Language of document : ECLI:EU:C:2011:817

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. PEDRO Cruz Villalón

présentées le 8 décembre 2011 (1)

Affaire C‑477/10 P

Commission / Agrofert Holding

«Pourvoi — Droit d’accès aux documents des institutions — Refus — Exception fondée sur la protection des intérêts commerciaux — Règlement (CE) no 1049/2001 — Article 4, paragraphes 2 et 3 — Documents relatifs à des procédures de contrôle des concentrations — Règlement (CE) no 139/2004 — Procédures déjà clôturées»





1.        Le présent pourvoi a été formé par la Commission européenne contre l’arrêt du Tribunal du 7 juillet 2010, Agrofert Holding/Commission (2), qui a annulé la décision de la Commission du 13 février 2007 rejetant une demande d’accès à des documents sur la base du règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil, du 30 mai 2001, relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission (3). Plus précisément, l’accès à tous les documents produits dans une affaire de contrôle d’une opération de concentration instruite en application du règlement (CE) no 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises (4) (ci-après le «règlement sur les concentrations»), était demandé.

2.        Dans ces circonstances, la présente affaire permettra tout particulièrement à la Cour de déterminer la portée de l’exception relative à la protection des intérêts commerciaux dans le cadre précis d’une procédure de contrôle préventif des concentrations d’entreprises de dimension européenne. Une question très spécifique est ainsi soulevée, inédite dans la jurisprudence existante de la Cour en matière de droit d’accès aux documents des institutions, garanti par l’article 15, paragraphe 3, TFUE et l’article 42 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (5).

I –    Le cadre juridique

3.        L’article 2, paragraphes 1 et 3, du règlement no 1049/2001 dispose:

«1.      Tout citoyen de l’Union et toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège dans un État membre a un droit d’accès aux documents des institutions, sous réserve des principes, conditions et limites définis par le présent règlement.

[…]

3.      Le présent règlement s’applique à tous les documents détenus par une institution, c’est-à-dire établis ou reçus par elle et en sa possession, dans tous les domaines d’activité de l’Union européenne.»

4.        En vertu de l’article 4 du règlement no 1049/2001, les exceptions suivantes sont applicables dans ce cadre:

«1.      Les institutions refusent l’accès à un document dans le cas où la divulgation porterait atteinte à la protection:

a)      de l’intérêt public, en ce qui concerne:

–        la sécurité publique,

–        la défense et les affaires militaires,

–        les relations internationales,

–        la politique financière, monétaire ou économique de la Communauté ou d’un État membre;

b)      de la vie privée et de l’intégrité de l’individu, notamment en conformité avec la législation communautaire relative à la protection des données à caractère personnel.

2.      Les institutions refusent l’accès à un document dans le cas où sa divulgation porterait atteinte à la protection:

–        des intérêts commerciaux d’une personne physique ou morale déterminée, y compris en ce qui concerne la propriété intellectuelle,

–        des procédures juridictionnelles et des avis juridiques,

–        des objectifs des activités d’inspection, d’enquête et d’audit,

à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation du document visé.

3.      L’accès à un document établi par une institution pour son usage interne ou reçu par une institution et qui a trait à une question sur laquelle celle-ci n’a pas encore pris de décision est refusé dans le cas où sa divulgation porterait gravement atteinte au processus décisionnel de cette institution, à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation du document visé.

L’accès à un document contenant des avis destinés à l’utilisation interne dans le cadre de délibérations et de consultations préliminaires au sein de l’institution concernée est refusé même après que la décision a été prise, dans le cas où la divulgation du document porterait gravement atteinte au processus décisionnel de l’institution, à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation du document visé.

4.      Dans le cas de documents de tiers, l’institution consulte le tiers afin de déterminer si une exception prévue au paragraphe 1 ou 2 est d’application, à moins qu’il ne soit clair que le document doit ou ne doit pas être divulgué.

5.      Un État membre peut demander à une institution de ne pas divulguer un document émanant de cet État sans l’accord préalable de celui-ci.

6.      Si une partie seulement du document demandé est concernée par une ou plusieurs des exceptions susvisées, les autres parties du document sont divulguées.

7.      Les exceptions visées aux paragraphes 1, 2 et 3 s’appliquent uniquement au cours de la période durant laquelle la protection se justifie eu égard au contenu du document. Les exceptions peuvent s’appliquer pendant une période maximale de trente ans. Dans le cas de documents relevant des exceptions concernant la vie privée ou les intérêts commerciaux et de documents sensibles, les exceptions peuvent, si nécessaire, continuer de s’appliquer au-delà de cette période.»

5.        Le trente-quatrième considérant du règlement no 139/2004 se lit comme suit:

«Pour assurer un contrôle efficace, il y a lieu d’obliger les entreprises à notifier préalablement leurs concentrations qui ont une dimension communautaire après la conclusion de l’accord, l’annonce de l’offre publique d’achat ou d’échange ou l’acquisition d’une participation de contrôle. La notification devrait également être possible lorsque les entreprises concernées assurent la Commission de leur intention de conclure un accord pour une proposition de concentration et lui apportent la preuve que leur projet relatif à cette concentration est suffisamment concret, en lui présentant par exemple un accord de principe, un protocole d’accord ou une lettre d’intention signée par toutes les entreprises concernées ou, dans le cas d’une offre publique d’achat ou d’échange, lorsqu’elles ont annoncé publiquement leur intention de faire une telle offre, à condition que l’accord ou l’offre envisagés aboutissent à une concentration de dimension communautaire. La réalisation des concentrations devrait être suspendue jusqu’à l’adoption d’une décision finale. Le cas échéant, une dérogation à cette suspension pourrait toutefois être accordée, à la demande des entreprises concernées. Pour décider d’accorder ou non une dérogation, la Commission devrait prendre en compte l’ensemble des facteurs pertinents, comme la nature et la gravité du dommage causé aux entreprises concernées ou aux parties tierces et la menace que présente la concentration pour la concurrence. Dans l’intérêt de la sécurité juridique, la validité des transactions doit néanmoins être protégée en tant que de besoin.»

6.        Conformément au trente-huitième considérant du même règlement sur les concentrations:

«Afin d’apprécier convenablement les concentrations, la Commission devrait avoir le pouvoir d’exiger toutes les informations nécessaires et de procéder à toutes les inspections requises dans l’ensemble de la Communauté. À cette fin, et pour protéger efficacement la concurrence, il y a lieu d’élargir les pouvoirs d’enquête de la Commission. Celle-ci devrait notamment avoir le droit d’entendre toute personne susceptible de disposer d’informations utiles et enregistrer ses déclarations.»

7.        L’article 11 du règlement sur les concentrations concerne le régime des demandes de renseignements de la Commission dans les procédures de concentration.

8.        Les pouvoirs attribués à la Commission en matière d’inspection sont définis à l’article 13 du règlement sur les concentrations.

