Language of document : ECLI:EU:C:2010:611

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. YVES Bot

présentées le 14 octobre 2010 (1)

Affaire C‑393/09

Bezpečnostní softwarová asociace – Svaz softwarové ochrany

contre

Ministerstvo kultury

[demande de décision préjudicielle formée par le Nejvyšší správní soud (République tchèque)]

«Propriété intellectuelle – Directive 91/250/CEE – Protection juridique des programmes d’ordinateur – Notion de ‘toute forme d’expression d’un programme d’ordinateur’ – Inclusion ou non de l’interface utilisateur graphique d’un programme – Droit d’auteur – Directive 2001/29/CE – Droit d’auteur et droits voisins dans la société de l’information – Radiodiffusion télévisuelle d’une interface utilisateur graphique – Communication d’une œuvre au public»





1.        Dans la présente affaire, la Cour est amenée à préciser la portée de la protection juridique conférée par le droit d’auteur aux programmes d’ordinateur en vertu de la directive 91/250/CEE (2).

2.        Les questions posées par le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême) (République tchèque) portent, plus précisément, sur l’interface utilisateur graphique d’un programme d’ordinateur. Cette interface, comme nous le verrons, a pour fonction d’établir un lien d’interaction entre ce programme et l’utilisateur. Elle permet une utilisation plus intuitive, plus conviviale dudit programme, par exemple en affichant à l’écran des icônes ou des symboles.

3.        La juridiction de renvoi s’interroge donc sur le point de savoir si l’interface utilisateur graphique d’un programme d’ordinateur constitue une forme d’expression de ce programme au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250 et bénéficie ainsi de la protection par le droit d’auteur applicable aux programmes d’ordinateur.

4.        En outre, le juge de renvoi se demande si la diffusion télévisuelle d’une telle interface est une communication d’une œuvre au public, conformément à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29/CE (3).

5.        Dans les présentes conclusions, nous indiquerons les raisons pour lesquelles nous estimons que l’interface utilisateur graphique n’est pas, par elle-même, une forme d’expression d’un programme d’ordinateur au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250 et que, dès lors, elle ne peut pas bénéficier de la protection conférée par cette directive.

6.        Nous expliquerons, ensuite, pourquoi nous pensons que, lorsqu’elle constitue une création intellectuelle propre à son auteur, une interface utilisateur graphique peut bénéficier de la protection par le droit d’auteur en tant qu’œuvre au sens de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29.

7.        En revanche, nous proposerons à la Cour de dire pour droit que la diffusion télévisuelle de l’interface utilisateur graphique, parce qu’elle fait perdre à cette dernière sa qualité d’œuvre au sens de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29, ne constitue pas une communication de l’œuvre au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de cette directive.

I –    Le cadre juridique

A –    Le droit international

1.      L’accord ADPIC

8.        L’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, qui constitue l’annexe 1 C de l’accord instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), signé à Marrakech le 15 avril 1994, a été approuvé par la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986-1994) (4).

9.        En vertu de l’article 10, paragraphe 1, de l’accord ADPIC, «[l]es programmes d’ordinateur, qu’ils soient exprimés en code source ou en code objet, seront protégés en tant qu’œuvres littéraires en vertu de la Convention de Berne (1971)».

2.      Le traité sur le droit d’auteur

10.      Le traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) sur le droit d’auteur (ci-après le «TDA»), adopté à Genève le 20 décembre 1996, a été approuvé au nom de la Communauté européenne par la décision 2000/278/CE du Conseil, du 16 mars 2000 (5).

11.      L’article 4 du TDA prévoit que «[l]es programmes d’ordinateur sont protégés en tant qu’œuvres littéraires au sens de l’article 2 de la Convention de Berne. La protection prévue s’applique aux programmes d’ordinateur quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression».

12.      Le TDA ne définit pas la notion de programme d’ordinateur. Cependant, lors des travaux préparatoires, les membres signataires se sont mis d’accord sur la définition suivante. Un programme d’ordinateur est une série de commandes capables, lorsqu’elles sont insérées dans un support assimilable par ordinateur, d’amener un ordinateur ayant des capacités de traitement à indiquer, à réaliser ou à exécuter une fonction, une tâche ou un résultat déterminés (6).

