Language of document : ECLI:EU:C:2011:592

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO CRUZ VILLALÓN

présentées le 15 septembre 2011 (1)

Affaire C‑280/10

Polski Trawertyn

contre

Dyrektor Izby Skarbowej w Poznaniu

[demande de décision préjudicielle
formée par le Naczelny Sąd Administracyjny (Pologne)]

«Fiscalité — Taxe sur la valeur ajoutée — Récupération de la taxe payée en amont pour des opérations effectuées en vue d’une activité économique future — Opération taxée avant la constitution d’une société en nom collectif qui réalisera l’activité économique — Émission de factures au nom de la future société en nom collectif et des ‘futurs associés’ — Achat de terrains à la charge des ‘futurs associés’ apportés en nature à la société en nom collectif au moment de sa constitution»





I –    Introduction

1.        Le Naczelny Sąd Administracyjny (Cour suprême administrative, Pologne) pose deux questions préjudicielles sur la portée du droit à récupération de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la «TVA») payée en amont, dans un contexte dans lequel il y a un changement formel des assujettis. En particulier, il nous demande si la directive 2006/112/CE, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (2), permet à une société en nom personnel d’exercer le droit à déduction de la TVA payée en amont pour l’achat d’un immeuble, alors que ce n’est pas elle qui a réalisé l’achat, mais les personnes qui la constitueront plus tard en tant qu’associés.

2.        Bien que la Cour ait déjà eu l’occasion de se prononcer sur les problèmes d’interprétation posés par la récupération de la TVA payée en amont dans le cadre du commencement ou de la préparation d’une activité économique, dans la présente affaire, nous sommes face au problème particulier de deux personnes physiques, que nous appellerons ci-après les «futurs associés». Ces personnes ont conçu et réalisé l’investissement nécessaire au démarrage d’une activité économique qui sera assurée non par eux, mais par une société en nom personnel dont ils seront les seuls associés. Le fait qu’il s’agisse de «futurs associés» agissant ès qualités avant le commencement de l’activité économique rend en quelque sorte plus difficile de faire admettre que le droit à déduction appartient à la société, puisque ce n’est pas elle qui a payé la TVA. Par ailleurs, le droit au remboursement de la TVA payée en amont ne peut être accordé automatiquement aux futurs associés: ne réalisant pas effectivement l’activité économique, ils ne pourront en effet pas davantage répercuter la taxe sur le maillon suivant de la chaîne de production.

3.        Ces deux obstacles nous imposent d’analyser avec vigilance la jurisprudence de la Cour sur cette question, mais aussi d’éviter une interprétation de la directive 2006/112 qui, sous couvert de formalisme, finirait par se heurter aux principes qui la sous-tendent.

II – Cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

4.        L’article 9, paragraphe 1, de la directive 2006/112 définit la notion d’assujetti aux fins de la TVA dans les termes suivants:

«Est considéré comme ‘assujetti’ quiconque exerce, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une activité économique, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité.

Est considérée comme ‘activité économique’ toute activité de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales ou assimilées. Est en particulier considérée comme activité économique, l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence.»

5.        Le droit à déduction de la TVA payée est visé aux articles 167 et suivants de la directive susmentionnée et, pour ce qui nous intéresse, à l’article 168, aux termes duquel:

«Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti a le droit, dans l’État membre dans lequel il effectue ces opérations, de déduire du montant de la taxe dont il est redevable les montants suivants:

a)      la TVA due ou acquittée dans cet État membre pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront fournis par un autre assujetti;

b)      la TVA due pour les opérations assimilées aux livraisons de biens et aux prestations de services conformément à l’article 18, point a), et à l’article 27;

c)      la TVA due pour les acquisitions intracommunautaires de biens conformément à l’article 2, paragraphe 1, point b) i);

d)      la TVA due pour les opérations assimilées aux acquisitions intracommunautaires conformément aux articles 21 et 22;

e)      la TVA due ou acquittée pour les biens importés dans cet État membre.»

6.        L’article 178 de la directive 2006/112 définit les conditions de forme afférentes à la déduction, en particulier celle visée sous a):

«pour la déduction visée à l’article 168, [sous] a), en ce qui concerne les livraisons de biens et les prestations de services, détenir une facture établie conformément aux articles 220 à 236 et aux articles 238, 239 et 240».

B –    Le droit national

7.        Aux termes de l’article 15, paragraphe 1, de la loi sur la taxe sur la valeur ajoutée, du 11 mars 2004 (Dz. U. no 54, pos. 535 telle que modifiée, ci-après la «loi sur la TVA»):

«Est considéré comme ‘assujetti’ toute personne morale, toute entité organisationnelle ne possédant pas la personnalité juridique ainsi que toute personne physique exerçant, d’une façon indépendante, une activité économique visée au paragraphe 2, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité.»

8.        L’article 15, paragraphe 2, de la loi sur la TVA définit la notion d’activité économique aux fins de la TVA dans les termes suivants:

«Est considérée comme ‘activité économique’ toute activité de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales, même lorsque l’acte n’a été posé qu’une fois dans des circonstances indiquant l’intention de le répéter. Est en particulier considérée comme activité économique l’exploitation de biens ou de biens incorporels en vue d’en tirer des recettes ayant un caractère de permanence.»

9.        L’article 86, paragraphe 1, de la loi sur la TVA, relatif au droit à déduction, dispose ce qui suit:

«Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti, visé à l’article 15, a le droit de déduire du montant de la taxe dont il est redevable le montant de la taxe acquittée, sous réserve des dispositions des articles 114, 119, paragraphe 4, 120, paragraphes 17 et 19, et 124.»

10.      L’article 86, paragraphe 10, point 1, de la loi sur la TVA se concentre sur la naissance du droit à déduction:

«Le droit à déduction naît:

1.      dans la déclaration TVA afférente à la période au cours de laquelle l’assujetti a reçu la facture ou le document douanier, sous réserve des points 2 et 4 et des paragraphes 11, 12, 16 et 18.»

11.      Conformément à l’article 106, paragraphe 1, de la loi sur la TVA:

«Les assujettis cités à l’article 15 sont tenus d’établir des factures constatant la vente, la date de celle-ci, le prix unitaire hors TVA, l’assiette, le tarif et le montant de la taxe, le montant de la créance ainsi que les données de l’assujetti et de l’acquéreur, sous réserve des paragraphes 2, 4 et 5 et des articles 119, paragraphe 10, et 120, paragraphe 16.»

