait pas atteinte aux droits de marque invoqués par Adidas ; néanmoins, elle n’a pas fait droit aux demandes de jugement déclaratif au sujet de l’usage des deux bandes, au motif que ces demandes avaient une portée à ce point générale qu’elles ne tenaient aucun compte de l’étendue de la protection accordée à une marque, celle-ci n’étant pas figée, mais au contraire soumise à certaines circonstances susceptibles de changer dans le temps et dans l’espace et qu’il importait d’examiner pour apprécier l’existence d’une atteinte.
21. Selon le Gerechtshof, il n’y avait pas lieu de considérer la marque à trois bandes comme intrinsèquement forte, car on ne pourrait lui attribuer, prise comme telle, que peu de vertu distinctive. En 1996, toutefois, à la suite des efforts de publicité déployés par Adidas, le signe aurait acquis un caractère distinctif par l’usage, d’où il résulterait une protection plus étendue. Toutefois, cela ne signifierait pas que cette protection se fût étendue à d’autres motifs à bandes ou à de simples motifs à bandes, car ceux-ci devraient demeurer disponibles pour les tiers en tant que signes courants qui, par nature, ne se prêtent pas à être monopolisés.
22. Adidas s’est pourvue en cassation devant le Hoge Raad contre l’arrêt du Gerechtshof, le considérant comme erroné. Tout en reconnaissant l’importance de la disponibilité pour les tiers qui, selon la jurisprudence de la Cour, doit être prise en compte parmi les motifs absolus de refus prévus à l’article 3 de la directive, elle refuse d’entrer dans un nouveau débat sur la signification de l’impératif de disponibilité afin de préciser la protection dont jouit la marque lorsque le signe ne tombe pas sous le coup d’un des motifs de refus prévus à l’article 3 susvisé.
23. Le Hoge Raad considère comme constant, dans le cadre de la procédure de cassation, que la marque à trois bandes d’Adidas a acquis un caractère fortement distinctif par son implantation; en revanche, il nourrit des doutes quant à l’étendue de la protection d’une marque consistant en un signe ne présentant pas de caractère distinctif intrinsèque, au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive, mais qui s’est implantée et a, ensuite, été enregistrée en tant que telle; en particulier, il cherche à savoir s’il est nécessaire de tenir compte de l’intérêt général à ne pas restreindre indûment la disponibilité de certains signes pour les autres opérateurs offrant les produits ou services concernés («impératif de disponibilité»).
24. Dans ces circonstances, le Hoge Raad der Nederlanden a suspendu la procédure et adressé les questions préjudicielles suivantes à la Cour:
«1. En appréciant l’étendue de la protection d’une marque qui ne consiste qu’en un signe ne présentant pas de caractère distinctif intrinsèque, ou en un signe ou une indication au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive 89/104, mais qui s’est implantée et a été enregistrée en tant que telle, convient-il de tenir compte de l’intérêt général à ne pas restreindre indûment la disponibilité de certains signes pour les autres opérateurs offrant les produits ou services concernés (‘impératif de disponibilité’)?
2. Si la première question appelle une réponse affirmative: est-il indifférent, à cet égard, que les signes en question, soumis à l’impératif de disponibilité, soient considérés par le public concerné comme des signes distinctifs de certains produits ou comme de simples ornements de ces produits?
3. Si la première question appelle une réponse affirmative: est-il également indifférent, à cet égard, que le signe contesté par le titulaire de la marque soit dépourvu de caractère distinctif au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous b), de la directive 89/104 ou qu’il comporte une désignation telle que visée à l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive?»
IV – La procédure devant la Cour
25. La décision de renvoi a été déposée au greffe de la Cour le 21 février 2007. Marca Mode, H&M, Adidas, les gouvernements italien et du Royaume-Uni ainsi que la Commission des Communautés européennes ont déposé des observations écrites dans le délai prévu à l’article 23 du statut de la Cour de justice.