B –    Le droit de l’Union

1.      La directive 91/250

13.      La directive 91/250 vise à harmoniser les législations des États membres dans le domaine de la protection juridique des programmes d’ordinateur en définissant un niveau minimal de protection (7).

14.      Ainsi, le sixième considérant de ladite directive précise que le cadre juridique de l’Union concernant la protection des programmes d’ordinateur peut, dans un premier temps, se limiter à prescrire que les États membres doivent accorder la protection du droit d’auteur aux programmes d’ordinateur en tant qu’œuvres littéraires et à déterminer les bénéficiaires et l’objet de la protection, les droits exclusifs que les personnes protégées devraient pouvoir invoquer pour autoriser ou interdire certains actes, ainsi que la durée de la protection.

15.      L’article 1er de la directive 91/250 est rédigé comme suit:

«1.      Conformément aux dispositions de la présente directive, les États membres protègent les programmes d’ordinateur par le droit d’auteur en tant qu’œuvres littéraires au sens de la convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques. Le terme ‘programme d’ordinateur’, aux fins de la présente directive, comprend le matériel de conception préparatoire.

2.      La protection prévue par la présente directive s’applique à toute forme d’expression d’un programme d’ordinateur. Les idées et principes qui sont à la base de quelque élément que ce soit d’un programme d’ordinateur, y compris ceux qui sont à la base de ses interfaces, ne sont pas protégés par le droit d’auteur en vertu de la présente directive.

3.      Un programme d’ordinateur est protégé s’il est original, en ce sens qu’il est la création intellectuelle propre à son auteur. Aucun autre critère ne s’applique pour déterminer s’il peut bénéficier d’une protection.»

2.      La directive 2001/29

16.      La directive 2001/29 porte sur la protection juridique du droit d’auteur et des droits voisins dans le cadre du marché intérieur, avec une importance particulière accordée à la société de l’information (8).

17.      Ladite directive s’applique sans préjudice des dispositions existantes relatives, notamment, à la protection juridique des programmes d’ordinateur (9).

18.      L’article 2, sous a), de la directive 2001/29 indique que les États membres prévoient le droit exclusif, pour les auteurs, d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, en tout ou partie, de leurs œuvres.

19.      Aux termes de l’article 3, paragraphe 1, de cette directive, «[l]es États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement».

C –    Le droit national

20.      La directive 91/250 a été transposée dans l’ordre juridique tchèque par la loi n° 121/2000 sur le droit d’auteur, sur les droits voisins et sur la modification de certaines lois (zákon č. 121/2000 o právu autorském, o právech souvisejících s právem autorským a o změně některých zákonů), du 7 avril 2000 (10).

21.      En vertu de l’article 2, paragraphe 1, de cette loi, le droit d’auteur a pour objet toute œuvre littéraire et toute autre œuvre artistique créatrice de l’auteur et qui est exprimée sous quelque forme que ce soit objectivement perceptible, y compris sous une forme électronique, permanente ou provisoire, indépendamment de sa portée, de sa finalité ou de son importance.

22.      L’article 2, paragraphe 2, de ladite loi indique que le programme d’ordinateur est également considéré comme une œuvre s’il est original, en ce sens qu’il s’agit de la création intellectuelle propre de l’auteur.

23.      Selon l’article 65, paragraphe 1, de la loi sur le droit d’auteur, le programme d’ordinateur, quelle que soit sa forme d’expression, y compris les éléments préparatoires de conception, est protégé en tant qu’œuvre littéraire. L’article 65, paragraphe 2, de cette loi précise que les idées et les principes sur lesquels est fondé tout élément d’un programme d’ordinateur, y compris ceux qui sont le fondement de sa connexion avec un autre programme, ne sont pas protégés au titre de ladite loi.

II – Les faits et le litige au principal

24.      Par une demande adressée le 9 avril 2001 au Ministerstvo kultury et modifiée par lettre du 12 juin 2001, Bezpečnostní softwarová asociace – Svaz softwarové ochrany (Association pour la protection de software, ci-après «BSA») a sollicité une autorisation pour la gestion collective des droits d’auteur patrimoniaux sur les programmes d’ordinateur, en application de l’article 98 de la loi sur le droit d’auteur.

25.      Le Ministerstvo kultury a, par une décision du 20 juillet 2001, rejeté cette demande. BSA a, dès lors, introduit le 6 août 2001 un recours contre celle-ci, recours qui a également été rejeté par une décision du 31 octobre 2001.

