Language of document : ECLI:EU:T:2012:487

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (sixième chambre)

27 septembre 2012 (*)

« Concurrence – Ententes – Marché néerlandais du bitume routier – Décision constatant une infraction à l’article 81 CE – Amendes – Imputabilité du comportement infractionnel »

Dans l’affaire T‑356/06,

Koninklijke Volker Wessels Stevin NV, établie à Rotterdam (Pays-Bas), représentée initialement par Mes E. Pijnacker Hordijk et Y. de Vries, puis par Mes Pijnacker Hordijk et X. Reintjes, avocats,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par MM. A. Bouquet, A. Nijenhuis et F. Ronkes Agerbeek, en qualité d’agents, assistés initialement de Mes L. Gyselen, F. Tuytschaever et F. Wijckmans, puis de Me Gyselen, avocats,

partie défenderesse,

ayant pour objet une demande d’annulation de la décision C (2006) 4090 final de la Commission, du 13 septembre 2006, relative à une procédure d’application de l’article 81 [CE] [Affaire COMP/F/38.456 – Bitume (Pays-Bas)], en tant qu’elle concerne la requérante,

LE TRIBUNAL (sixième chambre),

composé de MM. M. Jaeger, président, N. Wahl et S. Soldevila Fragoso (rapporteur), juges,

greffier : M. J. Plingers, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 26 mai 2011,

rend le présent

Arrêt

 Faits à l’origine du litige

1        Koninklijke Volker Wessels Stevin est un groupe de construction néerlandais qui regroupe plus d’une centaine de sociétés d’exploitation. La requérante, la société mère Koninklijke Volker Wessels Stevin NV, opère dans le domaine de la construction routière par l’intermédiaire de Volker Wessels Stevin Verkeersinfra BV et de sa filiale Koninklijke Wegenbouw Stevin BV (ci-après « KWS »), chargée de la négociation et de l’achat de bitume pour l’ensemble du groupe, en vue de la production d’asphalte aux Pays-Bas. Pendant la période infractionnelle, la requérante détenait la totalité du capital de KWS, par l’intermédiaire des sociétés holdings Volker Wessels Stevin Infra BV et Volker Wessels Stevin Verkeersinfra.

2        Par lettre du 20 juin 2002, British Petroleum a informé la Commission des Communautés européennes de l’existence alléguée d’une entente relative au marché du bitume routier aux Pays-Bas et a présenté une demande visant à obtenir une immunité d’amendes au titre de la communication de la Commission sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes (JO 2002, C 45, p. 3).

3        Les 1er et 2 octobre 2002, la Commission a procédé à des vérifications surprises, notamment dans les locaux de KWS. La Commission a adressé des demandes de renseignements à plusieurs sociétés, dont KWS, le 30 juin 2003, à laquelle celle-ci a répondu le 12 septembre 2003. Le 10 février 2004, la Commission a envoyé une nouvelle demande de renseignements, à laquelle la requérante a répondu le 2 mars 2004.

4        Le 18 octobre 2004, la Commission a engagé la procédure administrative et a adopté une communication des griefs, adressée le lendemain à plusieurs sociétés, dont la requérante, KWS et Volker Wessels Stevin Infra.

5        Le 13 septembre 2006, la Commission a adopté la décision C (2006) 4090 final, relative à une procédure d’application de l’article 81 [CE] [Affaire COMP/F/38.456 – Bitume (Pays-Bas)] (ci-après la « décision attaquée »), dont un résumé est publié au Journal officiel de l’Union européenne du 28 juillet 2007 (JO L 196, p. 40) et qui a été notifiée à la requérante le 25 septembre 2006.

6        Dans la décision attaquée, la Commission a indiqué que les sociétés destinataires de celle-ci avaient participé à une infraction unique et continue à l’article 81, paragraphe 1, CE, consistant à fixer ensemble régulièrement, durant les périodes concernées, pour la vente et l’achat de bitume routier aux Pays-Bas, le prix brut, une remise uniforme sur le prix brut pour les constructeurs routiers participant à l’entente et une remise maximale réduite sur le prix brut pour les autres constructeurs routiers.

