CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
MME JULIANE KOKOTT
présentées le 18 avril 2013 (1)
Affaire C‑501/11 P
Schindler Holding Ltd e.a.
contre
Commission européenne
«Pourvoi – Concurrence – Ententes – Article 81 CE – Marché de l’installation et de l’entretien des ascenseurs et des escaliers mécaniques – Responsabilité de la société mère pour les infractions au droit des ententes commises par sa filiale – Société holding – Programme de mise en conformité interne à l’entreprise (‘Compliance Programme’) – Droits fondamentaux – Principes de l’État de droit dans le cadre de la détermination des amendes infligées – Séparation des pouvoirs, principe de légalité, principe de non-rétroactivité, protection de la confiance légitime et principe de la responsabilité pour faute – Validité de l’article 23, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1/2003 – Légalité des lignes directrices de la Commission de 1998»
Table des matières
I – Introduction
II – Antécédents du litige
III – Procédure devant la Cour
IV – Appréciation du pourvoi
A – Sur les principes de la séparation des pouvoirs, de l’État de droit et du caractère direct des mesures d’instruction (premier et deuxième moyens)
1. Sur les amendes infligées par la Commission (premier moyen)
a) Remarque préliminaire
b) Absence d’objection de principe à ce que les amendes soient infligées par la Commission
c) Infirmation de certains autres arguments des requérantes
2. Sur les exigences en matière d’instruction de la preuve par le Tribunal dans le cadre du contrôle de décisions de la Commission infligeant des amendes (deuxième moyen)
a) Recevabilité
b) Bien-fondé
3. Conclusion intermédiaire
B – Sur la responsabilité d’une entreprise pour les infractions au droit des ententes commises dans sa sphère de responsabilité
1. Sur la coresponsabilité de la société holding (septième moyen)
a) Sur la critique de principe de Schindler à l’encontre de la présomption 100 % (première branche du septième moyen)
i) Sur le principe de séparation des responsabilités en droit des sociétés
ii) Sur la prétendue atteinte portée aux compétences des États membres
iii) Sur la violation alléguée de la «réserve d’essentialité» («Wesentlichkeitsvorbehalt»)
iv) Conclusion intermédiaire
b) Sur les critiques de Schindler à l’égard de l’application concrètement faite de la présomption 100 % (seconde branche du septième moyen)
i) Sur la signification du «compliance programme» du groupe Schindler
ii) Sur l’exigence d’une «clarification des relations au sein du groupe»
iii) Sur la notion de «politique commerciale» dans le cadre de la présomption 100 %
2. Sur le principe de culpabilité (sixième moyen et parties du septième moyen)
a) Sur le grief tiré de ce que la présomption 100 % aboutirait à une responsabilité sans faute
b) Sur le grief tiré de ce qu’il ne suffirait pas que n’importe quel collaborateur ait violé l’interdiction des ententes
3. Conclusion intermédiaire
C – Sur quelques autres questions de droit en rapport avec les amendes infligées pour des infractions au droit des ententes et leur calcul
1. Validité de l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 au regard du principe de légalité (troisième moyen)
a) Sur le caractère indéterminé de la notion d’entreprise (première branche du troisième moyen)
b) Sur le prétendu caractère indéterminé du cadre des amendes (seconde branche du troisième moyen)
c) Conclusion intermédiaire
2. Licéité des lignes directrices de 1998 (quatrième et cinquième moyens du pourvoi)
a) Compétence de la Commission pour adopter les lignes directrices (quatrième moyen)
b) Non-rétroactivité et protection de la confiance légitime (cinquième moyen)
3. Le montant de base de l’amende et les motifs allégués de réduction de l’amende (dixième, onzième et douzième moyens)
a) Sur la qualification en tant que «très graves» des infractions (dixième moyen)
b) Sur les circonstances atténuantes (onzième moyen)
c) Sur les réductions d’amendes pour coopération avec la Commission
i) Sur la coopération dans le cadre de la communication de 2002 (première branche du douzième moyen)
ii) Sur la coopération en dehors de la communication de 2002 (seconde branche du douzième moyen)
iii) Résumé
4. Le plafond de 10 % du montant de l’amende (huitième moyen)
5. Le droit de propriété (neuvième moyen)
a) Remarque préliminaire
b) Sur la violation soulevée du droit de propriété en tant que droit fondamental de l’Union
6. Le principe de proportionnalité (treizième moyen du pourvoi)
D – Résumé
V – Dépens
VI – Conclusion
I – Introduction
1. La présente affaire soulève une série de questions juridiques de principe en rapport avec la répression d’infractions au droit des ententes. Schindler Holding Ltd et plusieurs de ses filiales (désignées ci-après ensemble comme «Schindler») remettent fondamentalement en cause le régime en place au sein de l’Union européenne pour mettre en œuvre le droit des ententes, y compris le rôle institutionnel de la Commission européenne en tant qu’autorité de la concurrence.
2. Schindler met en particulier en doute la légalité de l’article 23, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles [81 CE] et [82 CE] (JO 2003, L 1, p. 1), et des lignes directrices de la Commission de 1998 (2) en tant que fondements pour infliger des amendes. Schindler refuse en outre d’accepter les principes reconnus par les juridictions de l’Union en matière de responsabilité conjointe des sociétés mères et de filiales à l’égard des infractions au droit des ententes commises dans leur sphère de responsabilité.
3. Ces problèmes juridiques se posent en rapport avec une «entente des ascenseurs» opérant dans plusieurs États membres de l’Union européenne que la Commission a découverte il y a quelques années et qui a fait l’objet, le 21 février 2007, d’une décision infligeant des amendes (3) (ci-après la «décision litigieuse»). À côté de quatre autres entreprises, la Commission a imputé à plusieurs sociétés du groupe Schindler, jusqu’à la société holding à la tête du groupe, une participation à l’entente des ascenseurs et les a frappées d’amendes calculées sur la base du chiffre d’affaires réalisé par le groupe.
4. En première instance, les attaques de Schindler contre la décision litigieuse n’ont pas été couronnées de succès; par arrêt du 13 juillet 2011 (4) (ci-après également l’«arrêt attaqué» ou l’«arrêt du Tribunal»), le Tribunal a rejeté le recours en annulation. Schindler poursuit désormais son action dans le cadre de la procédure de pourvoi devant la Cour et invoque ce faisant, entre autres, ses droits fondamentaux et des principes de l’État de droit tels que la séparation des pouvoirs, le principe de légalité, le principe de non-rétroactivité, le principe de protection de la confiance légitime et le principe de responsabilité pour faute.
II – Antécédents du litige
5. Schindler est l’un des premiers groupes mondiaux fournisseurs d’ascenseurs et d’escaliers mécaniques. Sa société mère est Schindler Holding Ltd (ci-après «Schindler Holding»), établie en Suisse. Schindler exerce ses activités dans le domaine des ascenseurs et des escaliers mécaniques par l’intermédiaire de filiales nationales (5).
6. Au cours de l’été 2003, des informations ont été transmises à la Commission concernant la possible existence d’une entente entre les quatre principaux fabricants européens d’ascenseurs et d’escaliers mécaniques exerçant des activités commerciales dans l’Union, à savoir Kone, Otis, Schindler et ThyssenKrupp (6).
7. L’enquête approfondie de la Commission a finalement abouti à la conclusion que lesdits fabricants d’ascenseurs et d’escaliers mécaniques «avaient participé à quatre infractions uniques, complexes et continues à l’article 81, paragraphe 1, CE dans quatre États membres, se partageant des marchés en s’accordant ou en se concertant pour l’attribution d’appels d’offres et de contrats liés à la vente, l’installation, l’entretien et la modernisation d’ascenseurs et d’escaliers mécaniques» (7). Il s’agit précisément des ententes belge, allemande, luxembourgeoise et néerlandaise des ascenseurs. La durée de participation de Schindler à ces ententes a varié selon les États membres, mais, en tout état de cause, cette participation a duré plusieurs années (8).
8. Dans la décision litigieuse, pour chacune des quatre ententes, la Commission a frappé les entreprises y participant d’amendes pour le calcul desquelles elle s’est basée sur les lignes directrices de 1998.
9. En ce qui concerne Schindler, à chaque fois, Schindler Holding a été tenue pour solidairement responsable avec ses filiales nationales (9). Au total, les amendes ainsi infligées à Schindler pour l’ensemble des quatre infractions s’élèvent à plus de 143 millions d’euros.
10. Plusieurs destinataires de la décision litigieuse ont sollicité contre celle-ci en première instance la protection du Tribunal par la voie de recours en annulation (10).
11. En ce qui concerne le groupe Schindler, les sociétés Schindler Holding, Schindler Management AG, Schindler SA (Belgique), Schindler Deutschland Holding GmbH (Allemagne), Schindler Sàrl (Luxembourg) et Schindler Liften BV (Pays-Bas) ont conjointement exercé un recours en premier instance devant le Tribunal par requête du 4 mai 2007.
12. Dans son arrêt du 13 juillet 2011, le Tribunal a déclaré qu’il n’y avait pas lieu de statuer sur le recours pour autant qu’il avait été introduit par Schindler Management AG (11). Pour le surplus, il a rejeté le recours en mettant à charge les dépens.
III – Procédure devant la Cour
13. Schindler Holding et toutes ses corequérantes en première instance (ci‑après les «requérantes») ont formé ensemble, par requête du 27 septembre 2011, le présent pourvoi. Elles demandent:
1) d’annuler l’arrêt du Tribunal;
2) d’annuler la décision de la Commission du 21 février 2007,
à titre subsidiaire, d’annuler ou de réduire les amendes infligées aux requérantes au pourvoi dans cette décision;
3) à titre subsidiaire aux demandes figurant aux points 1 et 2, de renvoyer l’affaire au Tribunal pour qu’elle y soit jugée en conformité avec l’appréciation juridique figurant dans l’arrêt de la Cour;
4) dans tous les cas, de condamner la Commission à supporter les dépens des requérantes au pourvoi afférents aux procédures devant le Tribunal et devant la Cour.
14. De son côté, la Commission demande qu’il plaise à la Cour:
1) rejeter le pourvoi dans son intégralité;
2) condamner les requérantes aux dépens.
15. Enfin, le Conseil de l’Union européenne, qui est intervenu dans la première instance au soutien de la Commission, demande de:
1) rejeter le pourvoi pour ce qui concerne l’exception d’illégalité du règlement n° 1/2003 et de
2) statuer de manière appropriée sur les dépens.
16. Devant la Cour, le pourvoi a fait l’objet d’une procédure écrite ainsi que d’une audience tenue le 17 janvier 2013. Le Conseil s’est limité à prendre position sur la question de la validité du règlement n° 1/2003, soulevée essentiellement par les premier et troisième moyens du pourvoi de Schindler.
IV – Appréciation du pourvoi
17. Les requérantes avancent au total treize moyens, par lesquels elles soulèvent en partie des questions de droit très fondamentales en rapport avec les amendes infligées par la Commission pour des infractions au droit des ententes. Il convient de regrouper de manière thématique ces moyens et, par conséquent, de les examiner dans un ordre légèrement différent.
A – Sur les principes de la séparation des pouvoirs, de l’État de droit et du caractère direct des mesures d’instruction (premier et deuxième moyens)
18. Par ses premier et deuxième moyens, Schindler remet fondamentalement en cause la compatibilité avec des principes élémentaires de l’État de droit du système existant au niveau de l’Union pour réprimer les infractions au droit des ententes.
19. D’une part, Schindler estime que les amendes ne pourraient pas être infligées par la Commission en tant qu’autorité administrative, mais devraient l’être par une juridiction indépendante (premier moyen, sur ce point voir ci‑dessous, titre 1). D’autre part, Schindler critique la manière de constater les faits de la Commission et du Tribunal qui, selon elle, viole le principe du caractère direct des mesures d’instruction (deuxième moyen, voir ci-dessous, titre 2).
1. Sur les amendes infligées par la Commission (premier moyen)
20. Selon Schindler, il est contraire aux principes de séparation des pouvoirs et de l’État de droit qu’au niveau de l’Union, les amendes soient infligées par la Commission en tant qu’autorité de la concurrence et non par une juridiction indépendante.
a) Remarque préliminaire
21. Même si Schindler se réfère de manière générale aux principes de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit, ses observations écrites et orales dans le cadre du premier moyen démontrent que ce qui est soulevé en substance est une violation de l’article 6 de la CEDH (12), à savoir une violation du droit à un procès équitable devant un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi.
22. À cet égard, il y a lieu d’observer que – contrairement à ce qui est soutenu par Schindler – l’article 6 de la CEDH n’a, jusqu’à nouvel ordre, pas d’effet direct au niveau de l’Union. En effet, l’Union n’a jusqu’ici pas adhéré à la CEDH et il faut encore que l’article 6, paragraphe 2, TUE soit mis en œuvre (13).