26.      BSA a intenté un recours contre cette décision du 31 octobre 2001 devant le Vrchní soud v Praze (Cour supérieure de Prague). Le Nejvyšší správní soud, à qui l’affaire a été déférée, a annulé ladite décision.

27.      Le Ministerstvo kultury a donc adopté une nouvelle décision le 14 avril 2004, par laquelle il a, de nouveau, rejeté la demande de BSA. Cette dernière a intenté un recours contre cette nouvelle décision devant le Ministerstvo kultury. Par une décision du 22 juillet 2004, la décision du 14 avril 2004 a été annulée.

28.      Le Ministerstvo kultury a finalement adopté une nouvelle décision le 27 janvier 2005 par laquelle il a rejeté, une fois encore, la demande de BSA. Il a, notamment, indiqué que la loi sur le droit d’auteur protège uniquement le code objet et le code source du programme d’ordinateur, mais aucunement l’interface utilisateur graphique. BSA a intenté un recours contre cette décision devant le Ministerstvo kultury. Ce recours ayant été rejeté par une décision du 6 juin 2005, BSA a formé un recours devant le Městský soud v Praze (cour municipale de Prague) qui a confirmé la thèse du Ministerstvo kultury. BSA a fait appel de la décision du Městský soud v Praze devant le Nejvyšší správní soud.

III – Les questions préjudicielles

29.      Éprouvant des doutes quant à l’interprétation de dispositions du droit de l’Union, le Nejvyšší správní soud a décidé de surseoir à statuer et de poser les questions préjudicielles suivantes à la Cour:

«1)      Faut-il interpréter l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250[…] en ce sens que, aux fins de la protection du droit d’auteur sur un programme d’ordinateur en tant qu’œuvre protégée par le droit d’auteur en application de [cette] directive, on entend par ‘toute forme d’expression d’un programme d’ordinateur’ également l’interface utilisateur graphique d’un programme d’ordinateur ou une partie de celle-ci?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, la radiodiffusion télévisuelle, qui permet au public une perception sensorielle de l’interface [utilisateur graphique] d’un programme d’ordinateur, ou d’une partie de celle-ci, bien entendu sans possibilité de commander activement ce programme, est-elle une communication au public d’une œuvre protégée par le droit d’auteur, ou d’une partie de celle-ci, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29[…]?»

IV – Analyse

A –    Sur la compétence de la Cour

30.      Dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi attire l’attention sur le fait que pourrait lui être opposée l’incompétence de la Cour pour répondre aux questions qu’elle pose.

31.      En effet, les faits du litige au principal sont antérieurs à la date d’adhésion de la République tchèque à l’Union européenne.

32.      Or, selon une jurisprudence constante, la Cour est compétente pour interpréter les directives uniquement pour ce qui concerne l’application de celles-ci dans un nouvel État membre à partir de la date d’adhésion de ce dernier à l’Union (11).

33.      Cependant, la Cour, dans l’arrêt du 14 juin 2007, Telefónica O2 Czech Republic (12), a relevé que la décision contestée au principal était postérieure à la date d’adhésion de l’État membre à l’Union, qu’elle réglait une situation pour l’avenir et non pour le passé, et que le juge national interrogeait la Cour sur la législation de l’Union applicable au litige au principal. Puis, elle a indiqué que, dès lors que les questions préjudicielles portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour statue sans qu’elle ait en principe à s’interroger sur les circonstances dans lesquelles les juridictions nationales ont été amenées à lui poser les questions et se proposent de faire application de la disposition de droit de l’Union qu’elles lui ont demandé d’interpréter (13).

34.      Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, bien que les faits du litige eussent pris naissance avant l’adhésion de la République tchèque à l’Union, la décision contestée au principal était postérieure à cette adhésion (14). La Cour a, dès lors, considéré qu’elle était compétente pour statuer sur les questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi.

35.      Dans la présente affaire, nous retrouvons le même cas de figure. En effet, nous avons vu que la première décision du Ministerstvo kultury date du 20 juillet 2001, soit avant la date d’adhésion de la République tchèque à l’Union. Après plusieurs recours de BSA qui ont donné lieu à des rejets de la part du Ministerstvo kultury, celui-ci a adopté une nouvelle décision le 27 janvier 2005, rejetant une nouvelle fois la demande de BSA.