12.      En vertu de l’article 8, paragraphe 1, point 6, de l’arrêté du ministre des Finances polonais, du 27 avril 2004, arrêtant des mesures d’exécution de certaines dispositions de la loi sur le chiffre d’affaires (Dz. U. nr. 97, pos. 970, tel que modifié, ci-après l’«arrêté d’exécution»):

«Sont exonérés de la TVA:

6.      les actifs immobilisés apportés dans des sociétés commerciales et civiles.»

III – Faits et procédure au principal

13.      Le 22 décembre 2006, MM. Paweł Józef Granatowicz et Marcin Michał Wąsiewicz ont acquis en copropriété une carrière de pierres naturelles à ciel ouvert, opération soumise à la TVA et pour laquelle une facture portant cette date a été établie aux noms des deux.

14.      Le 26 avril 2007 ont été signés devant notaire les statuts fondateurs de la société en nom collectif Kopalnia Odkrywkowa Polski Trawertyn P. Granatowicz, M. Wąsiewicz, spólka jawna (ci-après la «société»), pour laquelle MM. Granatowicz et Wąsiewicz ont apporté en nature la carrière. Le notaire a facturé à la société l’établissement de l’acte notarié et des six copies relatifs à la constitution de celle-ci.

15.      La société a été inscrite au registre le 5 juin 2007 et a donc été constituée aux fins de la TVA le 14 juin de la même année.

16.      Dans sa déclaration du mois de juin 2007, la société a déduit la TVA payée pour l’achat de la carrière et la prestation des services notariaux, pour un montant de 289 718 PLN.

17.      Après contrôle, les autorités fiscales polonaises ont constaté deux irrégularités dans la déclaration présentée par la société. En premier lieu, la facture présentée pour l’achat de l’immeuble a été établie au nom des futurs associés et non à celui de la société. En deuxième lieu, la facture relative à l’acte notarié de constitution et ses six copies ont été établies au nom de la société, alors qu’elle n’était pas encore légalement constituée.

18.      Le directeur Izby Skarbowej a été saisi de la réclamation introduite par la société contre la décision des autorités fiscales polonaises et a confirmé l’acte attaqué en vertu des mêmes arguments.

19.      Ensuite, la société a formé un recours administratif devant le Wojewódzki Sąd Administracyjny w Poznaniu, juridiction qui a admis également le raisonnement des autorités tant en ce qui concerne la facture d’achat de l’immeuble que la facture relative à l’acte notarié de constitution.

20.      La société s’est pourvue en cassation contre ce jugement de première instance devant le Naczelny Sąd Administracyjny, organe juridictionnel qui nous pose les questions préjudicielles dans cette procédure.

IV – Questions préjudicielles et procédure devant la Cour

21.      Le 4 juin 2010, le greffe de la Cour a reçu la décision de renvoi du Naczelny Sąd Administracyjny dans laquelle les questions préjudicielles suivantes nous sont posées:

«1)      Une société qui, en la personne de ses futurs associés, effectue des dépenses d’investissement avant son inscription formelle en tant que société commerciale, et avant son enregistrement aux fins de la TVA, est-elle autorisée, après son inscription et après son enregistrement aux fins de la TVA, à faire valoir un droit à déduction de la TVA payée en amont pour des dépenses d’investissement exposées pour son activité taxable, au titre de l’article 9 ainsi que des articles 168 et 169 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO L 347, p. 1)?

2)      La facture relative à des dépenses d’investissement, établie au nom des associés, et non de la société, fait-elle obstacle à la mise en œuvre du droit à déduction de la TVA pour les dépenses d’investissement, tel que visé à la première question?»

22.      Outre la requérante dans le litige au principal, les gouvernements polonais, allemand et hellénique, ainsi que la Commission européenne ont présenté des observations.

23.      Lors de l’audition, qui a eu lieu le 22 juin 2011, sont intervenus les représentants de la requérante, ainsi que les agents des gouvernements polonais, français et hellénique ainsi que de la Commission.

V –    Appréciation

A –    Observation liminaire

24.      La Cour s’est déjà prononcée sur le problème à l’origine de cette procédure. Lorsqu’une personne fait des actes préparatoires dans le but de réaliser une activité économique, un déphasage temporel peut apparaître: d’une part, les actes préparatoires sont exécutés dans le but de réaliser une activité soumise à la TVA, mais, d’autre part, il n’y a pas encore eu de déclaration du montant de la taxe permettant à la personne de déduire la TVA payée en amont. Afin de résoudre ce problème, la Cour a considéré que ces personnes pouvaient récupérer le montant de la TVA payée en amont, alors même que l’activité économique proprement dite n’avait pas encore commencé. En définitive, la jurisprudence accorde à l’assujetti un droit au remboursement de la TVA payée en amont pendant la phase préparatoire d’une activité économique. Une fois ce montant récupéré, l’assujetti ne peut plus le déduire au moment de la répercussion de la taxe. Toutefois, il est possible de récupérer la TVA payée en amont lors des phases initiales.

25.      Il convient de mettre en exergue cette particularité dès le début de ces conclusions, dans la mesure où, même si la Cour prend en considération deux situations différentes, le remboursement, d’une part, et la déduction, d’autre part, elle ne le fait toutefois pas de façon spécifique. Dans sa jurisprudence, la Cour fait référence aux deux moyens de récupérer la TVA en utilisant la même expression «déduction», laquelle aplanit les différences entre ces deux situations et, en définitive, peut prêter à confusion.

26.      Mettant en perspective cette distinction, il convient maintenant d’analyser les deux questions préjudicielles posées par le Naczelny Sąd Administracyjny.

B –    La première question préjudicielle

27.      Le Naczelny Sąd Administracyjny nous demande, en premier lieu, qui peut faire valoir le droit à déduction, dans un cas où une société veut exercer ce droit pour des biens et des services d’investissement dont la TVA a été payée en amont par les futurs associés avant la constitution de ladite société.

28.      MM. Pawel Józef Granatowicz et Marcin Michał Wąsiewicz n’étaient pas associés au moment de l’acquisition du bien immobilier et il n’est pas davantage précisé dans les pièces de procédure qu’ils ont agi en cette qualité. Toutefois, il est difficile de nier que les deux ont réalisé l’opération en tant que futurs associés, c’est-à-dire avec l’intention de constituer peu de temps après une société en nom personnel, qui réaliserait l’activité d’exploitation dudit bien immobilier. De surcroît, la particularité à laquelle nous venons de faire référence ne semble absolument pas extraordinaire, puisqu’elle reflète une pratique habituelle et répandue dans le commerce: une ou plusieurs personnes décident de constituer une société, cherchent et apportent des moyens financiers, achètent des biens et des services et, lorsque les composants essentiels permettant de débuter l’activité sont réunis, ils lancent les démarches pour constituer la société qui aura la personnalité juridique et à laquelle les rapports juridiques liés à l’activité de l’entreprise seront imputés (3). Le laps de temps écoulé entre l’achat de l’immeuble et la constitution de la société Kopalnia Odkrywkowa Polski Trawertyn P. Granatowicz, M. Wąsiewicz, spólka jawna, est habituel dans les faits. Cela accroît l’intérêt pratique de la décision que prendra finalement la Cour dans la présente affaire.

