CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. PEDRO CRUZ VILLALÓN
présentées le 7 mai 2015 (1)
Affaire C‑47/14
Holterman Ferho Exploitatie BV,
Ferho Bewehrungsstahl GmbH,
Ferho Vechta GmbH,
Ferho Frankfurt GmbH
contre
Friedrich Leopold Freiherr Spies von Büllesheim
[demande de décision préjudicielle
formée par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays‑Bas)]
«Coopération judiciaire en matière civile – Compétence judiciaire et exécution des décisions en matière civile et commerciale – Règlement (CE) no 44/2001 – Article 5, points 1, sous a) et b), et 3 – Compétence en matière contractuelle – Compétence en matière délictuelle ou quasi délictuelle – Articles 18 à 21 – Contrat individuel de travail – Double qualité de directeur et de gérant d’une société – Responsabilité pour mauvaise exécution des fonctions de direction et de gestion»
1. La présente affaire donne à la Cour l’occasion de se prononcer sur l’applicabilité des règles spécifiques d’attribution de compétence judiciaire prévues aux articles 18 et suivants («Contrats individuels de travail») du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (2), dans un cas dans lequel une personne est attraite en justice par une société pour avoir mal exercé ses fonctions non seulement en sa qualité de directeur de cette société, qui l’emploie au moyen d’un contrat de travail, mais aussi en sa qualité de gérant de celle‑ci au regard du droit des sociétés.
2. Plus précisément, il s’agit de déterminer si l’éventuel lien de travail unissant le directeur d’une société et cette dernière est modifié dans sa portée, aux fins de l’attribution de la compétence judiciaire internationale dans le cadre du règlement no 44/2001, par le fait qu’existe en outre un lien commercial le liant à cette société en tant que gérant de celle‑ci, lorsque sa responsabilité est engagée, tant en sa qualité de directeur qu’en sa qualité de gérant.
I – Le cadre juridique
A – Le droit de l’Union
3. Aux termes du considérant 11 du règlement no 44/2001, «[l]es règles de compétence doivent présenter un haut degré de prévisibilité et s’articuler autour de la compétence de principe du domicile du défendeur et cette compétence doit toujours être disponible, sauf dans quelques cas bien déterminés où la matière en litige ou l’autonomie des parties justifie un autre critère de rattachement […]», ce à quoi le considérant 12 ajoute que «[l]e for du domicile du défendeur doit être complété par d’autres fors autorisés en raison du lien étroit entre la juridiction et le litige ou en vue de faciliter une bonne administration de la justice».
4. Le considérant 13 du règlement no 44/2001 dispose que, «[s]’agissant des contrats […] de travail, il est opportun de protéger la partie la plus faible au moyen de règles de compétence plus favorables à ses intérêts que ne le sont les règles générales».
5. À la section I, intitulée «Dispositions générales», du chapitre II («Compétence») du règlement no 44/2001, l’article 2, paragraphe 1, prévoit:
«Sous réserve des dispositions du présent règlement, les personnes domiciliées sur le territoire d’un État membre sont attraites, quelle que soit leur nationalité, devant les juridictions de cet État membre.»
6. L’article 5 du règlement no 44/2001, se trouvant à la section 2 du chapitre II, intitulée «Compétences spéciales», est libellé comme suit:
«Une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite, dans un autre État membre:
1) a) en matière contractuelle, devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée;
b) aux fins de l’application de la présente disposition, et sauf convention contraire, le lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande est:
– pour la vente de marchandises, le lieu d’un État membre où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées;
– pour la fourniture de services, le lieu d’un État membre où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis;
c) le point a) s’applique si le point b) ne s’applique pas;
[…]
3) en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire;
[…]»
7. La section 5 du chapitre II du règlement no 44/2001 est intitulée «Compétence en matière de contrats individuels de travail». L’on y trouve les articles 18 et 20. L’article 18, paragraphe 1, prévoit qu’«[e]n matière de contrats individuels de travail, la compétence est déterminée par la présente section, sans préjudice de l’article 4 et de l’article 5, point 5», l’article 20, paragraphe 1, disposant, quant à lui, que «[l]’action de l’employeur ne peut être portée que devant les tribunaux de l’État membre sur le territoire duquel le travailleur a son domicile».
B – Le droit néerlandais
8. L’article 2:9 du code civil néerlandais (burgerlijk wetboek) établit que le gérant d’une société est tenu d’exercer correctement ses fonctions en tant que gérant.
9. Lorsque cette personne est en outre liée à la société par un contrat de travail en tant que directeur de la société, ce qui est possible en droit néerlandais (3), sa responsabilité en tant que travailleur pour dol ou imprudence délibérée dans l’exécution du contrat de travail est régie à l’article 7:661, paragraphe 1, du code civil néerlandais (en combinaison avec son article 6:74) dans les termes suivants: «[l]e travailleur qui, dans le cadre de l’exécution du contrat, cause un dommage à l’employeur ou à un tiers que l’employeur est tenu d’indemniser n’est pas responsable à cet égard envers l’employeur, sauf si le dommage résulte de son dol ou de son imprudence délibérée […]».
10. En outre, le gérant/directeur peut engager sa responsabilité pour comportement illicite, conformément à l’article 6:162 du code civil néerlandais.
II – Le litige au principal et les questions préjudicielles
11. La société Holterman Ferho Exploitatie BV (ci‑après «Holterman Ferho») est une société holding pure dont le siège social est situé aux Pays‑Bas. Elle a trois filiales allemandes, Ferho Bewehrungsstahl GmbH, Ferho Vechta GmbH et Ferho Frankfurt GmbH, toutes établies en Allemagne.