26. Ont assisté à l’audience tenue le 6 décembre 2007 les représentants d’Adidas, de Marca Mode et de H&M, ainsi que les agents du gouvernement italien, de l’exécutif du Royaume-Uni et de la Commission, pour y être entendus dans leurs observations orales.
V – Analyse des questions préjudicielles
A – Exposé du problème
27. La décision de renvoi s’interroge sur la portée de la protection des marques; la réponse implique d’analyser les contours de l’exercice des prérogatives conférées par ce titre de propriété industrielle en vertu des articles 5 et 6 de la directive.
28. La marque en question a acquis un caractère distinctif par l’usage qui en a été fait par Adidas, ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, ce pourquoi il y a également lieu d’appliquer les dispositions relatives aux marques ou signes qui, selon l’article 3, paragraphe 1, sous b), c) et d), de la directive, sont à refuser à l’enregistrement.
29. Toutefois, dès lors que le Hoge Raad place particulièrement l’accent sur l’impératif de disponibilité comme critère herméneutique éventuellement utile aux fins de l’interprétation des dispositions citées, l’article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive revêt une importance particulière aux fins de la solution du litige puisqu’il porte non seulement sur le régime des limites du droit de marque, mais qu’il comporte également, du point de vue de son libellé, des concordances avec celui de l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive relatif aux marques descriptives.
30. Dans ce contexte, il convient d’attirer l’attention de la juridiction de renvoi sur la nécessité d’élucider si le signe d’Adidas dans le litige au principal relève de l’article 3, paragraphe 1, sous b), ou sous c), de la directive, puisque, à la différence des situations visées par ce dernier point, le motif de refus d’enregistrement, ou de nullité, selon le cas, prévu par le premier point cité, ne figure pas au nombre des limites du droit de marque auxquelles se réfère l’article 6, paragraphe 1. Il s’ensuit que la distinction entre le cas dans lequel le signe était initialement dépourvu de caractère distinctif [relevant de l’article 3, paragraphe 1, sous b), de la directive] et celui dans lequel il est descriptif de certaines indications relatives au produit [article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive] n’est pas indifférente. Or, une telle recherche, de par sa nature factuelle, ressortit exclusivement au Hoge Raad ou, s’il lui est interdit d’établir les faits au stade de la cassation, au juge a quo.
31. Eu égard à l’étroite relation existant entre ces hypothèses, je partage l’approche du gouvernement italien consistant à les aborder conjointement et à se concentrer sur la première par laquelle la Haute juridiction néerlandaise cherche, en substance, à savoir si l’intérêt général à conserver la disponibilité d’un signe concret constitue un élément d’interprétation du rayon d’action des droits octroyés par la marque à son titulaire dans le cadre d’une procédure engagée en raison de l’atteinte à ce titre de propriété industrielle.
32. Bien qu’elle ait fait itérativement référence à l’impératif de disponibilité, la Cour (7) ne s’est jamais livrée à une étude détaillée de cette institution juridique d’origine allemande, sauf erreur ou omission de ma part, ce qui me conduit à entreprendre une analyse plus exhaustive, allant au-delà de la simple définition livrée dans d’autres conclusions.
B – Préliminaire: sur l’impératif de disponibilité
1. Origine: le droit allemand
33. Dans les conclusions que j’ai rendues dans l’affaire KPN Nederland (8), je me suis référé à «l’impératif dit de disponibilité tiré de la doctrine allemande», qui postule l’existence «– outre les empêchements liés à l’éventuelle absence de caractère distinctif – des considérations d’intérêt public qui recommandent de limiter les possibilités d’enregistrement de certains signes pour qu’ils puissent être utilisés librement par l'ensemble des opérateurs» (9).
34. Il en ressort, d’une part, son origine allemande, tirant même sa dénomination de cette langue («Freihaltebedürfnis») (10) et, d’autre part, son étroite relation avec l’intérêt général. Néanmoins, aux fins d’une meilleure compréhension de ce principe de droit national et de sa signification au sein du système communautaire, il apparaît bon d’approfondir la présentation de son évolution dans les deux ordres juridiques.