23. Il n’en demeure pas moins que les droits fondamentaux consacrés par l’article 6 de la CEDH ont, d’ores et déjà, au niveau de l’Union, une signification pratique considérable. D’une part, ils expriment des principes généraux du droit également reconnus en droit de l’Union (article 6, paragraphe 3, TUE) (14); d’autre part, ils constituent le critère d’interprétation des dispositions de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après également la «Charte») qui ont le même sens (article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE en combinaison avec l’article 52, paragraphe 3, première phrase, de la Charte) (15).
24. Dans ce contexte, l’article 6 de la CEDH et la jurisprudence à son sujet de la Cour européenne des droits de l’homme (16) jouent un rôle non négligeable pour répondre aux griefs soulevés par Schindler, raison pour laquelle nous allons spécifiquement nous pencher sur eux ci-dessous. D’un point de vue formel, ce n’est toutefois pas l’article 6 de la CEDH en tant que tel, mais l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux, notamment son paragraphe 2, ainsi que les principes généraux du droit de l’Union au sens de l’article 6, paragraphe 3, TUE qui constituent le point de rattachement de l’examen des violations des principes de séparation des pouvoirs et de l’État de droit alléguées par Schindler (17).
b) Absence d’objection de principe à ce que les amendes soient infligées par la Commission
25. Il est admis que le droit de la concurrence a, certes, un caractère quasi pénal (18), mais qu’il ne fait toutefois pas partie du cœur du droit pénal (19).
26. En dehors du «noyau dur» du droit pénal, les garanties en matière pénale consacrées par l’article 6 de la CEDH n’ont, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, pas nécessairement vocation à s’appliquer dans toute leur rigueur (20).
27. À l’égard du droit de la concurrence, cela signifie que les amendes réprimant des infractions au droit des ententes ne doivent pas obligatoirement être infligées par une juridiction indépendante, mais qu’au contraire la compétence pour le faire peut, en principe, être transférée également à une autorité administrative. Cela répond aux exigences de l’article 6 de la CEDH, pour autant que l’entreprise concernée puisse soumettre toute décision infligeant une amende au contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction (21).
28. En vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (22), la juridiction appelée à contrôler les décisions infligeant des amendes doit avoir le pouvoir de «réformer» en tous points, en fait comme en droit, la décision de l’autorité administrative (23). Contrairement à l’impression que cela suscite de prime abord, cela ne signifie pas nécessairement que la juridiction elle‑même doive pouvoir procéder en tous points à des modifications sur le fond de la décision infligeant l’amende. Il suffit au contraire que la juridiction ait la compétence d’examiner toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige dont elle se trouve saisie (24) et qu’elle ait le pouvoir d’annuler (en anglais «to quash») en tous points la décision entreprise (25).
29. Le régime de protection juridictionnelle, mis en place au niveau de l’Union, dans le cadre duquel les décisions de la Commission infligeant des amendes dans des affaires de concurrence peuvent être attaquées par les entreprises concernées, répond à ces exigences. Il est en effet de jurisprudence bien établie devant notre Cour que les juges de l’Union disposent à l’égard de telles décisions de deux types de pouvoir (26):
– d’une part, le juge de l’Union procède à un contrôle de légalité (article 263, paragraphe 1, TFUE). Contrairement à l’impression que cela suscite de prime abord, il n’est pas cantonné dans ce cadre à de simples questions de droit, mais il peut également examiner l’exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, leur fiabilité et leur cohérence; en outre, il a vocation à examiner si tous les éléments retenus par la Commission constituent l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier une situation complexe et s’ils sont de nature à étayer les conclusions qui en sont tirées et si la Commission a, à cet égard, suffisamment motivé sa décision. Il n’existe pas dans ce cadre de marge d’appréciation de la Commission qui serait soustraite à un contrôle juridictionnel (27).
– D’autre part, à l’égard des sanctions financières, le juge de l’Union a une compétence de pleine juridiction (article 261 TFUE en combinaison avec l’article 31 du règlement n° 1/2003). Cette compétence habilite le juge, au‑delà du simple contrôle de légalité de la sanction, à substituer son appréciation à celle de la Commission et, en conséquence, à supprimer, à réduire ou à majorer l’amende ou l’astreinte infligée (28).
30. Ainsi, en ce qui concerne les décisions relatives à des ententes infligeant des amendes, les juridictions de l’Union jouissent d’une compétence de pleine juridiction tant en fait qu’en droit ainsi que l’exige l’article 47, paragraphe 2, de la charte des droits fondamentaux telle qu’interprétée et appliquée à la lumière de l’article 6 de la CEDH et de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (29).
31. La réplique de Schindler selon laquelle, «en vertu de la pratique actuelle», les décisions de la Commission dans les affaires d’ententes ne seraient soumises à aucun contrôle juridictionnel complet n’est rien d’autre qu’une simple allégation qui n’a absolument pas été étayée de manière circonstanciée au regard de la présente affaire (30). En réalité, le Tribunal s’est penché sur toutes les questions de fait soulevées par Schindler et les a exhaustivement examinées.
32. Au final, le grief, fondé sur l’article 6 de la CEDH, tiré d’une violation de la séparation des pouvoirs et de l’État de droit du fait que les amendes relatives à des ententes sont infligées par la Commission est donc dénué de fondement.
c) Infirmation de certains autres arguments des requérantes
33. Les requérantes font valoir que, eu égard aux montants drastiques des amendes relatives à des ententes infligées au niveau de l’Union, la Commission pénétrerait dans le «noyau dur» du droit pénal dans lequel, en vertu de l’article 6 de la CEDH, infliger des sanctions serait réservé à des juridictions indépendantes.
34. Cet argument n’est pas convaincant. Le point de savoir si une matière fait partie du «noyau dur» du droit pénal au sens de l’article 6 de la CEDH ne peut pas s’apprécier uniquement en fonction du montant des sanctions infligées, et ce encore moins lorsque, ce faisant, il est fait abstraction de la taille et de la capacité contributive des entreprises concernées et que seuls les montants nominaux font l’objet de l’argumentation.
35. Ce n’est pas la seule appréciation quantitative qui importe, mais aussi, de manière très décisive, une appréciation qualitative des sanctions infligées. Schindler perd également de vue que ce sont toujours des entreprises qui sont touchées par les sanctions relatives à des ententes infligées au niveau de l’Union, indépendamment de leurs montants nominaux. Le règlement n° 1/2003 ne contient aucune sanction pénale ou quasi pénale à l’encontre de personnes physiques et encore moins des sanctions privatives de liberté. Tout cela constitue une différence qualitative considérable par rapport au «noyau dur» du droit pénal, notion autour de laquelle semble tourner la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (31).
36. En outre, les requérantes croient pouvoir déduire de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que, en dehors du domaine des «infractions légères» et des «procédures de masse», le transfert à une autorité administrative du pouvoir de sanction ne répondrait pas aux exigences de l’article 6 de la CEDH (32).
37. À cet égard, il suffit de rappeler que, en vertu de la jurisprudence la plus récente de la Cour européenne des droits de l’homme, le fait qu’une amende relative à une entente d’un montant élevé soit infligée par une autorité de la concurrence ne constitue pas une violation de l’article 6 de la CEDH (33). Les mandataires ad litem de Schindler ont, eux aussi, dû le reconnaître lors de l’audience devant la Cour.
38. Nous ajoutons que le fait que les amendes pour des infractions au droit des ententes soient infligées par les autorités de la concurrence correspond, en tout cas en Europe continentale, à une tradition très largement répandue.
39. Enfin, les requérantes estiment que le traité de Lisbonne obligerait à réexaminer la question de savoir si les amendes relatives à des ententes peuvent être infligées par la Commission en tant qu’autorité de la concurrence.
40. Or, cet argument aussi est inopérant. D’une part, la légalité de la décision litigieuse, qui a été rendue avant l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, doit être appréciée à l’aune de la situation juridique qui était en vigueur à l’époque. D’autre part, l’entrée en vigueur, le 1er décembre 2009, du traité de Lisbonne n’a pas modifié substantiellement les principes fondamentaux applicables en l’espèce. Certes, ce traité élève désormais la charte des droits fondamentaux au rang de droit primaire de l’Union à caractère obligatoire et prévoit que la charte a la même valeur juridique que les traités (article 6, paragraphe 1, premier alinéa, TUE). Toutefois, le contenu du droit fondamental, reconnu au niveau de l’Union, à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial est très fortement marqué par l’article 6, paragraphe 1, de la CEDH ainsi que par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et des juridictions de l’Union portant sur cette thématique. Le contenu de ce droit fondamental n’a pas subi de modifications substantielles avec le traité de Lisbonne (34).
41. Il reste certes possible, en vertu de l’article 52, paragraphe 3, deuxième phrase, de la charte des droits fondamentaux, d’aller en droit de l’Union au-delà des standards de la CEDH. Les auteurs des traités ont néanmoins précisé que les compétences et les tâches définies par les traités ne sont en aucune manière modifiées par les dispositions de la Charte (article 6, paragraphe 1, deuxième alinéa, TUE en combinaison avec article 51, paragraphe 2, de la Charte). Dans ces conditions, des droits fondamentaux de la Charte, à savoir le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial, visé à l’article 47 de la Charte, ne peuvent pas servir à fonder une modification fondamentale de la répartition des compétences entre, d’une part, la Commission en tant qu’autorité de la concurrence du marché intérieur européen et, d’autre part, la Cour de justice de l’Union européenne en tant qu’autorité juridictionnelle de contrôle.
2. Sur les exigences en matière d’instruction de la preuve par le Tribunal dans le cadre du contrôle de décisions de la Commission infligeant des amendes (deuxième moyen)
42. À côté de la critique fondamentale du rôle institutionnel de la Commission au regard des amendes infligées pour des infractions au droit des ententes, les requérantes invoquent une violation du principe du caractère direct des mesures d’instruction. En l’espèce, ni la Commission ni le Tribunal n’auraient constaté les faits par des «mesures d’instruction directes». La Commission se serait en particulier appuyée uniquement sur des preuves écrites et non sur des témoignages de personnes physiques. En outre, les témoins bénéficiant de la communication sur la clémence n’auraient pas déposé sous serment et en présence de toutes les parties à la procédure. Cela constituerait une violation de l’article 6, paragraphes 1 et 3, sous d), de la CEDH (35). Dans des cas tels que celui de l’espèce, le Tribunal aurait l’obligation relevant de l’État de droit de procéder à sa propre constatation des faits.
a) Recevabilité
43. La Commission doute de la recevabilité de ce moyen. Cette exception doit être examinée de manière nuancée.
44. Pour autant que Schindler reproche à la Commission d’avoir fondé son administration des preuves sur les déclarations écrites, non plus amplement vérifiées, des témoins bénéficiant de la communication sur la clémence, son argumentation est irrecevable. En effet, ainsi que la Commission l’a observé à juste titre, il s’agit d’un moyen nouveau qui n’a pas été soumis sous cette forme au Tribunal. Certes, en première instance, Schindler avait soulevé d’autres aspects juridiques de la preuve par témoins bénéficiant de la communication sur la clémence (36), mais pas celui de l’absence de vérification des déclarations de ces témoins sur laquelle elle concentre désormais son argumentation. Schindler élargit ainsi indûment l’objet du présent litige par rapport à la première instance (37).
45. Il n’en va pas de même en ce qui concerne le grief supplémentaire de Schindler tiré de ce que, lors de l’examen de la décision litigieuse, le Tribunal également aurait violé le principe du caractère direct des mesures d’instruction. Par ce moyen, Schindler exerce concrètement une critique à l’encontre de l’arrêt attaqué qu’elle ne peut, par nature, faire valoir qu’au stade du pourvoi. Par conséquent, pour autant qu’il a pour objet la manière de procéder du Tribunal en matière de preuves, le deuxième moyen est recevable.
b) Bien-fondé
46. L’argumentation de Schindler n’est toutefois pas convaincante sur le fond.
47. Les procédures de recours directs devant les juridictions de l’Union sont marquées par le principe dispositif et le principe de l’administration de la preuve par les parties. Il peut, par conséquent, être exigé du requérant qu’il identifie les éléments contestés de la décision attaquée, formule des griefs à cet égard et apporte des preuves, qui peuvent être constituées d’indices sérieux, tendant à démontrer que ses griefs sont fondés (38).
48. Ainsi que les requérantes ont dû le reconnaître lors de l’audience devant la Cour, à aucun moment au cours de la première instance, Schindler n’a remis en cause l’exactitude des faits instruits par la Commission et elle n’a pas non plus présenté de demandes d’audition de témoins, alors même qu’il a tout à fait incontestablement existé suffisamment d’occasions de le faire devant le Tribunal. Bien au contraire, au vu des constatations à cet égard, non contestées, du Tribunal, Schindler a expressément reconnu les faits tels qu’ils ont été exposés dans la communication des griefs (39).
49. Dans ces circonstances, Schindler peut difficilement soulever désormais, au stade du pourvoi, le grief tiré de ce que le Tribunal aurait négligé ses obligations au regard de l’instruction des faits.
50. En tout état de cause, à cet égard, en vertu de la jurisprudence constante, le Tribunal est seul juge de la nécessité éventuelle de compléter les éléments d’information dont il dispose (40). Cela dépend surtout du point de savoir si le Tribunal considère même qu’il est nécessaire pour rendre sa décision de clarifier certains aspects des faits.