12. Au mois d’avril 2001, le défendeur dans la procédure au principal, M. Freiherr Spies von Büllesheim (ci‑après «M. Spies»), ressortissant allemand résidant en Allemagne, a commencé à travailler pour Holterman Ferho en tant que directeur, sur la base d’un contrat, rédigé en allemand, que la juridiction d’appel a qualifié de «contrat de travail». Il a d’abord exercé des fonctions de gérant (au sens du droit des sociétés) de ladite société, qui se limitaient, ainsi que M. Spies l’a indiqué lors de l’audience, à la gestion des filiales allemandes de Holterman Ferho, dont il était également le gérant et le fondé de pouvoir. Selon ce que M. Spies a indiqué au point 8 de ses observations et confirmé lors de l’audience, la société Holterman Ferho n’avait pas d’autre employé que lui et son travail se déroulait dans tous les cas exclusivement en Allemagne, ce que la société Holterman Ferho ne conteste pas dans ses observations. Par ailleurs, comme M. Spies l’a admis lors de l’audience en réponse à des questions de la Cour, il était également, outre le gérant et le directeur de la société Holterman Ferho, actionnaire de celle‑ci (4).
13. Le 31 décembre 2005, il a été mis fin au lien qui unissait M. Spies à Ferho Frankfurt GmbH et, le 31 décembre 2006, à celui qui le liait aux trois autres sociétés. Les quatre sociétés ont intenté une action en constatation et une action en dommages‑intérêts pour les dommages et préjudices subis contre M. Spies devant le Rechtbank Almelo (Pays‑Bas). Elles ont principalement fait valoir que M. Spies n’avait pas correctement exercé ses fonctions de gérant, ce qui engageait sa responsabilité à l’égard de chacune d’entre elles, conformément à l’article 2:9 du code civil néerlandais. En outre, les quatre sociétés ont affirmé que, indépendamment de sa qualité de gérant, M. Spies avait agi de manière dolosive ou imprudente dans l’exécution du contrat de travail qui le liait à Holterman Ferho, ce qui engageait sa responsabilité en application de l’article 7:661 du code civil néerlandais. À titre subsidiaire, Holterman Ferho et ses trois filiales ont allégué que les graves irrégularités commises par M. Spies dans l’exercice de ses fonctions constituaient en tout état de cause un comportement illicite aux fins de l’article 6:162 du code civil néerlandais.
14. La juridiction de première instance a déclaré ne pas être compétente internationalement pour connaître de l’affaire, comme M. Spies l’avait fait valoir. Le Gerechtshof te Arnhem a confirmé en appel le jugement du Rechtbank Almelo. Il a établi une distinction entre:
1) les demandes de Holterman Ferho fondées sur le manquement, par M. Spies, aux obligations découlant de ses fonctions de directeur et de gérant de ladite société. Relativement à ces demandes, le Gerechtshof a considéré que:
– les deux parties étant liées par un contrat qu’il a qualifié de «contrat de travail», le régime spécifique de compétence judiciaire prévu aux articles 18 et suivants du règlement no 44/2001 s’appliquait aux demandes fondées sur l’exécution incorrecte du contrat de travail, ainsi qu’aux demandes en matière délictuelle ou quasi délictuelle en raison de leur lien étroit avec l’exécution dudit contrat. Par conséquent, en vertu de l’article 20, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, les juridictions compétentes étaient les juridictions allemandes, l’Allemagne étant l’État membre dans lequel ledit travailleur était domicilié;
– concernant les demandes basées de manière générale sur l’exécution incorrecte, par M. Spies, de ses fonctions de gérant au regard du droit des sociétés, qui n’étaient, selon le Gerechtshof, fondées sur aucun contrat, la règle applicable était la règle générale de l’article 2 du règlement no 44/2001, en vertu de laquelle la compétence revient également aux juridictions allemandes.
2) Les demandes formées par les trois filiales allemandes à l’encontre de M. Spies en matière contractuelle et délictuelle. Selon le Gerechtshof, relativement à ces demandes, les règles de compétences prévues à l’article 5, points 1 et 3, du règlement no 44/2001 n’attribuent en aucun cas la compétence aux juridictions néerlandaises.
15. Les quatre sociétés ont formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt du Gerechtshof devant la juridiction de renvoi uniquement relativement aux demandes formées par Holterman Ferho à l’encontre de M. Spies.
16. Le Hoge Raad der Nederlanden a décidé de surseoir à statuer et de poser les questions préjudicielles suivantes:
«1) Les dispositions de la section 5 du chapitre II (articles 18 à 21) du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, doivent‑elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à ce que le juge applique l’article 5, initio et point 1, sous a), ou bien l’article 5, initio et point 3, de ce même règlement dans un cas comme celui de l’espèce dans lequel le défendeur est assigné par la société dont il est le gérant non seulement en sa qualité de gérant, du fait qu’il a mal exercé ses fonctions ou bien qu’il a agi de manière illicite, mais également, indépendamment de cette qualité, du fait de son dol ou bien de son imprudence délibérée lors de l’exécution du contrat de travail conclu entre lui et ladite société?
2) a) En cas de réponse négative à la première question, la notion de ‘matière contractuelle’ de l’article 5, initio et point 1, sous a), du règlement [no 44/2001] doit‑elle alors être interprétée en ce sens qu’elle vise notamment un cas comme celui de l’espèce dans lequel une société assigne une personne en sa qualité de gérant de cette même société en raison du manquement à son obligation d’exercer correctement les fonctions qui lui incombent en droit des sociétés?
b) En cas de réponse affirmative à la deuxième question, sous a), la notion de ‘lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée’ de l’article 5, initio et point 1, sous a), du règlement (CE) no 44/2001 doit‑elle alors être interprétée en ce sens qu’elle vise le lieu dans lequel le gérant a exercé ou aurait dû exercer les fonctions lui incombant en droit des sociétés, ce qui, en règle générale, sera le lieu de l’administration centrale ou du principal établissement de la société en cause, au sens de l’article 60, paragraphe 1, initio et sous b) et c), du même règlement?