35. L’examen des débuts du «Freihaltebedürfnis» renvoie à l’époque à laquelle l’ancienne loi allemande sur les marques (Warenzeichengesetz, ci-après le «WZG») (11) était en vigueur. La pratique estimait que son article 4, paragraphe 2, point 1, était rédigé de manière excessivement restrictive, dès lors qu’il se bornait à interdire l’enregistrement de signes composés exclusivement de chiffres, de lettres ou de mots comprenant des indications sur la classe, l’époque, le lieu de production, les qualités, la destination, le prix, la quantité ou le poids de la marchandise (12).
36. En vue de résoudre certaines difficultés, une jurisprudence est venue élargir le cercle des signes non susceptibles d’être enregistrés à tous ceux dont une attribution individuelle sous forme de monopole serait contraire aux intérêts des concurrents (13); cela avait des répercussions sur l’examen des demandes de marques puisque le refus fondé sur l’impératif de disponibilité dispensait l’office allemand de rechercher si le signe désiré présentait un caractère distinctif (14).
37. L’interprétation allemande traditionnelle assortissait le principe de disponibilité de trois adjectifs, en exigeant qu’il soit concret, actuel et sérieux (15). Par ces qualificatifs, elle entendait assurer que le principe ne s’applique qu’aux seuls produits ou services associés à la demande d’enregistrement (caractère concret), ne représente pas une simple hypothèse ou un risque hypothétique, bien qu’il lui fallût admettre un risque futur fondé sur des données vérifiables et certaines (actualité) et qu’il revête un niveau élevé de gravité et d’importance (sérieux) (16).
38. Du fait de cette jurisprudence et de cette pratique administrative (17) allemandes, il appartenait au demandeur d’apporter la preuve tant du caractère distinctif du signe que de l’absence de nécessité de le réserver à l’usage de tous les concurrents (18).
39. En résumé, en droit allemand des marques, le Freihaltebedürfnis était devenu une condition non écrite à la demande (19), de source jurisprudentielle et s’ajoutant aux conditions légales prévues par le WZG.
40. Le changement législatif opéré en 1995 avec l’entrée en vigueur de la nouvelle loi allemande sur les marques le 1er janvier de cette année-là, inspirée de la directive, a eu des conséquences sur la rédaction de l’article 4, paragraphe 2, du WZG, ses motifs absolus de refus étant transférés à l’article 8 de la nouvelle loi.
2. Incompatibilité avec le droit communautaire
41. En 1997, le Landgericht München I (cour régionale n° 1 de Munich) a saisi la Cour des questions préjudicielles de l’affaire Windsurfing Chiemsee (20). À la lumière du texte des dispositions de 1995, il n’est guère surprenant que la juridiction bavaroise se soit enquise, parmi d’autres éléments, de la compatibilité du Freihaltebedürfnis avec la disposition de l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive.
42. Comme on le sait, le litige portait sur les indications de provenance géographique, ce qui ne diminue en rien ni l’importance ni le poids de l’affirmation de la Cour selon laquelle «[…] l’application de l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive ne dépend pas de l’existence d’un impératif de disponibilité […] concret, actuel ou sérieux au sens de la jurisprudence allemande […]» (21), – déclaration qui n’est pas passée inaperçue dans la doctrine allemande (22).
43. Cependant, la Cour n’a pas condamné la théorie du Freihaltebedürfnis, reconnaissant ainsi son lien avec l’intérêt général qui sous-tendait la règle dont ladite juridiction munichoise sollicitait l’interprétation (23). Ainsi est fondée la thèse selon laquelle le refus d’enregistrement des signes descriptifs ou d’indications au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive fait écho à l’idée d’empêcher leur monopolisation afin de ne pas fouler aux pieds la légitime aspiration de la société à les utiliser librement (24).
44. Depuis lors, la jurisprudence communautaire a itérativement souligné la nécessité d’appliquer le principe de disponibilité, inhérent à l’intérêt général, et elle en a précisé les contours par référence à l’objectif poursuivi par la disposition susmentionnée, à savoir permettre la libre utilisation par tous de signes ou d’indications lorsqu’il est statué sur une demande d’enregistrement (25), en transposant cette thèse aux points b) et e) de ce même article 3 (26).