36.      BSA ayant contesté, sans succès, cette nouvelle décision devant le Ministerstvo kultury, elle a saisi le Městský soud v Praze afin de la faire annuler.

37.      Ce dernier a confirmé la thèse du Ministerstvo kultury et BSA a, dès lors, formé un recours devant le Nejvyšší správní soud.

38.      Il s’agit donc d’une décision postérieure à la date d’adhésion de la République tchèque à l’Union, à savoir la décision du 27 janvier 2005, qui est l’objet du litige au principal.

39.      En outre, cette décision vise à régler une situation pour l’avenir, puisque l’enjeu est la gestion collective, par BSA, des droits d’auteur patrimoniaux sur les programmes d’ordinateur, et les questions préjudicielles portent sur l’interprétation de dispositions du droit de l’Union.

40.      Par conséquent, au vu de ces éléments, nous sommes d’avis que la Cour est compétente pour répondre aux questions préjudicielles posées par la juridiction de renvoi.

B –    Sur la première question préjudicielle

41.      Par sa première question, la juridiction de renvoi cherche à savoir, en substance, si l’interface utilisateur graphique est une forme d’expression d’un programme d’ordinateur au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250 et bénéficie, dès lors, de la protection par le droit d’auteur sur les programmes d’ordinateur.

42.      La difficulté que rencontre le juge de renvoi dans la présente affaire tient au fait que cette directive ne donne pas de définition de la notion de programme d’ordinateur. La question posée par la juridiction de renvoi nous amène, en réalité, à nous interroger sur l’objet et l’étendue de la protection conférée par ladite directive.

43.      Afin de répondre à cette question, il est nécessaire de nous interroger, tout d’abord, sur ce que recouvre cette notion au sens de la directive 91/250 afin de pouvoir déterminer, par la suite, si l’interface utilisateur graphique est une forme d’expression de ladite notion.

44.      Après avoir examiné la notion de programme d’ordinateur, nous indiquerons les raisons pour lesquelles nous pensons que l’interface utilisateur graphique n’est pas une forme d’expression d’un programme d’ordinateur au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250 et qu’elle ne peut pas, dès lors, bénéficier de la protection conférée par cette directive. Puis, nous expliquerons pourquoi, selon nous, cette interface est susceptible d’être protégée par le droit commun du droit d’auteur.

1.      Sur la notion de programme d’ordinateur

45.      L’article 1er, paragraphe 1, de la directive 91/250 indique que les programmes d’ordinateur sont protégés par le droit d’auteur en tant qu’œuvres littéraires. Cette directive n’apporte aucune définition de la notion de programme d’ordinateur et se borne à indiquer que celle-ci comprend également le matériel de conception préparatoire (15).

46.      L’absence de définition résulte de la volonté expresse du législateur de l’Union. Dans sa proposition de directive (16), la Commission des Communautés européennes précise, en effet, que «[l]es experts ont fait valoir que toute définition, dans une directive, de ce qui constitue un programme deviendrait nécessairement obsolète si les progrès de la technologie venaient à modifier la nature des programmes tels qu’on les connaît aujourd’hui» (17).

47.      Toutefois, si le législateur de l’Union refuse d’enfermer la notion de programme d’ordinateur dans une définition qui pourrait être vite dépassée, la Commission, dans cette proposition de directive, nous fournit des éléments utiles. Ainsi, il est indiqué que cette notion désigne un ensemble d’instructions ayant pour but de faire accomplir des fonctions par un système de traitement de l’information, appelé ordinateur (18). La Commission indique également que, dans l’état actuel de la technique, le terme de programme désigne l’expression, dans toute forme, tout langage, toute notation ou tout code, d’un ensemble d’instructions ayant pour objet de permettre à un ordinateur d’accomplir une tâche ou une fonction particulière (19).

48.      La Commission ajoute que ce terme doit englober toutes les formes de programme, perceptibles par l’être humain ou exploitables par la machine, à partir desquelles le programme permettant à la machine d’accomplir sa fonction a été ou peut être créé (20).