3) a) En cas de réponse négative à la première question, la notion de ‘matière délictuelle ou quasi délictuelle’ de l’article 5, initio et point 3, du règlement [no 44/2001] doit‑elle, dès lors, être interprétée en ce sens qu’elle vise un cas tel que celui de l’espèce dans lequel une société assigne une personne en sa qualité de gérant de cette société en raison du mauvais exercice des fonctions qui lui incombent en droit des sociétés ou bien en raison d’un comportement illicite?
b) En cas de réponse affirmative à la troisième question, sous a), la notion de ‘lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire’ de l’article 5, initio et point 3, du règlement (CE) no 44/2001 doit‑elle dès lors être interprétée en ce sens qu’elle vise le lieu dans lequel le gérant a exercé ou aurait dû exercer les fonctions lui incombant en droit des sociétés, ce qui, en règle générale, sera le lieu de l’administration centrale ou du principal établissement de la société en cause, au sens de l’article 60, paragraphe 1, initio et sous b) et c), du même règlement?»
17. Des observations écrites ont été présentées en l’espèce par M. Spies, la société Holterman Ferho (également au nom de ses filiales), le gouvernement allemand et par la Commission. M. Spies et la Commission sont intervenus lors de l’audience qui s’est tenue le 20 janvier 2015, et ont concentré leurs plaidoiries, à la demande de la Cour, sur la première question préjudicielle.
III – Analyse
A – Sur la première question préjudicielle
18. Par sa première question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si, dans un cas dans lequel une personne est attraite en justice par une société en sa qualité de gérant de cette dernière au motif de l’exercice incorrect de ses fonctions au regard du droit des sociétés ou d’un comportement illicite et, dans le même temps, en sa qualité de directeur, pour dol ou imprudence délibérée lors de l’exécution du contrat de travail conclu entre elle et la société par lequel ladite personne a été nommée directeur de la société, les critères d’attribution de la compétence judiciaire prévus à la section 5 du chapitre II (intitulée «Compétence en matière de contrats individuels de travail», articles 18 à 21) du règlement no 44/2001 s’appliquent.
1. Résumé de la position des parties
19. M. Spies considère que les articles 18 à 21 du règlement no 44/2001 s’opposent, dans les circonstances de l’espèce, à l’application de l’article 5 dudit règlement, même lorsque les tâches assignées au directeur en vertu du contrat de travail se limitent à l’exercice des fonctions liées à sa qualité de gérant au sens du droit des sociétés; si le directeur est, outre gérant de la société, employé de celle‑ci, les règles devant s’appliquer sont les règles spécifiques des articles 18 à 21 du règlement no 44/2001.
20. Le gouvernement allemand, qui concentre ses observations sur la première question préjudicielle uniquement, propose d’y répondre en ce sens que les dispositions des articles 18 à 21 du règlement no 44/2001 s’opposent à ce qu’une juridiction applique l’article 5, points 1, sous a), ou 3, dudit règlement dans un cas tel qu’en l’espèce. Le gouvernement allemand considère que les termes dudit règlement sont à cet égard suffisamment clairs et que l’existence d’un contrat de travail – indépendamment de l’éventuelle existence parallèle d’une relation fondée sur le droit des sociétés – entraîne l’application du critère d’attribution de compétence prévu à l’article 20, paragraphe 1 (lieu du domicile du travailleur défendeur), ce qui est en outre conforme à l’objectif de protection de la partie la plus faible du contrat poursuivi par les règles spécifiques d’attribution de la compétence judiciaire précitées.
21. Holterman Ferho (également au nom de ses filiales) se contente, dans ses observations écrites, de reproduire des passages des conclusions présentées par l’avocat général néerlandais près le Hoge Raad der Nederlanden dans la procédure au principal. Elle considère que, s’agissant des actions fondées sur le manquement aux obligations découlant du contrat de travail, ce sont les règles spécifiques d’attribution de compétence des articles 18 à 21 du règlement no 44/2001 qui s’appliquent, mais que, pour connaître de l’action fondée sur le manquement de M. Spies à ses fonctions en tant que gérant de Holterman Ferho, c’est l’article 5, point 1, dudit règlement qui doit s’appliquer; dès lors, la compétence à cet égard reviendrait aux juridictions néerlandaises, puisque la société Holterman Ferho est établie aux Pays‑Bas [selon elle, le lieu d’établissement de la société est celui dans lequel l’obligation qui sert de base à la demande devait être exécutée, au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement no 44/2001].
22. Enfin, selon la Commission, il convient de déterminer si le «contrat» (au sens du règlement no 44/2001) qui lie les parties est un «contrat individuel de travail» aux fins dudit règlement, ce qui entraînerait l’application obligatoire des règles d’attribution de compétence prévues aux articles 18 et suivants dudit règlement, ou s’il s’agit d’un contrat d’une autre nature, ce qui permettrait d’appliquer, conjointement avec la règle générale de l’article 2 du règlement no 44/2001, l’article 5, point 1, dudit règlement. À cette fin, la Commission énumère une série d’éléments devant être réunis pour pouvoir conclure qu’il s’agit d’un contrat de travail, entre autres, le lien de subordination du travailleur à l’égard de l’employeur, qui, selon elle, n’existe pas dans la relation liant le gérant d’une société à ladite société (5).
2. Appréciation
23. Selon la juridiction de renvoi, les parties ont conclu, le 7 mai 2001, un «contrat de travail» par lequel M. Spies a pris en charge la fonction de directeur de la société Holterman Ferho. Toutefois, puisque le règlement no 44/2001 requiert une interprétation autonome de la notion de «contrat individuel de travail» (6), l’élément déterminant en vue d’établir la nature dudit contrat aux fins du règlement no 44/2001 n’est pas le qualificatif que lui ont donné les parties ni celui que lui donne le droit national. Comme la Cour l’a constaté, les notions du règlement no 44/2001 doivent être interprétées de manière autonome, en se référant principalement au système et aux objectifs de celui‑ci (7), afin d’assurer son application uniforme dans tous les États membres (8).
24. La Cour n’a jusqu’à présent pas eu l’occasion d’interpréter la notion de «contrat de travail» dans le cadre spécifique du règlement no 44/2001. Elle a uniquement déclaré dans l’arrêt Shenavai (9), relativement à l’application de l’article 5, point 1, de la convention de Bruxelles, disposition qui englobait également ces contrats, que «les contrats de travail, ainsi que d’autres contrats concernant le travail dépendant, présentent par rapport aux autres contrats, même lorsque ces derniers sont relatifs à des prestations de services, certaines particularités en ce qu’ils créent un lien durable qui insère le travailleur dans le cadre d’une certaine organisation des affaires de l’entreprise ou de l’employeur».