29.      En définitive, le renvoi préjudiciel du Naczelny Sąd Administracyjny nous donne l’occasion de qualifier avec davantage de précision le statut des futurs associés et des sociétés aux fins de la récupération de la TVA payée en amont, mais aussi de délimiter les marges de manœuvre des États membres pour régir les relations entre ces deux entités. Dans le cadre de la réponse à cette question, il convient, en guise d’introduction, d’aborder brièvement la jurisprudence de la Cour, dont, en particulier, celle relative à la définition de l’assujetti au sens de l’article 9, paragraphe 1, de la directive 2006/112.

1.      La jurisprudence de la Cour applicable à la présente affaire

30.      Afin de répondre aux questions préjudicielles posées dans cette procédure, il convient d’analyser deux problèmes différents que la Cour a déjà eu l’occasion d’aborder. Le premier concerne le droit au remboursement de la TVA payée en amont qui est accordé à toute personne réalisant des dépenses d’investissement relevant d’actes préparatoires d’une activité économique qu’elle entreprendra. Le second concerne ce même droit, mais dans les cas où l’activité économique se poursuit, ou commence formellement, par l’intermédiaire d’une autre entité. Comme nous le verrons ci-après, aucun des deux problèmes ne s’accorde exactement avec le cas visé dans la présente procédure, mais la doctrine qui en ressort est pertinente pour répondre utilement à la question.

31.      En premier lieu, la Cour s’est prononcée sur le titulaire du droit au remboursement des frais d’investissement lorsque celui-ci est exercé à un stade purement préparatoire de l’activité économique. Dans l’affaire Rompelman (4), confrontée à ce problème, la Cour a suivi une vision non formaliste et a admis que, dans la mesure où elle avait effectué des dépenses d’investissement, une personne qui n’avait pas encore commencé une activité économique pouvait réclamer le remboursement de la TVA payée en amont pendant cette phase préparatoire (5). Il s’agit donc d’un cas où l’assujetti ne change pas; en effet, M. et Mme Rompelman avaient effectué des dépenses d’investissement afin d’exploiter eux-mêmes, ultérieurement, un bien immobilier.

32.      Bien que, dans l’arrêt Rompelman, la Cour emploie à plusieurs reprises le terme «déduction», nous sommes plutôt face à un droit au remboursement de la TVA payée en amont, puisqu’il ne s’agit pas d’une déduction sur la TVA due à la suite d’une transaction dans la chaîne de production. Au contraire, et comme nous l’avons exposé aux points 24 et 25 de ces conclusions, la Cour accorde aux époux Rompelman un droit au remboursement de la TVA payée en amont à condition qu’aucune déduction ne soit opérée ultérieurement au titre de cette taxe, lorsque l’activité économique débutera. Cette solution est cohérente avec l’esprit de la directive 2006/112, puisqu’elle permet à l’assujetti de récupérer «immédiatement» la TVA payée en amont sans être pénalisé par le fait que les actes préparatoires d’une activité économique se prolongent dans le temps.

33.      Le risque que l’activité économique ne démarre finalement pas ne fait pas obstacle à cette solution, ainsi que l’a reconnu la Cour dans l’affaire INZO (6). Dans l’arrêt rendu dans cette affaire, la Cour a confirmé l’existence du droit au remboursement, «même si, ultérieurement, il a été décidé […] de ne pas passer à la phase opérationnelle et de mettre la société en liquidation, de sorte que l’activité économique envisagée n’a pas donné lieu à des opérations taxées» (7). Dans la mesure où la personne n’agit pas en tant que consommateur final, si l’activité économique n’aboutit pas pour des raisons qui lui sont étrangères, le droit au remboursement de la TVA payée en amont reste acquis.

34.      La Cour a considéré que, en cas de fraude, les autorités fiscales avaient les ressources et les moyens de détecter si une activité avait réellement ou fictivement une visée économique. Dans ce dernier cas, la Cour considère en outre que la directive 2006/112 permet aux États membres de «demander, avec effet rétroactif, le remboursement des sommes déduites puisque ces déductions ont été accordées sur la base de fausses déclarations» (8).

35.      Les arrêts postérieurs ont confirmé que les actes préparatoires réalisés par une personne, concernant les dépenses d’investissement de l’activité économique future, lui permettaient de récupérer la TVA payée en amont. En témoignent amplement les arrêts rendus dans les affaires Gabalfrisa e.a. (9), Ghent Coal Terminal (10), Breitsohl (11) et Fini H (12).

36.      La seconde question abordée par la jurisprudence concerne les cas de cession universelle de biens au sens de l’article 19 de la directive 2006/112, dans lesquels il y a subrogation du cédant en faveur du cessionnaire. Dans ce contexte, la Cour a de nouveau une vision non formaliste et au cas par cas. Elle a ainsi considéré qu’une entité ayant la personnalité juridique, créée spécialement pour réaliser des actes préparatoires d’une société de capitaux, pouvait récupérer la TVA payée en amont pour les dépenses réalisées. C’est la solution à laquelle est parvenue la Cour dans l’affaire Faxworld (13), résultat qui permettait à l’entité préparatoire («Vorgründungsgesellschaft») de réclamer le remboursement de la taxe payée en amont, alors même que les biens et les services acquis allaient être totalement exploités par la société de capitaux à laquelle ils étaient destinés.

37.      Les arrêts rendus dans les affaires Rompelman, INZO et autres faisaient référence à des personnes caractérisées par le fait qu’elles réaliseraient elles-mêmes les activités économiques, ce qui n’est pas le cas dans notre espèce, puisque, dans la présente procédure, il y a eu, comme l’expose la juridiction de renvoi, changement d’assujetti. De même, l’arrêt Faxworld n’est pas nécessairement applicable au cas qui nous concerne: si, dans cette affaire, il y avait une transmission universelle de biens, les futurs associés de la présente ont réalisé une opération isolée qui ne concerne qu’un seul bien. Par conséquent, et comme le souligne le gouvernement français, la présente espèce ne relève pas du champ d’application de l’article 19 de la directive 2006/112.