45. À ce stade, il convient de mettre un terme à l’étude de l’impératif de disponibilité, dès lors qu’il n’apparaît guère utile de prendre position sur des aspects secondaires sans incidence sur l’analyse de la question préjudicielle du Hoge Raad, mais susceptibles de troubler la compréhension des présentes conclusions. Il reste maintenant, en s’appuyant sur les connaissances pertinentes acquises au sujet de cette institution juridique, à aborder l’article 6 de la directive, en recherchant par quel moyen cette figure prétorienne rattachée à l’intérêt général y trouve une expression.
C – Exégèse de l’article 6, paragraphe 1, de la directive
46. Avant d’entamer l’examen de cette disposition, il convient de signaler que l’idée de rechercher la solution du litige au principal en réduisant l’analyse des questions préjudicielles à la seule interprétation de l’article 5 de la directive, comme nous y invitent dans leurs mémoires respectifs les demanderesses en cassation et le gouvernement du Royaume-Uni, ne me convainc pas.
47. Je n’ignore pas le lien logique et systématique existant entre lesdits articles 5 et 6 de la directive dont l’influence herméneutique sur le résultat final apparaît probable, mais on ne saurait pour autant négliger l’article 6, paragraphe 1, lorsqu’il s’agit précisément d’examiner les limites de l’exercice du ius prohibendi du titulaire de la marque, conformément au titre que porte cet article (27). De plus, l’abondante jurisprudence consacrée à l’article 5 de la directive se révélerait insuffisante pour apporter une réponse suffisante à la juridiction de renvoi qui invoque, sans le mentionner, l’article 6 du texte normatif communautaire en question.
48. L’article 5 de la directive précise les prérogatives du titulaire de la marque. Deux arguments militent contre l’application de l’impératif de disponibilité à cette sphère: en premier lieu, l’origine du «Freihaltebedürfnis», clairement lié à l’enregistrement des marques, et non à l’extension de l’exercice des prérogatives du titulaire de la marque; en deuxième lieu, l’économie de la directive qui fixe expressément les limites de ces prérogatives à l’article 6, de sorte qu’admettre le principe allemand aux fins de l’interprétation de l’article 5 impliquerait l’ajout d’une condition non écrite allant à l’encontre de la sécurité juridique et de l’esprit de la norme communautaire.
49. En outre, les évidentes similitudes et les différences marquées entre les articles 3, paragraphe 1, et 6, paragraphe 1, de la directive invitent à examiner les deux dispositions, en évitant toutefois de s’attarder sur l’article 6, paragraphe 1, sous a), qui est sans incidence sur le fond des questions préjudicielles et qui a largement été traité par la jurisprudence récente de la Cour (28).
1. Exclusion des signes dépourvus de caractère distinctif au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous b), de la directive
50. La comparaison entre cette disposition et l’article 6, paragraphe 1, révèle d’importantes différences tenant à ce que cet article 6 a trait à la négation de l’«interdiction d’usage» de la marque par des tiers et ne se situe pas dans la sphère de l’opposition à l’enregistrement d’une marque similaire.
51. Ainsi, au nombre des signes dont l’usage ne peut pas être interdit par le titulaire du titre de propriété industrielle selon l’article 6, paragraphe 1, figurent les noms [sous a)], les symboles descriptifs [sous b)] et l’utilisation de la marque pour indiquer la destination [sous c)], pour autant «que cet usage soit fait conformément aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale».
52. Une référence aux signes dépourvus de caractère distinctif au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous b), fait défaut. Puisque ce même article 3 permet, en vertu de son paragraphe 3, d’enregistrer ce type de signes, on peut en déduire que, dans de tels cas, le caractère distinctif acquis par l’usage minore l’obstacle résultant du vice initial d’absence de caractère distinctif et que le législateur récompense l’effort déployé par le titulaire de la marque en vue de surmonter cet écueil en l’autorisant à s’opposer à ce que d’autres concurrents en bénéficient.