25. Il s’agit là du seul élément donné par la jurisprudence de la Cour pour définir cette notion aux fins du règlement no 44/2001. Il existe certes une jurisprudence abondante de la Cour interprétant la notion de «travailleur» dans le droit de l’Union, notamment relativement à l’actuel article 45 TFUE (10), mais également à l’égard d’actes spécifiques de droit dérivé (11). De même, il ne fait aucun doute que cette jurisprudence peut apporter des éléments d’interprétation pouvant être valablement utilisés dans d’autres domaines (12). Toutefois, il n’en reste pas moins que l’interprétation d’une notion dans le domaine des libertés fondamentales du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ou d’instruments de droit dérivé poursuivant des finalités spécifiques ne coïncide pas nécessairement avec l’acception de cette même notion dans d’autres domaines du droit dérivé (13).
26. Le règlement no 44/2001 régit, à sa section 5, la «[c]ompétence en matière de contrats individuels de travail» et établit, à son article 18, qu’«[e]n matière de contrats individuels de travail, la compétence est déterminée par la présente section […]». Comme nous le verrons ci‑après, la version en langue allemande est un peu plus spécifique, établissant que, «si l’objet de la procédure est un contrat individuel de travail ou des droits résultant d’un contrat individuel de travail, la compétence est déterminée par la présente section» (14). Par conséquent, l’élément déterminant aux fins de l’application des dispositions de la section 5 du règlement no 44/2001 est, selon moi, le fait que le défendeur le soit en sa qualité de partie à un «contrat individuel de travail» au sens dudit règlement (indépendamment, en principe, du fait qu’il puisse être en outre lié au demandeur par un rapport juridique d’une autre nature) et que, comme cela ressort particulièrement clairement de la version en langue allemande, la demande faisant l’objet de la procédure découle de ce contrat.
27. Comme point de départ pour l’interprétation autonome de la notion de «contrat individuel de travail» aux fins du règlement no 44/2001, il me semble en principe clair que, par un contrat de travail, une personne s’oblige, à l’égard d’une autre, à exercer une certaine activité en contrepartie d’une rémunération. Toutefois, il convient d’y ajouter un élément supplémentaire nous permettant de distinguer le «contrat individuel de travail» des articles 18 et suivants du règlement no 44/2001 des autres «fournitures de services» auxquelles s’applique l’article 5, point 1, dudit texte. À cette fin, eu égard au système et aux objectifs du règlement no44/2001, il convient de ne pas perdre de vue la finalité visant à protéger la partie la plus faible de la relation, qui est à la base de la création par le législateur des critères spécifiques d’attribution de la compétence judiciaire prévus aux articles 18 et suivants du règlement no 44/2001.
28. Selon moi, cet élément de différenciation qui distingue le contrat de travail de la fourniture de services aux fins du règlement no 44/2001 est dû au fait que, dans le cas du contrat de travail, la personne qui fournit le service est soumise, dans une mesure plus ou moins grande, au pouvoir de direction et aux instructions de l’autre partie au contrat, ce qui la place dans une position de subordination par rapport à celle‑ci. C’est cette position de subordination qui rend en principe nécessaire une protection particulière de la partie la plus faible justifiant la règle spécifique de l’article 20, paragraphe 1, du règlement no 44/2001, qui prévoit que, lorsque le défendeur est le «travailleur», il ne peut être attrait que devant les juridictions de l’État membre de son domicile (15).
29. L’avocat général Trstenjak partage cette appréciation, dans le domaine particulier de l’interprétation de la convention sur la loi applicable aux obligations contractuelles, ouverte à la signature à Rome le 19 juin 1980 (JO 1980, L 266, p. 1) (16), dans ses conclusions présentées dans l’affaire Voogsgeerd (17). Il est aussi fait spécifiquement référence à un élément de «dépendance» («relationship of subordination» dans la version en langue anglaise) dans le rapport Jenard/Möller sur la convention de Lugano concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, signée à Lugano le 16 septembre 1988 (JO L 319, p. 9), parallèle à la convention de Bruxelles qui a précédé le règlement no 44/2001, dans lequel il est indiqué que, «[b]ien qu’il n’existe pas, jusqu’à présent, de notion autonome du contrat de travail [aux fins de ladite convention], on peut considérer qu’elle suppose un lien de dépendance du travailleur à l’égard de l’employeur» (18).
30. Le fait qu’un contrat de travail assigne à une personne des fonctions de direction d’une société n’exclut pas nécessairement l’élément de subordination, bien que cet élément puisse apparaître, dans certaines circonstances, atténué ou affaibli dans le cas du personnel dirigeant. Je considère que cet élément existe si la personne chargée de tâches de direction est soumise aux instructions de l’autre partie au contrat ou de l’un de ses organes, même si l’employé jouit d’une autonomie de jugement ou même d’un large pouvoir décisionnaire dans l’exercice quotidien de ses fonctions et que son activité n’est généralement pas soumise à un contrôle immédiat par l’employeur (19).
31. Par ailleurs, dans le cas spécifique d’un directeur soumis aux instructions de l’assemblée des actionnaires de la société qu’il dirige, je ne considère pas que le fait que le directeur ait une participation dans ladite société exclue automatiquement la possibilité de qualifier le lien qui les lie de «contrat de travail» aux fins du règlement no 44/2001. Cela étant dit, si cette participation était si importante qu’elle permettait à cette personne d’avoir une incidence décisive sur la configuration des instructions lui étant données, en sa qualité de directeur de ladite société, par l’assemblée des actionnaires, cette personne serait alors, en pratique, soumise à ses propres instructions et à ses propres décisions quant à la manière de procéder. Je considère que, dans un tel cas, le pouvoir de direction de l’assemblée des actionnaires à l’égard d’une telle personne disparaît, et avec lui le lien de subordination (20).