9.        Les articles 14 et 15 du règlement sur les concentrations régissent le régime des amendes et des astreintes prévues en cas de manquement au devoir de coopération.

10.      En vertu de l’article 17 du règlement sur les concentrations:

«1.      Les informations recueillies en application du présent règlement ne peuvent être utilisées que dans le but poursuivi par la demande de renseignements, le contrôle ou l’audition.

2.      Sans préjudice de l’article 4, paragraphe 3, et des articles 18 et 20, la Commission et les autorités compétentes des États membres ainsi que leurs fonctionnaires et autres agents et les autres personnes travaillant sous le contrôle de ces autorités, ainsi que les fonctionnaires et agents d’autres autorités des États membres sont tenus de ne pas divulguer les informations qu’ils ont recueillies en application du présent règlement et qui, par leur nature, sont couvertes par le secret professionnel.

3.      Les paragraphes 1 et 2 ne s’opposent pas à la publication de renseignements généraux ou d’études ne comportant pas d’indications individuelles sur les entreprises ou associations d’entreprises.»

II – Les faits

11.      Même si nous renvoyons, pour une description plus détaillée, à l’exposé des faits figurant dans l’arrêt attaqué (points 1 à 30), il convient d’indiquer que, par décision du 20 avril 2005, la Commission a autorisé la prise de contrôle, par achat d’actions, de la société tchèque Unipetrol par la société polonaise Polski Koncern Naftowy Orlen (ci-après «PKN Orlen»).

12.      Le 28 juin 2006, Agrofert Holding as (ci-après «Agrofert»), actionnaire minoritaire d’Unipetrol, a demandé à la Commission, sur le fondement du règlement no 1049/2001, l’accès à tous les documents non publiés concernant la procédure de notification et de prénotification de l’opération d’acquisition d’Unipetrol par PKN Orlen.

13.      Cette demande a été rejetée par une décision du 2 août 2006, la Commission ayant considéré que la demande avait un caractère général et que les exceptions prévues à l’article 4, paragraphes 2 et 3, du règlement no 1049/2001 étaient applicables. Elle expliquait de plus que la divulgation des documents émanant des parties serait contraire à l’obligation de secret professionnel (article 339 TFUE et article 17, paragraphes 1 et 2, du règlement sur les concentrations), et que l’accès partiel aux documents était impossible en l’absence de preuve de l’existence d’un intérêt public supérieur justifiant la divulgation.

14.      Après que le refus de la Commission a été confirmé par une décision du 13 février 2007, Agrofert a introduit un recours en annulation devant le Tribunal.

15.      Par un arrêt du 7 juillet 2010, le Tribunal, en examinant directement le troisième des moyens du recours en annulation, a fait droit à la demande de nullité en déclarant pour l’essentiel que, même en admettant que les documents pussent être concernés par les exceptions en question, la Commission avait manqué à l’obligation de démontrer, de façon concrète et individualisée, que les documents en cause portaient effectivement atteinte aux intérêts protégés par lesdites exceptions.

III – Le pourvoi

16.      La Commission fait valoir deux moyens à l’appui de son pourvoi contre l’arrêt du Tribunal. Selon le premier, le Tribunal aurait statué sur le recours d’Agrofert sans prendre en considération certaines dispositions du règlement sur les concentrations. Le second moyen est fondé sur une interprétation erronée de l’article 4, paragraphes 2 et 3, du règlement no 1049/2001, c’est-à-dire des dispositions établissant les exceptions opposables aux demandes d’accès à des documents. En conséquence, la Commission demande à la Cour d’annuler l’arrêt attaqué et de statuer à titre définitif sur les questions faisant l’objet du présent pourvoi, en condamnant Agrofert aux dépens.

17.      La Commission a soutenu devant le Tribunal que différentes exceptions prévues à l’article 4 du règlement no 1049/2001 étaient applicables aux groupes suivants de documents demandés par Agrofert:

–        Documents échangés entre la Commission, les parties intervenant à la procédure de concentration et les tiers. Les exceptions prévues à l’article 4, paragraphe 2, premier et troisième tirets, du règlement no 1049/2001 leur seraient applicables, leur divulgation portant «atteinte à la protection […] des intérêts commerciaux d’une personne physique ou morale déterminée, y compris en ce qui concerne la propriété intellectuelle, [et] des objectifs des activités d’inspection, d’enquête et d’audit».

–        Avis juridiques. Selon la Commission, il convenait d’appliquer l’exception prévue à l’article 4, paragraphe 2, deuxième tiret, du règlement no 1049/2001, leur divulgation impliquant un risque pour la protection des «avis juridiques».

–        Documents internes de la Commission, qui relèveraient de l’exception de l’article 4, paragraphe 3, du règlement no 1049/2001, qui exclut l’accès aux documents de ce type (6).

18.      Le Tribunal s’est fondé sur l’idée que, contrairement à ce que soutenait la Commission, il est indispensable de procéder, dans tous les cas, à l’examen particulier de chaque document demandé. C’est là que réside en définitive la véritable question de fond, puisque, sous cette réserve, le Tribunal admet que les raisons utilisées par la Commission pourraient être invoquées au cas par cas pour refuser l’accès à chaque document (effectivement examiné).

19.      La Commission considère que, dans les circonstances de l’espèce, le Tribunal n’a pas interprété correctement certaines des exceptions prévues à l’article 4, paragraphes 2 et 3, du règlement no 1049/2001. Il en irait ainsi, en particulier, de celles qui empêchent l’accès à un document «dans le cas où sa divulgation porterait atteinte à la protection des intérêts commerciaux d’une personne physique ou morale déterminée […], des procédures juridictionnelles et des avis juridiques [et] des objectifs des activités d’inspection, d’enquête et d’audit, à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation du document visé» (paragraphe 2). Ce serait par ailleurs le cas de celles qui empêchent l’accès à un document «établi par une institution pour son usage interne ou reçu par une institution et qui a trait à une question sur laquelle celle-ci n’a pas encore pris de décision […] [ou s’il s’agit d’un document contenant des avis destinés à l’utilisation interne dans le cadre de délibérations et de consultations préliminaires, même si la décision a déjà été prise] dans le cas où sa divulgation porterait gravement atteinte au processus décisionnel de cette institution, à moins qu’un intérêt public supérieur ne justifie la divulgation du document visé» (paragraphe 3).

IV – La procédure devant la Cour

20.      Agrofert a défendu le bien-fondé de l’arrêt attaqué, soutenue dans son appréciation par le Royaume de Suède, dont le gouvernement a souligné que l’existence de règles différentes en matière d’accès dans de nombreuses réglementations spécifiques ne saurait impliquer que celles-ci constituent des exceptions qui prévaudraient sur celles qui sont spécifiquement prévues dans le règlement no 1049/2001, lequel se trouverait sinon vidé de sa substance. De même, le Royaume de Danemark a affirmé à l’audience que, étant donné que la transparence constitue le principe général, même si l’on admet certaines exceptions, celles-ci ne sauraient en aucun cas s’appliquer à certains domaines dans leur ensemble, en excluant totalement ces derniers de l’application dudit principe.