38.      Toutefois, les arrêts susmentionnés reflètent un telos de la jurisprudence de la Cour qui peut être étendu à une affaire telle que celle-ci. Le principal objectif sous-jacent est simplement la garantie du principe de neutralité fiscale, objectif qui est également présent dans la directive 2006/112 et dont le sens est de faire en sorte que la TVA reste ce qu’elle est, à savoir une taxe indirecte grevant uniquement et exclusivement la consommation et non la réalisation d’activités économiques (14). En ce sens, tant la directive que la Cour veillent à ce que la personne qui supporte la TVA au cours du processus de production soit en mesure de récupérer la taxe, ce qui se produira lorsque celle-ci sera répercutée sur le maillon suivant de la chaîne de production (15). Le fait que ce principe de neutralité fiscale prime le reste dans le cadre de la TVA exige quelquefois de passer outre le formalisme, ce que confirme une lecture détaillée de la directive 2006/112, d’où il ressort que, lorsqu’il met en balance les deux principes, le législateur de l’Union penche pour le premier.

2.      Les futurs associés, assujettis au sens de l’article 9 de la directive 2006/112

39.      Tout d’abord, nous devons commencer par souligner que les futurs associés et la société sont des assujettis au sens de l’article 9 de la directive 2006/112. S’agissant de la société, cela ne fait aucun doute, puisque la carrière est exploitée par son intermédiaire. C’est donc elle qui réalise l’activité économique justifiant la taxation. En revanche, il est plus difficile de qualifier les futurs associés d’assujettis, même si nous allons maintenant démontrer qu’ils ont aussi cette qualité.

40.      En effet, celui qui achète des biens et reçoit des services afin de les apporter au moment de la constitution d’une société en nom personnel ne fait pas partie de la chaîne de production au sens strict, puisqu’il n’est pas celui qui exploite les biens acquis ni celui qui obtient un bénéfice au cours de la transaction. Le futur associé n’est qu’un transmetteur, un assujetti «accidentel» en quelque sorte, qui ne devient un acteur économique que parce qu’il existe un laps de temps au cours duquel il est le seul à pouvoir représenter la future entreprise. Vu sous cet angle, la jurisprudence Rompelman ne pourrait pas s’appliquer à notre cas, puisque la question posée dans cette affaire portait sur l’état d’une personne qui n’avait pas encore commencé une activité économique, mais qui la commencerait prochainement elle-même (16). Il n’y avait pas de changement de personne dans l’affaire Rompelman ni dans la jurisprudence postérieure, de sorte que, à proprement parler, la situation de la personne dans notre affaire n’est pas la même.

41.      Toutefois, il est clair que l’objectif de la jurisprudence susmentionnée doit aussi être atteint lorsqu’une activité économique est déjà installée ou lorsqu’elle en est à ses débuts, à défaut de quoi la taxe risque d’être appliquée dans des cas difficilement compatibles avec le principe de neutralité fiscale. Si le «futur associé» supporte la TVA sur une livraison de biens et de services, il faut que lui ou la société ait la possibilité de déduire immédiatement la taxe payée en amont lorsque celle-ci est répercutée. Il est important que cette possibilité soit ouverte au futur associé ou à la société, surtout lorsque le laps de temps entre la livraison et la constitution de la société est court.

42.      Cette solution s’applique aussi dans les cas où la société n’est finalement pas constituée ou bien ne termine pas l’activité commencée, comme dans l’affaire Rompelman. Étant entendu que ce raisonnement jurisprudentiel s’étend à un cas dans lequel un futur associé achète un bien ou un service et, ensuite, ne constitue pas la société pour des raisons susceptibles d’être justifiées. Dans un tel cas, la jurisprudence Rompelman impose aux États membres de prévoir un moyen d’exercer le droit de récupérer la TVA payée en amont, droit qui appartient à l’évidence au futur associé (17).

43.      Par conséquent, nous considérons que, à la lumière de la jurisprudence susmentionnée, l’article 9 de la directive 2006/112 doit être interprété en ce sens qu’un futur associé ayant acheté des biens et des services sur lesquels il a payé la TVA est un assujetti, même lorsque l’achat est effectué dans le seul but d’apporter les biens à une société ultérieurement constituée qui réalisera l’activité économique ayant justifié l’achat.

3.      Le bénéficiaire du droit à déduction et les conditions de son exercice

44.      Eu égard à ce qui précède, il ne serait pas répondu à la question posée par le Naczelny Sąd Administracyjny si nous nous bornions à confirmer le fait que les futurs associés sont des assujettis. Cette qualité n’est que la prémisse à partir de laquelle nous pouvons donner une réponse utile à la juridiction de renvoi, puisque nous n’avons toujours pas déterminé exactement qui a le droit de récupérer la TVA payée en amont: les futurs associés, la société ou l’un quelconque des deux.

45.      Hormis la République française, les États membres ont présenté des observations dans lesquelles ils considèrent que seuls les futurs associés, en leur qualité d’acheteurs des biens et des services grevés de la taxe, peuvent récupérer la TVA. À l’inverse, le gouvernement français défend la thèse de l’alternative selon laquelle soit le futur associé, soit la société peut exercer le droit à récupération de la TVA et, dans ce dernier cas, seulement si le futur associé ne peut pas l’exercer selon la législation nationale. La requérante au principal soutient que, dans tous les cas, il appartient à la société d’exercer le droit à déduction.

46.      À ce jour, la jurisprudence n’est pas très claire à cet égard. La situation la plus proche de celle de la présente procédure se retrouve dans l’affaire Faxworld, susmentionnée, dans laquelle la Cour a énoncé qu’une société de droit allemand («Vorgründungsgesellschaft») dont la finalité était de préparer les actes nécessaires pour constituer immédiatement après une société de capitaux avait le droit d’obtenir le remboursement (18). La réponse de la Cour se limitait scrupuleusement aux spécificités de l’espèce, et cela afin de l’inclure dans le champ de l’article 19 de la directive 2006/112, selon lequel les États membres peuvent «considérer que, à l’occasion de la transmission, à titre onéreux ou à titre gratuit ou sous forme d’apport à une société, d’une universalité totale ou partielle de biens, aucune livraison de biens n’est intervenue et que le bénéficiaire continue la personne du cédant». Dans l’affaire Faxworld, la République fédérale d’Allemagne avait accueilli cette disposition et, par conséquent, exigeait que l’assujetti chargé d’exercer le droit à déduction de la TVA payée en amont par la «Vorgründungsgesellschaft» soit la société constituée (19). La Cour ne l’a pas considéré ainsi et a énoncé que cette entité, cédante d’une universalité totale ou partielle de biens, avait le droit de réclamer le remboursement (20).