32. La réponse à la question de l’existence ou non d’un «contrat de travail» au sens du règlement no 44/2001 doit être donnée dans chaque cas particulier, en fonction de tous les éléments et de toutes les circonstances caractérisant les relations existant entre les parties (21), appréciation qui doit en principe être faite par la juridiction de renvoi. Celle‑ci devra donc examiner, en l’espèce, outre les circonstances de fait, essentiellement deux actes juridiques: le statut de la société Holterman Ferho et le contrat conclu entre celle‑ci et M. Spies. À partir de ces deux éléments, elle pourra déterminer si M. Spies était (ou non) soumis, dans l’exercice de ses fonctions, au pouvoir de direction de l’autre organe de la société non contrôlé par lui, en définitive, s’il existait un lien de subordination. À cette fin, elle pourra, entre autres, examiner, outre le point de savoir si le contrat réglemente des aspects caractéristiques d’une relation de travail (salaire, vacances, etc) (22), de qui M. Spies recevait ses instructions, quelle était la portée de celles‑ci et jusqu’à quel point il était lié par elles, qui contrôlait le respect de ces instructions et quelles étaient les conséquences de leur éventuel non‑respect, notamment si M. Spies pouvait être licencié pour ne pas s’y être conformé. Dans ce contexte, le juge national devra également décider dans quelle mesure le lien de subordination pouvant exister est modifié par le fait que le directeur est en outre actionnaire de la société en question, comme c’était le cas en l’espèce pour M. Spies, ce qui dépendra essentiellement de la capacité de cette personne, en tant qu’actionnaire, d’influer sur la volonté de l’organe qui lui donnera ses instructions.
33. Comme indiqué précédemment, l’élément déterminant aux fins d’appliquer les dispositions de la section 5 du règlement no 44/2001 n’est pas seulement que le défendeur le soit en sa qualité de partie à un «contrat individuel de travail». La conséquence logique de ce qui précède est que la demande faisant l’objet de la procédure découle précisément dudit contrat, condition qui a également été soulignée par la Commission lors de l’audience.
34. Aux fins de déterminer si la demande faisant l’objet de la procédure découle du «contrat individuel de travail» au sens du règlement no 44/2001, il me semble opportun de reproduire ici les considérations de la Cour dans l’arrêt Brogsitter afin d’établir si une action en responsabilité civile relève ou non de la «matière contractuelle» au sens de l’article 5, point 1, dudit règlement: une telle action ne relèvera de la «matière contractuelle» au sens de la disposition précitée (ou, dans la présente affaire, ne sera une demande découlant du «contrat individuel de travail») que si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat (dans la présente affaire, du contrat de travail concret). Tel sera a priori le cas si l’interprétation du contrat qui lie le défendeur à la demanderesse apparaît indispensable pour établir le caractère licite ou, au contraire, illicite du comportement imputé au premier par la seconde (23), ce qu’il appartient au juge national de déterminer.
35. En définitive, je considère que le simple fait qu’il existe un contrat de travail entre les parties ne suffit pas pour appliquer les règles spécifiques d’attribution de la compétence judiciaire internationale de la section 5 du règlement no 44/2001 lorsque la demande exercée ne découle pas du «contrat de travail» dans les termes qui viennent d’être exposés.
36. Il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer, dans la présente affaire, compte tenu de ce qui a été indiqué aux points précédents, si le défendeur l’est en tant que partie à un «contrat individuel de travail» au sens du règlement no 44/2001. Il conviendra à cette fin de considérer que le fait que des fonctions de direction d’une société soient assignées à une personne n’exclut pas nécessairement le lien de subordination caractéristique de la relation de travail et que le fait que le directeur ait une participation dans la société qu’il dirige n’exclut pas non plus automatiquement que le lien les unissant puisse être qualifié de «contrat de travail» aux fins du règlement no 44/2001. De même, il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer si la demande exercée découle du «contrat individuel de travail», c’est‑à‑dire si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat de travail concret. Si les deux éléments sont réunis, il sera fait application des règles spécifiques d’attribution de compétence judiciaire prévues à la section 5 du règlement no 44/2001, indépendamment de l’existence éventuelle d’un autre type de relation entre les parties (découlant, par exemple, du fait que, au regard du droit des sociétés, le défendeur soit également gérant de la société).
3. Conclusion intermédiaire
37. Eu égard aux considérations précédentes, je propose à la Cour de répondre à la première question préjudicielle que les dispositions de la section 5 du chapitre II (articles 18 à 21) du règlement no 44/2001 s’appliquent
– si le défendeur l’est en tant que partie à un «contrat individuel de travail» au sens du règlement no 44/2001, à savoir à un accord en vertu duquel une personne s’oblige à l’égard d’une autre, au pouvoir de direction et d’instructions de laquelle elle est soumise, à réaliser une certaine activité en contrepartie d’une rémunération, et
– si la demande exercée découle d’un «contrat individuel de travail», c’est‑à‑dire si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat de travail concret,
ces deux points devant être vérifiés par la juridiction de renvoi.
B – Sur la deuxième question préjudicielle
38. La proposition de réponse précédente rendrait superflue la réponse aux deuxième et troisième questions préjudicielles. Toutefois, au cas où la Cour parviendrait à la conclusion que, dans une affaire telle qu’en l’espèce, les dispositions de la section 5 du chapitre II (articles 18 à 21) du règlement no 44/2001 ne s’appliquent pas, j’examinerai maintenant la deuxième question préjudicielle.
39. Par ses deuxième et troisième questions préjudicielles, le Hoge Raad der Nederlanden demande si les notions de «matière contractuelle» et de «matière délictuelle ou quasi délictuelle» utilisées à l’article 5, respectivement point 1, sous a), et point 3, du règlement no 44/2001 doivent être interprétées en ce sens qu’elles visent également le cas dans lequel une société attrait une personne en justice en sa qualité de gérant de cette société en raison du manquement à son obligation d’exercer correctement les fonctions qui lui incombent en droit des sociétés ou en raison d’un comportement illicite. Si c’était le cas, il demande en outre si, par le «lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée» aux fins de l’article 5, point 1, sous a), du règlement no 44/2001 ou le «lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire» au sens de l’article 5, point 3, dudit règlement, il est fait référence au lieu dans lequel le gérant a exercé ou aurait dû exercer les fonctions lui étant assignées par le statut de la société et/ou par le droit des sociétés.