21.      PKN Orlen soutient pour sa part le pourvoi de la Commission, en affirmant que sa coopération dans le cadre de la procédure de concentration se fondait sur sa confiance en la confidentialité des documents fournis, sur la base du règlement sur les concentrations.

22.      Au cours de l’audience tenue le 8 septembre 2011, à laquelle ont participé les représentants d’Agrofert, de PKN Orlen, du Royaume de Danemark, du Royaume de Suède et de la Commission, les arguments que nous venons de résumer ont pour l’essentiel été répétés.

V –    Appréciation

A –    Observation liminaire

23.      Il convient de commencer par rappeler que la décision initiale de la Commission, par laquelle a été autorisée, conformément au règlement sur les concentrations, la prise de contrôle d’Unipetrol par la société PKN Orlen, est intervenue sans qu’Agrofert, actionnaire minoritaire d’Unipetrol, ait tenté de participer en tant que partie intéressée à la procédure de contrôle de l’opération de concentration. Ainsi qu’il ressort des faits décrits en première instance, Agrofert, après la clôture de la procédure d’autorisation, a cherché à avoir accès à certains documents de ladite procédure pour les utiliser dans une procédure d’arbitrage envisagée contre PKN Orlen au niveau national, afin de justifier une demande de sanctions contractuelles en invoquant une concurrence déloyale supposée en République tchèque. Cela dit, rien de cela ne permet de déplacer l’objet du litige du cadre de l’accès général à des documents de l’Union pour le porter sur le terrain des procédures de contrôle des concentrations d’entreprises.

24.      Par conséquent, à la différence des affaires Commission/Technische Glaswerke Ilmenau, précitée, et Suède/MyTravel et Commission (7), celui qui demande ici les documents refusés par la Commission est un «tiers» dont l’intérêt ne réside pas, comme dans la première affaire, dans la qualification d’une aide d’État le concernant ni, comme dans la deuxième, dans le sort d’une opération de concentration faisant l’objet de l’examen de la Commission. En effet, Agrofert ne cherche pas à avoir accès aux documents pour contester la régularité de la procédure de concentration ou son résultat, mais seulement pour engager une procédure tout à fait distincte contre PKN Orlen.

25.      Cela signifie que l’intérêt d’Agrofert pour les «dessous» de la procédure de concentration proprement dite n’est qu’accessoire par rapport au cœur de son intérêt premier, à savoir le comportement commercial de PKN Orlen.

26.      Par conséquent, la présente affaire est surtout une affaire qui concerne plus la transparence que les concentrations; c’est pourquoi Agrofert, qui prétend avoir accès aux documents non pas en sa qualité de partie intéressée dans une procédure de concentration, mais en tant que personne habilitée à le faire en vertu du règlement no 1049/2001, invoque en premier lieu ledit règlement. C’est donc à la lumière du règlement no 1049/2001 que nous devons principalement rechercher la solution de l’affaire.

27.      Eu égard à tout ce qui précède, nous commencerons l’examen du recours par le second et dernier moyen de pourvoi.

B –    Le second moyen de pourvoi: l’interprétation prétendument erronée de l’article 4, paragraphes 2 et 3, du règlement no 1049/2001

28.      Selon son quatrième considérant, le règlement no 1049/2001 «vise à conférer le plus large effet possible au droit d’accès du public aux documents et à en définir les principes généraux et limites conformément à l’article 255, paragraphe 2, du traité CE» (8). Ainsi, comme l’affirme le premier considérant du règlement, on prétend donner effet à l’intention, déclarée à l’article 1er TUE, d’établir «une nouvelle étape dans le processus créant une union sans cesse plus étroite entre les peuples de l’Europe, dans laquelle les décisions sont prises dans le plus grand respect possible du principe d’ouverture et le plus près possible des citoyens» (9).

29.      Ce «principe de transparence», selon les termes du deuxième considérant dudit règlement, «permet d’assurer une meilleure participation des citoyens au processus décisionnel, ainsi que de garantir une plus grande légitimité, efficacité et responsabilité de l’administration à l’égard des citoyens dans un système démocratique». Enfin, la transparence «contribue à renforcer les principes de la démocratie et le respect des droits fondamentaux tels qu’ils sont définis à l’article 6 du traité UE et dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne» (10).

30.      L’objectif de principe poursuivi par le règlement no 1049/2001 a donné lieu à des dispositions réglementaires spécifiques. Ainsi, l’article 2, paragraphe 1, reconnaît à «[t]out citoyen de l’Union […] un droit d’accès aux documents des institutions, sous réserve des principes, conditions et limites définis par le présent règlement», lequel, selon le paragraphe 3 dudit article, «s’applique à tous les documents détenus par une institution, c’est-à-dire établis ou reçus par elle et en sa possession, dans tous les domaines d’activité de l’Union européenne».

31.      Alors que l’accès est le principe général, le règlement no 1049/2001 énumère les hypothèses constituant, conformément à l’esprit de la règle, les seules exceptions possibles. En effet, dans la mesure où ce règlement a pour objet de «définir les principes, les conditions et les limites, fondées sur des raisons d’intérêt public ou privé, du droit d’accès aux documents» des institutions de l’Union [article 1er, sous a)], il établit expressément, à son article 4, les exceptions qu’il est possible d’opposer à ce droit, d’application en principe générale.

32.      Il suffit d’examiner le contenu de ces exceptions pour constater que celles‑ci s’inspirent d’une multitude de considérations. Certaines d’entre elles sont directement liées à certains droits fondamentaux [vie privée et intégrité de l’individu, article 4, paragraphe 1, sous b)] désormais consacrés par la charte. Soit dit en passant, cela a pour effet que les critères d’interprétation fondés sur la dynamique règle/exception leur sont difficilement applicables. Au contraire, précisément du fait que ce qui doit constituer des exceptions, ce sont en définitive les conditions d’accès prévues par un règlement qui, comme celui sur les concentrations, permet à la Commission d’obtenir des documents très sensibles pour les droits et intérêts des entreprises, l’interprétation de ces conditions ne saurait donner lieu à une interprétation stricte, mais doit être aussi large qu’il est nécessaire à la protection adéquate de ces droits et intérêts.

33.      Dans d’autres cas — affaires militaires, relations internationales, politique financière [article 4, paragraphe 1, sous a)] —, les exceptions correspondent à des intérêts stratégiques vitaux ou, en tout cas, indéniablement importants pour la vie de la communauté politique. Aucune des hypothèses mentionnées jusqu’ici ne nous concerne en l’espèce.