53. La cause de cette omission si révélatrice réside dans la thèse que je défends depuis longtemps déjà, également dans le cadre du règlement (29), à savoir qu’il n’y a pas lieu, dans le cadre de l’article 7, paragraphe 1, sous b), du règlement [article 3, paragraphe 1, sous b), de la directive] de prendre en compte des considérations d’intérêt public qui recommandent de limiter l’accès à l’enregistrement de certains signes, afin qu’ils restent à la disposition de l’ensemble des opérateurs (impératif de disponibilité).
54. Le point de départ de cette réflexion est que la finalité du motif absolu de refus que contiennent ces dispositions est d’interdire l’accès à l’enregistrement pour les signes dépourvus de caractère distinctif concret, c’est-à-dire pour ceux qu’un consommateur moyen, normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, n’est pas en mesure d’identifier comme des indications fiables de l’entreprise d’origine; ainsi, comme cela a été allégué à juste titre, les symboles génériques constituent l’antithèse de la marque (30).
55. L’article 7, paragraphe 1, sous c), d) et e), du règlement (les mêmes points que ceux de l’article 3, paragraphe 1, de la directive) est l’expression de l’intérêt public à éviter que certains opérateurs s’approprient des signes utiles d’un point de vue esthétique ou technique pour décrire le produit en soi, ses qualités réelles ou supposées et d’autres caractéristiques, comme son lieu d’origine ou bien des signes habituels dans le langage commun ou dans les habitudes loyales et constantes du commerce.
56. Cependant, il ne semble pas qu’une telle protection doive être étendue aux signes qui, sans être descriptifs, sont dépourvus pour d’autres raisons de tout caractère distinctif spécifique. Il serait illogique de promouvoir un intérêt général à maintenir dans le domaine public des signes qui ne permettent pas de reconnaître l’entreprise d’origine des biens ou des services qu’ils désignent. En effet, une fois qu’un commerçant est parvenu à obtenir une marque connue du public à partir d’un signe insignifiant, grâce à son usage et à sa publicité, l’empreinte du droit de la propriété industrielle impose de le récompenser d’avoir réussi à surmonter le défaut de caractère distinctif affectant sa marque en l’ayant rendue apte à assumer la fonction d’information quant à l’entreprise d’origine des produits ou des services. L’article 3, paragraphe 3, de la directive constitue l’instrument du passage de la bagatelle au titre de propriété intellectuelle.
57. Tout ce qui a été exposé jusqu’à présent serait utile au Hoge Raad s’il retenait, compte tenu de l’alternative factuelle visée au point 30 des présentes conclusions, que les trois bandes d’Adidas étaient initialement dépourvues de caractère distinctif au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous b), de la directive. Si, au contraire, il estimait que la marque en question constituait une indication désignant les qualités du produit, il y aurait lieu d’examiner l’article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive.
2. Portée de l’article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive
58. L’exégèse de cette disposition nécessite de revenir brièvement sur les arrêts de la Cour l’évoquant.
a) Étude de la jurisprudence de la Cour
59. Ainsi, dans l’arrêt BMW (31), la Cour a précisé la ratio legis de cette disposition, à savoir concilier les intérêts fondamentaux de la protection des droits de marque et ceux de la libre circulation des marchandises et de la libre prestation des services dans le marché commun, et ce de manière telle que le droit de marque puisse remplir son rôle d'élément essentiel du système de concurrence non faussé que le traité CE entend établir et maintenir (32).
60. Selon la Cour, il est nécessaire de concilier l’exercice des prérogatives reconnues au titulaire du droit de propriété industrielle avec les objectifs du traité qui tendent à assurer une concurrence juste et ordonnée entre les entreprises.