49.      En réalité, la Commission vise ici les éléments littéraux qui sont à la base du programme d’ordinateur, à savoir le code source et le code objet. En effet, à l’origine d’un programme d’ordinateur, il y a le code source, rédigé par le programmeur. Ce code, constitué de mots, est intelligible par l’esprit humain. Il n’est, cependant, pas exécutable par la machine. Afin qu’il le devienne, il doit être compilé pour être traduit dans le langage de la machine sous une forme binaire, le plus souvent les chiffres 0 et 1. C’est ce que l’on appelle le code objet.

50.      Ces codes représentent donc l’écriture du programme d’ordinateur dans un langage d’abord compréhensible par l’esprit humain, puis compréhensible par la machine. Ils sont l’expression de l’idée du programmeur et, à ce titre, il ne fait aucun doute qu’ils bénéficient de la protection par le droit d’auteur conférée par la directive 91/250.

51.      Du reste, cette constatation est confirmée par la lettre de l’article 10, paragraphe 1, de l’accord ADPIC qui prévoit que les programmes d’ordinateur, qu’ils soient exprimés en code source ou en code objet, seront protégés en tant qu’œuvres littéraires en vertu de la convention de Berne.

52.      La question qui se pose, à présent, est celle de savoir si l’interface utilisateur graphique, qui est le résultat, à l’écran, du programme d’ordinateur, constitue une forme d’expression de ce programme et bénéficie ainsi de la protection conférée par la directive 91/250.

2.      Sur la notion de toute forme d’expression du programme d’ordinateur

53.      Au dixième considérant de la directive 91/250, celle-ci indique qu’un programme d’ordinateur est appelé à communiquer et à opérer avec d’autres éléments d’un système informatique et avec des utilisateurs. À cet effet, un lien logique et, le cas échéant, physique d’interconnexion et d’interaction est nécessaire dans le but de permettre le plein fonctionnement de tous les éléments du logiciel et du matériel avec d’autres logiciels et matériels ainsi qu’avec les utilisateurs. Puis, il est précisé que les parties du programme qui assurent cette interconnexion et cette interaction entre les éléments des logiciels et des matériels sont communément appelées «interfaces» (21).

54.      Dans le domaine informatique, l’interface revêt donc plusieurs formes pouvant être regroupées en deux catégories, à savoir les interfaces physiques et les interfaces logiques ou logicielles. Les interfaces physiques comprennent, notamment, le matériel tel que l’écran de l’ordinateur, le clavier ou encore la souris.

55.      Au sein des interfaces logicielles, nous retrouvons les interfaces d’interconnexion, internes au logiciel et qui permettent le dialogue avec d’autres éléments du système informatique, et les interfaces d’interaction, dont l’interface utilisateur graphique fait partie.

56.      En effet, l’interface utilisateur graphique, communément appelée le «look and feel», permet une communication entre le programme et l’utilisateur. Il s’agit, par exemple, des icônes et des symboles visibles à l’écran, des fenêtres ou encore du menu déroulant. Elle rend possible une interaction entre le programme et l’utilisateur. Cette interaction peut consister en la simple diffusion d’informations, mais elle peut également permettre à l’utilisateur de communiquer des instructions au programme d’ordinateur en utilisant des commandes. C’est le cas, par exemple, d’un fichier saisi avec la souris et déplacé jusqu’à la corbeille ou des commandes «copier» et «coller» d’un programme de traitement de texte.

57.      Pour les motifs que nous allons indiquer plus loin, nous ne pensons pas qu’une interface utilisateur graphique soit une forme d’expression d’un programme d’ordinateur et qu’elle puisse bénéficier de la protection juridique sur les programmes d’ordinateur.

58.      L’objectif que vise à atteindre la directive 91/250 est de protéger les programmes d’ordinateur de toute reproduction qui n’aurait pas été autorisée par le titulaire du droit (22).

59.      Selon nous, la spécificité du droit d’auteur applicable au programme d’ordinateur tient au fait que, contrairement aux autres œuvres protégées par ce droit qui font appel directement aux sens de la personne humaine, le programme d’ordinateur a une finalité utilitaire et il est donc protégé en tant que tel.

60.      En effet, nous avons vu, au point 47 des présentes conclusions, que le programme d’ordinateur désigne l’expression d’un ensemble d’instructions ayant pour objet de permettre à un ordinateur d’accomplir une tâche ou une fonction particulière.

