Language of document : ECLI:EU:C:2014:2068

ARRÊT DE LA COUR (deuxième chambre)

10 juillet 2014 (*)

«Renvoi préjudiciel – Directive 2004/38/CE – Article 16, paragraphe 2 – Droit de séjour permanent des membres de la famille d’un citoyen de l’Union ressortissants de pays tiers – Fin de la vie commune des conjoints – Installation immédiate avec d’autres partenaires pendant la période de séjour ininterrompue de cinq ans – Règlement (CEE) nº 1612/68 – Article 10, paragraphe 3 – Conditions – Violation par un État membre du droit de l’Union – Examen de la nature de la violation en cause – Nécessité d’un renvoi préjudiciel»

Dans l’affaire C‑244/13,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduite par la High Court (Irlande), par décision du 19 avril 2013, parvenue à la Cour le 30 avril 2013, dans la procédure

Ewaen Fred Ogieriakhi

contre

Minister for Justice and Equality,

Irlande,

Attorney General,

An Post,

LA COUR (deuxième chambre),

composée de Mme R. Silva de Lapuerta (rapporteur), président de chambre, MM. J. L. da Cruz Vilaça, G. Arestis, J.‑C. Bonichot et A. Arabadjiev, juges,

avocat général: M. Y. Bot,

greffier: Mme L. Hewlett, administrateur principal,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 6 mars 2014,

considérant les observations présentées:

–        pour M. Ogieriakhi, par lui-même,

–        pour le Minister for Justice and Equality, l’Irlande, l’Attorney General et An Post, par Mmes E. Creedon et B. Lydon, en qualité d’agents, assistées de M. R. Barron, SC, Mme E. Brennan, BL, et M. R. Barrett, adviser,

–        pour le gouvernement hellénique, par Mme T. Papadopoulou, en qualité d’agent,

–        pour le gouvernement polonais, par M. B. Majczyna, en qualité d’agent,

–        pour la Commission européenne, par M. J. Enegren, Mme C. Tufvesson et M. M. Wilderspin, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 mai 2014,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte, d’une part, sur l’interprétation de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) nº 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE (JO L 158, p. 77, et rectificatifs JO L 229, p. 35, et JO 2005, L 197, p. 34), ainsi que de l’article 10, paragraphe 3, du règlement (CEE) nº 1612/68 du Conseil, du 15 octobre 1968, relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté (JO L 257, p. 2), et, d’autre part, sur la détermination des effets de la présentation par une juridiction nationale d’une demande de décision préjudicielle portant sur la question de fond du droit de séjour permanent, dans l’appréciation par cette juridiction de l’existence d’une violation manifeste du droit de l’Union par l’État membre concerné, dans le cadre d’un recours en indemnité pour violation de ce droit de l’Union.

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Ogieriakhi au Minister for Justice and Equality, à l’Irlande, à l’Attorney General et au An Post au sujet d’une demande de dommages et intérêts qu’il a introduite à l’encontre de cet État membre, sur le fondement de la jurisprudence issue de l’arrêt Francovich e.a. (C‑6/90 et C‑9/90, EU:C:1991:428), en raison d’un prétendu manquement de l’Irlande à ses obligations concernant la transposition de la directive 2004/38.

 Le cadre juridique

 Le droit de l’Union

 La directive 2004/38

3        Aux termes du considérant 17 de la directive 2004/38:

«La jouissance d’un séjour permanent pour les citoyens de l’Union qui ont choisi de s’installer durablement dans l’État membre d’accueil renforcerait le sentiment de citoyenneté de l’Union et est un élément clef pour promouvoir la cohésion sociale, qui est l’un des objectifs fondamentaux de l’Union. Il convient dès lors de prévoir un droit de séjour permanent pour tous les citoyens de l’Union et les membres de leur famille qui ont séjourné dans l’État membre d’accueil, conformément aux conditions fixées par la présente directive, au cours d’une période continue de cinq ans, pour autant qu’ils n’aient pas fait l’objet d’une mesure d’éloignement.»

4        Sous l’intitulé «Définitions», l’article 2 de la directive 2004/38 énonce:

«Aux fins de la présente directive, on entend par:

1)      ‘citoyen de l’Union’: toute personne ayant la nationalité d’un État membre;

2)      ‘membre de la famille’:

a)      le conjoint;

[...]