47.      Toutefois, l’arrêt Faxworld répond à des circonstances différentes de celles de la présente espèce. En premier lieu, dans l’affaire Faxworld, les questions d’interprétation tournaient autour d’une opération de cession soumise à l’article 19 de la directive 2006/112, alors que, dans la présente affaire, il ne s’agit pas d’une transmission, d’une «universalité totale ou partielle de biens». Cette différence est confirmée dans l’arrêt Zita Modes (21), dans lequel la Cour a constaté que la livraison d’un seul bien, comme dans le cas présent l’apport d’un bien immobilier, ne relevait pas du champ d’application de cet article 19 (22). La République française est parvenue à bon droit à cette conclusion, comme nous avons eu l’occasion de l’exposer lors de l’audience.

48.      De même, il convient de souligner une autre différence par rapport à l’arrêt Faxworld: le fait que le droit allemand prévoit une entité spécifique chargée de faciliter le processus de constitution d’une société est un aspect qui limite également la portée de cette solution. Le risque de fraude dans un système dans lequel il y a une succession, pour ainsi dire parfaite, entre une personne et la suivante facilite l’attribution au premier d’un droit à la récupération de la TVA payée en amont, bien qu’il ne soit pas appelé à exploiter l’activité (23).

49.      Dans le cas qui nous occupe, les circonstances sont très différentes de celles de l’affaire Faxworld. Comme nous l’avons souligné au point 47 de ces conclusions, nous ne sommes pas face à une transmission universelle au sens de l’article 19 de la directive 2006/112, puisque les futurs associés ne réalisent pas une cession d’une affaire, mais un apport d’un bien. En outre, le contexte habituel dans lequel s’applique cet article réunit deux personnes différentes, généralement deux entités économiques distinctes, alors que, dans le cas présent, il y a une claire continuité de l’activité et des assujettis.

50.      Par conséquent, même s’il convient de tenir compte de l’arrêt Faxworld, il y a également lieu de souligner les différences de fond entre les deux espèces, du moins lorsqu’il s’agit d’étendre la solution de cette affaire à la présente.

51.      Eu égard à ce qui précède, force est de constater qu’un cas comme celui-ci, qui ne relève pas de l’article 19 de la directive 2006/112 et où il y a un apport de biens des futurs associés à une société, alors même qu’il y a une identité de fait entre les deux entités et une continuité de l’activité économique, a des caractéristiques suffisantes pour que le législateur de l’Union lui accorde un traitement spécifique. Toutefois, nous avons déjà observé que tel n’était pas le cas, puisque la directive 2006/112 n’apporte pas de réponse catégorique et que celle-ci ne saurait être déduite de sa teneur littérale. Ce silence nous amène à conclure que la directive 2006/112 laisse une grande liberté aux États membres pour prendre les mesures qu’ils estiment les plus appropriées et les plus cohérentes avec les objectifs de cette réglementation. Par conséquent, la vraie question de cette affaire ne porte pas tant sur la détermination de qui exerce le droit de récupérer la TVA payée en amont, mais sur la détermination des conditions dans lesquelles l’ordre juridique national garantit l’exercice de ce droit.

52.      Cette présentation explique pourquoi les États membres qui ont formulé des observations dans la présente procédure ont défendu des thèses opposées qui, en outre, reflètent les pratiques en vigueur dans leurs ordres juridiques respectifs. Il n’est pas étonnant que la République française défende une thèse semblable à celle de la société requérante, parce que le droit français prévoit une telle solution, comme l’agent du gouvernement de cet État membre l’a fait observer lors de l’audience (24). De même, les mises en garde de la République fédérale d’Allemagne, lorsqu’elle a souligné la nécessité d’apprécier si la société exerçait une activité quelconque avant sa constitution, sont propres à un État où il existe une entité particulière, comme nous avons pu le voir dans l’affaire Faxworld, dont le régime spécifique conditionne le traitement fiscal dans un cas comme celui de la présente espèce (25).

53.      Par conséquent, nous considérons que l’article 168 de la directive 2006/112, en liaison avec l’article 19 de ce même texte, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à ce qu’un État membre, dans un cas comme celui de l’espèce, alors qu’il y a une identité de fait entre les entités et l’activité, accorde le droit à déduction à la société.

54.      Toutefois, si l’ordre juridique interne exclut cette possibilité, il convient de s’assurer que les futurs associés pourront exiger immédiatement le remboursement de la TVA payée en amont, dans les mêmes conditions que celles déjà prévues par la Cour dans les affaires susmentionnées Rompelman, INZO ou Ghent Coal Terminal notamment. À défaut de quoi, il y aurait une discrimination injustifiée du seul fait que celui qui commence une activité vise à la formaliser peu de temps après moyennant la constitution d’une société.

55.      Si les États membres choisissent d’accorder le droit de déduire la TVA à la société, cette possibilité doit être, à l’évidence, soumise à des conditions, parce que les futurs associés ont répercuté la TVA payée en amont sur la société au moment de l’apport en nature et parce que le plan comptable le signale. Cette réserve, qui vise à éviter la fraude lorsqu’il y a une identité pratiquement totale entre les futurs associés et la société — identité qui se reflète également dans le régime de responsabilité personnelle qui caractérise une société telle que celle de la présente procédure — et en présence d’une claire continuité de l’activité économique, ne saurait nullement empêcher les États membres de permettre à la société de déduire la TVA.

56.      Il en va autrement lorsque les États membres choisissent, comme cela semble être le cas en Pologne, de priver la société du droit à déduction prévu à l’article 168 de la directive 2006/112 (26). Dans ce cas, comme nous l’avons évoqué au point 53 de ces conclusions, les futurs associés doivent être assurés de pouvoir récupérer la TVA payée en amont, moyennant la déduction ou le remboursement, selon que l’on soit dans l’un ou l’autre des cas suivants.

57.      En premier lieu, les futurs associés peuvent éventuellement réaliser, avant la constitution de la société et de façon effective, l’activité économique soumise à la taxe. Dans ce cas, la TVA est naturellement répercutée au maillon suivant de la chaîne de production, ce qui sera fait au moment même de l’achat de l’immeuble ou peu de temps après, dans la mesure où il y a déjà une exploitation économique des ressources. Les futurs associés agissent dans ce cas comme de vraies entités économiques et disposent naturellement du droit à déduction, qu’ils exerceront moyennant les déclarations périodiques, alors que le processus de constitution de la société continue à se dérouler.