34.      Dans d’autres cas, enfin, les exceptions répondent à des objectifs présentant un intérêt qualifié pour l’Union, par exemple la garantie des activités d’inspection.

35.      Enfin, pour ce qui nous intéresse particulièrement ici, elles touchent à la protection des intérêts commerciaux (article 4, paragraphe 2). Selon nous, la plus importante des exceptions invoquées en l’espèce est celle qui concerne la protection desdits intérêts, sur laquelle la Cour n’a du reste pas eu l’occasion de se prononcer en détail. C’est pourquoi il convient de centrer les présentes conclusions sur cette exception.

36.      Par conséquent, nous examinerons de façon séparée l’exception fondée sur la protection des intérêts commerciaux.

1.      L’exception fondée sur la protection des intérêts commerciaux dans le cas de documents obtenus des entreprises dans le cadre d’une procédure de contrôle des concentrations

37.      Il convient d’indiquer d’emblée que les intérêts commerciaux font déjà l’objet d’une protection quelque peu renforcée dans le règlement no 1049/2001, dans la mesure où, outre que celui-ci les érige en cause légitimant le refus éventuel d’accès à un document (article 4, paragraphe 2), il prévoit qu’à titre exceptionnel la protection de ces intérêts peut être étendue au-delà de la période de 30 ans fixée à l’article 4, paragraphe 7, du règlement (11).

38.      Cela dit, il convient d’observer immédiatement, aux fins de la présente affaire, que l’exception fondée sur l’objectif de protection des intérêts commerciaux acquiert en outre des traits qui lui sont propres lorsqu’il s’agit de documents obtenus des entreprises dans le cadre et à l’occasion d’une procédure de contrôle préventif (autorisation) des concentrations d’entreprises. Il y a lieu d’affirmer en ce sens que cette circonstance caractérise de manière déterminante l’exception en question. En d’autres termes, la façon dont le règlement sur les concentrations a abordé cette intervention de la Commission devient un outil d’interprétation incontournable pour interpréter correctement la portée de l’exception prévue par le règlement no 1049/2001. Par conséquent, il convient maintenant de se pencher tant sur le sens de cette compétence de la Commission que sur les pouvoirs qui lui sont attribués à cet effet, ainsi, enfin, que sur les garanties qui, pour les personnes soumises auxdits pouvoirs, résultent inévitablement de leur bon exercice.

a)      Le sens de la compétence attribuée à la Commission dans la procédure de concentration

39.      En premier lieu, pour ce qui concerne le sens de cette compétence, fondée sur la base juridique de l’actuel article 103 TFUE, le règlement sur les concentrations vise avant tout à instaurer «[u]n instrument juridique spécifique […] qui permette un contrôle effectif de toutes les concentrations en fonction de leur effet sur la structure de concurrence dans la Communauté et qui soit le seul applicable à de telles concentrations» (sixième considérant).

40.      Il est bien entendu que, en elles-mêmes, les restructurations d’entreprises «doivent être appréciées de manière positive pour autant qu’elles correspondent aux exigences d’une concurrence dynamique et qu’elles soient de nature à augmenter la compétitivité de l’industrie européenne, à améliorer les conditions de la croissance et à relever le niveau de vie dans la Communauté» (quatrième considérant).

41.      Il s’agit donc seulement de «s’assurer que le processus de restructuration n’entraîne pas de préjudice durable pour la concurrence», ce qui impose de réglementer les «concentrations susceptibles d’entraver de manière significative une concurrence effective dans le marché commun ou une partie substantielle de celui-ci» (cinquième considérant).

42.      En conséquence, le contrôle qui permet d’assurer ce résultat doit être sélectif, en ce sens que, tout en garantissant une concurrence effective face à des concentrations qui y portent atteinte, il ne décourage cependant pas celles qui la favorisent. En dernière analyse, l’objectif visé est seulement d’empêcher les concentrations qui ne seraient pas compatibles avec le marché commun (article 2 du règlement sur les concentrations) (12).

b)      Les pouvoirs d’inspection de la Commission dans la procédure de concentration

43.      En deuxième lieu, pour ce qui concerne les pouvoirs de la Commission, ledit contrôle n’est possible que si l’on attribue à celle-ci de larges pouvoirs qui lui permettent d’obtenir des informations des entreprises et de mener des activités d’inspection (trente-quatrième et trente-huitième considérants). Il convient cependant de veiller aussi à ce que leur exercice ne se traduise pas par un contrôle incisif susceptible de décourager des opérations qui pourraient s’avérer favorables au dynamisme de la concurrence.

44.      L’exercice des pouvoirs attribués à la Commission n’échappe nullement au principe de transparence, en vertu duquel «toutes les décisions de la Commission qui ne sont pas de nature purement procédurale devraient faire l’objet d’une large publicité» (quarante-deuxième considérant). Cependant, tout en reconnaissant qu’il convient de préserver «les droits de la défense des entreprises concernées, et notamment le droit d’accès au dossier», le même quarante-deuxième considérant souligne qu’«il est essentiel de protéger les secrets d’affaires» et qu’«il convient […] de protéger les renseignements confidentiels échangés au sein du réseau [(13)] et avec les autorités compétentes des pays tiers».

45.      Sur la base de ces principes d’ordre général, le règlement sur les concentrations prévoit un régime de contrôle des opérations de concentration en vertu duquel la Commission doit apprécier toutes les concentrations de dimension communautaire «en vue d’établir si elles sont ou non compatibles avec le marché commun» (article 2, paragraphe 1), en tenant compte à cet effet «a) de la nécessité de préserver et de développer une concurrence effective dans le marché commun au vu notamment de la structure de tous les marchés en cause et de la concurrence réelle ou potentielle d’entreprises situées à l’intérieur ou à l’extérieur de la Communauté» ainsi que «b) de la position sur le marché des entreprises concernées et de leur puissance économique et financière, des possibilités de choix des fournisseurs et des utilisateurs, de leur accès aux sources d’approvisionnement ou aux débouchés, de l’existence en droit ou en fait de barrières à l’entrée, de l’évolution de l’offre et de la demande des produits et services concernés, des intérêts des consommateurs intermédiaires et finals ainsi que de l’évolution du progrès technique et économique pour autant que celle-ci soit à l’avantage des consommateurs et ne constitue pas un obstacle à la concurrence» (article 2, paragraphe 1).

46.      En vue de réaliser cette appréciation, déterminante pour la déclaration de compatibilité de la concentration avec le marché commun, la Commission peut demander aux personnes, aux entreprises et aux associations d’entreprises concernées «tous les renseignements nécessaires» (article 11, paragraphe 1) et prier les autorités compétentes des États membres d’effectuer les «inspections que la Commission juge indiquées» (article 12, paragraphe 1) ou y procéder elle‑même, l’article 13, paragraphe 2, du règlement sur les concentrations précisant que ses agents «sont investis des pouvoirs suivants: […] b) contrôler les livres et autres documents en rapport avec l’activité […]; c) prendre ou obtenir sous quelque forme que ce soit copie ou extrait des livres et documents; […] [et] e) demander à tout représentant ou membre du personnel de l’entreprise ou de l’association d’entreprises des explications sur des faits ou documents en rapport avec l’objet et le but de l’inspection et enregistrer ses réponses».