3)      ‘État membre d’accueil’: l’État membre dans lequel se rend un citoyen de l’Union en vue d’exercer son droit de circuler et de séjourner librement.»

5        L’article 3 de cette directive, intitulé «Bénéficiaires», dispose à son paragraphe 1:

«La présente directive s’applique à tout citoyen de l’Union qui se rend ou séjourne dans un État membre autre que celui dont il a la nationalité, ainsi qu’aux membres de sa famille, tels que définis à l’article 2, point 2), qui l’accompagnent ou le rejoignent.»

6        Sous l’intitulé «Droit de séjour de plus de trois mois», l’article 7 de la même directive dispose à ses paragraphes 1 et 2:

«1.      Tout citoyen de l’Union a le droit de séjourner sur le territoire d’un autre État membre pour une durée de plus de trois mois:

a)      s’il est un travailleur salarié ou non salarié dans l’État membre d’accueil [...]

[...]

2.      Le droit de séjour prévu au paragraphe 1 s’étend aux membres de la famille n’ayant pas la nationalité d’un État membre lorsqu’ils accompagnent ou rejoignent dans l’État membre d’accueil le citoyen de l’Union, pour autant que ce dernier [satisfait] aux conditions énoncées au paragraphe 1, points a), b) ou c).»

7        Aux termes de l’article 13, paragraphe 2, de ladite directive:

«Sans préjudice du deuxième alinéa, le divorce, l’annulation du mariage ou la rupture d’un partenariat enregistré tel que visé à l’article 2, point 2 b), n’entraîne pas la perte du droit de séjour des membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre:

a)      lorsque le mariage ou le partenariat enregistré a duré au moins trois ans avant le début de la procédure judiciaire de divorce ou d’annulation ou la rupture, dont un an au moins dans l’État membre d’accueil, ou

b)      lorsque la garde des enfants du citoyen de l’Union a été confiée au conjoint ou au partenaire qui n’a pas la nationalité d’un État membre, par accord entre les conjoints ou entre les partenaires, tels que visés à l’article 2, point 2 b), ou par décision de justice, ou

c)      lorsque des situations particulièrement difficiles l’exigent, par exemple le fait d’avoir été victime de violence domestique lorsque le mariage ou le partenariat enregistré subsistait encore, ou

d)      lorsque le conjoint ou le partenaire qui n’a pas la nationalité d’un État membre bénéficie, par accord entre les époux ou entre les partenaires, tels que visés à l’article 2, point 2 b), ou par décision de justice, d’un droit de visite à l’enfant mineur, à condition que le juge ait estimé que les visites devaient avoir lieu dans l’État membre et aussi longtemps qu’elles sont jugées nécessaires.

Avant l’acquisition du droit de séjour permanent, le droit de séjour des intéressés reste soumis à l’obligation de pouvoir démontrer qu’ils sont travailleurs salariés ou non ou qu’ils disposent, pour eux-mêmes et pour les membres de leur famille, de ressources suffisantes pour ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil pendant la durée de leur séjour, et qu’ils sont entièrement couverts par une assurance maladie dans l’État membre d’accueil, ou qu’ils sont membres de la famille, déjà constituée dans l’État membre d’accueil, d’une personne répondant à ces exigences. Les ressources suffisantes sont celles prévues à l’article 8, paragraphe 4.

Les membres de la famille susvisés conservent leur droit de séjour exclusivement à titre personnel.»

8        Sous le chapitre IV de la directive 2004/38, intitulé «Droit de séjour permanent», l’article 16 de celle-ci, lui-même intitulé «Règle générale pour les citoyens de l’Union et les membres de leur famille», énonce:

«1.      Les citoyens de l’Union ayant séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans sur le territoire de l’État membre d’accueil acquièrent le droit de séjour permanent sur son territoire. Ce droit n’est pas soumis aux conditions prévues au chapitre III.

2.      Le paragraphe 1 s’applique également aux membres de la famille qui n’ont pas la nationalité d’un État membre et qui ont séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans avec le citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil.