1. Résumé de la position des parties
40. M. Spies considère que seul le point 1 de l’article 5 du règlement no 44/2001 est applicable («matière contractuelle»), étant donné l’existence d’engagements librement pris entre les parties, ce qui exclut, selon lui, que la matière puisse être qualifiée de «délictuelle ou quasi délictuelle». Afin de déterminer quel est, en l’espèce, le lieu dans lequel l’obligation servant de base à la demande a été exécutée, au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement no 44/2001, il se concentre sur le lieu où les prétendus manquements se sont produits, à savoir l’Allemagne, puisque lesdits manquements étaient liés à la gestion des filiales allemandes de Holterman Ferho. Il affirme en outre n’avoir réalisé aucune tâche de gestion aux Pays‑Bas.
41. La Commission indique que le lien entre le gérant de la société et cette dernière est de nature contractuelle au sens de la jurisprudence de la Cour, en raison de l’existence d’engagements volontairement assumés par les deux parties. S’agissant de l’application de l’article 5, point 1, du règlement no 44/2001, la Commission considère qu’il convient avant tout de déterminer si, dans la présente affaire, c’est réellement la lettre a) dudit article qui est appliquée, comme la juridiction de renvoi semble le considérer, ou si c’est sa lettre b), thèse pour laquelle penche la Commission, eu égard au fait que le contrat litigieux est un contrat de fourniture de services. Selon elle, le lieu de l’État membre dans lequel, selon le contrat, les services ont été fournis est celui dans lequel la société a été gérée, que la Commission identifie comme étant le lieu où est établie l’administration centrale de ladite société, au sens de l’article 60, paragraphe 1, sous b), du règlement no 44/2001.
2. Appréciation
a) La nature de l’obligation aux fins du règlement no 44/2001
42. Comme je l’ai rappelé au point 23 des présentes conclusions, les notions de «matière contractuelle» et de «matière délictuelle ou quasi délictuelle», au sens de l’article 5, respectivement point 1, sous a), et point 3, du règlement no 44/2001, doivent être interprétées de manière autonome, en se référant principalement au système et aux objectifs dudit règlement, afin d’assurer son application uniforme dans tous les États membres. Par conséquent, il n’y a pas de renvoi à la qualification que la loi nationale applicable donne au rapport juridique sur lequel la juridiction compétente doit se prononcer.
43. Par ailleurs, comme indiqué précédemment, dans la mesure où le règlement no 44/2001 remplace, dans les relations entre les États membres, la convention de Bruxelles, l’interprétation fournie par la Cour en ce qui concerne les dispositions de la convention de Bruxelles vaut également pour celle de ce règlement, lorsque les dispositions de ces instruments peuvent être qualifiées d’équivalentes. Il en va ainsi pour l’article 5, points 1, sous a), et 3, du règlement no 44/2001 relativement à l’article 5, respectivement points 1 et 3, de la convention de Bruxelles (24).
44. Il ressort d’une jurisprudence constante que la «matière délictuelle ou quasi délictuelle», au sens de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la «matière contractuelle», au sens de l’article 5, point 1, sous a), de ce règlement (25), de sorte que la qualification de la matière de «contractuelle» exclut sa qualification en tant que «matière délictuelle ou quasi délictuelle» lorsque les demandes en responsabilité découlent d’un «contrat» au sens du règlement no 44/2001 (26).
45. Par conséquent, il convient d’examiner tout d’abord si, indépendamment de sa qualification en droit national, nous sommes, en l’espèce, en présence d’un «contrat» au sens du règlement no 44/2001. Conformément à une jurisprudence consolidée de la Cour relativement à l’article 5, point 1, de la convention de Bruxelles, la notion de «matière contractuelle» suppose l’existence d’un engagement librement assumé d’une partie envers une autre (27).
46. Selon moi, M. Spies et la société Holterman Ferho ont effectivement librement assumé des engagements mutuels (M. Spies s’est engagé à diriger et à gérer la société, et celle‑ci s’est engagée à rémunérer ce travail), qui permettent de considérer que leur lien (non seulement celui découlant du contrat par lequel M. Spies a assumé la fonction de directeur, mais également celui découlant du droit des sociétés qui l’a conduit à assumer la qualité de gérant) est de nature contractuelle aux fins du règlement no 44/2001 (28).
47. Toutefois, comme la Cour l’a déjà déclaré dans l’arrêt Brogsitter, la seule circonstance que l’une des parties en cause au principal intente une action en responsabilité civile contre l’autre ne suffit pas pour considérer que cette action relève de la «matière contractuelle» au sens de l’article 5, point 1, sous a), du règlement no 44/2001. Il n’en va ainsi que si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat. Tel sera a priori le cas si l’interprétation du «contrat» (au sens du règlement no 44/2001) qui lie le défendeur aux demanderesses apparaît indispensable pour établir le caractère licite ou illicite du comportement reproché (29).