7        La requérante a été reconnue coupable, avec KWS, de cette infraction pour la période allant du 1er avril 1994 au 15 avril 2002 et s’est vu infliger, solidairement avec KWS, une amende de 27,36 millions d’euros.

 Procédure et conclusions des parties

8        Par requête déposée au greffe du Tribunal le 5 décembre 2006, la requérante a introduit le présent recours.

9        Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (sixième chambre) a décidé d’ouvrir la procédure orale et, dans le cadre des mesures d’organisation de la procédure prévues à l’article 64 de son règlement de procédure, a posé des questions écrites aux parties. Les parties ont répondu à ces questions dans le délai imparti.

10      Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions orales posées par le Tribunal lors de l’audience du 26 mai 2011.

11      Un membre de la sixième chambre ayant été empêché de siéger, le président du Tribunal s’est désigné, en application de l’article 32, paragraphe 3, du règlement de procédure du Tribunal, pour compléter la chambre.

12      Par ordonnance du 18 novembre 2011, le Tribunal (sixième chambre), dans sa nouvelle composition, a rouvert la procédure orale et les parties ont été informées qu’elles seraient entendues lors d’une nouvelle audience.

13      Par lettres, respectivement, des 25 et 28 novembre 2011, la Commission et la requérante ont informé le Tribunal qu’elles renonçaient à être entendues une nouvelle fois.

14      En conséquence, le président du Tribunal a décidé de clore la procédure orale.

15      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler les articles 1er à 3 de la décision attaquée, pour autant qu’ils la concernent ;

–        condamner la Commission aux entiers dépens.

16      La Commission conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

17      À l’appui de ses conclusions, la requérante soulève deux moyens, tirés, le premier, de la violation des fondements du droit des personnes morales et du droit de la responsabilité et, le second, de la méconnaissance de la jurisprudence relative à l’imputation de la responsabilité du comportement d’une société filiale à 100 % à sa société mère.

 Arguments des parties

 Sur le premier moyen, tiré de la violation des fondements du droit des personnes morales et du droit de la responsabilité

18      La requérante reproche en premier lieu à la Commission d’avoir méconnu les règles relatives au droit des personnes morales et au droit de la responsabilité en lui imputant, en tant que société mère, la responsabilité d’une infraction commise par KWS. La Commission aurait pour cela appliqué un critère erroné pour apprécier la responsabilité d’une société mère.

19      Tout d’abord, la Commission aurait fait une application erronée de la théorie de l’« entité économique », en fondant la responsabilité de la requérante sur la seule circonstance selon laquelle elle était la société holding du groupe dont KWS, société à laquelle l’infraction est reprochée, faisait partie. En effet, cette théorie ne permettrait que de déterminer si des accords ou des pratiques concertées d’entreprises faisant partie d’un même groupe peuvent être réputés restreindre la concurrence au sens de l’article 81 CE. En revanche, elle serait sans lien avec les circonstances dans lesquelles l’infraction à une règle de droit commise par une personne morale peut être imputée à une autre personne morale.

20      Par ailleurs, la requérante rappelle que, selon un principe fondamental du droit des personnes morales, valable également en droit de l’Union, une personne morale est titulaire de manière indépendante de droits et d’obligations. Si le droit de la responsabilité des États membres reconnaît que, dans des circonstances particulières, des infractions commises par une personne physique ou morale peuvent être imputées à un tiers, les systèmes juridiques nationaux, et notamment le droit néerlandais, ne reconnaissent aucune forme de responsabilité pour risque de personnes morales pour des infractions commises par une autre personne morale à une règle de droit de la concurrence. Une telle forme de responsabilité pour risque ne saurait, en outre, résulter du fait que ces personnes morales sont liées entre elles parce qu’elles font partie d’un même groupe. Le droit de l’Union ne prévoirait pas l’harmonisation des systèmes juridiques des États membres sur ce point. De même, le règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 [CE] et 82 [CE] (JO 2003, L 1, p. 1), n’aurait pas instauré de mécanisme de responsabilité solidaire de la société holding d’un groupe pour une infraction au droit de la concurrence commise par l’une de ses filiales.