3.      La continuité du séjour n’est pas affectée par des absences temporaires ne dépassant pas au total six mois par an, ni par des absences plus longues pour l’accomplissement d’obligations militaires ou par une absence ininterrompue de douze mois consécutifs au maximum pour des raisons importantes, telles qu’une grossesse et un accouchement, une maladie grave, des études ou une formation professionnelle, ou le détachement pour raisons professionnelles dans un autre État membre ou un pays tiers.

4.      Une fois acquis, le droit de séjour permanent ne se perd que par des absences d’une durée supérieure à deux ans consécutifs de l’État membre d’accueil.»

9        Aux termes de l’article 18 de la même directive:

«Sans préjudice des dispositions de l’article 17, les membres de la famille d’un citoyen de l’Union visés à l’article 12, paragraphe 2, et à l’article 13, paragraphe 2, qui remplissent les conditions énoncées dans ces dispositions, acquièrent un droit de séjour permanent après avoir séjourné légalement, de façon continue, pendant cinq ans dans l’État membre d’accueil.»

 Le règlement nº 1612/68

10      L’article 10 du règlement nº 1612/68 dispose:

«1.      Ont le droit de s’installer avec le travailleur ressortissant d’un État membre employé sur le territoire d’un autre État membre, quelle que soit leur nationalité:

a)      son conjoint et leurs descendants de moins de vingt et un ans ou à charge;

b)      les ascendants de ce travailleur et de son conjoint qui sont à sa charge.

2.      Les États membres favorisent l’admission de tout membre de la famille qui ne bénéficie pas des dispositions du paragraphe 1 s’il se trouve à la charge ou vit, dans le pays de provenance, sous le toit du travailleur visé ci-dessus.

3.      Pour l’application des paragraphes 1 et 2, le travailleur doit disposer d’un logement pour sa famille, considéré comme normal pour les travailleurs nationaux dans la région où il est employé, sans que cette disposition puisse entraîner de discriminations entre les travailleurs nationaux et les travailleurs en provenance d’autres États membres.»

 Le droit irlandais

11      Le règlement relatif aux Communautés européennes (libre circulation des personnes) de 2006 [European Communities (Free Movement of Persons) Regulations 2006, SI 2006, nº 656, ci-après le «règlement de 2006»] met en œuvre, dans le droit irlandais, les dispositions de la directive 2004/38.

12      L’article 12 dudit règlement assure la transposition de l’article 16 de cette directive.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

13      M. Ogieriakhi, ressortissant nigérian, est arrivé au mois de mai 1998 en Irlande, date à laquelle il a présenté une demande d’asile politique. Au cours du mois de mai 1999, il a épousé une ressortissante française, Mme Georges. À la suite de son mariage, il a retiré sa demande d’asile et obtenu un titre de séjour pour la période allant du 11 octobre 1999 au 11 octobre 2000. À l’expiration de cette période, il a demandé le renouvellement de son titre de séjour qui lui a été accordé pour la période allant du 11 octobre 2000 au 11 octobre 2004.

14      Au cours de la période couvrant les années 1999 à 2001, M. Ogieriakhi et son épouse ont vécu ensemble à Dublin (Irlande), à différentes adresses, dans des logements de location.

15      Peu après le mois d’août 2001, Mme Georges a quitté le domicile conjugal pour emménager avec un autre homme. M. Ogieriakhi a ensuite lui-même quitté ledit domicile pour vivre avec une ressortissante irlandaise, Mme Madden, avec laquelle il a eu un enfant, né au mois de décembre 2003. Il est constant que, à partir de l’année 2002, Mme Georges n’a eu aucun rôle dans la fourniture ou la mise à disposition d’un logement pour M. Ogieriakhi.

16      Au cours de la période comprise entre le mois d’octobre 1999 et le mois d’octobre 2004, et à l’exception d’un mois, Mme Georges a soit travaillé, soit perçu des prestations de sécurité sociale qui étaient subordonnées à la condition qu’elle recherche un emploi. Au mois de décembre 2004, elle a quitté l’Irlande et elle est définitivement rentrée en France.

17      Le divorce entre M. Ogieriakhi et Mme Georges a été prononcé au mois de janvier 2009. Au mois de juillet de la même année, M. Ogieriakhi a épousé Mme Madden. M. Ogieriakhi a obtenu ultérieurement la nationalité irlandaise par naturalisation au cours de l’année 2012.