51. Il ne pourra que très exceptionnellement être considéré que le large pouvoir du Tribunal pour apprécier quel élément de preuve est approprié et nécessaire pour rapporter la preuve de faits déterminés s’intensifie en une obligation d’instruire de sa propre initiative la preuve, même lorsque aucune des parties ne l’a demandé. Cela vaut d’autant plus lorsque, comme en l’espèce, les parties à la procédure sont de grandes entreprises qui ont une certaine expérience des questions de droit de la concurrence et qui sont représentées par des avocats spécialisés.
52. En tout état de cause, la seule circonstance que, dans une décision infligeant une amende relative à une entente, la Commission se soit appuyée sur les déclarations d’un témoin bénéficiant de la communication sur la clémence ne suffit pas en soi à obliger le Tribunal à prendre, de sa propre initiative, d’autres mesures d’instruction.
53. Nous ajoutons qu’il ne peut être d’emblée attribué aux déclarations écrites des entreprises dans le cadre d’une procédure en matière d’ententes une moindre valeur probante qu’aux dépositions orales de personnes physiques. Bien au contraire, eu égard à la complexité de nombreuses procédures en matière d’ententes, pour rechercher et établir les faits, il est quasi inévitable, et en tout état de cause particulièrement utile, de pouvoir avoir recours à des documents écrits, y compris ceux qui ont été librement produits par des entreprises participant à l’entente.
54. Il convient, certes, de vérifier soigneusement dans chaque cas d’espèce si les déclarations d’une entreprise, a fortiori celles d’une entreprise participant à l’entente ayant le statut de témoin bénéficiant de la communication sur la clémence, se caractérisent, le cas échéant, par un exposé partial, lacunaire et inexact du déroulement des faits ou si elles sont marquées par une application exagérée et ostensible à déposer à la charge des autres participants à l’entente. La véracité et la valeur probante des déclarations écrites des témoins bénéficiant de la communication sur la clémence ne sauraient toutefois d’emblée être remises en cause en bloc dans le cadre de procédures en matière d’ententes ou se voir attribuer de manière générale une valeur moindre que les autres modes de preuve.
55. Cela vaut d’autant plus que, dès la procédure administrative, les autres participants à l’entente ont la possibilité de prendre connaissance des preuves sur lesquelles la Commission s’appuie de même que celle, le cas échéant, d’exposer à la Commission leur appréciation différente des faits (article 27, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 1/2003) et de pouvoir ainsi, au besoin, contredire les constatations de fait qui reposent sur les déclarations des témoins bénéficiant de la communication sur la clémence ou tout au moins de leur donner un autre éclairage.
56. En revanche, dès lors qu’aucune des parties à la procédure n’a contesté les constatations de fait découlant des déclarations d’un témoin bénéficiant de la communication sur la clémence et que, par ailleurs, il n’existe pas d’éléments dans le sens de la partialité, l’inexactitude ou le caractère incomplet de ces déclarations, le Tribunal n’a aucune raison de procéder à des vérifications complémentaires et de rechercher, à sa propre initiative, d’autres éléments de preuve.
57. De manière très générale, le Tribunal ne peut pas être tenu de procéder à des mesures d’instruction sur tous les points de détail en marge de faits instruits par la Commission et, en substance, non litigieux, comme, par exemple, les détails évoqués par Schindler dans son mémoire en réplique dans le cadre de la procédure de pourvoi (41), lorsque ceux-ci sont, comme en l’espèce, sans importance, ou tout au plus d’une importance marginale, à l’égard de la solution du litige. Pour ne citer qu’un exemple: lorsque, pour qualifier la gravité d’une infraction, il importe peu, en droit, de savoir si cette entente a eu des effets importants ou seulement minimes sur le marché, il n’est pas non plus nécessaire de procéder à des mesures d’instruction de la preuve de ces effets (42).
3. Conclusion intermédiaire
58. Au final, les griefs tirés d’une violation des principes élémentaires de l’État de droit soulevés par Schindler sont dénués de fondement. En conséquence, il convient de rejeter les premier et deuxième moyens.
B – Sur la responsabilité d’une entreprise pour les infractions au droit des ententes commises dans sa sphère de responsabilité
59. Les sixième et septième moyens du pourvoi discutent les principes du droit de l’Union, reconnus par la jurisprudence constante, en matière de responsabilité d’une entreprise pour les infractions au droit des ententes commises dans sa sphère de responsabilité. D’une part, les requérantes font grief au Tribunal d’avoir retenu, à tort, la coresponsabilité de Schindler Holding pour les infractions au droit des ententes commises par ses quatre filiales nationales (septième moyen, voir ci-dessous, titre 1). D’autre part, elles font valoir de manière générale une violation du principe de responsabilité pour faute (sixième et, en partie aussi, septième moyens, voir ci-dessous, titre 2).
1. Sur la coresponsabilité de la société holding (septième moyen)
60. Le septième moyen a pour objet les principes en vertu desquels, en droit de l’Union, une société mère peut être tenue pour responsable des infractions au droit des ententes de ses filiales détenues à 100 %. À cet égard, le thème central est la «présomption 100 %». Selon cette dernière, en cas de participation à 100 % (ou presque 100 %) de la société mère dans sa filiale, il existe une présomption simple que la société mère exerce une influence déterminante sur le comportement sur le marché de cette filiale. Cela s’applique également dans le cas où la société mère contrôle sa filiale au travers d’une société interposée, la société mère détenant 100 % (ou presque 100 %) des parts de la société intermédiaire, laquelle, de son côté, détient 100 % (ou presque 100 %) des parts de la filiale. En vertu de la jurisprudence, dans ce cas, la participation à hauteur de 100 %, ou presque 100 %, suffit pour que la société mère et la filiale soient considérées comme une entreprise unique, ce qui a pour conséquence que la société mère peut être tenue pour solidairement responsable des infractions au droit des ententes commises par sa filiale concernée.
61. Il n’est pas du tout contesté que cette présomption 100 % est appliquée de manière constante dans la jurisprudence des juridictions de l’Union – jurisprudence dite «Akzo Nobel» (43) – et qu’elle a, ne serait-ce que dans la période la plus récente, été confirmée par deux fois dans des arrêts de la grande chambre de la Cour (44).
62. Les requérantes estiment néanmoins qu’ en ayant recours à la présomption 100 %, le Tribunal aurait retenu à tort la coresponsabilité de Schindler Holding, en tant que société mère, pour les infractions au droit des ententes commises, en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg, dans le cadre de l’entente des ascenseurs, par quatre de ses filiales nationales. D’une part, les requérantes remettent en cause la légalité de la présomption 100 % en tant que telle [voir ci-dessous, point a)] et, d’autre part, elles critiquent l’application concrètement faite en l’espèce par le Tribunal de cette présomption [voir ci‑dessous, point b)].
a) Sur la critique de principe de Schindler à l’encontre de la présomption 100 % (première branche du septième moyen)
63. Dans la première branche du septième moyen, Schindler exerce une critique de principe à l’encontre de la présomption 100 % en tant que telle. Cette critique s’appuie en substance sur trois griefs sur lesquels nous nous pencherons l’un après l’autre ci‑dessous.
i) Sur le principe de séparation des responsabilités en droit des sociétés
64. En premier lieu, comme déjà en première instance, Schindler prétend que la présomption 100 % violerait le principe, dominant en droit des sociétés, de séparation en vertu duquel les personnes morales sont en principe autonomes et sont séparément responsables, alors qu’un recours contre leurs actionnaires ne serait pas licite. Il ne serait envisageable qu’exceptionnellement et dans des conditions très strictes de déroger à ce «principe de séparation des responsabilités», à savoir lorsqu’une société mère aurait délibérément endossé la responsabilité des dettes de sa filiale ou lorsqu’un propre comportement fautif lui serait imputable.
65. Il faut bien reconnaître que le principe de séparation est effectivement un principe très largement répandu dans le droit des sociétés des États membres et qui a, en particulier pour les questions de responsabilité civile en rapport avec des sociétés commerciales – telles par exemple les sociétés à responsabilité limitée ou les sociétés anonymes – une importance pratique non négligeable.
66. Néanmoins, dans le cadre de l’appréciation de la responsabilité au regard du droit des ententes d’une entreprise, il ne saurait être déterminant qu’il existe ou non entre la société mère et la filiale un «corporate veil». Bien au contraire, ce qui est décisif est la réalité économique, car le droit de la concurrence ne s’attache pas au formalisme, mais au comportement concret des entreprises sur le marché (45). Aux fins de l’appréciation du comportement sur le marché d’une entreprise à l’aune du droit des ententes, il importe peu de savoir quel mécanisme juridique a été choisi par les personnes morales et physiques qui se trouvent derrière l’entreprise pour régir leurs rapports juridiques.
67. Savoir si une société mère et ses filiales se présentent sur le marché comme une entreprise unique ne saurait donc être apprécié d’un seul point de vue juridiquement formel. De même qu’il ne saurait non plus être apprécié exclusivement à l’aune des critères du droit des sociétés si une filiale est en mesure de décider de façon autonome son comportement sur le marché ou si elle est soumise à l’influence déterminante de sa société mère. Si tel était le cas, il serait en effet facile à la société mère concernée de se soustraire à toute responsabilité au titre des infractions au droit des ententes commises par sa filiale à 100 % en invoquant des circonstances relevant uniquement du droit des sociétés (46).
68. Dans ces conditions, le Tribunal a, à juste titre, rejeté l’objection, fondée exclusivement sur le droit des sociétés, soulevée par Schindler à l’encontre de la présomption 100 % et, plus généralement, à l’encontre des principes du droit de l’Union de coresponsabilité des sociétés mères pour les infractions au droit des ententes commises par leurs filiales (47).
ii) Sur la prétendue atteinte portée aux compétences des États membres
69. Schindler soutient en outre que la jurisprudence des juridictions de l’Union relative à la coresponsabilité des sociétés mères pour les infractions au droit des ententes commises par leurs filiales porterait atteinte aux compétences des États membres. En effet, selon Schindler, déterminer quand la séparation de principe des responsabilités existant entre une société mère et sa filiale peut être levée relèverait de la seule compétence des États membres.
70. Ainsi que la Commission l’expose à juste titre, ce grief constitue un moyen nouveau invoqué pour la première fois au stade du pourvoi. De ce seul fait, cette branche du septième moyen est donc irrecevable (48).
71. Cette argumentation de Schindler n’est pas non plus convaincante sur le fond.
72. Il va de soi qu’en vertu du principe d’attribution, l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées dans les traités pour atteindre les objectifs que ces traités établissent (lecture combinée du paragraphe 2, première phrase, et du paragraphe 1, première phrase, de l’article 5 TUE, ancien article 5, paragraphe 1, CE). En outre, chaque institution de l’Union agit dans les limites des attributions qui lui sont conférées dans les traités (article 13, paragraphe 2, première phrase, TUE) et toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres (articles 4, paragraphe 1, et 5, paragraphe 2, deuxième phrase, TUE).
73. Toutefois, l’allégation selon laquelle l’Union n’aurait pas la compétence de tenir les sociétés mères et leurs filiales à 100 % pour conjointement responsables des infractions au droit des ententes est dépourvue de tout fondement.
74. En effet, en vertu de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1/2003, le pouvoir de sanction de la Commission ne se limite pas à des mesures à l’encontre de personnes morales spécifiques – telles que par exemple les sociétés d’un groupe impliquées dans une entente –, mais autorise la Commission à infliger des amendes à l’entreprise qui a commis une infraction au droit des ententes. Ce pouvoir de sanction trouve une consécration expresse en droit primaire dans les dispositions combinées des paragraphes 1 et 2, sous a), de l’article 83 CE [et désormais dans les dispositions combinées des paragraphes 1 et 2, sous a), de l’article 103 TFUE].
75. La notion d’entreprise est elle-même consacrée en tant que telle par le droit primaire de l’Union et jouit donc d’un rang constitutionnel au sein de l’ordre juridique de l’Union (voir notamment articles 81 CE, 82 CE, 86 CE et 87 CE, devenus articles 101 TFUE, 102 TFUE, 106 TFUE et 107 TFUE). La détermination de son contenu et de sa portée par interprétation fait partie de l’essence même des tâches incombant à la Cour de justice de l’Union européenne, à qui il revient d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités (article 19, paragraphe 1, deuxième phrase, TUE).
76. En tant qu’élément central des règles en matière de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur, la notion d’entreprise doit être interprétée et appliquée de manière uniforme dans toute l’Union et ne saurait dépendre des particularités du droit national des sociétés des États membres. Sinon, il ne pourrait pas être assuré un cadre juridique uniforme («level playing field») pour les entreprises opérant sur le marché intérieur.
77. Même si, en l’état actuel, la réglementation du droit des sociétés reste largement de la compétence des États membres, ces derniers doivent, de leur côté, dans le cadre de l’exercice de cette compétence (49) – comme dans d’autres domaines juridiques (50) – respecter le droit de l’Union applicable et les compétences de l’Union.