48. Il incombe à la juridiction de renvoi de déterminer si les actions intentées par le demandeur au principal constituent une demande en responsabilité pouvant raisonnablement être considérée comme motivée par le manquement aux droits et aux obligations du «contrat» (aux fins du règlement no 44/2001) qui lient les parties à la procédure au principal, de sorte qu’il serait indispensable de tenir compte dudit «contrat» pour statuer sur le recours. S’il en allait ainsi, ces actions relèveraient de la «matière contractuelle» au sens de l’article 5, point 1, du règlement no 44/2001 (30). Dans le cas inverse, elles devraient être considérées comme relevant de la matière «délictuelle et quasi délictuelle», au sens de l’article 5, point 3, dudit règlement. Les accords à interpréter à cette fin sont ceux liant la société Holterman Ferho à M. Spies, qui ne seront pas nécessairement tous écrits, ainsi que les règles du droit des sociétés déterminant le contenu de la fonction de M. Spies librement assumée.
b) Le lieu d’exécution de l’obligation, conformément à l’article 5, point 1, du règlement no 44/2001
49. Au cas où il y aurait lieu d’appliquer l’article 5, point 1, du règlement no 44/2001, l’étape suivante consiste à établir quelle est la juridiction compétente, en fonction de son siège, pour connaître de l’affaire. Bien que la deuxième question posée par la juridiction de renvoi se réfère uniquement à la lettre a) de l’article 5, point 1, du règlement no 44/2001, il convient de se demander si, comme l’indique la Commission dans ses observations, la disposition à appliquer ne serait pas plutôt la lettre b) dudit article, notamment le second tiret, spécifiquement prévu pour les contrats de fourniture de services (31). Si c’était le cas, les personnes domiciliées dans un État membre pourraient être attraites en justice dans le lieu d’un autre État membre où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis.
50. Quant à savoir si l’activité que M. Spies exerce au service de la société Holterman Ferho peut être qualifiée de «fourniture de services» aux fins de l’article 5, point 1, sous b), second tiret, du règlement no 44/2001, il est nécessaire d’interpréter le terme «services» contenu (mais non défini) dans ce règlement de manière autonome, sans tenir compte du sens qui lui est donné dans les ordres juridiques des États membres, afin d’assurer l’application uniforme du règlement dans tous ces derniers.
51. Bien que la Cour ait indiqué qu’aucun élément tiré de l’économie ou du système du règlement no 44/2001 n’exige d’interpréter la notion de «fourniture de services» figurant à l’article 5, point 1, sous b), second tiret, dudit règlement, à l’aune des solutions dégagées par la Cour en matière de libre prestation de services au sens de l’article 56 TFUE (32), certains éléments caractéristiques de la «prestation de services» du droit primaire s’appliquent à la «fourniture de services» visée à l’article 5, point 1, sous b), second tiret, du règlement no 44/2001, notamment l’activité concrète exercée par le défendeur et la rémunération que ce dernier perçoit à ce titre (33).
52. Toutefois, comme l’avocat général Trstenjak l’a souligné dans ses conclusions présentées dans l’affaire Falco Privatstiftung et Rabitsch (34), à partir de la définition abstraite, seul le cadre de la définition de cette notion est fixé. Dans toutes les affaires considérées isolément, il faudra répondre de façon casuistique à la question de savoir si une activité particulière relève de la définition de la notion de «service».
53. Dans la présente affaire, je tends à partager la position de la Commission selon laquelle l’activité de gérant d’une société peut être qualifiée de «fourniture de services» aux fins de l’article 5, point 1, sous b), second tiret, du règlement no 44/2001. Une telle qualification exclurait l’application en l’espèce de la règle de compétence prévue à l’article 5, point 1, sous a), dudit règlement.
54. En vertu de l’article 5, point 1, sous b), du règlement no 44/2001, la compétence judiciaire pour connaître de toutes les demandes fondées sur le contrat de fourniture de services est attribuée aux juridictions du lieu de l’État membre où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis.
55. Selon la Commission (35) – qui, partant de la manière dont la juridiction de renvoi pose la question préjudicielle, lie sa réponse à l’article 60 du règlement no 44/2001 –, les services d’un gérant sont fournis au lieu où le gérant gère la société, qui, selon elle, se situe à l’endroit où se trouve l’administration centrale de celle‑ci, notion qui renvoie au lieu d’où la société est gérée et dirigée, qui ne doit pas nécessairement coïncider avec celui de son «siège statutaire» [article 60, paragraphe 1, sous a), du règlement nº 44/2001] établi dans les statuts ou dans le contrat de société ou avec celui de son «principal établissement» [article 60, paragraphe 1, sous c), du règlement no 44/2001].
56. Je rejoins toutefois les considérations faites par M. Spies au point 38 de ses observations, en ce sens que la réponse à la question posée par la juridiction de renvoi ne doit pas nécessairement être donnée à travers l’interprétation de l’article 60 du règlement no 44/2001 (36). Je considère au contraire qu’il convient de recourir aux critères fixés par la Cour dans sa jurisprudence relative à l’interprétation de l’article 5, point 1, sous b), second tiret, du règlement no 44/2001 lorsque les services sont fournis dans différents lieux (37).
57. À cet égard, la juridiction de renvoi devra avant tout vérifier si le «contrat» (au sens du règlement no 44/2001) entre Holterman Ferho et M. Spies (38) indique le lieu de la fourniture principale (gestion de la société holding Holterman Ferho) (39). À défaut, il conviendra de déterminer le lieu dans lequel M. Spies a effectivement déployé, de manière prépondérante, ses activités en exécution du contrat (40) (à condition que la fourniture des services audit lieu ne soit pas contraire à la volonté des parties telle qu’elle ressort de ce qui a été convenu entre elles). À cette fin, il peut être tenu compte en particulier du temps passé sur ces lieux et de l’importance de l’activité y exercée, le juge national devant déterminer sa compétence au regard des éléments de preuve qui lui sont soumis (41).
3. Conclusion intermédiaire
58. Eu égard aux considérations antérieures, j’estime, à titre subsidiaire, que la notion de «matière contractuelle» visée à l’article 5, point 1, du règlement no 44/2001 vise également un cas dans lequel une société attrait une personne en justice en sa qualité de gérant de cette société en raison du manquement à son obligation d’exercer correctement les fonctions qui lui incombent en droit des sociétés. Il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer le lieu où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis aux fins de l’article 5, point 1, sous b), du règlement no 44/2001, qui sera le lieu de la fourniture principale établi par le «contrat» (au sens du règlement précité) ou, à défaut, le lieu dans lequel le gérant de la société a effectivement déployé, de manière prépondérante, ses activités de gestion, à condition que la fourniture des services audit lieu ne soit pas contraire à la volonté des parties telle qu’elle ressort de ce qui a été convenu entre elles.