61.      Aussi, nous pensons que, quelle que soit la forme d’expression d’un programme d’ordinateur, cette forme doit être protégée à partir du moment où sa reproduction engendrerait la reproduction du programme d’ordinateur lui-même, permettant ainsi à l’ordinateur d’accomplir sa fonction. C’est, à notre avis, le sens que le législateur de l’Union a entendu donner à l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250.

62.      D’ailleurs, c’est la raison pour laquelle le matériel de conception préparatoire, lorsqu’il permet d’aboutir à la création d’un tel programme, est également protégé par le droit d’auteur applicable au programme d’ordinateur (23).

63.      Ce matériel peut comprendre, par exemple, une structure ou un organigramme mis au point par le programmeur et qui seraient susceptibles d’être retranscrits en code source et en code objet, permettant ainsi à la machine d’exécuter le programme d’ordinateur (24). Cet organigramme élaboré par le programmeur pourrait être comparé au scénario d’un film.

64.      Dès lors, nous estimons que la notion de toute forme d’expression d’un programme d’ordinateur vise les formes d’expression qui, une fois exploitées, permettent au programme d’ordinateur d’accomplir la tâche pour laquelle il a été créé.

65.      Or, la simple interface utilisateur graphique ne peut pas aboutir à ce résultat, puisque sa reproduction n’entraîne pas la reproduction du programme d’ordinateur lui-même. Il est, d’ailleurs, possible que des programmes d’ordinateur ayant des codes source et objet différents aient la même interface. Partant, l’interface utilisateur graphique ne divulgue pas le programme d’ordinateur. Elle ne sert qu’à rendre son utilisation plus facile et plus conviviale.

66.      L’interface utilisateur graphique n’est donc pas, à notre avis, une forme d’expression d’un programme d’ordinateur au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250.

67.      Admettre le contraire pourrait avoir pour conséquence de conférer une protection à un programme d’ordinateur, et donc à son code source et à son code objet, sur le simple fait que l’interface utilisateur graphique a été reproduite et sans même avoir vérifié l’originalité des codes qui le constituent, ce qui contreviendrait manifestement à l’article 1er, paragraphe 3, de cette directive qui prévoit qu’«[u]n programme d’ordinateur est protégé s’il est original, en ce sens qu’il est la création intellectuelle propre à son auteur».

68.      Pour ces raisons, nous sommes d’avis que l’interface utilisateur graphique n’est pas une forme d’expression d’un programme d’ordinateur au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de ladite directive et que, dès lors, elle ne peut pas bénéficier de la protection conférée par la directive 91/250.

69.      Pour autant, nous ne pensons pas qu’une telle interface ne pourra jamais être protégée.

3.      La protection de l’interface utilisateur graphique par le droit commun du droit d’auteur

70.      Si l’interface utilisateur graphique ne peut pas être considérée comme l’expression d’un programme d’ordinateur et ne peut donc pas être protégée en tant que telle, nous estimons qu’elle est, néanmoins, susceptible de bénéficier de la protection par le droit d’auteur applicable à toute œuvre littéraire et artistique en vertu de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29.

71.      Selon la jurisprudence développée dans l’arrêt du 16 juillet 2009, Infopaq International (25), le droit d’auteur s’applique à un objet lorsqu’il est original, en ce sens qu’il est une création intellectuelle propre à son auteur (26).

72.      À notre avis, il ne fait aucun doute que l’interface utilisateur graphique est susceptible d’être une création intellectuelle.

73.      La réalisation d’une telle interface nécessite un effort intellectuel considérable de la part de son auteur, comme cela est le cas pour un livre ou une partition de musique. Derrière l’interface utilisateur graphique se cache, en effet, une structure complexe développée par le programmeur (27). Ce dernier utilise un langage de programmation qui, structuré d’une certaine manière, va permettre d’obtenir un bouton de commande spécial, par exemple le «copier-coller», ou encore une action, tel le fait de cliquer deux fois sur un dossier pour l’ouvrir ou cliquer sur une icône pour réduire la fenêtre qui est ouverte.

74.      Cependant, si l’interface utilisateur graphique requiert un effort intellectuel, encore faut-il, en vertu de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29, qu’elle soit, pour reprendre l’expression de la Cour, un objet original en ce sens qu’il est une création intellectuelle propre à son auteur (28).