78. Au final, l’argumentation des requérantes s’appuyant sur l’absence de compétence de l’Union doit donc être rejetée comme irrecevable ou, en tout état de cause, comme mal fondée.
iii) Sur la violation alléguée de la «réserve d’essentialité» («Wesentlichkeitsvorbehalt»)
79. Enfin, Schindler fait valoir qu’il ne saurait être laissé à la pratique de la Commission et des juridictions de l’Union le soin de fixer les principes en matière de coresponsabilité d’une société mère pour les infractions au droit des ententes commises par sa filiale, mais que cela serait réservé au législateur de l’Union. Cela découlerait de la «réserve d’essentialité» telle qu’elle serait énoncée depuis le traité de Lisbonne à l’article 290, paragraphe 1, TFUE.
80. Ce grief également constitue, par rapport à la procédure en première instance, un moyen nouveau et il est donc irrecevable pour le même motif que l’est le grief précédemment analysé tiré d’une atteinte portée aux compétences des États membres (51).
81. Sur le fond, il y a lieu d’observer que l’article 290, paragraphe 1, TFUE ne présente en tant que tel pas la moindre pertinence à l’égard de la question qui nous intéresse ici. En effet, il ne concerne que le cas dans lequel la Commission légifère par délégation pour compléter ou modifier des actes législatifs des organes de l’Union. En revanche, la poursuite au niveau de l’Union des infractions au droit des ententes relève de la compétence originelle de la Commission en tant qu’autorité de la concurrence, compétence qui ne lui a pas été conférée par le Parlement européen ou le Conseil, mais dont elle jouit, indépendamment du règlement n° 1/2003, en vertu du droit primaire (article 105 TFUE, ancien article 85 CE).
82. Mais, même en admettant que Schindler ne se réfère à l’article 290, paragraphe 1, TFUE que pour autant que celui-ci exprime un principe constitutionnel général en vertu duquel les dispositions essentielles d’une matière doivent être adoptées par le pouvoir législatif et ne peuvent pas faire l’objet d’une délégation au pouvoir exécutif, son argumentation n’est pas pertinente.
83. Ainsi que cela a déjà été évoqué, la coresponsabilité d’une société mère pour les infractions au droit des ententes de ses filiales à 100 %, ou presque 100 %, se rattache à la notion d’entreprise du droit de la concurrence qui est distincte de celle de personne morale. C’est l’entreprise qui participe à l’entente et c’est l’entreprise qui se voit infliger une amende, peu important si cette entreprise est incarnée par une ou plusieurs personnes morales.
84. Contrairement à ce que prétend Schindler, le caractère autonome de la notion d’entreprise ne repose pas sur une simple pratique de la Commission, en tant qu’organe exécutif, ou de la Cour, en tant qu’organe juridictionnel, mais est consacré par les traités eux-mêmes. Ainsi, le droit primaire de l’Union distingue soigneusement la notion de personne morale (voir par exemple articles 15, paragraphe 3, TFUE, 54, paragraphe 2, TFUE, 75, paragraphe 1, TFUE, 263, paragraphe 4, TFUE et 265, paragraphe 3, TFUE), la notion de société [voir articles 50, paragraphe 2, sous g), TFUE et 54, paragraphe 2, TFUE] et la notion, apparaissant essentiellement en droit de la concurrence, d’entreprise (voir par exemple articles 101 TFUE, 102 TFUE, 106 TFUE et 107 TFUE).
85. En d’autres termes, il découle de ce que les auteurs du traité ont arrêté à l’origine qu’il ne faut pas nécessairement qu’une seule personne morale ou société soit tenue pour responsable d’une infraction au droit des ententes, mais qu’une unité économique sui generis, à savoir l’entreprise participant à l’entente, peut l’être.
86. Il s’ensuit que l’argumentation de Schindler s’appuyant sur la réserve d’essentialité n’est pas concluante.
87. Cette constatation n’est en rien modifiée par le fait que le législateur de l’Union a adopté, à l’article 23, paragraphe 4, du règlement n° 1/2003, une disposition spécifique en vertu de laquelle, dans certaines circonstances, l’exécution des amendes infligées contre des associations d’entreprises peut être également demandée à leurs membres. En effet, cette disposition ne porte nullement sur la responsabilité d’entreprises pour les infractions au droit des ententes qu’elles ont elles-mêmes commises, mais sur la responsabilité des entreprises pour des infractions au droit des ententes d’une unité plus grande qui, pour sa part, n’a pas le statut d’entreprise, mais qui se compose uniquement de plusieurs entreprises. S’il fallait tirer de l’article 23, paragraphe 4, du règlement n° 1/2003 une quelconque conclusion en rapport avec la réserve d’essentialité, cela ne pourrait être que celle qu’une disposition législative particulière n’est nécessaire que dans les cas où le cercle des responsables d’une infraction au droit des ententes est étendu au-delà des limites de la notion d’entreprise.
88. En résumé, l’argumentation de Schindler sur la réserve d’essentialité doit donc être rejetée comme irrecevable ou, en tout état de cause, comme mal fondée.
iv) Conclusion intermédiaire
89. Au final, il convient donc de rejeter la première branche du septième moyen du pourvoi.
b) Sur les critiques de Schindler à l’égard de l’application concrètement faite de la présomption 100 % (seconde branche du septième moyen)
90. Dans la seconde branche du septième moyen du pourvoi, Schindler exerce une critique à l’encontre de l’application concrètement faite par le Tribunal de la présomption 100 %, notamment au regard des conditions pour renverser cette présomption. Les requérantes pensent que, en l’espèce, le Tribunal aurait retenu à tort une coresponsabilité de Schindler Holding en tant que société mère (52) pour les infractions au droit des ententes commises par ses quatre filiales nationales en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg.
91. De prime abord, on pourrait croire que ce grief ne fait que remettre en cause l’appréciation par le Tribunal des faits et des éléments de preuve et qu’il est demandé à la Cour de substituer sa propre appréciation à celle du Tribunal. Cela serait irrecevable dans le cadre d’un pourvoi (53). En réalité, il s’agit ici de savoir si le Tribunal a fondé son appréciation des faits et des preuves sur les critères et principes requis. Il s’agit donc d’une question de droit qui peut être examinée par la Cour en tant que juge statuant sur pourvoi (54).
92. Il convient notamment de clarifier si la simple existence d’un «compliance programme» (désigné aussi en français par «programme de mise en conformité») (55) suffit à exonérer la société mère de sa coresponsabilité. Par ailleurs, les parties sont en litige sur le point de savoir dans quelle mesure les relations entre la société mère et ses filiales doivent être révélées pour renverser la présomption 100 %.
i) Sur la signification du «compliance programme» du groupe Schindler
93. Schindler estime tout d’abord qu’une société mère devrait toujours être exonérée de sa coresponsabilité pour les infractions au droit des ententes commises par ses filiales à 100 % dès lors qu’elle a rempli ses obligations de vigilance et, notamment, dès lors qu’elle aurait mis en place un «compliance programme». Selon Schindler, on ne saurait exiger d’une société mère plus que la preuve de l’existence d’un «compliance programme» «en état de fonctionnement».
94. Cette argumentation est insuffisante. Elle repose manifestement sur l’idée erronée que la coresponsabilité d’une société mère pour les infractions au droit des ententes commises par ses filiales à 100 % reposerait en quelque sorte sur une faute d’organisation de la société mère, à savoir sur la violation d’obligations de diligence particulières qui pèseraient sur la société mère. Tel n’est toutefois pas le cas.
95. L’élément de rattachement de la responsabilité de la société mère n’est pas un défaut d’organisation ou de surveillance des processus de travail au sein du groupe, mais bien au contraire uniquement le fait que, au moment de l’infraction au droit des ententes, la société mère exerçait une influence déterminante sur la politique commerciale de sa filiale. Cette influence déterminante – et non pas une quelconque faute d’organisation – est présumée lorsque la filiale concernée appartient à 100 % ou presque 100 % à sa société mère (présomption 100 %).
96. Il importe, par conséquent, peu pour renverser la présomption 100 % que la société mère dispose d’un «compliance programme». Certes, un tel programme est susceptible d’établir qu’il existe certains efforts au sein de l’entreprise afin de prévenir des infractions au droit des ententes (et plus généralement des violations du droit) – efforts dont l’utilité est indiscutable. Toutefois, l’existence d’un «compliance programme» n’est en aucune manière de nature à permettre de rapporter la preuve de l’absence d’exercice par la société mère d’une influence déterminante sur la politique commerciale de la filiale, voire d’apporter un commencement de preuve de ce que – contrairement à ce qui paraît à première vue – société mère et filiale à 100 % ne constituent pas une entreprise commune au sens du droit de la concurrence.
97. Or, en admettant même, contrairement à ce qui est exposé ci-dessus, que la coresponsabilité de la société mère pour les infractions au droit des ententes commises par ses filiales à 100 % repose sur une faute d’organisation, ce reproche ne saurait être écarté par un renvoi lapidaire à un «programme de mise en conformité en état de fonctionnement», ainsi que Schindler tente de le faire en l’espèce.
98. On ne saurait en effet a priori supposer l’existence d’un «programme de mise en conformité en état de fonctionnement» lorsque, ainsi que cela a été constaté à l’égard de la participation de Schindler à l’entente des ascenseurs en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg, une ou plusieurs filiales à 100 % se sont rendues coupables, pendant une période de plusieurs années, de violations aussi graves des règles du marché intérieur en matière de concurrence.
99. Il se peut qu’un «compliance programme» ne puisse pas raisonnablement permettre d’éviter toute violation du droit même mineure. Mais un «compliance programme» «qui fonctionne» doit être en mesure d’empêcher de manière efficace des infractions graves et de longue durée au droit des ententes ainsi que, le cas échéant, de mettre au jour des violations du droit qui ont été commises et de les faire immédiatement cesser. Or, au vu des constatations – non contestées en substance – du Tribunal sur la durée et la gravité de la participation de Schindler à l’entente des ascenseurs, même sur la base d’une appréciation la plus indulgente possible, il ne saurait être retenu que tel soit le cas en l’espèce. Il peut ainsi difficilement être supposé que Schindler aurait «fait tout son possible» pour empêcher l’entente litigieuse et, contrairement à ce que Schindler persiste à prétendre, le Tribunal ne l’a constaté dans aucun passage de l’arrêt attaqué (56).
100. Il convient donc de rejeter l’argument de Schindler fondé sur «un programme de mise en conformité en état de fonctionnement».
ii) Sur l’exigence d’une «clarification des relations au sein du groupe»
101. Les requérantes critiquent en outre les passages de l’arrêt (57) dans lesquels le Tribunal décrit comme insuffisants les autres arguments avancés par Schindler pour renverser la présomption 100 %.
102. Pour les requérantes, la pierre d’achoppement est en particulier le point 90 de l’arrêt attaqué, dans lequel le Tribunal se penche sur la qualité de l’argumentation de Schindler sur sa structure de gestion et sur les obligations de rapport («reporting lines» et «reporting obligations») de différents collaborateurs des filiales nationales. Le Tribunal y constate que l’argumentation avancée ne suffirait pas à renverser la présomption 100 %, parce que les relations sociales entre Schindler Holding et ses filiales actives dans les pays concernés n’auraient pas été plus amplement clarifiées (58).
103. Schindler rétorque que, aux fins de preuve de l’absence d’influence déterminante de la société mère sur la filiale à 100 %, «[l]’on ne saurait, en aucun cas, exiger de divulguer les relations sociales internes au groupe».
104. Cette perception est erronée. Il peut bien évidemment être exigé d’une société mère qui souhaite renverser la présomption 100 % qu’elle fournisse des renseignements exhaustifs sur ses relations avec les filiales, d’autant que tous les renseignements sur ce point émanent de toute façon de la sphère interne de l’entreprise constituée par la société mère et la filiale.
105. Des renvois seulement sporadiques à l’ampleur des obligations de rapport de différents collaborateurs ne peuvent pas donner une image complète et significative de ces relations internes au groupe. Il serait nécessaire que l’entreprise concernée éclaire l’ensemble des éléments pertinents relatifs aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent la société mère et la filiale (59). Il convient notamment d’expliquer, en s’appuyant sur des indices concrets tirés de la vie quotidienne de l’entreprise, si, et dans quelle mesure, la filiale décidait elle-même de sa politique commerciale et de son comportement sur le marché et avait donc un comportement autonome, c’est-à-dire indépendant de sa société mère. Un simple renvoi à l’ampleur des obligations de rapport de collaborateurs n’est manifestement pas susceptible d’établir de manière concluante l’absence d’influence déterminante exercée sur la politique commerciale des filiales.
106. Ainsi, les critiques formulées par Schindler à l’encontre de l’article 90 de l’arrêt attaqué sont dénuées de fondement.
iii) Sur la notion de «politique commerciale» dans le cadre de la présomption 100 %
107. Enfin, les requérantes font valoir, tout particulièrement au regard du point 86 de l’arrêt attaqué, que le Tribunal s’appuierait sur une interprétation très large de la notion de «politique commerciale» des filiales qui présume que cette politique est influencée par la société mère lorsque celle-ci détient la filiale à 100 %.