21      Enfin, la requérante conteste le critère retenu par la Commission, dans la décision attaquée, pour apprécier la responsabilité d’une société mère au regard d’une infraction commise par sa filiale, en soulignant que la Commission ne saurait faire porter la charge de la preuve qui lui incombe sur la société mère. Il appartiendrait, en effet, à la Commission d’établir que cette dernière avait conscience de l’illégalité du comportement en cause de KWS, en se fondant sur des faits et des circonstances particulières.

22      La Commission rejette l’ensemble des arguments de la requérante.

 Sur le second moyen, tiré de l’erreur de droit relative à l’interprétation de la jurisprudence de la Cour et du Tribunal

23      La requérante estime que la Commission a fait une application erronée de la jurisprudence relative à l’imputation des agissements d’une filiale à sa société mère.

24      En effet, selon une jurisprudence constante, la Commission ne pourrait imputer à une société mère la responsabilité d’une infraction commise par sa filiale détenue à 100 % qu’à la condition qu’elle établisse que la société mère a effectivement exercé une influence déterminante sur sa filiale en ce qui concerne l’infraction en cause (arrêt de la Cour du 25 octobre 1983, AEG-Telefunken/Commission, 107/82, Rec. p. 3151, points 50, 51 et 74). Ainsi, la seule détention d’une filiale à 100 % ne saurait suffire à imputer à une société mère l’infraction commise par cette filiale ni à renverser la charge de la preuve de l’exercice effectif d’une influence déterminante de la société mère sur sa filiale, qui repose sur la Commission (arrêt de la Cour du 16 novembre 2000, Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, C‑286/98 P, Rec. p. I‑9925, points 28 et 29).

25      L’approche inverse retenue par la Commission, consistant à imputer à une société mère l’infraction commise par sa filiale détenue à 100 %, reviendrait à faire de cette imputabilité un automatisme, dès lors qu’il serait presque impossible pour une société mère de démontrer qu’elle n’a exercé aucune influence sur le comportement de sa filiale en matière stratégique et commerciale. La Commission chercherait ainsi à mettre en place un régime de responsabilité pour risque pour les sociétés mères. Ainsi, en l’espèce, alors même qu’elle n’a jamais eu connaissance du comportement infractionnel de KWS, la requérante ne se trouve pas en mesure d’établir que sa détention de KWS ne constituait qu’une simple opération financière.

26      Dès lors, la Commission ne saurait se fonder uniquement sur les pouvoirs généraux de gestion qu’elle détenait sur KWS pour lui imputer la responsabilité du comportement infractionnel de cette dernière société, alors même qu’elle n’avait aucun contrôle sur l’activité d’achat de bitume de cette dernière. La requérante précise que, en tout état de cause, contrairement à ce qu’a indiqué la Commission dans la décision attaquée, son assemblée générale n’avait pas d’autres pouvoirs que ceux de nomination et de révocation des directeurs de KWS et d’établissement des comptes annuels et que le conseil de surveillance de KWS, qui se composait de trois des membres de sa direction, n’avait aucun pouvoir quant à l’approbation des décisions de KWS relatives à l’achat de matières premières.

27      La Commission réfute l’ensemble des arguments de la requérante.

 Appréciation du Tribunal

28      La Commission a estimé, dans la décision attaquée, que la responsabilité afférente à l’infraction commise par KWS pouvait être imputée à la requérante, dès lors que, cette dernière détenant 100 % du capital de KWS, elle pouvait effectivement exercer une influence déterminante sur le comportement de KWS sur le marché pendant la période infractionnelle.

 Sur l’interprétation de la jurisprudence relative à l’imputation des agissements d’une filiale à sa société mère

29      Il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, que le droit de la concurrence de l’Union vise les activités des entreprises (arrêt de la Cour du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission, C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, Rec. p. I‑123, point 59) et que la notion d’entreprise au sens de l’article 81 CE inclut des entités économiques consistant chacune en une organisation unitaire d’éléments personnels, matériels et immatériels poursuivant de façon durable un but économique déterminé, organisation pouvant concourir à ce qu’une infraction visée par cette disposition soit commise (voir arrêt du Tribunal du 20 mars 2002, HFB e.a./Commission, T‑9/99, Rec. p. II‑1487, point 54, et la jurisprudence citée). La notion d’entreprise, placée dans ce contexte, doit être comprise comme désignant une unité économique même si, du point de vue juridique, cette unité économique est constituée de plusieurs personnes physiques ou morales (arrêt de la Cour du 14 décembre 2006, Confederación Española de Empresarios de Estaciones de Servicio, C‑217/05, Rec. p. I‑11987, point 40).