47.      Pour assurer la coopération des entreprises avec la Commission, les articles 14 et 15 du règlement sur les concentrations prévoient d’infliger des amendes et des astreintes à celles qui refusent de se soumettre à une inspection ou de fournir un renseignement ou qui fournissent un renseignement inexact ou dénaturé.

c)      Les garanties face à l’exercice des pouvoirs d’inspection

48.      Les pouvoirs attribués à la Commission, décrits plus haut, constituent, ainsi que l’on peut aisément l’observer, un ensemble de pouvoirs pouvant être qualifiés d’exorbitants, qui placent les entreprises concernées dans une situation extrêmement délicate, du fait qu’elles sont ouvertement exposées à des activités d’inspection concernant les détails de leur gestion auxquelles elles ne peuvent se soustraire sans encourir de lourdes responsabilités. Il convient de souligner à cet égard, comme l’indique la Commission, que, à la différence de ce qui se passe dans les procédures d’appel d’offres, dans le cas des concentrations, les entreprises concernées ne sont pas libres de se soumettre ou non aux procédures établies, et qu’elles peuvent au contraire y être obligées, même contre leur gré.

49.      Il y a lieu d’ajouter que, contrairement à ce qui se produit dans le cas du contrôle répressif des ententes, nous nous trouvons ici face à une procédure de contrôle préventif, qui s’exerce donc sans être fondée sur un comportement antérieur supposé illicite.

50.      Des pouvoirs d’inspection ayant une telle portée et de telles conséquences ne sauraient être acceptables que dans la mesure où ils sont nécessaires pour atteindre le but légitime poursuivi par la Commission. C’est pourquoi les informations recueillies auprès des entreprises ne doivent pouvoir être utilisées qu’en vue de l’appréciation adéquate de la concentration examinée, dont le but ultime n’est autre que de déterminer si cette dernière est ou non compatible avec le marché commun. Le lien entre les informations recueillies, d’une part, et l’objectif dont la satisfaction justifie l’obligation imposée aux entreprises de fournir toutes les informations demandées, d’autre part, doit être un lien indissoluble. Cela reviendrait sinon à imposer aux entreprises une obligation de transparence qui peut être incompatible avec leur survie même en tant qu’elles exercent l’activité économique en cause, sans exclure que cela puisse avoir des incidences négatives en matière de vie privée, dans la mesure où ce concept est applicable aux activités commerciales des personnes morales conformément à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) (14).

51.      Telle est, et il ne saurait en être autrement, la position du règlement sur les concentrations, dont l’article 17 prévoit, à son paragraphe 1, que «[l]es informations recueillies en application du présent règlement ne peuvent être utilisées que dans le but poursuivi par la demande de renseignements, le contrôle ou l’audition».

52.      Le même article prévoit, à son paragraphe 2, que, «[s]ans préjudice de l’article 4, paragraphe 3, et des articles 18 et 20, la Commission et les autorités compétentes des États membres ainsi que leurs fonctionnaires et autres agents et les autres personnes travaillant sous le contrôle de ces autorités, ainsi que les fonctionnaires et agents d’autres autorités des États membres sont tenus de ne pas divulguer les informations qu’ils ont recueillies en application du présent règlement et qui, par leur nature, sont couvertes par le secret professionnel», ce qui, conformément au paragraphe 3 du même article 17, «ne [s’oppose] pas à la publication de renseignements généraux ou d’études ne comportant pas d’indications individuelles sur les entreprises ou associations d’entreprises».

53.      Par conséquent, les informations obtenues par la Commission sont strictement liées aux fins de l’appréciation de la concentration d’entreprises et soumises à un principe de réserve dans leur divulgation.

54.      En réalité, nous estimons que la disposition de l’article 17, paragraphe 1, du règlement sur les concentrations peut, dans une certaine mesure, être jugée redondante, puisque l’interdiction même du détournement de pouvoir suffirait déjà en soi à considérer que les informations ainsi recueillies ne sauraient être utilisées que dans le strict but qui les justifie, sans qu’elles puissent être détournées à d’autres fins (15). Toutes proportions gardées, la notion d’interception judiciaire des communications dans le cadre de la poursuite d’un délit déterminé peut être ici très instructive.

55.      Eu égard à tout ce qui précède, nous sommes déjà en mesure de répondre aux objections de la Commission concernant l’erreur qu’aurait commise le Tribunal en exigeant une justification individualisée du refus d’accès pour chaque document dont la divulgation pourrait porter atteinte aux intérêts commerciaux de PKN Orlen.

2.      La justification de l’exception fondée sur la protection des intérêts commerciaux

56.      Il ressort de la jurisprudence de la Cour dans le domaine qui nous intéresse ici qu’il existe déjà un corps de doctrine concernant les exceptions au droit d’accès et leur justification adéquate (16).

57.      Il convient de souligner ici en premier lieu la jurisprudence de la Cour en vertu de laquelle sont admises des présomptions générales pour certaines catégories de documents (17), plus précisément pour les documents pour lesquels, en raison de la procédure dans laquelle ils s’insèrent, il existe un régime spécifique d’accessibilité. L’existence d’un tel régime permet de présumer qu’en principe la divulgation de ces documents pourrait porter atteinte à l’objectif de la procédure. En particulier, la Cour a déclaré, aux points 55 à 61 de l’arrêt Commission/Technische Glaswerke Ilmenau, précité, qu’une présomption générale de cette nature peut résulter de la réglementation relative aux procédures de contrôle des aides d’État (18).

58.      En effet, dès lors que ladite réglementation ne reconnaît le droit de consulter les documents du dossier administratif qu’à l’État membre responsable de l’octroi de l’aide, la Cour a conclu qu’il convient de tenir compte de cette circonstance «aux fins de l’interprétation de l’exception prévue à l’article 4, paragraphe 2, troisième tiret, du règlement no 1049/2001», car, si d’autres intéressés que l’État membre «étaient en mesure d’obtenir l’accès, sur le fondement du règlement no 1049/2001, aux documents du dossier administratif de la Commission, le régime de contrôle des aides d’État serait mis en cause» (19).

59.      Une présomption générale du même type a également été admise — avec les mêmes fondements et conséquences aux fins de l’interprétation du règlement no 1049/2001 — en ce qui concerne les mémoires présentés devant la Cour dans le cadre des procédures juridictionnelles (20).