18      Au mois de septembre 2004, M. Ogieriakhi a demandé le renouvellement de son titre de séjour. Cette demande a toutefois été rejetée au motif que M. Ogieriakhi ne pouvait pas démontrer que Mme Georges exerçait à cette période les droits qu’elle tirait du traité UE en travaillant ou en résidant dans cet État, puisque les preuves dont disposait le Minister for Justice and Equality indiquaient qu’elle était rentrée à Paris (France), au cours du mois de décembre 2004, pour y exercer un emploi.

19      Après l’expiration du délai de transposition de la directive 2004/38, M. Ogieriakhi, vers le milieu de l’année 2007, a présenté une demande visant à obtenir un titre de séjour permanent en Irlande, au motif qu’il avait accompli une période de séjour légal ininterrompue de 5 ans, soit de l’année 1999 à l’année 2004, du fait de son mariage avec Mme Georges pendant ladite période.

20      Cette demande a été rejetée au mois de septembre 2007 par le Minister for Justice and Equality qui a considéré que M. Ogieriakhi ne bénéficiait pas d’un droit de séjour en Irlande, en vertu des dispositions du règlement de 2006, en raison de l’absence de preuve établissant que son épouse exerçait encore au cours de ladite période, dans cet État membre, les droits qu’elle tirait du traité.

21      Au mois d’octobre 2007, M. Ogieriakhi a été licencié de son emploi de trieur postal qu’il occupait auprès d’An Post (société postale d’État) au motif qu’il ne bénéficiait d’aucun droit de séjour en Irlande.

22      M. Ogieriakhi, estimant qu’il avait acquis un droit de séjour permanent dans cet État, a formé un recours contre la décision du Minister for Justice and Equality, qui a été rejeté par la High Court, au mois de janvier 2008, au motif que le règlement de 2006 n’était pas applicable aux séjours antérieurs à la date de son entrée en vigueur.

23      M. Ogieriakhi n’a pas immédiatement interjeté appel de cette décision. Toutefois, à la suite de l’arrêt Lassal (C‑162/09, EU:C:2010:592), dont il ressort qu’un séjour antérieur à l’année 2006 peut, en principe, être considéré comme remplissant le critère d’un séjour ininterrompu de cinq ans, il a demandé à la Supreme Court de bénéficier d’un allongement du délai de recours pour lui permettre d’interjeter appel devant celle-ci. Par décision du 18 février 2011, la Supreme Court a rejeté cette demande en notant, toutefois, que le Minister for Justice and Equality avait accepté de réexaminer sa décision antérieure et qu’il était loisible à M. Ogieriakhi d’engager toutes actions qu’il jugeait utiles, y compris celles fondées sur le droit de l’Union.

24      À la suite du réexamen de sa décision du mois de septembre 2007, le Minister for Justice and Equality a accordé à M. Ogieriakhi, le 7 novembre 2011, un droit de séjour permanent au motif qu’il remplissait l’ensemble des conditions pertinentes prévues par le règlement de 2006.

25      Se prévalant de la jurisprudence issue de l’arrêt Francovich e.a. (EU:C:1991:428), M. Ogieriakhi a alors introduit un recours en indemnité devant la High Court en vue d’obtenir réparation du dommage subi en raison d’une prétendue absence de transposition correcte des dispositions de la directive 2004/38 en droit national. En particulier, cette demande est fondée sur les pertes que M. Ogieriakhi a subies du fait de la résiliation de son contrat de travail survenue le 24 octobre 2007, au motif qu’il ne bénéficiait plus d’un droit de séjour en Irlande.

26      En instruisant cette affaire, la juridiction de renvoi a estimé que le recours introduit par M. Ogieriakhi sur le fondement de la jurisprudence issue de l’arrêt Francovich e.a. (EU:C:1991:428), au titre d’une transposition erronée du droit de l’Union (et qui visait, également, l’application erronée dudit droit), était subordonné à la condition que M. Ogieriakhi démontrât qu’il avait bénéficié, à la date de son licenciement d’An Post au cours du mois d’octobre 2007, d’un droit de séjour pendant une période ininterrompue d’au moins cinq ans (en tout ou en partie, avant ou après l’année 2006) et, en outre, que ce droit de séjour découlait du droit de l’Union.