30      Le comportement anticoncurrentiel d’une entreprise peut être imputé à une autre lorsqu’elle n’a pas déterminé son comportement sur le marché de manière autonome, mais a appliqué pour l’essentiel les directives émises par cette dernière, eu égard en particulier aux liens économiques et juridiques qui les unissaient (arrêts de la Cour du 16 novembre 2000, Metsä-Serla e.a./Commission, C‑294/98 P, Rec. p. I‑10065, point 27 ; du 28 juin 2005, Dansk Rørindustri e.a./Commission, C‑189/02 P, C‑202/02 P, C‑205/02 P à C‑208/02 P et C‑213/02 P, Rec. p. I‑5425, point 117, et du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a./Commission, C‑97/08 P, Rec. p. I‑8237, point 58). Ainsi, le comportement d’une filiale peut être imputé à la société mère lorsque la filiale ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais applique pour l’essentiel les instructions qui lui sont imparties par la société mère, ces deux entreprises constituant une entité économique (arrêt de la Cour du 14 juillet 1972, Imperial Chemical Industries/Commission, 48/69, Rec. p. 619, points 133 et 134).

31      Ce n’est donc pas une relation d’instigation relative à l’infraction entre la société mère et sa filiale ni, à plus forte raison, une implication de la première dans ladite infraction, mais le fait qu’elles constituent une seule entreprise, qui habilite la Commission à adresser la décision imposant des amendes à la société mère d’un groupe de sociétés. En effet, il y a lieu de rappeler que le droit de la concurrence de l’Union reconnaît que différentes sociétés appartenant à un même groupe constituent une entité économique, et donc une entreprise au sens des articles 81 CE et 82 CE, si les sociétés concernées ne déterminent pas de façon autonome leur comportement sur le marché (arrêt du Tribunal du 30 septembre 2003, Michelin/Commission, T‑203/01, Rec. p. II‑4071, point 290).

32      Dans le cas particulier où une société mère détient 100 % du capital de sa filiale auteur d’un comportement infractionnel, d’une part, cette société mère peut exercer une influence déterminante sur le comportement de cette filiale et, d’autre part, il existe une présomption réfragable selon laquelle ladite société mère exerce effectivement une telle influence (voir arrêt Akzo Nobel e.a./Commission, point 30 supra, point 60, et la jurisprudence citée).

33      Dans ces conditions, il suffit que la Commission prouve que la totalité du capital d’une filiale est détenue par sa société mère pour présumer que cette dernière exerce effectivement une influence déterminante sur la politique commerciale de cette filiale. La Commission sera en mesure, par la suite, de considérer la société mère comme tenue solidairement au paiement de l’amende infligée à sa filiale, à moins que cette société mère, à laquelle il incombe de renverser cette présomption, n’apporte des éléments de preuve suffisants de nature à démontrer que sa filiale se comporte de façon autonome sur le marché (arrêts Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, point 24 supra, point 29, et Akzo Nobel e.a./Commission, point 30 supra, point 61).

34      S’il est vrai que la Cour a évoqué, aux points 28 et 29 de l’arrêt Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, point 24 supra, hormis la détention de 100 % du capital de la filiale, d’autres circonstances, telles que l’absence de contestation de l’influence exercée par la société mère sur la politique commerciale de sa filiale et la représentation commune des deux sociétés durant la procédure administrative, il n’en demeure pas moins que de telles circonstances n’ont été relevées par la Cour que dans le but d’exposer l’ensemble des éléments sur lesquels le Tribunal avait fondé son raisonnement dans cette affaire, et non pas pour subordonner la mise en œuvre de la présomption susmentionnée à la production d’indices supplémentaires relatifs à l’exercice effectif d’une influence de la société mère sur sa filiale (arrêts de la Cour Akzo Nobel e.a./Commission, point 30 supra, point 62, et du 20 janvier 2011, General Química e.a./Commission, C‑90/09 P, non encore publié au Recueil, point 41).