108. Cet argument doit également être rejeté.
109. Le point de savoir si, au regard de son comportement sur le marché, une filiale se trouve sous l’influence déterminante de sa société mère ne dépend pas seulement de qui détermine sa politique commerciale au sens étroit, à savoir la politique des prix, les activités de production et de distribution, les objectifs de vente, les marges brutes, les frais de vente, le «cash flow», les stocks et le marketing. En effet, le comportement sur le marché d’une filiale peut en fin de compte être influencé par l’ensemble des éléments pertinents relatifs aux liens économiques, organisationnels et juridiques qui unissent la société mère et la filiale. La Cour a ainsi admis que, pour renverser la présomption 100 %, tous ces éléments importent et que, par conséquent, c’est une preuve de l’absence d’influence exercée sur la politique commerciale au sens large qui s’applique (60). Le Tribunal a fait une application correcte au cas d’espèce de cette jurisprudence.
110. Indépendamment de la controverse sur la portée de la notion de politique commerciale, il convient de souligner que le Tribunal s’est exhaustivement penché, aux points 84 à 91 de l’arrêt attaqué, sur l’ensemble de l’argumentation de Schindler relative au renversement de la présomption 100 % et a critiqué le fait que cette argumentation reposait pour l’essentiel sur des allégations qui n’ont pas été étayées (61). Le Tribunal n’a, à très juste titre, pas considéré de telles simples allégations comme suffisantes pour renverser la présomption 100 % (62).
2. Sur le principe de culpabilité (sixième moyen et parties du septième moyen)
111. Par leur sixième moyen et certaines parties du septième moyen, les requérantes font en outre valoir que les principes du droit de l’Union en matière de responsabilité d’une entreprise pour les infractions au droit des ententes commises dans sa sphère de responsabilité violeraient le principe de culpabilité.
112. En y regardant de plus près, la violation du principe de culpabilité invoquée repose sur deux griefs différents: d’une part, Schindler reproche au Tribunal d’avoir appliqué la présomption 100 % à l’encontre Schindler Holding d’une manière qui aboutirait à une responsabilité sans faute (63) [voir ci-dessous, point a)]. D’autre part, Schindler fait grief au Tribunal de ne pas «respecter les principes élémentaires en matière d’imputation», parce qu’il se contenterait de retenir une responsabilité au titre du droit des ententes «dès le moment où un quelconque collaborateur des filiales s’est comporté de manière contraire au droit des ententes» (64) [voir ci-dessous, point b)].
a) Sur le grief tiré de ce que la présomption 100 % aboutirait à une responsabilité sans faute
113. La circonstance que le Tribunal a refusé de conférer un effet exonératoire au «compliance programme» de Schindler incite les requérantes à soulever le grief tiré de ce que la présomption 100 % aboutirait à une responsabilité sans faute de Schindler Holding en tant que société mère.
114. Il ne fait aucun doute que le principe nulla poena sine culpa (pas de peine sans faute), qui peut être rattaché au principe de l’État de droit et au principe de la faute, fait partie des principes généraux du droit dont il convient de tenir compte dans les procédures en matière d’ententes au niveau de l’Union. Ainsi que nous l’avons déjà exposé récemment ailleurs, il s’agit d’un principe ayant le caractère d’un droit fondamental commun aux traditions constitutionnelles des États membres (65).
115. Certes, ce principe n’est pas expressément évoqué dans la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et dans la CEDH, mais il est la condition nécessaire de la présomption d’innocence. Il peut donc être supposé que le principe nulla poena sine culpa figure implicitement tant à l’article 48, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux qu’à l’article 6, paragraphe 2, de la CEDH à l’égard desquels il est reconnu qu’ils doivent être pris en compte dans le cadre des procédures en matière d’ententes (66). En définitive, ces deux dispositions de la Charte et de la CEDH peuvent être considérées comme une expression procédurale du principe nulla poena sine culpa (67).
116. En rapport avec les sanctions qui doivent être infligées par la Commission en matière de droit des ententes, le principe nulla poena sine culpa se reflète à l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 en vertu duquel les amendes du droit des ententes ne peuvent être infligées qu’en cas d’infractions commises intentionnellement ou par négligence.
117. Les requérantes ont, à tout juste titre, renvoyé en l’espèce à l’application du principe nulla poena sine culpa qu’elles désignent en employant l’expression «principe de culpabilité». En revanche est erronée leur position selon laquelle la présomption 100 % aboutirait à une responsabilité sans faute de la société mère et serait en conflit avec le principe nulla poena sine culpa uniquement parce qu’il est refusé à la société mère de s’exonérer par un renvoi à son «compliance programme».
118. Il nous semble que les requérantes se méprennent sur la teneur de la présomption 100 %. Cette présomption ne se prononce nullement sur le point de savoir si l’entreprise a commis par faute (à savoir intentionnellement ou par négligence) une infraction au droit des ententes. Il ne s’agit pas d’une présomption de faute. Bien au contraire, la présomption 100 % ne fait que donner des informations sur la question de savoir de quels éléments est constituée une entreprise qui, ainsi que cela est établi en l’espèce, a, intentionnellement ou par négligence, participé à une entente. La constatation de la manière dont une entreprise est constituée ne contient en soi pas encore l’imputation d’une faute au regard des agissements illicites d’une entente.
119. En vertu de la présomption 100 %, il peut être parti du principe que, normalement, une société mère et ses filiales à 100 % font partie d’une seule et même entreprise. En effet, une structure des participations de cette nature plaide, à première vue, en faveur de ce que la maison mère exerce une influence déterminante sur la politique commerciale de ses filiales.
120. Il est loisible à la société mère de renverser cette présomption en présentant des preuves solides de ce que, contrairement à ce qui apparaît à première vue, la filiale concernée détermine de manière autonome sa politique commerciale de telle sorte que sa situation se distingue de celle qui existe normalement en ce qui concerne une filiale à 100 % ou à presque 100 %. Ainsi que cela a déjà été évoqué (68), une telle preuve contraire ne peut être rapportée par un simple renvoi à l’existence d’un «compliance programme». En effet, un tel programme n’est pas de nature à prouver l’absence d’influence déterminante de la société mère sur la politique commerciale de la filiale.
121. Si, comme en l’espèce, la société mère ne peut pas démontrer ne pas avoir exercé une influence déterminante sur la politique commerciale de ses filiales, elle est un des sujets de droit constituant l’entreprise qui a participé à l’entente litigieuse. Elle est, ensemble avec la ou les filiales, l’incarnation juridique de l’entreprise à la charge de laquelle l’infraction au droit des ententes est mise (69).
122. Savoir si cette entreprise a, par l’intermédiaire de ses collaborateurs, commis fautivement l’infraction au droit des ententes en cause est une autre question. Il est constant qu’en cas de doute la faute de l’entreprise au regard de sa participation à l’entente doit, conformément au principe nulla poena sine culpa, être séparément établie (70). Mais la présomption 100 % n’a rien à voir avec cette question de la faute.
123. Il convient donc de rejeter le grief tiré de ce que la présomption 100 % violerait le principe de culpabilité.
124. Si les requérantes entendaient contester que l’entreprise dont elles sont une entité a fautivement participé aux agissements de l’entente des ascenseurs, elles auraient dû soulever les griefs correspondants. Le grief en l’espèce soulevé contre la présomption 100 % ne s’y prête pas.
b) Sur le grief tiré de ce qu’il ne suffirait pas que n’importe quel collaborateur ait violé l’interdiction des ententes
125. En outre, les requérantes au pourvoi critiquent l’absence de constatations concrètes dans l’arrêt attaqué quant à la question de savoir quels sont leurs collaborateurs qui ont participé aux infractions commises par l’entente des ascenseurs. Le Tribunal n’aurait ainsi «pas respecté les principes élémentaires en matière d’imputation».
126. Ainsi que la Commission le souligne à juste titre, Schindler n’a pas soulevé un grief comparable en première instance. Il s’agit donc d’un moyen nouveau qu’il est irrecevable de faire valoir pour la première fois au stade du pourvoi (71).
127. Sur le fond également, ce moyen est loin d’être solide.
128. À aucun moment de la procédure, les requérantes n’ont contesté que les personnes qui, du côté de Schindler, ont participé aux agissements anticoncurrentiels de l’entente des ascenseurs ne seraient pas des collaborateurs de Schindler. Il n’était donc d’emblée pas nécessaire de fournir des explications détaillées sur l’identité exacte de ces personnes (72) et sur le point de savoir si leur comportement pouvait être imputé à Schindler.
129. Pour autant que les requérantes souhaitent laisser entendre par ce moyen que seul le comportement illégal de leurs représentants légaux ou autres collaborateurs spécialement mandatés respectifs pourrait être imputé à Schindler Holding et aux quatre filiales nationales, cette argumentation également ne saurait être suivie. En effet, en vertu de la jurisprudence constante, l’application de l’interdiction des ententes du droit de l’Union ne suppose pas une action ou même une connaissance des associés ou des gérants principaux de l’entreprise concernée. Au contraire, l’action d’une personne qui est autorisée à agir pour le compte de l’entreprise suffit (73).
130. Si l’on voulait, dans le cadre de la procédure en matière d’ententes, n’imputer aux entreprises que le comportement de ceux de leurs collaborateurs dont les agissements anticoncurrentiels reposent de manière prouvée sur une instruction concrète ou un mandat donnés par la direction de l’entreprise ou qui, tout au moins, ont été sciemment tolérés par cette dernière, l’interdiction des ententes en droit de l’Union serait privée de tout effet utile. Il serait alors aisé pour une entreprise de se soustraire à sa responsabilité au titre des infractions au droit des ententes pour des motifs purement formels.
131. En réalité, une entreprise doit normalement se laisser imputer tous les agissements illicites, y compris ceux qui sont intervenus sans que la direction de l’entreprise en ait eu connaissance et les ait expressément approuvés, pour autant que ces agissements se sont produits à l’intérieur de la sphère de responsabilité de l’entreprise. Tel est en général le cas lorsque les actions litigieuses de ses propres collaborateurs ont été accomplies dans le cadre des activités de ces derniers pour le compte de l’entreprise.
132. La seule circonstance que les collaborateurs d’une entreprise soient régulièrement invités, dans le cadre d’un «compliance programme», à se comporter de manière licite ne peut pas suffire à libérer une entreprise de sa responsabilité au titre du droit des ententes. En effet, si, en dépit d’un tel programme, il y a eu malgré tout pendant des années des infractions graves au droit des ententes, il peut être parti du principe que les efforts entrepris au sein de l’entreprise en matière de conformité n’étaient pas suffisants (74) et, en particulier, que les collaborateurs de l’entreprise n’ont pas été incités, de manière adéquate, à s’abstenir d’agissements illicites.
3. Conclusion intermédiaire
133. Au final, l’argumentation de Schindler sur la coresponsabilité de Schindler en tant que société mère et sur le principe de culpabilité ne saurait être accueillie. Il convient donc de rejeter les sixième et septième moyens.
C – Sur quelques autres questions de droit en rapport avec les amendes infligées pour des infractions au droit des ententes et leur calcul
134. Par ses autres moyens, Schindler soulève une série de questions de droit en rapport avec les amendes infligées pour des infractions au droit des ententes et leur calcul.
1. Validité de l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 au regard du principe de légalité (troisième moyen)
135. Dans le cadre du troisième moyen, Schindler conteste la validité de l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 en tant que fondement juridique des amendes infligées par la Commission en matière de droit des ententes. Selon Schindler, cette disposition viole le principe pénal de légalité.
136. Le principe pénal de légalité, dont l’application a été reconnue par la Cour également en ce qui concerne les sanctions du droit des ententes (75), découle du principe de légalité des délits et des peines (nulla crimen, nulla poena sine lege). Ce dernier fait partie des principes généraux du droit se trouvant à la base des traditions constitutionnelles communes aux États membres (76) et jouit, entre-temps, en vertu de l’article 49 de la charte des droits fondamentaux, du rang de droit fondamental de l’Union. En vertu du principe d’homogénéité (article 52, paragraphe 3, première phrase, de la charte), lors de l’interprétation de l’article 49 de la charte, il convient de respecter notamment l’article 7 de la CEDH et la jurisprudence rendue sur celui-ci.
137. Le principe pénal de légalité implique que la loi définisse clairement les infractions et les peines qui les répriment (77) (nullum crimen, nulla poena sine lege certa).
138. Schindler fait valoir que l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 serait rédigé de manière trop imprécise, et ce, d’une part, à l’égard de la notion d’entreprise qui y est utilisée [(voir ci-dessous, point a)] et, d’autre part, en ce qui concerne le cadre des amendes qui y est prévu [voir ci-dessous, point b)].
a) Sur le caractère indéterminé de la notion d’entreprise (première branche du troisième moyen)
139. Pour ce qui est du prétendu caractère indéterminé de la notion d’entreprise dans le cadre de l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003, il convient d’observer que Schindler n’a même pas fait valoir un tel grief en première instance. Il s’agit donc d’un moyen nouveau qui ne peut plus être invoqué au stade du pourvoi, car il étendrait de manière irrecevable l’objet du litige (78).