61. Dans l’affaire Windsurfing Chiemsee, déjà citée, le juge de renvoi n’interrogeait pas, en réalité, la Cour sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive, mais plutôt sur son éventuelle influence sur l’interprétation à donner à son article 3; la Cour a exclu une telle influence, mais a décrit le rayon d’action de la première disposition citée, en ajoutant immédiatement après que l’article 6, paragraphe 1, sous b), ne conférait pas aux tiers l’usage d’un nom géographique en tant que marque, mais se bornait à assurer qu’ils peuvent l’utiliser de manière descriptive, à savoir en tant qu’indication relative à la provenance géographique, à condition que l’utilisation en fût faite conformément aux usages honnêtes en matière industrielle ou commerciale (33).
62. Compte tenu de cet examen, l’utilisation par les concurrents du signe descriptif qui a pu être enregistré est subordonnée à la double condition qu’elle n’ait pas lieu à titre de marque et que soient respectés les usages honnêtes en matière commerciale (34).
63. S’agissant de la méthodologie d’application de l’article 6, paragraphe 1, sous b), l’arrêt Gerolsteiner Brunnen comprend quelques indications à cet égard. Après avoir observé que cet article n’opérait aucune distinction entre les usages possibles des indications mentionnées, il se concentre sur sa fonction: pour qu’une telle indication entre dans le champ d’application dudit article, il suffit qu’il s’agisse d’une indication relative à l’une des caractéristiques qui y sont énumérées, comme la provenance géographique (35). Cette qualification incombe, en tant que question de fait, à la juridiction nationale qui doit procéder à une appréciation globale de toutes les circonstances pertinentes (36).
64. En outre, il convient de garder présent à l’esprit que le comportement des tiers s’apprécie par référence au critère d’«usage honnête», qui constitue l’expression d’une obligation de loyauté à l’égard des intérêts légitimes du titulaire de la marque, selon une jurisprudence constante (37), imposant notamment de ne pas entraîner le discrédit ou le dénigrement de la marque (38).
65. Aucun commentaire relatif au lien entre l’article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive et l’impératif de disponibilité ne se dégage de tous ces arrêts. Cette carence est compensée, en partie, par deux constatations, l’une sur la portée de la marque communautaire et l’autre sur l’enregistrement de couleurs en tant que marques.
66. Dans la première de ces affaires (39), l’avocat général Jacobs associe l’impératif de disponibilité à l’article 12 du règlement (alter ego de l’article 6 de la directive) (40); l’arrêt «Procter & Gamble/OHMI» a suivi en substance les conclusions (41), déduisant d’une lecture combinée des articles 7 et 12 du règlement (articles 3 et 6 de la directive) que l’objet de l’interdiction de l’enregistrement comme marque de signes ou d’indications exclusivement descriptifs est d’éviter que soient enregistrés comme marques des signes ou des indications qui, en raison de leur identité avec des modalités habituelles de désignation des produits ou des services concernés ou de leurs caractéristiques, ne permettraient pas de remplir la fonction d’identification de l’entreprise qui les met sur le marché et seraient donc dépourvus du caractère distinctif que cette fonction suppose (42).
67. Dans la deuxième de ces affaires, l’arrêt Libertel, précité, la Cour se rapproche timidement du «Freihaltebedürfnis». Après avoir admis, dans le champ du droit communautaire des marques, «un intérêt général à ne pas restreindre indûment la disponibilité des couleurs pour les autres opérateurs», elle réfute une allégation de la Commission, qui, probablement inspirée par les conclusions évoquées au point précédent, soutenait que l’idée de l’impératif de disponibilité était exprimée à l’article 6 de la directive (43).
68. La Cour a décelé dans cette idée le risque de préconiser un contrôle minimal des motifs de refus prévus à l'article 3 de la directive, lors de l’examen de la demande d’enregistrement, dont les erreurs seraient compensées par la limitation de l’exercice des droits des marques en vertu de l’impératif de disponibilité prévu audit article 6. Selon la Cour, cette proposition équivaudrait à transférer le contrôle de ces motifs des autorités compétentes au moment de l’enregistrement de la marque aux juges, approche qu’elle considère incompatible avec le système de la directive, qui reposerait sur un contrôle précédant l’enregistrement, et non sur un contrôle a posteriori (44).