60.      Il ne s’agit en aucun cas d’une présomption irréfragable, puisque «[c]ette présomption générale n’exclut pas le droit pour [les] intéressés» (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas de droit d’accès aux documents dans la procédure de contrôle) «de démontrer qu’un document donné […] n’est pas couvert par ladite présomption ou qu’il existe un intérêt public supérieur justifiant la divulgation du document» (21).

61.      Par conséquent, la présomption n’exclut pas d’emblée l’accès au document visé par ladite présomption. Elle permet simplement à l’institution de refuser l’accès sur la base des raisons de principe qui résultent de l’existence d’un régime particulier pour le type de document concerné. De plus, elle augmente le niveau de motivation exigé pour la demande d’accès, qui devra nécessairement se fonder sur un intérêt public supérieur, et pas seulement sur un simple intérêt privé.

62.      En tout état de cause, l’examen d’un document en vue de déterminer s’il relève de la catégorie bénéficiant de la présomption nécessite également une motivation spécifique. Selon les termes de la Cour, c’est à l’institution qu’il «incombe […] de vérifier dans chaque cas si les considérations d’ordre général normalement applicables à un type de documents déterminé sont effectivement applicables à un document donné dont la divulgation est demandée» (22), c’est‑à‑dire si celui-ci s’inscrit effectivement dans la catégorie générale de documents à l’égard desquels cette présomption générale existe, et donc, pour ce qui nous intéresse ici, s’il s’agit d’un document faisant partie d’un dossier pour lequel il existe des règles spécifiques d’accès en vertu de règlements spécifiques.

63.      Selon nous, cette jurisprudence peut parfaitement être transposée à l’exception concernant la protection des intérêts commerciaux, en tout cas dans le cas concret de documents produits dans des procédures de concentration (23).

64.      Comme dans le cas du règlement no 659/1999 pour les aides d’État, le règlement sur les concentrations institue pour les concentrations d’entreprises une procédure administrative de contrôle concourant à un objectif fondamental pour l’Union, à savoir garantir la concurrence dans le marché intérieur.

65.      Les deux règlements sont juridiquement fondés sur le chapitre 1 («Les règles de concurrence») du titre VII («Les règles communes sur la concurrence, la fiscalité et le rapprochement des législations») de la troisième partie du TFUE, ce qui met en évidence le fait qu’ils répondent à une intention commune, partagée par le règlement (CE) no 1/2003 (24), à savoir rendre possible la réalisation de l’un des buts fondant l’existence de l’Union, puisqu’il convient de ne pas oublier que l’Union est fondée sur les valeurs proclamées à l’article 2 TUE, mais qu’elle est également tenue aux buts et aux objectifs énumérés à l’article 3 TUE, parmi lesquels il convient de souligner, pour ce qui nous intéresse ici, l’établissement d’un marché intérieur et le «développement durable de l’Europe fondé sur […] une économie sociale de marché hautement compétitive […]» (article 3, paragraphe 3, TUE). En vue de la réalisation de ces buts, l’article 3, paragraphe 1, sous b), TFUE attribue à l’Union une compétence exclusive pour l’«établissement des règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché intérieur», et c’est précisément pour permettre le contrôle effectif des concentrations du point de vue de la concurrence qu’a été conçu l’instrument juridique que constitue le règlement sur les concentrations.

66.      Ainsi, les raisons qui, dans le cas des aides d’État, justifient de compléter les exceptions prévues à l’article 4 du règlement no 1049/2001 par les conditions spécifiques d’accès aux documents établies par le règlement no 659/1999 sont également applicables au règlement sur les concentrations, dont les conditions relatives à l’accès doivent aussi servir à déterminer le contenu de ladite disposition.

67.      Par conséquent, selon notre approche, la protection des intérêts commerciaux en tant que fondement de l’exception à l’accès prévue par le règlement no 1049/2001 doit être interprétée à la lumière du règlement sur les concentrations, en admettant donc la présomption générale selon laquelle la divulgation des documents fournis à la Commission par une entreprise dans le cadre d’une procédure de concentration peut porter atteinte à ses intérêts commerciaux.

68.      Cette présomption doit s’étendre à tous les documents produits dans cette procédure, dans la mesure où ils peuvent contenir des informations sensibles du point de vue de l’activité et des intérêts commerciaux de l’entreprise soumise à la procédure. Bien entendu, il en va ainsi seulement pour les parties des documents pour lesquelles cette condition est remplie.

69.      Ainsi, la Commission a raison de soutenir que le Tribunal a interprété de façon erronée l’exception relative à la protection des intérêts commerciaux.

3.      Les autres exceptions

70.      En ce qui concerne en premier lieu la divulgation des avis juridiques, la Cour a déclaré que le règlement no 1049/2001 «impose, en principe, une obligation de divulguer les avis du service juridique du Conseil relatifs à un processus législatif» (25), même si la possibilité d’en refuser l’accès n’est pas exclue s’il s’agit d’avis ayant un «caractère particulièrement sensible» ou une «portée particulièrement large allant au-delà du cadre du processus législatif en cause», auquel cas «il incomberait à l’institution concernée de motiver le refus de façon circonstanciée» (26).

71.      En ce qui concerne les avis rendus dans le cadre de procédures administratives, la Cour s’en est tenue à la même ligne dans l’affaire Suède/MyTravel et Commission, précitée, points 109 à 119.

72.      Dans la présente affaire, dans laquelle nous avons indiqué que le cœur de la question soulevée réside dans la protection des intérêts commerciaux, ce qui est déterminant n’est pas tant la forme ou la qualification juridique de chacun des documents demandés, mais le fait qu’ils contiennent, matériellement ou en substance, des informations importantes du point de vue de ces intérêts. Il appartient par conséquent au Tribunal, en tant que juge des faits, de déterminer jusqu’à quel point les documents administratifs produits au cours de la procédure de concentration contiennent des informations sensibles pour les intérêts commerciaux de l’entreprise concernée.

4.      Enfin, la protection des intérêts commerciaux dans le cas particulier des procédures clôturées

73.      Le fait que la procédure de concentration soit déjà clôturée change-t-il en quoi que ce soit les conclusions qui précèdent?

74.      Dans l’arrêt Suède/MyTravel et Commission, précité, la Cour s’est prononcée sur l’incidence éventuelle sur le sort d’une demande d’accès du fait que la procédure à laquelle le document concerné est lié se soit ou non conclue par l’adoption de la décision correspondante. Pour la Cour, le fait que la procédure soit terminée n’entraîne pas en soi la divulgation du document, même si le refus d’y donner accès doit alors être particulièrement justifié (27).

75.      Conformément à cette position, on pourrait admettre que la réponse à la question que nous venons de formuler doive être positive, même si, selon nous, ce ne pourrait être le cas que pour les documents dont la raison d’être est précisément l’élaboration de la décision faisant l’objet de la procédure. Une fois que la procédure est terminée, l’accès aux documents qui ont été produits au cours de celle-ci en vue de conduire à l’adoption d’une décision finale et définitive ne saurait, par définition, remettre en cause l’issue de la procédure ni, par conséquent, la décision qui l’a conclue. C’est donc dans cette perspective qu’il convient de considérer les avis juridiques et les documents internes dont l’accès a été refusé par la Commission.