140. Ce grief n’est pas non plus valable sur le fond.
141. Certes, la notion d’entreprise n’est définie précisément ni par le droit primaire ni par le droit secondaire. L’utilisation dans des dispositions juridiques de notions juridiques indéterminées, y compris en tant que fondement d’une incrimination dans des dispositions appartenant au droit pénal classique, n’a cependant rien d’inhabituel (79).
142. Le principe nullum crimen, nulla poena sine lege certa est respecté lorsque le sujet de droit peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et au besoin à l’aide de l’interprétation qui en est donnée par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale (80).
143. Tel est le cas en ce qui concerne la notion d’entreprise du droit de la concurrence telle qu’elle est utilisée dans le cadre de l’interdiction des ententes du droit de l’Union (article 81 CE) et la règle portant sanction y afférente [article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1/2003]. Depuis des décennies, cette notion est interprétée toujours de la même manière par les juridictions de l’Union («toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement») (81).
144. En outre, ainsi que cela a déjà été évoqué (82), une distinction claire entre les notions de personne morale, de société et d’entreprise est opérée déjà au niveau du droit primaire. Il ressort donc de ce qui a été fixé à l’origine par les auteurs du traité qu’il ne faut pas nécessairement qu’une seule personne morale ou société commerciale puisse être tenue pour responsable d’une infraction au droit des ententes, mais qu’une unité économique sui generis, à savoir l’entreprise participant à l’entente, peut l’être. La distinction entre la notion de personne morale et celle d’entreprise se poursuit au niveau du droit dérivé ainsi que le montre notamment une comparaison entre les articles 7, paragraphe 2, et 23 du règlement n° 1/2003.
145. Par ailleurs, les juridictions de l’Union ont reconnu dans leur jurisprudence constante que l’entreprise participant à une entente peut être incarnée par plusieurs personnes morales, notamment par une société mère et ses filiales (83). La jurisprudence a en outre développé des critères clairs, notamment la présomption 100 % (84), en vertu desquels ces sociétés peuvent, le cas échéant, être tenues pour solidairement responsables.
146. Dans ces conditions, aucun sujet de droit ne peut sérieusement soutenir que la notion d’entreprise en tant que fondement pour infliger des sanctions au titre du droit des ententes serait trop peu concrète ou que ce serait toujours uniquement la personne morale qui a directement participé aux agissements d’une entente qui devrait être considérée comme l’entreprise au sens de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1/2003.
147. Il convient donc de rejeter la première branche du troisième moyen.
b) Sur le prétendu caractère indéterminé du cadre des amendes (seconde branche du troisième moyen)
148. De plus, les requérantes font grief, à l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003, d’habiliter la Commission à infliger des amendes sans avoir fixé pour cela un cadre juridique suffisant déterminé.
149. Les juridictions de l’Union se sont déjà penchées à plusieurs reprises sur des griefs similaires à l’encontre du cadre du droit de l’Union dans lequel les amendes pour des infractions au droit des ententes sont infligées et les ont toujours rejetés (85). Certes, la jurisprudence existante a, en grande partie, encore été rendue sur l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 (86), mais elle peut parfaitement être transposée à la disposition au contenu substantiellement identique qui lui a succédé, prévue par l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003.
150. Dans l’arrêt attaqué, le Tribunal a correctement et exhaustivement reproduit et appliqué cette jurisprudence bien établie (87), de sorte que nous renonçons à l’exposer ci‑dessous. Après examen des arguments avancés par écrit et oralement par Schindler, nous ne voyons aucune raison de proposer à la Cour de s’écarter de cette jurisprudence.
151. En particulier, l’entrée en vigueur entre-temps du traité de Lisbonne ne constitue pas une raison de réexaminer substantiellement cette problématique. En effet, le contenu du principe pénal de légalité reconnu au niveau de l’Union est très fortement marqué par l’article 7, paragraphe 1, de la CEDH, ainsi que par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et des juridictions de l’Union relative à cette problématique. Le contenu de ce droit fondamental n’a pas connu de modifications substantielles avec le traité de Lisbonne (88). Il ne paraît pas non plus s’imposer, particulièrement dans un domaine tel que le droit des ententes qui ne fait pas partie du cœur du droit pénal (89), d’aller au-delà de la norme fixée par la CEDH, conformément à l’article 52, paragraphe 3, deuxième phrase, de la Charte. Cela vaut d’autant plus que, même en droit pénal classique, en règle générale, l’échelle des peines fixée par la loi est rédigée de manière très large et laisse aux organes chargés des poursuites pénales une forte marge d’appréciation quant à la détermination de l’importance concrète de la sanction dans chaque cas particulier.
152. Contrairement à ce que pense Schindler, il ne saurait être déduit de la circonstance que le montant nominal des amendes infligées par la Commission pour des infractions au droit des ententes a fortement augmenté au fil des années que le cadre juridique serait trop indéterminé. Il est conforme à une jurisprudence bien établie que, dans les limites fixées par le règlement n° 1/2003 (ancien règlement n° 17), la Commission a le pouvoir d’élever le niveau des amendes au titre du droit des ententes si cela est nécessaire pour assurer la mise en œuvre de la politique de l’Union relative à la concurrence (90).
153. Le principe nulla poena sine lege certa n’exclut lui non plus pas que l’application d’une disposition pénale existante soit adaptée aux changements de situation – notamment la fréquence, la gravité et la complexité des infractions (91); cela doit s’appliquer a fortiori en ce qui concerne des dispositions quasi pénales telles que l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1/2003 (92) auxquelles, ainsi que cela a déjà été observé, les garanties des droits fondamentaux applicables au cœur du droit pénal n’ont pas nécessairement vocation à s’appliquer dans toute leur rigueur (93).
154. La critique formulée par Schindler à l’encontre du plafond d’amende de 10 % du chiffre d’affaires de l’entreprise prévu à l’article 23, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement n° 1/2003 est tout aussi peu solide. Il faut bien reconnaître que ce plafond constitue une variable dans la mesure où il ne se rattache pas à un montant nominal maximal absolu, mais à une part du chiffre d’affaires. Cela ne signifie néanmoins pas que la législation manquerait de précision. Chaque entreprise connaît son propre chiffre d’affaires et peut donc sans problème évaluer quel sera le montant maximal d’une éventuelle amende pour une infraction au droit des ententes. Une telle prévisibilité de la sanction à laquelle il faut s’attendre répond aux exigences du principe nulla poena sine lege certa (94).
155. En tout état de cause, ainsi que nous l’avons récemment exposé ailleurs (95), le calcul des amendes au titre du droit des ententes n’est pas un processus mécanique qui permettrait en quelque sorte de déterminer par avance pour chaque entente avec une précision mathématique quel sera le montant de la sanction à infliger. Une telle prévisibilité de la sanction jusqu’au dernier chiffre après la virgule ne serait au demeurant pas opportune, car elle permettrait trop facilement aux participants à l’entente de chiffrer d’avance le «prix» de leurs agissements illégaux et de calculer s’il est plus profitable pour eux d’enfreindre la loi ou de la respecter. Cela mettrait sérieusement en péril une des fonctions essentielles du système de sanction du droit des ententes, à savoir l’effet dissuasif.
156. Pour l’ensemble de ces motifs, il convient de rejeter le grief des requérantes tiré de ce que le cadre de détermination des amendes prévu à l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003 serait incompatible avec le droit de rang supérieur.
157. Enfin, rien d’autre ne découle de la «réserve d’essentialité» à laquelle Schindler fait référence à titre complémentaire. Ainsi que cela a déjà été évoqué dans un autre contexte (96), ce principe constitutionnel énonce que les dispositions essentielles d’une matière doivent être adoptées par le pouvoir législatif et ne peuvent pas faire l’objet d’une délégation au pouvoir exécutif. Ces exigences sont satisfaites dans le cas de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1/2003, puisque c’est le législateur de l’Union lui-même qui a fixé, de manière suffisamment déterminée ainsi que nous venons de l’exposer, le cadre dans lequel les amendes pour des infractions au droit des ententes sont infligées.
c) Conclusion intermédiaire
158. En définitive, il convient donc de rejeter dans son intégralité le troisième moyen.
2. Licéité des lignes directrices de 1998 (quatrième et cinquième moyens du pourvoi)
159. Les requérantes critiquent en outre les lignes directrices de 1998, dont elles remettent en cause la licéité aux motifs que la Commission n’aurait pas été compétente pour les adopter [voir ci-dessous, point a)] et que ces lignes directrices auraient été en l’espèce appliquées rétroactivement [voir ci-dessous, point b)].
a) Compétence de la Commission pour adopter les lignes directrices (quatrième moyen)
160. Par son quatrième moyen, Schindler invoque un grief tiré du défaut de validité des lignes directrices en raison de l’absence de compétence de la Commission pour légiférer.
161. Nous avons de sérieux doutes quant à la recevabilité de ce grief, puisqu’il n’est nullement précisé de manière concrète contre quelle partie de l’arrêt attaqué ce grief est dirigé (97).
162. Même en supposant que Schindler critique le point 133 de l’arrêt attaqué, sur le fond, son argumentation repose manifestement sur l’idée erronée que les lignes directrices de 1998 seraient un acte législatif, ou tout au moins une norme juridique contraignante, qui fixerait «l’imputation» des infractions au droit des ententes ou les sanctions contre ces dernières.
163. Tel n’est toutefois pas le cas (98). L’unique base juridique des amendes infligées en matière d’ententes par la Commission est l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003, qui, comme cela a déjà été exposé (99), satisfait pleinement aux exigences de la «réserve d’essentialité» et du principe nullum crimen, nulla poena sine lege certa. Par conséquent, les lignes directrices pour le calcul des amendes adoptées par la Commission, à savoir les lignes directrices de 1998, n’ont pas d’emblée pour fonction de combler de quelconques lacunes dans l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003.
164. Bien au contraire, d’une part, les lignes directrices de 1998 comportent une explication de la propre pratique administrative de la Commission (100). D’autre part, au travers de ces lignes directrices, la Commission donne, en sa qualité d’autorité de la concurrence de l’Union européenne, dans le cadre de la responsabilité qui lui incombe de maintenir et de développer un régime de concurrence non faussée dans le marché intérieur européen, un avis général en matière de politique de la concurrence (101). Elle en a le pouvoir en vertu des dispositions combinées des articles 85 CE et 211, deuxième tiret, CE (désormais dispositions combinées des articles 105 TFUE et 292, quatrième phrase, TFUE).
165. Il convient donc de rejeter le quatrième moyen.
b) Non-rétroactivité et protection de la confiance légitime (cinquième moyen)
166. Par son cinquième moyen, qui est dirigé contre les points 117 à 130 de l’arrêt attaqué, Schindler fait valoir que l’application des lignes directrices de 1998 au cas d’espèce violerait le principe de non-rétroactivité consacré par l’article 7, paragraphe 1, de la CEDH ainsi que le principe de protection de la confiance légitime. Ce moyen s’explique sans doute par le fait que les activités de l’entente des ascenseurs, à laquelle Schindler a participé, avaient déjà commencé avant l’année 1998.
167. Ainsi que cela a déjà été exposé dans un autre contexte (102), ce grief ne doit pas être apprécié directement à l’aune de la CEDH, mais de la charte des droits fondamentaux – en l’occurrence de l’article 49 de cette charte –, qui doit au demeurant être interprétée et appliquée conformément à l’article 7, paragraphe 1, de la CEDH (article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE en combinaison avec article 52, paragraphe 3, première phrase, de la charte).
168. Sur le fond, l’argumentation de Schindler n’est pas solide.
169. Les juridictions de l’Union se sont déjà penchées à plusieurs reprises sur des griefs comparables relatifs à la pratique de la Commission au regard des amendes infligées pour des infractions au droit des ententes et les ont toujours rejetés. Elles ont écarté tant une violation de la non-rétroactivité qu’une violation du principe de protection de la confiance légitime (103) lorsque la Commission avait modifié la méthode sur laquelle elle se base pour calculer les amendes et qu’elle l’avait appliquée à des infractions au droit des ententes commises antérieurement.
170. Le Tribunal a correctement et exhaustivement reproduit et appliqué cette jurisprudence bien établie dans l’arrêt attaqué (104), de sorte que nous renonçons à l’exposer ci-dessous. Après examen des arguments avancés par Schindler, nous ne voyons aucune raison de proposer à la Cour de s’écarter de cette jurisprudence.
171. Depuis l’entrée en vigueur en 1962 du règlement n° 17, la Commission est autorisée à infliger, pour des infractions au droit des ententes, des amendes d’un montant pouvant atteindre jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires total de l’entreprise.