27      C’est dans ce contexte que la High Court a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      Peut-on dire que le conjoint d’un citoyen de l’Union, qui n’était pas lui-même à l’époque ressortissant d’un État membre, a ‘séjourné légalement pendant une période ininterrompue de cinq ans avec le citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil’, au sens de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 [...], lorsque le couple s’est marié au mois de mai 1999, qu’un droit de séjour a été accordé au mois d’octobre 1999, que, au plus tard au début de l’année 2002, les parties ont convenu de vivre séparément et que, dès la fin de l’année 2002, les deux conjoints ont entrepris de vivre avec des partenaires entièrement différents?

2)      En cas de réponse affirmative à la première question, et sachant que le ressortissant d’un pays tiers qui fait valoir un droit de séjour permanent en vertu de l’article 16, paragraphe 2, au titre d’un séjour ininterrompu de cinq ans effectué avant l’année 2006 doit également démontrer que ce séjour répondait, notamment, aux conditions de l’article 10, paragraphe 3, du règlement [...] nº 1612/68, faut-il considérer que lesdites conditions de l’article 10, paragraphe 3, ne sont pas remplies dès lors que, durant cette période supposée de cinq ans, le citoyen de l’Union a quitté le domicile familial et que le ressortissant du pays tiers a entrepris de vivre avec une autre personne dans un nouveau logement familial qui n’a pas été fourni ou mis à disposition par l’(ex-)conjoint citoyen de l’Union?

3)      S’il est répondu par l’affirmative à la première question et par la négative à la deuxième question, faut-il considérer, aux fins d’apprécier si un État membre a transposé de façon erronée les conditions de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38, ou, de manière plus générale, en a effectué une application incorrecte, que le fait qu’une juridiction nationale saisie d’un recours en indemnité pour infraction au droit de l’Union ait jugé nécessaire de présenter une demande préjudicielle portant sur la question de fond du droit de séjour permanent du requérant constitue en soi un facteur dont cette juridiction devrait tenir compte en appréciant le caractère manifeste de l’infraction au droit de l’Union?»

 Sur les questions préjudicielles

 Sur les première et deuxième questions

28      Par ses deux premières questions, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens qu’un ressortissant d’un pays tiers qui, au cours d’une période continue de cinq ans antérieure à la date de transposition de cette directive, a séjourné dans un État membre, en qualité de conjoint d’un citoyen de l’Union travailleur dans ledit État membre, doit être considéré comme ayant acquis le droit de séjour permanent prévu à cette disposition, alors même que, au cours de ladite période, les époux ont décidé de se séparer et ont entrepris de vivre avec d’autres partenaires, le logement occupé par ledit ressortissant n’ayant plus désormais été fourni ni mis à la disposition de ce dernier par son conjoint citoyen de l’Union.

29      À titre liminaire, il convient de rappeler que la Cour a jugé que, aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent, prévu à l’article 16 de la directive 2004/38, des périodes de séjour ininterrompu de cinq ans, accomplies avant la date de transposition de cette directive, à savoir le 30 avril 2006, conformément à des instruments de droit de l’Union antérieurs à cette date, doivent être prises en considération (arrêt Lassal, EU:C:2010:592, point 40).

30      À cet égard, il y a lieu de relever que les termes «instruments du droit de l’Union antérieurs» à la directive 2004/38, dont il est question au point 40 de l’arrêt Lassal (EU:C:2010:592), doivent être compris comme se rapportant aux instruments que cette directive a codifiés, révisés et abrogés (arrêt Alarape et Tijani, C‑529/11, EU:C:2013:290, point 47).

31      En outre, la Cour a également jugé que seules les périodes de séjour remplissant les conditions prévues par la directive 2004/38 peuvent être prises en considération aux fins de l’acquisition par les membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre du droit de séjour permanent au sens de cette directive (arrêt Alarape et Tijani, EU:C:2013:290, point 42).

32      Il s’ensuit que, lorsque la période de séjour ininterrompue de cinq ans est accomplie en tout ou en partie avant la date limite de transposition de la directive 2004/38, afin de pouvoir se prévaloir du droit de séjour permanent, au titre de l’article 16, paragraphe 2, de cette directive, ladite période doit satisfaire tant aux conditions prévues par ladite directive qu’à celles prévues par le droit de l’Union en vigueur au cours de la période où ce séjour a été effectué.