35      Il convient, en outre, de souligner que le juge de l’Union a déjà considéré que l’existence de sociétés intermédiaires entre la filiale et la société mère était sans influence sur la possibilité de faire application de cette présomption (arrêt Akzo Nobel e.a./Commission, point 30 supra, points 78 et 83 ; arrêts du Tribunal du 14 mai 1998, Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, T‑354/94, Rec. p. II‑2111, points 80 à 85, et Michelin/Commission, point 31 supra, point 290).

 Sur la compatibilité de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante d’une société mère sur sa filiale détenue à 100 % avec le droit des personnes morales

36      Afin de récuser l’utilisation faite par la Commission de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante d’une société mère sur sa filiale détenue à 100 %, la requérante lui reproche d’avoir méconnu les règles relatives au droit des personnes morales, et notamment celles selon lesquelles, d’une part, une personne morale est titulaire, de manière indépendante, de droits et d’obligations et, d’autre part, seules des circonstances particulières peuvent permettre d’imputer à un tiers une infraction commise par une personne morale.

37      Cependant, aux termes de la jurisprudence rappelée au point 30 ci-dessus, le comportement anticoncurrentiel d’une entreprise peut être imputé à une autre lorsqu’elle n’a pas déterminé son comportement sur le marché de manière autonome, mais a appliqué pour l’essentiel les directives émises par cette dernière, eu égard en particulier aux liens économiques et juridiques qui les unissaient.

38      De plus, selon la jurisprudence, le fait que la société mère d’un groupe, qui exerce effectivement une influence déterminante sur ses filiales, puisse être déclarée responsable solidairement d’une infraction au droit de la concurrence commise par ces dernières ne constitue nullement une exception au principe de responsabilité personnelle, mais est au contraire une expression de ce principe, car la société mère et les filiales soumises à son influence déterminante forment ensemble une entreprise unique au sens du droit de la concurrence de l’Union, entreprise dont elles sont responsables, et si, de propos délibéré ou par négligence, cette entreprise viole les règles de concurrence, elle engagera la responsabilité personnelle et solidaire de l’ensemble des personnes juridiques entrant dans la structure du groupe (voir arrêt Akzo Nobel e.a./Commission, point 30 supra, point 27, et conclusions de l’avocat général Mme Kokott sous cet arrêt, Rec. p. I‑8241, points 39 et 97, et la jurisprudence citée). Ainsi, le principe de responsabilité personnelle est bel et bien reconnu par la jurisprudence (voir, en ce sens, arrêts de la Cour du 8 juillet 1999, Commission/Anic Partecipazioni, C‑49/92 P, Rec. p. I‑4125, point 145 ; du 16 novembre 2000, Cascades/Commission, C‑279/98 P, Rec. p. I‑9693, point 78, et du 11 décembre 2007, ETI e.a., C‑280/06, Rec. p. I‑10893, point 39), mais il s’applique aux entreprises et non aux sociétés.

39      Cet argument doit donc être écarté.

 Sur la charge de la preuve

40      En vertu des dispositions de l’article 2 du règlement n° 1/2003, qui reflètent la présomption d’innocence reconnue à l’article 6, paragraphe 2, de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »), la charge de la preuve d’une violation de l’article 81, paragraphe 1, CE incombe, en effet, à l’autorité qui l’allègue.

41      Le recours à une telle présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante d’une société mère sur sa filiale détenue à 100 % n’entraîne cependant pas un renversement de la charge de la preuve, mais fixe le niveau de preuve à respecter pour déterminer si la responsabilité d’une infraction incombe à la société mère ou à la filiale. Dans la mesure où le fait que la société mère détient la totalité du capital de sa filiale permet de présumer qu’une influence est exercée, cette présomption est réputée satisfaire aux exigences en matière de charge de la preuve si la société mère ne la réfute pas en présentant des preuves concluantes en sens contraire (voir, en ce sens, arrêt Aalborg Portland e.a./Commission, point 29 supra, point 79). Ainsi, en amont de la question de la répartition de la charge de la preuve, les parties sont toutes appelées à satisfaire à leur obligation d’exposer leurs thèses (conclusions de l’avocat général Mme Kokott sous l’arrêt Akzo Nobel e.a/Commission, point 38 supra, point 74, et sous l’arrêt de la Cour du 21 septembre 2006, Nederlandse Federatieve Vereniging voor de Groothandel op Elektrotechnisch Gebied/Commission, C‑105/04 P, Rec. p. I‑8725, I‑8730, point 73).