172. Schindler ne pouvait avoir confiance en ce que, pendant la durée d’existence de l’entente des ascenseurs, la méthode appliquée à l’origine par la Commission pour calculer les amendes et l’ordre de grandeur des amendes infligées par la Commission ne se modifieraient en aucune manière. En effet, à l’époque déjà, il était suffisamment connu que, dans les limités fixées par le règlement n° 1/2003 (ancien règlement n° 17), la Commission a le pouvoir d’élever le niveau des amendes au titre du droit des ententes si cela est nécessaire pour assurer la mise en œuvre de la politique de l’Union relative à la concurrence (105).
173. Au demeurant, en droit pénal général aussi personne ne peut avoir confiance en ce qu’une disposition pénale existante sera toujours appliquée de la même manière et surtout qu’elle le sera toujours avec la même clémence ou sévérité. En particulier, aucun sujet de droit ne peut raisonnablement partir du principe que la pratique des organes chargés des poursuites pénales en ce qui concerne la détermination de la hauteur des sanctions au titre d’une infraction concrète n’évoluera pas à l’intérieur de leur pouvoir d’appréciation existant prescrit par la loi. Bien au contraire, des adaptations de cette pratique aux changements de situation, telles la fréquence, la complexité et la gravité des infractions, sont autorisées (106).
174. Une confiance digne de protection de Schindler peut d’autant moins être retenue en l’espèce que les infractions dans le cadre de l’entente des ascenseurs qui lui sont imputées se sont produites en grande partie après la publication des lignes directrices de 1998. La Commission l’a, à juste titre, souligné.
175. En définitive, il convient donc de rejeter le cinquième moyen du pourvoi.
3. Le montant de base de l’amende et les motifs allégués de réduction de l’amende (dixième, onzième et douzième moyens)
176. Les dixième, onzième et douzième moyens ont pour objet des détails du calcul des amendes infligées à Schindler.
a) Sur la qualification en tant que «très graves» des infractions (dixième moyen)
177. Par son dixième moyen, Schindler critique la qualification en tant que «très graves» de ses infractions dans le cadre de l’entente des ascenseurs. Selon Schindler, les effets de ces infractions sur le marché auraient été très minimes et le Tribunal n’en aurait pas tenu suffisamment compte au regard des montants de base des amendes.
178. Il suffit à cet égard de rappeler, qu’en vertu d’une jurisprudence bien établie, les effets d’une pratique anticoncurrentielle ne constituent pas un critère déterminant pour apprécier le montant approprié de l’amende. Les éléments relevant de l’aspect intentionnel peuvent avoir plus d’importance que ceux relatifs auxdits effets, surtout lorsqu’il s’agit d’infractions intrinsèquement graves telles que la fixation des prix et la répartition des marchés, ces derniers éléments étant présents en l’espèce (107).
179. L’objet de l’entente des ascenseurs portait précisément sur de telles restrictions flagrantes visant une restriction de la concurrence. Les participants à l’entente cherchaient à se répartir les commandes et les marchés dans les quatre États membres concernés. Il est juste, dans le cadre de la fixation des montants de base des amendes, de qualifier de telles infractions de très graves, quels que soient leurs effets concrets sur le fonctionnement du marché.
180. En conséquence, le dixième moyen ne saurait prospérer.
181. Pour autant que, dans le cadre du dixième moyen, Schindler reproche au Tribunal de ne pas avoir procédé à ses propres mesures d’instruction, ce qui a été exposé au sujet du deuxième moyen s’applique pour le surplus (108). En tout état de cause, le Tribunal n’est, en règle générale, pas tenu de contrôler d’office la pondération des éléments pris en considération par la Commission pour déterminer le montant de l’amende (109).
b) Sur les circonstances atténuantes (onzième moyen)
182. Par leur onzième moyen, les requérantes font valoir que le Tribunal aurait dû tenir compte, en tant que facteurs de réduction des amendes, d’une part, de la cessation volontaire de l’infraction en 2000 en Allemagne et, d’autre part, de l’existence du «compliance programme» s’étendant à l’ensemble du groupe.
183. Or, un tel droit à une réduction de l’amende ne peut être retenu au regard d’aucun des deux éléments avancés par Schindler.
184. En ce qui concerne tout d’abord la «cessation volontaire de l’infraction en Allemagne», c’est à juste titre que le Tribunal n’a pas accordé de réduction de l’amende à ce titre. La cessation volontaire d’une infraction ne peut pas aboutir automatiquement à une réduction de l’amende pour l’infraction au droit des ententes car ce qui importe au contraire sont les circonstances particulières de chaque cas d’espèce. En l’espèce, le Tribunal a constaté, entre autres, «que Schindler a, au vu du dossier, quitté l’entente uniquement en raison d’un désaccord avec les autres participants» (110). Dans de telles circonstances, le Tribunal pouvait, sans commettre d’erreur de droit, partir du principe qu’il ne s’agissait nullement du «retour à la légalité» évoqué par Schindler pour lequel l’entreprise aurait éventuellement pu mériter une réduction de l’amende.
185. Concernant ensuite les éventuels «compliance programmes» des entreprises, nous avons déjà exposé que ceux-ci ne mériteraient tout au plus d’être pris en compte dans les procédures en matière d’ententes que lorsqu’ils sont en mesure d’empêcher de manière efficace des infractions graves et de longue durée au droit des ententes ainsi que de mettre au jour, le cas échéant, des violations du droit qui ont été commises et de les faire immédiatement cesser (111). Le «compliance programme» de Schindler n’a manifestement pas eu en l’espèce cet effet positif, mais a, au contraire, selon les propres dires de Schindler, même rendu plus difficile la mise au jour d’infractions (112). Il serait absurde de récompenser en prime par une amende moins sévère une entreprise pour un tel «compliance programme» manifestement inadéquat.
186. Il convient ainsi de rejeter également le onzième moyen.
c) Sur les réductions d’amendes pour coopération avec la Commission
187. Le douzième moyen a pour objet la réduction des amendes infligées à Schindler pour sa participation à l’entente en Belgique, en Allemagne et au Luxembourg en raison de la coopération de l’entreprise avec la Commission dans le cadre de la procédure administrative. Schindler estime que le Tribunal n’aurait pas accordé un poids suffisamment important à ses contributions au titre de la coopération en l’espèce.
i) Sur la coopération dans le cadre de la communication de 2002 (première branche du douzième moyen)
188. Par la première branche du douzième moyen, Schindler fait valoir que le Tribunal aurait reconnu à tort à la Commission une importante marge d’appréciation dans le cadre de la communication sur la coopération de 2002 (113) (dite «communication sur la clémence») et de s’être lui-même retranché derrière un contrôle des seules erreurs manifestes.
189. Effectivement, le Tribunal a exposé que la Commission jouirait d’une «large marge d’appréciation» lorsqu’elle examine si les éléments de preuve fournis par une entreprise dans le cadre de la communication de 2002 «apportent une valeur ajoutée significative au sens du paragraphe 21 de ladite communication» et que «seul un excès manifeste de cette marge est susceptible d’être censuré par le Tribunal» (114).
190. Cette position juridique du Tribunal est erronée. L’appréciation de la valeur des éléments de preuve qu’une entreprise produit à la procédure administrative dans le cadre de la communication de 2002 afin de coopérer avec la Commission a lieu en rapport avec le calcul du montant de l’amende. Elle relève ainsi du champ d’application de la compétence de pleine juridiction du Tribunal (article 261 TFUE en liaison avec article 31 du règlement n° 1/2003) qui habilite le Tribunal, au-delà du simple contrôle de légalité de la sanction, à substituer son appréciation à celle de la Commission (115). Ainsi, en renvoyant à une «large marge d’appréciation» de la Commission, le Tribunal expose de manière erronée l’étendue de ses propres pouvoirs.
191. Une telle erreur de droit n’aboutit néanmoins pas obligatoirement à une annulation de l’arrêt attaqué (116). Ce qui importe est le critère que le Tribunal a appliqué pour examiner concrètement la valeur ajoutée apportée par la coopération de l’entreprise concernée avec la Commission.
192. En l’espèce, le Tribunal ne s’est nullement abstenu à cet égard de porter sa propre appréciation, mais s’est penché de manière approfondie sur les arguments avancés par Schindler quant à la valeur ajoutée de sa coopération avec la Commission dans la procédure administrative (117). Ainsi, en dépit de ses remarques introductives erronées en droit, le Tribunal a, au final, satisfait aux exigences juridiques.
193. Doit en particulier être rejeté dans ce contexte l’argument selon lequel les éléments de preuve produits dans la procédure administrative par les participants à l’entente ont toujours une valeur ajoutée à l’égard de l’administration de la preuve par la Commission et doivent aboutir à une réduction de l’amende. La valeur des preuves ne s’apprécie pas en fonction de leur nombre (iudex non calculat) et pas non plus en fonction «du nombre de références [faites] dans la décision attaquée» à ces preuves (118).
194. Il n’appartient au demeurant pas à la Cour, dans le cadre de la procédure de pourvoi, de substituer sa propre appréciation de la valeur ajoutée des déclarations de Schindler à celles de la Commission et du Tribunal (119). Par conséquent, il est inutile à ce stade d’examiner à nouveau si les déclarations faites par Schindler à la Commission avaient la même valeur que celles de ThyssenKrupp, Otis et Kone, voire ont apporté une valeur ajoutée significative à l’administration de la preuve par la Commission.
ii) Sur la coopération en dehors de la communication de 2002 (seconde branche du douzième moyen)
195. Dans la seconde branche du douzième moyen, Schindler critique les points 350 à 361 de l’arrêt attaqué et se plaint de ce qu’il lui aurait été accordé pour sa coopération en dehors de la communication de 2002 une réduction trop faible de l’amende, à savoir seulement 1 %, pour ne pas avoir contesté les faits. S’appuyant sur le point 3, sixième tiret, des lignes directrices de 1998, Schindler estime avoir droit à une plus forte réduction de son amende.
196. Cet argument n’est pas valable.
197. Ainsi que la Commission l’expose à juste titre, le point 3, sixième tiret, des lignes directrices de 1998 ne vise pas à «récompenser malgré tout des demandes de clémence […] insuffisantes». Une coopération telle que celle de Schindler, laquelle, certes, relève du champ d’application de la «communication sur la clémence» (à savoir la communication de 2002), mais qui n’en remplit pas toutes les conditions, notamment pas celle d’une «valeur ajoutée significative», ne donne pas droit à une réduction de l’amende, et notamment pas par le détour du point 3, sixième tiret, des lignes directrices de 1998.
iii) Résumé
198. Il convient donc de rejeter dans son intégralité le douzième moyen.
4. Le plafond de 10 % du montant de l’amende (huitième moyen)
199. Par son huitième moyen, Schindler fait valoir que, dans le cadre de l’application du plafond de 10 % du montant des amendes en vertu de l’article 23, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement n° 1/2003, seuls importent les chiffres d’affaires respectifs des filiales nationales de Schindler, et non le chiffre d’affaires de groupe de Schindler Holding.
200. Cette argumentation est aberrante. À l’article 81 CE (actuel article 101 TFUE), d’une part, et à l’article 23 du règlement n° 1/2003, d’autre part, la notion d’entreprise est toujours la même. Ces deux dispositions doivent être appliquées de manière cohérente. En ce qui concerne le plafond de 10 %, il convient donc de s’attacher au chiffre d’affaires de l’entreprise dont les entités juridiques communes sont la société mère, en l’espèce Schindler Holding, et ses filiales à 100 %, en l’espèce les filiales nationales en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg.
201. Le huitième moyen ne pourrait prospérer que si, contrairement à ce qui a été exposé ci-dessus (120), le grief soulevé par Schindler à l’égard de l’application faite en l’espèce de la présomption 100 % était pertinent. Comme ce n’est pas le cas, il convient de rejeter ce moyen.
5. Le droit de propriété (neuvième moyen)
202. Le neuvième moyen a pour objet le droit de propriété. Schindler estime que les amendes infligées à Schindler Holding ainsi qu’à ses filiales en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg (121), «en raison du caractère exorbitant de ces dernières», violeraient «les garanties élémentaires ancrées dans le droit international que sont la protection de l’investissement et de la propriété que l’Union européenne est tenue de respecter vis-à-vis de Schindler en tant qu’entreprise suisse». À cet égard, Schindler reproche en particulier au Tribunal de ne pas avoir respecté la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme sur le droit de propriété.
a) Remarque préliminaire
203. Le droit de propriété est un droit fondamental qui, au niveau de l’Union, jouit d’une protection en vertu de l’article 17 de la charte des droits fondamentaux ainsi que dans le cadre des principes généraux du droit de l’Union (122) (article 6, paragraphe 3, TUE). Les personnes physiques qui ne sont pas ressortissantes d’un État membre de l’Union peuvent également s’en prévaloir (123).
204. L’Union n’étant pas encore partie à la CEDH, contrairement à ce que pense Schindler, il n’est pas possible de se prévaloir directement de l’article 1er du premier Protocole additionnel à la CEDH (124) en tant que fondement du droit de propriété (125). Cette disposition, ensemble avec la jurisprudence y afférente de la Cour européenne des droits de l’homme, revêt néanmoins une importance en tant que critère d’interprétation et d’application de l’article 17 de la charte des droits fondamentaux (article 6, paragraphe 1, troisième alinéa, TUE en combinaison avec article 52, paragraphe 3, première phrase, de la charte) (126) .