58.      En deuxième lieu, et cela semble être le cas en l’espèce, les futurs associés pourraient attendre de consolider la constitution de la société afin de commencer effectivement l’activité économique. Dans ce cas, il ne s’agit pas de revenus ni d’une répercussion de la TVA, mais d’actes préparatoires visant à la création d’une activité productive qui équivalent, selon la Cour, à une activité économique au sens de la directive 2006/112 (27). Cela apparaît clairement dans l’arrêt INZO en ce qu’il y est confirmé que, lorsqu’une société a déclaré son intention de commencer une activité économique donnant lieu à des opérations soumises à la TVA, la réalisation d’un acte préparatoire, comme en l’espèce une étude de rentabilité de l’activité envisagée, «peut dès lors être regardée comme une activité économique au sens de […] la directive, même si cette étude a pour but d’examiner dans quelle mesure l’activité envisagée est rentable» (28). Selon la Cour, la TVA acquittée pour l’étude de rentabilité doit être récupérée par l’assujetti, «même si, ultérieurement, il a été décidé, au vu des résultats de cette étude, de ne pas passer à la phase opérationnelle et de mettre la société en liquidation, de sorte que l’activité économique envisagée n’a pas donné lieu à des opérations taxées» (29).

59.      Il ressort de ce qui précède qu’il existe, bien qu’à titre exceptionnel, un droit au remboursement lorsqu’il n’y a pas eu d’activité productive, et donc pas de répercussion de la TVA payée en amont. Techniquement, et comme nous l’avons signalé au point 32 de ces conclusions, il s’agirait d’un droit au remboursement et non d’un droit de déduire la TVA, mais l’interprétation de la Cour des articles 9 et 168 de la directive 2006/112 retient la déduction, faute d’autre disposition expresse dans le texte visant à garantir le principe de neutralité fiscale.

60.      La vraie raison qui justifie cette solution est son caractère raisonnable, exposé lui aussi dans l’arrêt INZO, susmentionné. Dans cet arrêt, la Cour a souligné que, si des activités d’investissement identiques étaient traitées de manière différente, en faisant la distinction entre les entreprises qui ont déjà réalisé des opérations soumises à la TVA et les autres qui entendent, moyennant des investissements, commencer des activités qui donneront lieu dans le futur à des opérations imposables, «des différences arbitraires seraient établies entre ces dernières entreprises en ce que l’acceptation définitive des déductions dépendrait de la question de savoir si de tels investissements aboutissent ou non à des opérations taxées» (30).

61.      Eu égard à ce qui précède, il est indispensable que ceux qui commencent des activités préparatoires et d’investissement, comme c’est le cas des futurs associés dans la présente affaire, disposent d’une voie matérielle et procédurale propre à garantir leur droit au remboursement de la TVA payée en amont.

62.      Pendant l’audience, tant le gouvernement polonais que la société ont admis que les futurs associés n’avaient pas droit au remboursement, conformément au droit polonais, dans la mesure où l’apport de l’immeuble en société était une opération exonérée. Il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier si, dans ces circonstances, le caractère exonéré de l’opération met les futurs associés comme la société dans une situation qui rend plus difficile ou impossible la récupération de la TVA payée en amont.

63.      Comme certains États l’ont reconnu au cours de la présente procédure, il est constant que permettre aux futurs associés de récupérer la TVA payée en amont dans un cas comme celui qui vient d’être exposé fait courir un risque de fraude, parce que les conditions d’exercice du remboursement sont exagérément assouplies. Toutefois, il s’agit d’un cas extrêmement spécifique dans lequel les deux futurs associés apportent en nature un immeuble dans une société en nom personnel (31) composée exclusivement des deux associés susmentionnés, société qui réalisera l’activité économique pour laquelle les biens grevés de la TVA ont été achetés. La situation est si circonstancielle et vérifiable, dans l’optique de la lutte contre la fraude, qu’un État membre laisserait difficilement passer une conduite abusive des futurs associés ou de la société. De même que dans les affaires à l’origine des arrêts Rompelman, INZO et autres arrêts susmentionnés, la Cour considère dans ces cas-là que, si les conditions de forme permettant de constater le commencement d’une activité économique sont remplies, l’assujetti ne peut être tenu de démontrer que son comportement est légitime, alors que les autorités fiscales nationales disposent des moyens nécessaires pour détecter, dans des cas comme celui de l’espèce, l’existence d’une fraude (32).

64.      Eu égard à ce qui précède, nous considérons que les articles 9 et 168 de la directive 2006/112 doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à ce qu’un État membre, dans des circonstances spécifiques telles que celles de la procédure, où deux personnes physiques, en leur qualité de futurs associés, achètent un bien immobilier qu’ils apportent en nature à une société en nom personnel constituée après l’achat et composée de ces deux associés, accorde à la société le droit de déduire la TVA payée en amont.

65.      Toutefois, si l’État membre exclut cette possibilité, la directive 2006/112 s’oppose à ce que les futurs associés ne puissent pas réclamer le remboursement de la TVA payée en amont. Dans ces circonstances, les autorités nationales doivent veiller à ce que les conditions nécessaires soient réunies afin que les futurs associés puissent exercer leur droit au remboursement dans des conditions matérielles et procédurales qui ne rendent pas l’exercice de celui-ci excessivement difficile, et ce conformément au principe de neutralité fiscale.

C –    La seconde question préjudicielle

66.      Dès lors que l’on a établi qui pouvait récupérer la TVA payée en amont, il convient maintenant d’aborder la seconde question posée par le Naczelny Sąd Administracyjny relativement aux factures émises pour les biens et les services objet du litige. Ainsi qu’il apparaît dans les pièces de procédure, la facture d’achat de l’immeuble a été émise au nom des futurs associés, alors que la facture pour les services notariaux est au nom de la société, mais porte une date antérieure à sa constitution.

67.      On sait que l’exercice du droit à déduction visé à l’article 168 de la directive 2006/112 est subordonné au fait que l’assujetti soit en possession d’une facture. C’est une exigence des articles 178, sous a), et 220, paragraphe 1, de ladite directive, qui imposent l’émission d’une facture pour toute livraison de biens ou prestation de services effectuée par un assujetti pour un autre assujetti. Parmi les mentions obligatoires sur la facture, il y a, en vertu de l’article 226, paragraphe 5, de la directive 2006/112, «le nom complet et l’adresse de l’assujetti et de l’acquéreur ou du preneur».