76.      L’hypothèse des intérêts commerciaux dont la protection a justifié le refus d’accès aux autres documents demandés par Agrofert appelle cependant, selon nous, une nuance très importante.

77.      Par leur nature même, les documents produits dans la procédure contiendront toujours des informations concernant les conditions d’activité de l’entreprise au moment pertinent pour la décision de la Commission sur la compatibilité de la concentration examinée avec le marché commun. Par conséquent, il s’agit d’une information en principe appelée à «vieillir», mais qui conserve en tout état de cause une «actualité» dont la validité peut durer plus longtemps que celle des documents strictement administratifs ou internes de la procédure.

78.      Selon nous, la prolongation du caractère «sensible» d’un document constitue un élément fondamental de l’architecture du régime des exceptions établies à l’article 4 du règlement no 1049/2001. Ainsi, les documents rédigés en vue d’un usage interne dans le cadre d’une procédure (paragraphe 3) sont assurés de la protection tant que la procédure n’est pas terminée, mais seuls ceux contenant des avis continuent à bénéficier de cette protection même après la fin de la procédure. Dans ce deuxième cas, l’exception demeurera valable, comme toutes les exceptions visées à l’article 4, «au cours de la période durant laquelle la protection se justifie eu égard au contenu du document» (paragraphe 7). Cette période pourra durer, conformément au paragraphe 7 dudit article 4, jusqu’à un maximum de 30 ans. Cela étant, cette période maximale peut être prolongée, «si nécessaire», pour trois catégories de documents: ceux «relevant des exceptions concernant la vie privée ou les intérêts commerciaux et [les] documents sensibles» (paragraphe 7).

79.      Les intérêts commerciaux méritent ainsi le plus haut niveau de protection ratione temporis dans le régime d’accès prévu par le règlement no 1049/2001. C’est pourquoi, dans l’hypothèse qui nous intéresse ici, la clôture de la procédure de concentration ne constitue pas nécessairement, pour ce type de document, le tournant qu’elle représente en revanche, en termes d’accès, pour les documents d’une autre nature, en particulier les avis juridiques et les avis à usage interne.

80.      Pour ce qui concerne les documents contenant des avis juridiques ainsi que ceux qui sont établis par la Commission dans le cadre de délibérations et de consultations liées à la procédure (article 4, paragraphe 2, deuxième tiret, et paragraphe 3, du règlement no 1049/2001), la solution retenue par la Cour dans l’affaire Suède/MyTravel et Commission, précitée, s’applique parfaitement en l’espèce.

81.      Par conséquent, nous estimons que, après la clôture de la procédure administrative de concentration, il n’est plus possible de présumer l’atteinte à l’objectif poursuivi par ladite procédure que pourrait entraîner l’accès aux documents purement administratifs de ladite procédure, en dehors des cas prévus par le règlement sur les concentrations lui-même.

82.      Bien entendu, cette atteinte peut effectivement exister dans un cas précis, même après la clôture de la procédure, mais elle ne saurait être simplement tenue pour acquise, et il sera par conséquent nécessaire de la démontrer dans chaque cas, c’est-à-dire sans recourir à une présomption générale fondée sur la nature et les buts d’une procédure administrative clôturée.

83.      En conséquence de tout ce qui précède, nous estimons qu’il convient d’accueillir partiellement le second motif de pourvoi tiré de ce que le Tribunal n’a pas interprété correctement le régime des exceptions prévues par le règlement no 1049/2001.

C –    Le premier moyen de pourvoi: l’interprétation prétendument erronée du règlement sur les concentrations

84.      Le premier moyen de pourvoi faisait essentiellement valoir que l’interprétation du règlement sur les concentrations était erronée, ce qui aurait des conséquences sur l’interprétation de l’exception fondée sur l’objectif de protection des intérêts commerciaux. À présent que nous avons proposé d’accueillir le second moyen, au motif précisément d’une interprétation erronée de l’exception relative à la protection des intérêts commerciaux, nous estimons qu’il n’est pas nécessaire d’examiner le premier moyen.

VI – Sur la résolution définitive du litige par la Cour de justice

85.      Conformément à l’article 61 du statut de la Cour de justice, «[l]orsque le pourvoi est fondé, la Cour de justice annule la décision du Tribunal» et peut «statuer elle-même définitivement sur le litige, lorsque celui-ci est en état d’être jugé».

86.      Selon nous, la Cour peut en l’espèce statuer définitivement sur le litige. Compte tenu des conditions dans lesquelles nous proposons de faire droit au pourvoi, il convient d’annuler la décision de la Commission attaquée devant le Tribunal dans la mesure où elle ne justifie pas de façon concrète et individualisée le refus de reconnaître le droit d’accès à tous les documents juridiques et internes auxquels ne s’applique pas, eu égard à leur contenu, l’exception fondée sur la protection des intérêts commerciaux prévue par le règlement no 1049/2001.

VII – Dépens

87.      Conformément à l’article 69, paragraphes 3 et 4, du règlement de procédure, nous proposons à la Cour que, compte tenu des conditions dans lesquelles nous proposons de faire droit au pourvoi, chacune des parties et des parties intervenantes supporte ses propres dépens.

VIII – Conclusion

88.      Eu égard aux considérations exposées, nous proposons à la Cour de déclarer:

«Il est partiellement fait droit au pourvoi en accueillant le second moyen de pourvoi, tiré d’une erreur d’interprétation de l’article 4, paragraphe 2, du règlement (CE) no 1049/2001 du Parlement européen et du Conseil, du 30 mai 2001, relatif à l’accès du public aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission, en ce qui concerne la protection des intérêts commerciaux, et, en conséquence:

1)      l’arrêt du Tribunal du 7 juillet 2010, Agrofert Holding/Commission (T‑111/07), qui annule la décision de la Commission du 13 février 2007 refusant l’accès aux documents figurant dans le dossier d’une procédure de contrôle d’une opération de concentration instruite en application du règlement (CE) no 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, est annulé;

2)      la décision de la Commission du 13 février 2007 refusant l’accès aux documents figurant dans le dossier d’une procédure de contrôle d’une opération de concentration instruite en application du règlement no 139/2004 est annulée, dans la mesure où elle ne justifie pas de façon concrète et individualisée le refus de reconnaître le droit d’accès à tous les documents juridiques et internes auxquels ne s’applique pas, eu égard à leur contenu, l’exception fondée sur les intérêts commerciaux prévue par le règlement no 1049/2001;

3)      les parties et les parties intervenantes supportent leurs propres dépens.»


1 —      Langue originale: l’espagnol.


2 —      Affaire T‑111/07.