205. Pour autant que Schindler se réfère en outre dans son moyen à des garanties ancrées dans le droit international non plus amplement désignées, son argumentation dans le cadre du présent pourvoi n’est pas suffisamment concrète pour pouvoir être examinée par la Cour et donc irrecevable (127).
b) Sur la violation soulevée du droit de propriété en tant que droit fondamental de l’Union
206. En ce qui concerne la violation d’un droit fondamental soulevée par Schindler, il y a lieu d’observer qu’il n’apparaît en réalité pas que les amendes infligées pour des infractions au droit des amendes doivent obligatoirement être considérées comme des atteintes au droit de propriété. En effet, les organes de l’Union ne privent pas l’entreprise concernée d’un titre concret de propriété, mais ne font que lui imposer de manière générale l’obligation de payer une somme d’argent prélevée sur son patrimoine. Le Tribunal aussi a souligné en ce sens que la décision litigieuse «n’affecte pas la structure de propriété au sein de Schindler» (128).
207. En vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur l’article 1er du premier Protocole additionnel à la CEDH, les amendes doivent néanmoins être considérées comme des atteintes au droit de propriété, car elles privent l’intéressé d’une partie de sa propriété, à savoir la somme d’argent qu’il doit payer (129). Le principe d’homogénéité exige d’interpréter l’article 17 de la charte des droits fondamentaux en ce sens que, au niveau de l’Union, le droit de propriété doit avoir le même sens et la même portée que ceux qui lui sont conférés dans la CEDH (article 52, paragraphe 3, première phrase, de la Charte).
208. Toutefois, le droit de propriété n’est, en vertu de la jurisprudence constante, pas garanti de manière absolue et sans limites, mais doit être considéré par rapport à sa fonction dans la société (130).
209. En outre, l’article 52, paragraphe 1, de la Charte admet que des limitations puissent être apportées à l’exercice de droits consacrés par celle-ci pour autant que ces limitations sont prévues par la loi, qu’elles respectent le contenu essentiel desdits droits et libertés et que, dans le respect du principe de proportionnalité, elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui (131).
210. Avec l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1/2003, les amendes infligées au titre du droit des ententes reposent sur une base légale (132). Elles participent à la poursuite d’un objectif d’intérêt public: de telles amendes visent à maintenir une concurrence efficace dans le marché intérieur européen (133), notamment en ce qu’elles dissuadent de commettre des infractions au droit des ententes et qu’elles renforcent la confiance des acteurs du marché dans l’efficacité des règles de concurrence du marché intérieur européen (134).
211. Au demeurant l’article 1er, paragraphe 2, du premier Protocole additionnel à la CEDH reconnaît lui aussi expressément qu’en principe il est légitime d’infliger des sanctions financières. La CEDH n’affecte pas le droit de l’État contractant d’appliquer les lois qu’il juge nécessaires, entre autres, pour garantir le paiement des sanctions pécuniaires, l’État contractant jouissant à cet égard, en vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, d’une marge d’appréciation (135).
212. En fin de compte, les amendes ne peuvent aller de pair avec une violation du droit de propriété que lorsqu’elles imposent à la personne en cause une charge excessive ou portent fondamentalement atteinte à sa situation financière; en d’autres termes les amendes ne doivent pas être disproportionnées (136). En vertu de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, il y a absence de proportionnalité des amendes lorsqu’il s’agit de sommes extrêmement élevées qui entraînent une charge tellement exorbitante qu’il en résulte une confiscation de facto de la propriété (137).
213. En l’espèce, le Tribunal s’est entièrement conformé à ce critère lorsqu’il a examiné si les amendes infligées constituaient une intervention démesurée et intolérable portant atteinte à la substance même du droit fondamental au respect de la propriété (138).
214. Ce n’est pas au vu de son seul montant nominal qu’il peut être jugé si une amende entraîne une telle charge disproportionnée, mais cela dépend de manière décisive de la capacité contributive du destinataire. Le fait que, dans le cas d’une personne physique, la Cour européenne des droits de l’homme ait considéré des amendes d’un montant de près de 8 millions d’euros pour diverses infractions douanières comme une violation de son droit de propriété (139) ne permet pas en soi d’en tirer de quelconques conclusions en ce qui concerne la présente espèce dans laquelle il s’agit d’infractions graves et de longue durée au droit des ententes, commises par une grande entreprise exerçant ses activités au niveau international et ayant des filiales dans plusieurs États membres.
215. Les amendes infligées par la Commission en vertu de l’article 23, paragraphe 2, sous a), du règlement n° 1/2003 peuvent incontestablement être douloureuses, y compris pour de grandes entreprises comme Schindler. Cela correspond toutefois à leur fonction et n’est en aucun cas injuste, en particulier pour des infractions au droit des ententes à la fois graves et de longue durée telles que celles litigieuses en l’espèce. En outre, en règle générale, eu égard au plafond légal de 10 % du chiffre d’affaires de l’année précédente, cela ne peut aboutir à une charge disproportionnée pour les entreprises constituant une confiscation de facto de la propriété (140).
216. Le grief d’expropriation soulevé par les requérantes au pourvoi repose en effet moins sur une charge pesant sur Schindler en tant qu’entreprise ou Schindler Holding en tant que personne morale que sur une prise en considération individualisée des charges que les amendes infligées entraîneront prétendument pour les trois filiales nationales de Schindler en Belgique, aux Pays-Bas et au Luxembourg. Or, une telle prise en considération individualisée de la situation des différentes personnes morales est d’emblée interdite lorsqu’il s’agit d’amendes infligées à une entreprise qui constitue une unité économique et qui ne se compose que formellement de plusieurs personnes morales (141).
217. Dans ce contexte, la dépréciation des investissements faits dans ses trois filiales nationales dont Schindler se plaint ne constitue pas non plus un argument convaincant. Dans les rapports internes, c’est à Schindler Holding qu’il appartient de décider si les amendes infligées à l’entreprise doivent être réglées sur le patrimoine des filiales respectives ou si elle entend avoir recours à son propre patrimoine en tant que société mère. Ainsi que le Tribunal l’a exposé à juste titre, la détermination des contributions respectives de sociétés appartenant à un même groupe, solidairement tenues au paiement d’une même amende, est du ressort de ces dernières (142).
218. Pour finir, rappelons que la société mère d’un groupe qui exerce une influence déterminante sur ses filiales, et qui tire donc les ficelles au sein de ce groupe, ne saurait se décharger de sa responsabilité personnelle au titre des infractions au droit des ententes même si, vu de l’extérieur, seules les filiales ont fait figure de participants à l’entente (143). C’est pourquoi il convient de tenir compte également de la capacité contributive financière de la société mère pour calculer les amendes et pour apprécier la capacité de paiement de l’entreprise.
219. L’efficacité des amendes prononcées à l’encontre des entreprises au titre d’infractions au droit des ententes serait considérablement affectée si l’on se préoccupait de l’organisation interne des groupes lors de leur calcul et si l’on autorisait une société mère financièrement puissante à se plaindre, en sa qualité de société holding, de la dépréciation de ses investissements, mais à «se laver les mains en toute innocence» et à tenter de se décharger de sa responsabilité au titre d’éventuelles infractions au droit des ententes sur ses filiales moins solides financièrement, alors même qu’elle a exercé une influence déterminante sur leurs politiques commerciales.
220. Au final, dans le cadre de l’examen des droits de propriété, le Tribunal s’est appuyé sur les critères juridiques exacts et a, sur cette base, à très juste titre, écarté l’existence d’une violation du droit de propriété de Schindler (144). En conséquence, il convient de rejeter le neuvième moyen du pourvoi.
6. Le principe de proportionnalité (treizième moyen du pourvoi)
221. Pour finir, Schindler consacre le treizième moyen au principe de proportionnalité. Selon Schindler, aux points 365 à 372 de l’arrêt attaqué, le Tribunal n’aurait pas attaché à ce principe l’importance qui s’impose.
222. En vertu de la jurisprudence constante, le principe de proportionnalité doit être respecté lorsque des amendes sont infligées au titre d’infractions au droit des ententes (145). En vertu de l’article 49, paragraphe 3, de la charte des droits fondamentaux, ce principe, qui énonce que l’intensité des peines ne doit pas être disproportionnée par rapport à l’infraction, a désormais acquis le statut de droit fondamental.
223. Néanmoins, au stade du pourvoi, la Cour ne substitue pas sa propre appréciation pour des motifs d’équité à celle du Tribunal quant à la question du caractère proportionné d’une amende, mais elle se limite à vérifier si le Tribunal a commis des erreurs manifestes dans l’exercice de sa compétence de pleine juridiction, par exemple pour ne pas avoir tenu compte de tous les aspects pertinents (146). Dans le cadre de la procédure de pourvoi, une erreur de droit du Tribunal en raison du montant inapproprié d’une amende ne pourrait être constatée qu’à titre exceptionnel, à savoir lorsque «le niveau de la sanction est non seulement inapproprié, mais également excessif, au point d’être disproportionné» (147).
224. Une telle erreur de droit n’apparaît pas en l’espèce.
225. Premièrement, le grief de Schindler tiré de ce que le Tribunal se serait contenté, sans examen au cas par cas, du simple constat que le plafond d’amende de 10 % visé à l’article 23, paragraphe 2, deuxième alinéa, du règlement n° 1/2003 ne serait pas dépassé est dépourvu de tout fondement. En réalité, le Tribunal s’est penché de manière très approfondie sur la proportionnalité des amendes infligées par la Commission à Schindler en examinant ce faisant, entre autres, des éléments tels que la gravité particulière des infractions, le nécessaire effet dissuasif des sanctions ainsi que la taille et la puissance économique de Schindler en tant qu’unité économique agissant en qualité d’entreprise (148).
226. Le deuxième argument de Schindler, selon lequel il n’aurait pas fallu tenir compte de Schindler Holding dans le cadre de l’examen de la taille et de la puissance financière de l’entreprise, est tout aussi peu convaincant. Bien au contraire, ainsi que cela a déjà été exposé (149), il s’imposait juridiquement de prendre en compte la capacité contributive de toute l’entreprise Schindler, y compris Schindler Holding en tant que société mère.
227. Pour autant que Schindler tente enfin de mettre en doute le caractère proportionné des amendes au vu de leur pur montant nominal et s’appuie ce faisant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (150), son argumentation doit être rejetée pour les mêmes motifs que ceux que nous avons déjà exposés en rapport avec le droit de propriété (151).
228. Au total, il convient donc aussi de rejeter le treizième moyen du pourvoi.
D – Résumé
229. Aucun des motifs en droit avancés par les requérantes n’étant couronné de succès, il convient de rejeter le pourvoi dans son intégralité.
V – Dépens
230. Lorsque, comme nous le proposons en l’espèce, le pourvoi est rejeté, la Cour statue sur les dépens en vertu de l’article 184, paragraphe 2, du règlement de procédure, les détails étant régis par les articles 137 à 146 en liaison avec l’article 184, paragraphe 1, du règlement de procédure (152).
231. Aux termes de l’article 138, paragraphes 1 et 2, en liaison avec l’article 184, paragraphe 1, du règlement de procédure, la partie qui succombe est condamnée aux dépens; si plusieurs parties succombent, la Cour statue sur la répartition des dépens. La Commission ayant conclu en ce sens et les requérantes ayant succombé en leurs moyens, elles doivent être condamnées aux dépens. Ayant introduit le pourvoi ensemble, elles devront supporter ces dépens solidairement (153).
232. Il serait certes envisageable, en application de l’article 184, paragraphe 4, deuxième phrase, du règlement de procédure, de condamner le Conseil à supporter ses propres dépens, en tant que partie intervenante au soutien de la Commission à la première instance qui a également participé à la procédure de pourvoi (154). Cela n’est toutefois pas impératif, ainsi que cela ressort déjà du libellé de cette disposition («peut»). Selon nous, il n’existe en l’espèce aucun motif sérieux de mettre ses propres dépens à la charge du Conseil. En effet, même en supposant que le Conseil a un intérêt institutionnel important à défendre la validité du règlement n° 1/2003, il convient néanmoins d’observer que, avec leurs attaques contre ce règlement, les requérantes au pourvoi n’ont pas soulevé de questions de droit véritablement nouvelles et non résolues (155). Bien au contraire, les requérantes se sont bornées à cet égard à tenter de convaincre la Cour de modifier sa jurisprudence existante. Il est juste qu’elles en supportent le risque financier. La Cour devrait donc les condamner à supporter, outre leurs propres dépens, ceux du Conseil, de la même manière que, dans d’autres cas, elle condamne le requérant qui succombe aux dépens de la partie intervenante adverse lorsque celle-ci, comme en l’espèce le Conseil, a obtenu gain de cause (156).
VI – Conclusion
233. Au vu des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de statuer comme suit:
1) Le pourvoi est rejeté.
2) Les requérantes sont solidairement condamnées aux dépens.