C – Sur la troisième question préjudicielle
59. Cela dit, par souci d’exhaustivité, je vais maintenant répondre brièvement à la troisième question préjudicielle.
1. Résumé des observations des parties
60. Relativement à la troisième question préjudicielle, M. Spies, qui estime que les dispositions de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 ne sont pas applicables en l’espèce, ne considère pas nécessaire de recourir, comme semble le faire la juridiction de renvoi, à l’article 60 du règlement no 44/2001 pour répondre à cette question, si la Cour décidait de le faire: en appliquant les critères relatifs au lieu où le fait dommageable s’est produit dégagés par la Cour relativement à l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, la compétence reviendrait là aussi, dans un tel cas, aux juridictions allemandes.
61. Holterman Ferho estime que l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001 («matière délictuelle ou quasi délictuelle») n’est pas applicable en l’espèce.
62. La Commission n’exclut pas la possibilité que soit également exercée une action en responsabilité extracontractuelle, pour autant que le droit national le permette. Dans un tel cas, en application de la jurisprudence de la Cour, la demanderesse au principal pourra choisir de présenter la demande au lieu où le fait dommageable est survenu ou au lieu de l’événement causal, qui, en l’espèce, selon la Commission, coïncident avec le lieu où l’administration centrale de la société Holterman Ferho est établie.
2. Appréciation
63. À titre encore plus subsidiaire, si, après avoir examiné, dans les termes exposés aux points 47 et 48 des présentes conclusions, la demande en responsabilité exercée, la juridiction de renvoi considérait qu’elle relève de la «matière délictuelle ou quasi délictuelle» au sens de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, la juridiction compétente serait, comme le prévoit la disposition précitée, le «tribunal du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire». Or, comme la Cour l’a déclaré, ce lieu «vise à la fois le lieu de la matérialisation du dommage et le lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage, de sorte que le défendeur peut être attrait, au choix du demandeur, devant le tribunal de l’un ou l’autre de ces deux lieux» (42).
64. Il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer en définitive, à la lumière des circonstances factuelles de la présente affaire, le lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage et le lieu de la matérialisation du dommage.
65. S’agissant du lieu de l’événement causal, il convient de considérer qu’il se situe au lieu où M. Spies exerçait ses tâches de gérant de la société holding Holterman Ferho (à savoir, selon les déclarations de M. Spies devant la Cour, qui n’ont pas été contestées par Holterman Ferho, l’Allemagne).
66. Quant au lieu de la matérialisation du dommage, dans des circonstances telles que celles du litige au principal, les juridictions compétentes seront les juridictions néerlandaises à condition que le fait commis en Allemagne ait produit ou ait pu produire un dommage aux Pays‑Bas. À cet égard, il incombe à la juridiction connaissant de l’affaire d’apprécier, à la lumière des éléments dont elle dispose, dans quelle mesure le comportement illicite de M. Spies dans l’exercice de ses fonctions de gérant de la société Holterman Ferho a pu produire un dommage aux Pays‑Bas. Elle devra toutefois tenir compte, à cette fin, du fait que, comme la Cour l’a déclaré, la notion de «lieu où le fait dommageable s’est produit» ne saurait être interprétée de façon extensive au point d’englober tout lieu où peuvent être ressenties les conséquences préjudiciables d’un fait ayant déjà causé un dommage effectivement survenu dans un autre lieu. En particulier, cette notion ne peut pas être interprétée comme incluant le lieu où la victime prétend avoir subi un préjudice patrimonial consécutif à un dommage initial survenu et subi par elle dans un autre État membre (43). Comme la Cour l’a indiqué dans l’arrêt Kronhofer (44), cette interprétation, qui ferait dépendre la détermination de la juridiction compétente du lieu où se trouverait «le centre du patrimoine» de la victime, serait susceptible le plus souvent de reconnaître la compétence des tribunaux du domicile du demandeur, compétence pour laquelle le règlement no 44/2001 (45) n’apparaît pas favorable, en dehors des cas qu’il prévoit expressément.
IV – Conclusion
67. Eu égard aux considérations précédentes, je propose à la Cour de répondre au Hoge Raad der Nederlanden comme suit:
1) les dispositions de la section 5 du chapitre II (articles 18 à 21) du règlement (CE) no 44/2001 du Conseil, du 22 décembre 2000, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale s’appliquent
– si le défendeur l’est en tant que partie à un «contrat individuel de travail» au sens du règlement no 44/2001, à savoir à un accord en vertu duquel une personne s’oblige à l’égard d’une autre, au pouvoir de direction et d’instructions de laquelle elle est soumise, à réaliser une certaine activité en contrepartie d’une rémunération, et
– si la demande exercée découle d’un «contrat individuel de travail», c’est‑à‑dire si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat de travail concret,
ces deux points devant être vérifiés par la juridiction de renvoi.
À titre subsidiaire, au cas où les dispositions de la section 5 du chapitre II (articles 18 à 21) du règlement no 44/2001 ne seraient pas considérées comme applicables:
2) la notion de «matière contractuelle» visée à l’article 5, point 1, du règlement no 44/2001 vise également un cas dans lequel une société attrait une personne en justice en sa qualité de gérant de cette société en raison du manquement à son obligation d’exercer correctement les fonctions qui lui incombent en droit des sociétés. Il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer le lieu où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis aux fins de l’article 5, point 1, sous b), du règlement no 44/2001, qui sera le lieu de la fourniture principale établi par le «contrat» (au sens du règlement précité) ou, à défaut, le lieu dans lequel le gérant de la société a effectivement déployé, de manière prépondérante, ses activités de gestion, à condition que la fourniture des services audit lieu ne soit pas contraire à la volonté des parties telle qu’elle ressort de ce qui a été convenu entre elles.
3) À titre encore plus subsidiaire, au cas où il serait considéré que la demande en responsabilité exercée relève de la «matière délictuelle ou quasi délictuelle» au sens de l’article 5, point 3, du règlement no 44/2001, il appartient à la juridiction de renvoi de déterminer, à la lumière des circonstances factuelles de l’affaire, le lieu de l’événement causal qui est à l’origine de ce dommage et le lieu de la matérialisation du dommage.