68.      Comme l’ont souligné les parties dans la procédure au principal, ainsi que divers États dans la procédure devant la Cour, cette dernière a interprété les dispositions de la directive 2006/112 avec une certaine souplesse. Toutefois, son objectif n’est autre que de veiller à ce que tout assujetti ayant dû payer la TVA puisse la déduire. Si un État membre impose des mesures rendant l’émission et la présentation de factures excessivement difficile, il court le risque de décourager l’exercice de la déduction, voire de le rendre impossible, conséquence qui s’opposerait directement aux objectifs poursuivis par la directive 2006/112. Par conséquent, dans sa jurisprudence, la Cour a développé une variante du principe de proportionnalité pour ce genre de cas et, à plusieurs reprises, a énoncé que «les formalités ainsi établies par l’État membre concerné et qui doivent être respectées par l’assujetti pour qu’il puisse exercer le droit à déduction de la TVA ne sauraient dépasser ce qui est strictement nécessaire en vue de contrôler l’application correcte de la procédure d’autoliquidation» (33).

69.      C’est cela qui a guidé la Cour lorsqu’elle a limité les marges de manœuvre des États membres et a restreint la possibilité d’exiger que les factures contiennent des mentions supplémentaires par rapport à ce que la directive prévoit (34). De même, la Cour a considéré que les factures qui contiennent des erreurs ou des omissions auxquelles il est possible de remédier doivent pouvoir être rectifiées par l’assujetti avant que lui soit refusé le droit à déduction (35). En définitive, les États membres ne peuvent se retrancher derrière les formalités relatives à la procédure de facturation afin de rendre l’exercice du droit à déduction plus difficile et, par suite, de mettre à mal le principe de neutralité fiscale en taxant une activité économique et non la consommation finale.

70.      Eu égard à cette base normative et jurisprudentielle, nous pouvons aborder la réponse à donner à la seconde question posée par le Naczelny Sąd Administracyjny, réponse qui doit suivre le même schéma que celui que nous avons exposé pour la première question. Par conséquent, il convient de raisonner en distinguant deux situations différentes: celle où l’État membre choisit d’accorder le droit à déduction à la société et celle où les futurs associés peuvent réclamer le remboursement de la TVA payée en amont.

71.      En premier lieu, si, en droit national, la société peut déduire la TVA, il est clair que le but a été de faciliter la réalisation d’une opération et non de lui imposer des coûts supplémentaires, de même que l’État considère que, du point de vue de la lutte contre la fraude, tout comportement irrégulier sera détecté par les moyens normaux d’inspection et de vigilance fiscale. Il y a subrogation automatique pour toutes les relations juridiques et les actes liés à la modification de l’entité, y compris — logiquement — les factures.

72.      Dans un contexte de subrogation, exiger de l’assujetti subrogé de présenter une facture en son nom, ou, ce qui revient au même, refuser une facture parce qu’elle a été émise au nom de l’assujetti cédant, équivaut à introduire une condition difficile, pour ne pas dire impossible à remplir. Un tel résultat serait incompatible avec la jurisprudence de la Cour qui, à plusieurs reprises, a énoncé que: «Dès lors que l’administration fiscale dispose des données nécessaires pour établir que l’assujetti est, en tant que destinataire de la prestation en cause, redevable de la TVA, elle ne saurait imposer, en ce qui concerne le droit dudit assujetti de déduire cette TVA, des conditions supplémentaires pouvant avoir pour effet de réduire à néant l’exercice de ce droit» (36). Ce serait exactement le cas en l’espèce dans la mesure où une subrogation en faveur de la société qui ne s’étendrait pas à la facture émise pour l’achat de l’immeuble au nom des futurs associés reviendrait indirectement à nier le droit à déduction.

73.      A fortiori, il est clair qu’une facture émise au nom de la société, mais à une date antérieure à sa constitution, doit pouvoir être rectifiée afin que celle-ci soit mise au nom des associés, sans qu’il puisse être excipé de cette circonstance pour refuser à la société le droit à la déduction de la TVA.

74.      En deuxième lieu, si le droit de l’État membre n’attribue pas à la société le droit de déduire la TVA, mais accorde un droit de remboursement aux futurs associés, la première facture, concernant l’achat de la carrière, ne poserait aucun problème du point de vue de la directive 2006/112, puisqu’il s’agit d’une facture émise à leur nom. S’agissant de la facture émise pour la constitution de la société, conformément aux arguments exposés par la Commission, et comme nous l’avons dit au point précédent de ces conclusions, il conviendrait de rectifier le document, puisqu’il est clair que l’émission au nom de la société avant sa constitution est une circonstance qui justifie la rectification et, par conséquent, l’exercice du droit à la récupération de la TVA payée en amont.

75.      Par conséquent, si l’ordre juridique national prévoit, dans des circonstances spécifiques telles que celles de l’espèce, la déduction de la TVA par la société ou le remboursement de celle-ci aux futurs associés, l’État membre ne peut imposer des charges qui rendent impossible la récupération de la TVA payée en amont, y compris celles relatives à l’émission et à la présentation de factures. Les autorités nationales peuvent appliquer des mesures nécessaires et propres à atteindre les objectifs de la directive 2006/112, notamment, comme la Cour l’a énoncé récemment, la rectification des factures (37).

76.      Eu égard à tout ce qui précède, nous proposons à la Cour de répondre à la seconde question préjudicielle que l’article 178, sous a), en liaison avec l’article 168 de la directive 2006/112, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation ou à une pratique nationale qui, dans des circonstances spécifiques telles que celles de l’espèce, empêchent que la TVA payée en amont soit récupérée:

a)      dans le cas de la déduction de la TVA par la société, lorsqu’une facture a été émise au nom des futurs associés ou de la société, mais à une date antérieure à sa constitution,

b)      ou dans le cas du remboursement de la TVA aux futurs associés, lorsqu’une facture a été émise au nom de la société à une date antérieure à sa constitution.

VI – Conclusion

77.      Eu égard aux considérations exposées précédemment, je propose à la Cour de répondre au Naczelny Sąd Administracyjny comme suit:

«1)      Les articles 9 et 168 de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée, doivent être interprétés en ce sens qu’ils ne s’opposent pas à ce qu’un État membre, dans des circonstances spécifiques telles que celles de la procédure, où deux personnes physiques, en leur qualité de ‘futurs associés’, achètent un bien immobilier qu’ils apportent en nature à une société en nom personnel constituée après l’achat et composée de ces deux associés, accorde à la société le droit de déduire la TVA payée en amont.

      Si l’État membre ne prévoit pas cette possibilité, la directive 2006/112 s’oppose à ce que les ‘futurs associés’ ne puissent pas réclamer le remboursement de la TVA payée en amont. Dans ces circonstances, les autorités nationales doivent veiller à ce que les conditions nécessaires soient réunies afin que les ‘futurs associés’ puissent exercer leur droit au remboursement dans des conditions matérielles et procédurales qui ne rendent pas l’exercice de celui-ci excessivement difficile, et ce conformément au principe de neutralité fiscale.