69. En résumé, la Cour ne s’est pas prononcée sur l’impératif de disponibilité pris en tant que critère herméneutique de l’article 6 de la directive, mais s’est bornée, dans les points résumés ci-dessus, à réfuter un argument de la Commission militant en faveur d’une application de cette figure juridique d’origine allemande dans le seul cadre de cette disposition, mais sans se prononcer en rien sur son utilisation en tant que critère de limitation des droits du titulaire de la marque.
70. Par conséquent, il convient de rechercher une solution juridique à ce dilemme.
b) Thèse recommandée
71. J’ai déjà fait allusion au rapport existant entre les articles 3, paragraphe 1, et 6, paragraphe 1, de la directive; j’ai également souligné la différence qui les sépare sous l’angle de l’économie de la directive, étant donné que la première disposition a trait à l’enregistrement, tandis que la seconde porte sur l’exercice du ius prohibendi du titulaire d’une marque.
72. Néanmoins, je ne puis passer sous silence la remarquable similitude existant au niveau de la rédaction des points c) et b) de deux dispositions. Exception faite de l’expression «sont composées exclusivement» à l’article 3, paragraphe 1, sous c), la rédaction est identique.
73. Cette différence s’explique par le fait que, dès lors que l’article 3 a trait à l’enregistrement, il s’ensuit a contrario qu’il convient d’enregistrer les signes complexes comprenant, entre autres, des indications descriptives au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous c); en revanche, cette exclusivité perd toute pertinence aux fins de l’exercice des droits du titulaire de la marque conformément à l’article 6 qui ne tend qu’à maintenir à la disposition de tous les signes correspondant aux cas visés par son paragraphe 1, sous c). L’article 5 de la directive s’applique sans restriction aux autres éléments de la marque complexe.
74. En outre, sous l’angle de l’économie de la directive, l’article 6, paragraphe 1, sous b), ressortit à un ensemble de trois dispositions au sein de la directive auquel appartiennent également l’examen des motifs de refus de l’enregistrement et celui de la nullité. C’est pourquoi, lorsqu’il advient de rechercher si un signe relève d’une des catégories d’indications prévues à l’article 6, paragraphe 1, sous b), rien dans la directive n’implique d’en atténuer les conséquences pour la marque enregistrée en relation avec celles de la demande d’enregistrement ou avec le motif de nullité, sur le fondement de l’article 3, paragraphe 1, sous c).
75. Je me hasarde même à soutenir qu’il n’y a pas davantage lieu de donner une interprétation restrictive de l’article 6 au seul motif qu’il s’agit d’une norme limitative des droits que confère l’article 5. Ce qui est exceptionnel dans ce cas, c’est la jouissance de la propriété d’un signe qui, selon une stricte application des critères, serait accessible à tous. Le fait qu’il a été monopolisé depuis lors, pour faire partie d’une marque complexe ou par erreur (45), ne saurait être invoqué au détriment des autres opérateurs économiques qui aspirent à utiliser librement les mentions descriptives en question, ni à celui de l’autre groupe de personnes concernées par la disposition, les consommateurs, qui sollicitent des informations transparentes et véridiques qui leur sont habituellement fournies par ces indications précisément (46).
76. Le sacrifice exigé du titulaire du droit de propriété industrielle en vertu de l’article 6, paragraphe 1, sous b), impose au juge de rechercher un équilibre entre les prérogatives conférées à ce titulaire par l’article 5 de la directive et les droits opposés des autres professionnels et des consommateurs, et, en revanche, de ne pas appliquer mécaniquement la règle de l’interprétation restrictive des normes limitatives de prérogatives.
77. Cette approche, outre qu’elle trouve des soutiens en doctrine (47), est parfaitement conforme à la jurisprudence de la Cour évoquée au sujet de la ratio legis de la norme et de son objectif de concilier la protection des droits de marque et les principes fondamentaux du marché commun, et ce en permettant que la marque puisse remplir son rôle d’élément essentiel du système de concurrence non faussée que le traité entend établir et maintenir (48), sans oublier que les concurrents ne sont pas autorisés à utiliser l’indication en tant que marque, mais uniquement de manière descriptive (49).