33      Or, le règlement nº 1612/68 constituant la réglementation en vigueur à l’époque des faits, il y a lieu d’analyser, dans un premier temps, si la période ininterrompue de cinq ans accomplie par M. Ogieriakhi remplit les conditions prévues par la directive 2004/38 et, ensuite, si ladite période remplit également celles prévues par ledit règlement.

34      À cet égard, il y a lieu de relever que, lors de l’analyse de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38, la Cour a jugé que l’acquisition du droit de séjour permanent des membres de la famille du citoyen de l’Union qui n’ont pas la nationalité d’un État membre dépend en tout état de cause du fait que, d’une part, ce citoyen remplit lui-même les conditions énoncées à l’article 16, paragraphe 1, de cette directive et que, d’autre part, lesdits membres ont séjourné avec lui pendant la période concernée (arrêt Alarape et Tijani, EU:C:2013:290, point 34).

35      Dans l’affaire au principal, il n’a pas été contesté que, tout au long de la période concernée, Mme Georges remplissait les conditions énoncées à l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38.

36      Or, dans la mesure où l’article 16, paragraphe 2, de ladite directive subordonne l’acquisition du droit de séjour permanent par les membres de la famille d’un citoyen de l’Union à la condition d’avoir séjourné légalement «avec» ce dernier pendant une période ininterrompue de cinq ans, se pose la question de savoir si la séparation des époux au cours de la période concernée, en raison de l’absence non seulement d’une cohabitation mais, surtout, d’une effective communauté de vie conjugale, empêche de considérer que ladite condition est remplie.

37      À cet égard, il convient de relever que la Cour a constaté que le lien conjugal ne peut être considéré comme dissous tant qu’il n’y a pas été mis un terme par l’autorité compétente et que tel n’est pas le cas des époux qui vivent simplement de façon séparée, même lorsqu’ils ont l’intention de divorcer ultérieurement, de telle sorte que le conjoint ne doit pas nécessairement habiter en permanence avec le citoyen de l’Union pour être titulaire d’un droit dérivé de séjour (arrêts Diatta, 267/83, EU:C:1985:67, points 20 et 22, ainsi que Iida, C‑40/11, EU:C:2012:691, point 58).

38      Partant, le fait que, au cours de la période allant du 11 octobre 1999 au 11 octobre 2004, les époux aient non seulement cessé de vivre ensemble, mais aient vécu également avec d’autres partenaires, est dénué de pertinence, aux fins de l’acquisition par M. Ogieriakhi d’un droit de séjour permanent, au titre de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38.

39      En effet, dans la mesure où les époux sont restés mariés jusqu’au mois de janvier 2009 dans l’État membre où Mme Georges exerçait son droit à la libre circulation, pendant la période susmentionnée, M. Ogieriakhi ne saurait être censé avoir perdu sa condition de conjoint d’une citoyenne de l’Union accompagnant ou rejoignant celle-ci dans l’État membre d’accueil, remplissant, ainsi, les critères prévus à l’article 7, paragraphe 2, de ladite directive.

40      En outre, cette interprétation est conforme à la nécessité de ne pas interpréter les dispositions de la directive 2004/38 de façon restrictive et de ne pas les priver de leur effet utile. À cet égard, il convient de relever que, si l’article 16, paragraphe 2, de ladite directive faisait l’objet d’une interprétation littérale, le ressortissant du pays tiers pourrait être rendu vulnérable en raison des mesures unilatérales prises par son conjoint, ce qui irait à l’encontre de l’esprit de ladite directive dont l’un des objectifs est, précisément, aux termes du considérant 15 de celle-ci, d’offrir une protection juridique aux membres de la famille du citoyen de l’Union qui séjournent dans l’État membre d’accueil, en vue de leur permettre, dans certains cas et sous certaines conditions, de conserver leur droit de séjour sur une base exclusivement individuelle.

41      Cependant, une interprétation de l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38, selon laquelle, aux fins de l’acquisition du droit de séjour permanent, l’obligation de séjourner avec le citoyen de l’Union ne saurait être considérée satisfaite que dans le cas précis où le conjoint qui réside avec le citoyen de l’Union dans l’État membre d’accueil n’a pas rompu toute communauté de vie conjugale avec ce dernier, n’apparaît pas cohérente avec l’objectif susmentionné de cette directive et, notamment, par rapport aux droits reconnus, en matière de séjour, aux articles 13 et 18 de ladite directive, en faveur des ex-conjoints, sous certaines conditions, en cas de divorce.