3 —      JO L 145, p. 43.


4 —      JO L 24, p. 1.


5 —      Parmi les auteurs qui ont souligné l’importance de cette affaire en tant que nouvelle pièce du processus de construction jurisprudentielle amorcé par les arrêts du 29 juin 2010, Commission/Technische Glaswerke Ilmenau (C‑139/07 P, Rec. p. I‑5885) et Commission/Bavarian Lager (C‑28/08 P, Rec. p. I‑6055), on trouve, par exemple, Idot, L., «Le règlement no 1049/2001 doit-il s’appliquer aux ‘procédures concurrence’? — À propos des affaires Technische Glaswerke Ilmenau, Odile Jacob et Agrofert», Europe no 10, octobre 2010, étude 11, et Goddin, G., «Recent Judgments Regarding Transparency and Access to Documents in the Field of Competition Law: Where Does the Court of Justice of the EU Strike the Balance», Journal of European Competition Law & Practice, 2011, vol. 2, no 1, p. 10 à 23.


6 —      Les documents internes en cause étaient: une note de consultation interservices contenant un projet de décision relatif à la notification (document no 2), une réponse du service juridique concernant la note de consultation évoquée ci-dessus (document no 3), un échange de courriers électroniques concernant ce projet entre le service compétent et le service juridique (document no 4) et les réponses des autres services concernés concernant la note de consultation évoquée ci-dessus (document no 5).


7 —      Arrêt du 21 juillet 2011 (C‑506/08 P, Rec. p. I‑6237).


8 —      Devenu article 15 TFUE.


9 —      Voir, en ce sens, arrêt Suède/MyTravel et Commission, précité, point 72.


10 —      Cet aspect est souligné dans l’arrêt Commission/Bavarian Lager, précité, point 54.


11 —      Disposition qui n’est applicable, outre les intérêts commerciaux, que pour la vie privée et les «documents sensibles».


12 —      Sur l’appréciation substantielle des concentrations dans la perspective de leur compatibilité avec le marché commun, voir Bellamy & Child, European Community Law of Competition, 6e éd., Oxford University Press, 2008, 8.183 et suiv.


13 —      Il s’agit d’un «réseau d’autorités publiques» formé par la Commission et les autorités compétentes des États membres, «utilisant leurs compétences respectives en étroite coopération à l’aide de mécanismes efficaces d’échange d’informations et de consultation, en vue de garantir qu’une affaire est traitée par l’autorité la plus appropriée» (quatorzième considérant du règlement sur les concentrations).


14 —      Parmi beaucoup d’autres, arrêt Amann c. Suisse du 16 février 2000, Recueil des arrêts et décisions 2000‑II, § 65.


15 —      Un acte est entaché de détournement de pouvoir s’il a «été pris exclusivement, ou à tout le moins de manière déterminante, à des fins autres que celles dont il est excipé ou dans le but d’éluder une procédure spécialement prévue par le traité pour parer aux circonstances de l’espèce» (arrêt du 7 septembre 2006, Espagne/Conseil, C‑310/04, Rec. p. I‑7285, point 69). Nous estimons qu’il en va de même si, alors qu’il a légitimement été adopté en vue d’un but, il est ensuite utilisé à une autre fin, éventuellement légitime elle aussi, mais dont le fondement de la légitimité est différent.


16 —      Pour un exposé de la jurisprudence de la Cour en ce domaine, voir notamment Guichot, E., Transparencia y acceso a la información en el Derecho europeo, Cuadernos Universitarios de Derecho Administrativo, Séville, 2011.


17 —      Arrêts du 1er juillet 2008, Suède et Turco/Conseil (C‑39/05 P et C‑52/05 P, Rec. p. I‑4723, point 50); Commission/Technische Glaswerke Ilmenau, précité, point 54, et du 21 septembre 2010, Suède e.a./API et Commission (C‑514/07 P, C‑528/07 P et C‑532/07 P, Rec. p. I‑8533, point 74).


18 —      Règlement (CE) no 659/1999 du Conseil, du 22 mars 1999, portant modalités d’application de l’article [88] du traité CE (JO L 83, p. 1).


19 —      Arrêt Commission/Technische Glaswerke Ilmenau, précité, point 58. On atteindrait matériellement le même objectif à un autre titre (le droit d’accès en vertu du règlement no 1049/2001) que celui qu’un titre particulier (le droit d’accès limité en vertu du règlement no 659/1999) n’ouvre qu’à un intéressé précis (l’État membre responsable de l’octroi de l’aide). Ce résultat, outre qu’il serait contraire à la cohérence de l’ensemble du système normatif du droit de l’Union, conduirait également à perdre de vue que l’esprit de transparence qui préside au règlement no 1049/2001 se manifeste dans les «cas où les institutions communautaires agissent en qualité de législateur», alors que «les documents afférents aux procédures de contrôle des aides d’État […] s’inscrivent dans le cadre des fonctions administratives spécifiquement attribuées auxdites institutions par l’article 88 CE» (arrêt Commission/Technische Glaswerke Ilmenau, précité, point 60).


20 —      Arrêt Suède e.a./API et Commission, précité, points 94 à 100. En définitive, le dessein de la Cour dans toutes ces hypothèses n’est autre que la protection de l’équilibre visé par le législateur de l’Union lors de l’adoption du règlement no 1049/2001 et de tous les règlements réglementant en pratique l’accès aux documents figurant dans des dossiers administratifs. On peut trouver un autre exemple de cette préoccupation de la Cour dans la solution retenue dans l’affaire Commission/Bavarian Lager, précitée, dans un cas où s’imposait une interprétation du règlement no 1049/2001 assurant un équilibre avec les dispositions du règlement (CE) no 45/2001 du Parlement européen et du Conseil, du 18 décembre 2000, relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions et organes communautaires et à la libre circulation de ces données (JO 2001, L 8, p. 1).


21 —      Arrêt Commission/Technische Glaswerke Ilmenau, précité, point 62.


22 —      Arrêt Suède et Turco/Conseil, précité, point 50.


23 —      Voir notamment en ce sens Goddin, G., «Recent Judgments […]», précité, p. 22 et 23, et Idot, L., «Le règlement no 1049/2001 […]», précité, passim.


24 —      Règlement du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du traité (JO 2003, L 1, p. 1). Sur la procédure prévue par ce règlement, voir Wils, W. P. J., «EU Antitrust Enforcement Powers and Procedural Rights and Guarantees: The Interplay between EU Law, National Law, the Charter of Fundamental Rights of the EU and the European Convention on Human Rights», Concurrences, mai 2011, et World Competition, vol. 34, no 2, juin 2011. Peut être consulté à l’adresse: http://ssrn.com/author=456087.


25 —      Arrêt Suède et Turco/Conseil, précité, point 68.


26 —      Ibidem, point 69.


27 —      Points 113 à 119 de l’arrêt.