42      En outre, la présomption de l’exercice effectif d’une influence déterminante vise notamment à ménager un équilibre entre l’importance, d’une part, de l’objectif consistant à réprimer les comportements contraires aux règles de la concurrence, en particulier à l’article 81 CE, et d’en prévenir le renouvellement et, d’autre part, des exigences de certains principes généraux du droit de l’Union tels que, notamment, les principes de présomption d’innocence, de personnalité des peines et de la sécurité juridique ainsi que les droits de la défense, y compris le principe d’égalité des armes. C’est notamment pour cette raison qu’elle est, ainsi qu’il résulte de la jurisprudence constante exposée aux points 32 et 33 ci-dessus, réfragable (arrêt de la Cour du 29 septembre 2011, Elf Aquitaine/Commission, C-521/09 P, non encore publié au Recueil, point 59). Par ailleurs, il ressort de la jurisprudence qu’une présomption, même difficile à renverser, demeure dans des limites acceptables tant qu’elle est proportionnée au but légitime poursuivi, qu’existe la possibilité d’apporter la preuve contraire et que les droits de la défense sont assurés (voir arrêt Elf Aquitaine/Commission, précité, point 62, et la jurisprudence citée).

43      Cet argument doit donc également être écarté.

 Sur la possibilité et les modalités de renversement de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante d’une société mère sur sa filiale détenue à 100 %

44      En premier lieu, la requérante estime que l’interprétation retenue par la Commission de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante d’une société mère sur sa filiale détenue à 100 % rend son renversement impossible, dans un contexte de groupe, une société mère n’étant jamais en mesure de démontrer qu’elle n’a exercé aucune influence sur le comportement de sa filiale en matière stratégique et commerciale.

45      Il ressort cependant de la jurisprudence que, afin de renverser la présomption selon laquelle une société mère détenant 100 % du capital social de sa filiale exerce effectivement une influence déterminante sur celle-ci, il incombe à ladite société mère de soumettre à l’appréciation de la Commission puis, le cas échéant, du juge de l’Union tout élément qu’elle considère de nature à démontrer qu’elles ne constituent pas une entité économique unique, relatif aux liens organisationnels, économiques et juridiques, entre sa filiale et elle-même, lesquels peuvent varier selon les cas et ne sauraient donc faire l’objet d’une énumération exhaustive (arrêt Akzo Nobel e.a./Commission, point 30 supra, point 65, et arrêt du Tribunal du 18 décembre 2008, General Química e.a./Commission, T‑85/06, Rec. p. II‑338, points 51 et 52). Contrairement à ce que soutient la requérante, il s’agit, dès lors, d’une présomption réfragable qu’il lui appartenait de renverser.

46      En second lieu, la requérante conteste l’interprétation retenue par la Commission des modalités de renversement de cette présomption. Elle estime, d’abord, que la Commission aurait dû s’appuyer sur des éléments permettant d’apprécier son rôle sur le comportement infractionnel de KWS, afin de considérer qu’elle pouvait être responsable de celui-ci. Cependant, comme cela a été rappelé au point 31 ci-dessus, selon la jurisprudence, le contrôle exercé par la société mère sur sa filiale ne doit pas nécessairement avoir un lien avec le comportement infractionnel (arrêts Akzo Nobel e.a./Commission, point 30 supra, point 59, et du 20 janvier 2011, General Química e.a./Commission, point 34 supra, points 38, 102 et 103).

47      Ensuite, la requérante reproche à la Commission de s’être fondée sur des éléments trop formalistes, tels que ses pouvoirs généraux de gestion sur KWS, pour lui imputer la responsabilité du comportement infractionnel de cette dernière, alors même qu’elle n’exerçait aucun contrôle sur l’activité d’achat de bitume de KWS. Comme cela a été rappelé au point 45 ci-dessus, le juge de l’Union considère cependant que, lors de son appréciation de l’existence d’une entité économique unique entre la société mère et sa filiale, le juge doit tenir compte de l’ensemble des éléments qui lui sont soumis par les parties, relatifs aux liens organisationnels, économiques et juridiques entre les deux sociétés (arrêt Akzo Nobel e.a./Commission, point 30 supra, point 65).