42      En effet, ainsi que M. l’avocat général l’a relevé aux points 49 à 53 de ses conclusions, une telle interprétation entraînerait l’application d’un régime plus favorable à l’égard des ressortissants des pays tiers concernés, en cas de divorce, que celui applicable en cas de séparation, alors que, dans ce dernier cas, ledit ressortissant conserve encore le lien conjugal et, partant, continue d’être un membre de la famille du citoyen de l’Union au sens de la directive 2004/38.

43      S’agissant des conditions prévues par le règlement nº 1612/68, se pose, notamment, la question de savoir si la condition imposée au travailleur ressortissant d’un État membre, à l’article 10, paragraphe 3, dudit règlement, de disposer d’un logement pour sa famille, considéré comme normal pour les travailleurs nationaux dans la région où il a été employé, est remplie lorsque ce travailleur a quitté le logement familial et que le conjoint est parti vivre avec un autre partenaire dans un nouveau logement qui n’a été ni fourni ni mis à la disposition de ce conjoint par ledit travailleur.

44      À cet égard, il convient de relever que la Cour a déjà eu l’occasion de préciser la portée de l’article 10, paragraphe 3, du règlement nº 1612/68, à la lumière de la finalité poursuivie par ce règlement, à savoir faciliter la libre circulation des travailleurs.

45      Ainsi, au point 18 de l’arrêt Diatta (EU:C:1985:67), la Cour a jugé que ledit article, en prévoyant que le membre de la famille du travailleur migrant a le droit de s’installer avec ce dernier, exige non pas que le membre de la famille concerné y habite en permanence, mais, seulement, que le logement dont le travailleur dispose puisse être considéré comme normal pour l’accueil de sa famille, de sorte que l’exigence de l’unicité de logement familial permanent ne saurait donc être admise implicitement.

46      En outre, la Cour a relevé que l’article 10, paragraphe 3, du règlement nº 1612/68 doit être interprété en ce sens que la condition de disposer d’un logement considéré comme normal s’impose uniquement comme condition d’accueil de chaque membre de la famille auprès du travailleur (arrêt Commission/Allemagne, 249/86, EU:C:1989:204, point 12), de sorte que, en tout état de cause, le respect de cette disposition ne saurait être apprécié qu’à la date où le ressortissant du pays tiers a débuté une vie commune avec le conjoint de l’Union dans l’État membre d’accueil, en l’occurrence au cours de l’année 1999.

47      Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, il convient de répondre aux deux premières questions que l’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38 doit être interprété en ce sens qu’un ressortissant d’un pays tiers qui, au cours d’une période continue de cinq ans antérieure à la date de transposition de cette directive, a séjourné dans un État membre, en qualité de conjoint d’un citoyen de l’Union travailleur dans ledit État membre, doit être considéré comme ayant acquis le droit de séjour permanent prévu à cette disposition, alors même que, au cours de ladite période, les époux ont décidé de se séparer et ont entrepris de vivre avec d’autres partenaires, le logement occupé par ledit ressortissant n’ayant plus désormais été fourni ni mis à la disposition de ce dernier par son conjoint citoyen de l’Union.

 Sur la troisième question

48      Par sa troisième question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le fait que, dans le cadre d’un recours en indemnité pour violation du droit de l’Union, une juridiction nationale ait estimé nécessaire de poser une question préjudicielle portant sur le droit de l’Union en cause au principal doit être considéré comme un facteur décisif afin de déterminer s’il existe ou non une violation manifeste de ce droit par l’État membre.

49      À titre liminaire, il y a lieu de rappeler que le principe de la responsabilité de l’État pour des dommages causés aux particuliers par des violations du droit de l’Union qui lui sont imputables est inhérent au système du traité (arrêts Francovich e.a., EU:C:1991:428, point 35; Brasserie du pêcheur et Factortame, C‑46/93 et C‑48/93, EU:C:1996:79, point 31, ainsi que British Telecommunications, C‑392/93, EU:C:1996:131, point 38).