78. Par conséquent, l’ensemble de ces arguments militent en faveur de permettre le recours à l’intérêt général, par le biais de l’impératif de disponibilité, y compris aux fins de l’examen de l’article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive.
79. Cette appréciation n’apparaît pas, en outre, incompatible avec les points 57 et suivants de l’arrêt Libertel, dans lesquels, ainsi qu’il a été exposé, la Cour ne s’est pas prononcée sur le point de savoir si le «Freihaltebedürfnis» devait être apprécié dans le cadre de l’article 6 de la directive; elle s’est contentée de réfuter un argument de la Commission qui réduisait son champ d’action au seul domaine de cet article.
80. En résumé, la réponse que je propose d’apporter aux questions préjudicielles doit partir de la nécessité d’invoquer l’impératif de disponibilité pour déterminer la portée de la protection d’une marque constituée par un signe correspondant à une des indications décrites à l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la directive, lorsqu’elle a acquis un caractère distinctif par l’usage et qu’elle a été enregistrée en tant que telle; en revanche, il n’y a pas lieu de recourir à ce principe lorsque le signe est initialement dépourvu de caractère distinctif, au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous b), de la directive, mais qu’elle l’a acquis postérieurement par l’usage.
81. Enfin, en ce qui concerne la deuxième question posée par le Hoge Raad, il convient de signaler que la perception que le public peut avoir d’un signe soumis à l’impératif de disponibilité n’a d’incidence éventuelle qu’au stade précédent, à savoir, pour déterminer s’il peut établir un lien avec l’une des indications visées par l’article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive.
82. Si le consommateur moyen ne lui attribue qu’une simple fonction ornementale, il n’identifiera pas l’emblème comme indication de l’entreprise d’origine des produits ou des services, de sorte qu’il ne sera alors pas apte à remplir sa principale tâche, mettant ainsi en cause sa valeur comme marque (50), dans l’hypothèse inverse, si le consommateur moyen est en mesure d’identifier la provenance des biens et des prestations, il y parviendra.
83. Cependant, une fois établi le lien évoqué avec l’une des indications ou des caractéristiques au sens de l’article 6, paragraphe 1, sous b), de la directive, on ne saurait considérer que la perception par le consommateur puisse exercer une quelconque influence sur l’interprétation de l’intérêt général.
84. C’est pourquoi, compte tenu de la réponse proposée à la première question préjudicielle, il n’est point besoin d’examiner le raisonnement de H&M qui préconise d’appliquer le «Freihaltebedürfnis» au moins à l’égard de signes enregistrés antérieurement à l’entrée en vigueur de la directive. Elle fait ainsi référence à la pratique libérale d’enregistrement au Benelux à l’époque à laquelle s’appliquait le droit des marques non harmonisé; mais cette situation relève du domaine de la nullité des marques dépourvues de caractère distinctif, loin de l’exercice des prérogatives octroyées par l’article 5 de la directive et de leur limitation en vertu de l’article 6, paragraphe 1, sous b). Il ne m’est donc pas nécessaire de poursuivre l’examen de cette deuxième question, eu égard au résultat de mon analyse.
VI – Conclusion
85. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre au Hoge Raad der Nederlanden de la façon suivante:
«En appréciant l’étendue de la protection d’une marque qui ne consiste qu’en un signe correspondant à une des indications visées à l’article 3, paragraphe 1, sous c), de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, mais qui a acquis un caractère distinctif par l’usage et qui a été enregistrée en tant que telle, il convient de tenir compte de l’intérêt général à ne pas restreindre indûment la disponibilité de certains signes pour les autres opérateurs offrant des produits ou des services semblables.
En revanche, lorsque le signe évoqué était initialement dépourvu de caractère distinctif, mais qu’il l’a acquis postérieurement par l’usage, les droits du titulaire de la marque ne sauraient être examinés à la lumière de l’impératif de disponibilité.»