75.      La difficulté quant à la détermination de l’originalité de l’interface utilisateur graphique tient au fait que la majorité des éléments qui la composent ont un but fonctionnel, puisqu’ils visent à faciliter l’utilisation du programme d’ordinateur. Dès lors, la manière d’exprimer ces éléments ne peut être que limitée, puisque, comme l’a indiqué la Commission dans ses observations écrites (29), l’expression est dictée par la fonction technique que lesdits éléments remplissent. Tel est le cas, par exemple, de la souris qui se déplace sur l’écran et que l’on pointe sur le bouton de commande afin de le faire fonctionner ou encore du menu déroulant qui apparaît lorsqu’un fichier texte est ouvert.

76.      Dans de tels cas, il nous semble que le critère de l’originalité n’est pas rempli, car les différentes manières de mettre en œuvre une idée sont si limitées que l’idée et l’expression se confondent. Si une telle possibilité était offerte, cela aurait pour conséquence de conférer un monopole à certaines sociétés sur le marché des programmes d’ordinateur, mettant ainsi un frein considérable à la création et à l’innovation sur ce marché, ce qui irait à l’encontre de l’objectif de la directive 2001/29 (30).

77.      Dès lors, nous pensons que, dans son appréciation au cas par cas, le juge national devra vérifier si, par les choix de son auteur, par les combinaisons qu’il crée et la mise en scène de l’interface utilisateur graphique, celle-ci est une expression de la création intellectuelle propre à son auteur, en excluant de cette appréciation les éléments dont l’expression est dictée par leur fonction technique.

78.      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, nous estimons que l’interface utilisateur graphique n’est pas une forme d’expression d’un programme d’ordinateur au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250 et que, dès lors, elle ne peut pas bénéficier de la protection conférée par cette directive. En revanche, lorsqu’elle constitue une création intellectuelle propre à son auteur, une interface utilisateur graphique bénéficie de la protection par le droit d’auteur en tant qu’œuvre au sens de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29.

C –    Sur la seconde question préjudicielle

79.      Par sa seconde question, la juridiction de renvoi s’interroge sur le point de savoir si la diffusion télévisuelle d’une interface utilisateur graphique constitue une communication de l’œuvre au public, au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29.

80.      Lors de l’audience qui s’est tenue le 2 septembre 2010, les parties ont donné quelques exemples de diffusion, sur un écran de télévision, d’une interface utilisateur graphique. Il pourrait s’agir, notamment, de l’affichage, à l’écran, lors de la diffusion d’une émission concernant des élections, d’un tableau reprenant les résultats de ces élections.

81.      Le juge de renvoi éprouve des doutes quant au fait qu’une telle interface puisse faire l’objet d’une communication au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, car cette interface est diffusée sur un écran de télévision de manière passive, sans que les téléspectateurs puissent utiliser ladite interface ou même accéder à l’ordinateur ou à un autre équipement qu’elle permet de commander.

82.      Selon nous, la simple diffusion télévisuelle d’une interface utilisateur graphique n’est pas une communication de l’œuvre, au sens des articles 2, sous a), et 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29.

83.      En effet, nous avons vu, au point 56 des présentes conclusions, que l’interface utilisateur graphique a pour objet de permettre une interaction entre le programme d’ordinateur et l’utilisateur. La raison d’être d’une telle interface est de faire en sorte que l’utilisation de ce programme soit rendue plus facile pour l’utilisateur.

84.      L’interface utilisateur graphique se distingue donc des autres œuvres protégées par le droit commun du droit d’auteur par sa nature particulière. L’originalité de celle-ci réside dans sa mise en scène, dans sa manière de communiquer avec l’utilisateur, comme la possibilité de commander des boutons ou encore d’ouvrir des fenêtres.

85.      Or, en diffusant cette interface sur un écran de télévision, celle-ci perd son caractère original en raison du fait que l’élément essentiel qui la constitue, à savoir cette interaction avec l’utilisateur, est rendu impossible.

86.      Dès lors, amputée de l’élément essentiel qui la caractérise, l’interface utilisateur graphique ne répond plus à la définition d’une œuvre au sens de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29. Ce n’est donc plus l’œuvre que l’organisme de diffusion diffuse sur les écrans de télévision et communique au public.

87.      Pour ces raisons, nous sommes d’avis que la diffusion télévisuelle de l’interface utilisateur graphique, parce qu’elle fait perdre à cette dernière sa qualité d’œuvre au sens de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29, ne constitue pas une communication de l’œuvre au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de cette directive.