2)      L’article 178, sous a), en liaison avec l’article 168 de la directive 2006/112, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une législation ou à une pratique nationale qui, dans des circonstances spécifiques comme celles de l’espèce, empêchent que la TVA payée en amont soit récupérée:

a)      dans le cas de la déduction de la TVA par la société, lorsqu’une facture a été émise au nom des ‘futurs associés’ ou de la société, mais à une date antérieure à sa constitution,

b)      ou dans le cas du remboursement de la TVA aux futurs associés, lorsqu’une facture a été émise au nom de la société à une date antérieure à sa constitution.»


1 – Langue originale: l’espagnol.


2 – Directive du Conseil, du 28 novembre 2006 (JO L 347, p. 1).


3 – Voir Abella Poblet, E., Manual del IVA, 3e éd., La Ley, 2006, p. 150 et suiv.


4 – Arrêt du 14 février 1985 (268/83, Rec. p. 655).


5 – Ibidem, points 23 et 24.


6 – Arrêt du 29 février 1996 (C‑110/94, Rec. p. I‑857).


7 – Ibidem, point 20.


8 – Ibidem, point 24.


9 – Arrêt du 21 mars 2000 (C‑110/98 à C‑147/98, Rec. p. I‑1577).


10 – Arrêt du 15 janvier 1998 (C‑37/95, Rec. p. I‑1).


11 – Arrêt du 8 juin 2000 (C‑400/98, Rec. p. I‑4321).


12 – Arrêt du 3 mars 2005 (C‑32/03, Rec. p. I‑1599).


13 – Arrêt du 29 avril 2004 (C‑137/02, Rec. p. I‑5547).


14 – Voir cinquième, septième, treizième et trentième considérants de la directive 2006/112.


15 – La Cour exprime cette idée dans une formule bien enracinée dans la jurisprudence, selon laquelle la neutralité de TVA se reflète dans le régime des déductions, régime qui «vise à soulager entièrement l’entrepreneur du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques. Le système commun de la TVA garantit, par conséquent, la parfaite neutralité quant à la charge fiscale de toutes les activités économiques, quels que soient les buts ou les résultats de ces activités, à condition que lesdites activités soient elles-mêmes soumises à TVA». Voir, notamment, arrêts Rompelman, précité, point 19; Ghent Coal Terminal, précité, point 15; Gabalfrisa e.a., précité, point 44; du 8 juin 2000, Midland Bank (C‑98/98, Rec. p. I‑4177, point 19), et Fini H, précité, point 25.


16 – Arrêt précité, points 23 et 24.


17 – Dans ses conclusions présentées dans l’affaire Breitsohl, précitée, l’avocat général Ruiz-Jarabo Colomer déclarait que l’«on peut considérer, a fortiori, que ce même principe interdit d’exercer une discrimination à l’égard de ces dernières entreprises en fonction du moment auquel elles ont demandé la déduction de la taxe — avant ou après qu’il ait été établi que l’activité économique envisagée ne pourra pas se matérialiser — ou en fonction du fait qu’au moment où elles demandent cette déduction, l’administration fiscale leur ait attribué ou non la qualité d’assujetties à la TVA de manière formelle» (point 47).


18 – Voir, à cet égard, Klenk, F., dans Sölch, O., et Ringleb, K., Umsatzsteuergesetz, Kommentar, Beck, 2003, points 482 et suiv.


19 – Arrêt précité, point 35.


20 – Ibidem, points 41 et 42.


21 – Arrêt du 27 novembre 2003 (C‑497/01, Rec. p. I‑14393).


22 – Ibidem, point 40.


23 – Notons que la solution à laquelle la Cour est parvenue ne s’accorde pas, à première vue, avec la solution donnée dans l’arrêt du 22 février 2001, Abbey National (C‑408/98, Rec. p. I‑1361), bien que les deux affaires portaient sur l’article 19 de la directive. Ainsi que l’a souligné l’avocat général Jacobs dans ses conclusions du 23 octobre 2003 dans l’affaire Faxworld (arrêt précité), la différence entre les deux cas repose sur le cadre juridique national de chaque affaire et sur la nature des opérations réalisées. La Cour a suivi cette interprétation en faisant spécialement référence aux «caractéristiques précises» de l’affaire Faxworld (voir point 42 de l’arrêt, précité).


24 – À cet égard, voir arrêt du Conseil d’État, du 30 avril 1980, no 15506.


25 – À cet égard, voir conclusions de l’avocat général Jacobs, précitées, points 19 à 24.


26 – Le gouvernement polonais et le représentant de la société, ainsi que la juridiction de renvoi ont énoncé qu’il s’agissait là de la solution prévue dans l’ordre juridique polonais.


27 – Voir arrêt Rompelman, précité.


28 – Arrêt précité, point 18.


29 – Ibidem, point 20 (italiques ajoutés).


30 – Ibidem, point 22.


31 – Conformément aux informations fournies par le gouvernement polonais et par le représentant de la société, la société en nom collectif prévue en droit polonais est une société en nom personnel dont la responsabilité est partagée entre le patrimoine de la société et celui des associés, même si ceux-ci ne sont responsables qu’à titre subsidiaire.


32 – «Si l’administration fiscale venait à constater que le droit à déduction a été exercé de manière frauduleuse ou abusive, elle serait habilitée à demander, avec effet rétroactif, le remboursement des sommes déduites» (arrêt Fini H, précité, point 33, faisant référence aux arrêts Rompelman, précité, point 24; INZO, précité, point 24, et Gabalfrisa e.a., précité, point 46).


33 – Arrêts du 1er avril 2004, Bockemühl (C‑90/02, Rec. p. I‑3303, point 50); du 8 mai 2008, Ecotrade (C‑95/07 et C‑96/07, Rec. p. I‑3457, point 50); du 30 septembre 2010, Uszodaépítő (C‑392/09, Rec. p. I‑8791, point 38), et du 28 juillet 2011, Commission/Hongrie (C‑274/10, Rec. p. I‑7289, point 43).


34 – Arrêts Bockemühl, précité, point 51; du 21 avril 2005, HE (C‑25/03, Rec. p. I‑3123, points 78 à 82), et Ecotrade, précité, point 64.


35 – Arrêt du 15 juillet 2010, Pannon Gép Centrum (C‑368/09, Rec. p. I‑7467, points 43 et 44).


36 – Arrêt Bockemühl, précité, point 51.


37 – Arrêt Pannon Gép Centrum, précité, point 44.