50      De même, il convient de rappeler que la Cour a également jugé qu’un droit à réparation est reconnu par le droit de l’Union dès lors que trois conditions sont réunies, à savoir que la règle de droit violée a pour objet de conférer des droits aux particuliers, que la violation est suffisamment caractérisée et qu’il existe un lien de causalité direct entre la violation de l’obligation qui incombe à l’État et le dommage subi par les personnes lésées (arrêt Brasserie du pêcheur et Factortame, EU:C:1996:79, point 51).

51      En ce qui concerne la deuxième condition, la Cour, après avoir relevé que le critère décisif, pour considérer qu’une violation du droit de l’Union est suffisamment caractérisée, est celui de la méconnaissance manifeste et grave, par un État membre, des limites qui s’imposent à son pouvoir d’appréciation, a indiqué des critères dont les juridictions nationales, seules compétentes pour établir les faits des affaires au principal et pour caractériser les violations du droit de l’Union en cause, peuvent tenir compte tels que le degré de clarté et de précision de la règle violée (arrêt Brasserie du pêcheur et Factortame, EU:C:1996:79, points 55, 56 et 58).

52      Toutefois, la Cour a itérativement jugé que les juridictions nationales ont la faculté la plus étendue de saisir la Cour si elles considèrent qu’une affaire pendante devant elles soulève des questions exigeant une interprétation ou une appréciation de validité des dispositions du droit de l’Union (arrêt Križan e.a., C‑416/10, EU:C:2013:8, point 64).

53      En outre, comme M. l’avocat général l’a relevé au point 62 de ses conclusions, le simple fait de poser une question préjudicielle ne saurait limiter la liberté du juge du fond. En effet, la réponse à la question de savoir si une violation du droit de l’Union a été suffisamment caractérisée découle non pas de l’exercice même de la faculté prévue à l’article 267 TFUE, mais de l’interprétation fournie par la Cour.

54      Or, il y a lieu de relever que la faculté reconnue aux juridictions nationales de saisir la Cour, si elles le considèrent nécessaire, afin de se voir interpréter une disposition du droit de l’Union, même si la question soulevée a déjà été tranchée, serait sans doute limitée si l’exercice d’une telle faculté était décisif pour la constatation de l’existence ou non d’une violation manifeste du droit de l’Union, afin de déterminer, le cas échéant, la responsabilité de l’État membre concerné pour violation du droit de l’Union. Ainsi, un tel effet mettrait en cause le système, la finalité ainsi que les caractéristiques de la procédure du renvoi préjudiciel.

55      Eu égard aux considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la troisième question que le fait que, dans le cadre d’un recours en indemnité pour violation du droit de l’Union, une juridiction nationale ait estimé nécessaire de poser une question préjudicielle portant sur le droit de l’Union en cause au principal ne doit pas être considéré comme un facteur décisif afin de déterminer s’il existe ou non une violation manifeste de ce droit par l’État membre.

 Sur les dépens

56      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (deuxième chambre) dit pour droit:

1)      L’article 16, paragraphe 2, de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004, relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, modifiant le règlement (CEE) nº 1612/68 et abrogeant les directives 64/221/CEE, 68/360/CEE, 72/194/CEE, 73/148/CEE, 75/34/CEE, 75/35/CEE, 90/364/CEE, 90/365/CEE et 93/96/CEE, doit être interprété en ce sens qu’un ressortissant d’un pays tiers qui, au cours d’une période continue de cinq ans antérieure à la date de transposition de cette directive, a séjourné dans un État membre, en qualité de conjoint d’un citoyen de l’Union travailleur dans ledit État membre, doit être considéré comme ayant acquis le droit de séjour permanent prévu à cette disposition, alors même que, au cours de ladite période, les époux ont décidé de se séparer et ont entrepris de vivre avec d’autres partenaires, le logement occupé par ledit ressortissant n’ayant plus désormais été fourni ni mis à la disposition de ce dernier par son conjoint citoyen de l’Union.

2)      Le fait que, dans le cadre d’un recours en indemnité pour violation du droit de l’Union, une juridiction nationale ait estimé nécessaire de poser une question préjudicielle portant sur le droit de l’Union en cause au principal ne doit pas être considéré comme un facteur décisif afin de déterminer s’il existe une violation manifeste de ce droit par l’État membre.

Signatures


* Langue de procédure: l’anglais.