V –    Conclusion

88.      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, nous proposons à la Cour de répondre comme suit au Nejvyšší správní soud:

«1)      L’interface utilisateur graphique n’est pas une forme d’expression d’un programme d’ordinateur au sens de l’article 1er, paragraphe 2, de la directive 91/250/CEE du Conseil, du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur, et, dès lors, elle ne peut pas bénéficier de la protection conférée par cette directive.

2)      Lorsqu’elle constitue une création intellectuelle propre à son auteur, une interface utilisateur graphique bénéficie de la protection par le droit d’auteur en tant qu’œuvre au sens de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil, du 22 mai 2001, sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information.

3)      La diffusion télévisuelle de l’interface utilisateur graphique, parce qu’elle fait perdre à cette dernière sa qualité d’œuvre au sens de l’article 2, sous a), de la directive 2001/29, ne constitue pas une communication de l’œuvre au public au sens de l’article 3, paragraphe 1, de cette directive.»


1 – Langue originale: le français.


2 – Directive du Conseil du 14 mai 1991 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur (JO L 122, p. 42).


3 – Directive du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (JO L 167, p. 10).


4 – JO L 336, p. 1, ci-après l’«accord ADPIC».


5 – JO L 89, p. 6.


6 – Voir définition donnée par l’OMPI dans ses dispositions types sur la protection des programmes d’ordinateur sur le site Internet de l’OMPI (http://www.wipo.int/edocs/mdocs/copyright/en/wipo_ip_cm_07/wipo_ip_cm_07_www_82573.doc).


7 – Voir premier, quatrième et cinquième considérants de cette directive.


8 – Voir article 1er, paragraphe 1, de cette directive.


9 – Voir article 1er, paragraphe 2, sous a), de la directive 2001/29.


10 – 121/2000 Sb., ci-après la «loi sur le droit d’auteur».


11 – Voir, notamment, arrêt du 10 janvier 2006, Ynos (C‑302/04, Rec. p. I‑371, point 36 et jurisprudence citée).


12 – C‑64/06, Rec. p. I‑4887.


13 – Points 21 et 22 ainsi que jurisprudence citée.


14 – Points 19 et 20.


15 – Le septième considérant de ladite directive indique que, «aux fins de la présente directive, le terme ‘programme d’ordinateur’ vise les programmes sous quelque forme que ce soit, y compris ceux incorporés au matériel; que ce terme comprend également les travaux préparatoires de conception aboutissant au développement d’un programme, à condition qu’ils soient de nature à permettre la réalisation d’un programme d’ordinateur à un stade ultérieur».


16 – Proposition de directive du Conseil concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur (JO 1989, C 91, p. 4, ci-après la «proposition de directive»).


17 – Voir article 1er, paragraphe 1, premier alinéa, figurant dans la deuxième partie de la proposition de directive, intitulée «Dispositions particulières».


18 – Voir point 1.1 figurant dans la première partie de la proposition de directive, intitulée «Généralités». Voir, également, note en bas de page 6.


19 – Voir article 1er, paragraphe 1, deuxième alinéa, figurant dans la deuxième partie de la proposition de directive.


20 – Voir article 1er, paragraphe 1, troisième alinéa, figurant dans la deuxième partie de la proposition de directive.


21 – Voir onzième considérant de cette directive.


22 – Voir premier et deuxième considérants de cette directive.


23 – Voir septième considérant de cette directive et point 1.1 figurant dans la première partie de la proposition de directive.


24 – Pour un aperçu succinct de l’élaboration d’un logiciel, voir Caron, C., Droits d’auteur et droits voisins, 2e édition, Litec, Paris, 2009, p. 134 et 135, ainsi que Strowel, A., et Derclaye, E., Droit d’auteur et numérique: logiciels, bases de données, multimédia: droit belge, européen et comparé, Bruylant, Bruxelles, 2001, p. 181 et 182.


25 – C‑5/08, Rec. p. I‑6569.


26 – Point 37.


27 – Pour un exemple de création d’une interface graphique, voir site Internet http://s.sudre.free.fr/Stuff/Interface.html.


28 – Voir arrêt Infopaq International, précité (point 37).


29 – Voir points 36 et 37.


30 – Voir deuxième et quatrième considérants de cette directive.