48      Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que la Commission n’a commis aucune erreur de droit et a pu, à juste titre, imputer à la requérante la responsabilité du comportement infractionnel de KWS.

 Sur les erreurs manifestes d’appréciation relatives à l’imputation de la responsabilité du comportement de KWS à la requérante

49      Il ressort des considérants 279 à 285 de la décision attaquée que la Commission a estimé qu’elle pouvait faire application de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante de la requérante sur KWS pendant la période infractionnelle, en raison de la structure capitalistique de ces sociétés.

50      La Commission souligne avoir, en outre, fourni d’autres éléments de preuve supplémentaires de l’existence d’une entreprise unique et de l’absence d’autonomie de KWS, notamment en ce qui concerne sa politique commerciale. Elle a ainsi souligné que les statuts de la requérante mentionnaient expressément l’activité de construction routière, que les décisions commerciales importantes de KWS, telles que la participation à d’importants appels d’offre et la détermination du budget d’investissement, étaient soumises à l’approbation du conseil de surveillance de la requérante et que cette dernière contrôlait également, par le biais de sociétés intermédiaires, d’importantes décisions stratégiques de KWS, telles que la nomination et la révocation de ses administrateurs. Enfin, elle a estimé que le seul argument de la requérante selon lequel elle n’avait pas conscience de l’infraction ne saurait suffire à renverser la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante sur KWS.

51      La requérante soutient que, si elle disposait, à l’égard de KWS, de certains pouvoirs que lui prête la Commission dans la décision attaquée, ceux-ci ne concernaient cependant pas l’achat de bitume. Ainsi, elle souligne que les pouvoirs de son assemblée générale étaient limités à la nomination et à la révocation de la direction de KWS (article 15, paragraphe 2, des statuts de KWS) et à l’établissement de ses comptes annuels (article 19 de ses statuts). Par ailleurs, si elle reconnaît que l’article 16, paragraphe 2, de ses statuts établit une liste des décisions des filiales soumises à l’approbation de son conseil de surveillance [participation à des appels d’offre de plus de 5 millions de florins néerlandais (NGL), établissement du budget d’investissement, etc.], elle souligne cependant que cette liste ne comporte aucune décision relative à l’achat de bitume.

52      Il s’agit, en répondant au grief tiré de l’existence d’erreurs manifestes d’appréciation nées de l’imputation à la requérante de la responsabilité du comportement infractionnel de KWS, de déterminer si la requérante a apporté des éléments permettant de renverser la présomption selon laquelle elle avait effectivement exercé une influence déterminante sur le comportement commercial de KWS.

53      En ce qui concerne l’argument relatif à l’absence d’influence de la requérante sur la politique d’achat de bitume de KWS, il convient de rappeler, conformément aux points 31 et 46 ci-dessus, que, selon la jurisprudence, le contrôle exercé par la société mère sur sa filiale ne doit pas nécessairement avoir un lien avec le comportement infractionnel (arrêts Akzo Nobel e.a./Commission, point 30 supra, point 59, et General Química e.a./Commission, point 34 supra, points 38, 102 et 103).

54      Par ailleurs, la circonstance selon laquelle l’assemblée générale de la requérante n’avait pas d’autres pouvoirs que ceux de nomination et de révocation des directeurs de KWS et d’établissement des comptes annuels ne saurait suffire, à elle seule, à renverser la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante de la requérante sur le comportement commercial de KWS. En effet, ces éléments constituent déjà, à eux seuls, des indices de l’existence de liens hiérarchiques importants entre la requérante et KWS.

55      Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que les éléments présentés par la requérante ne permettent pas de renverser la présomption selon laquelle, en détenant 100 % du capital de KWS, elle a effectivement exercé une influence déterminante sur la politique de cette dernière. Il y a, dès lors, lieu de conclure que la requérante constituait avec KWS une entreprise au sens de l’article 81 CE, ainsi que l’a relevé, à bon droit, la Commission dans la décision attaquée.

56      Il convient donc de rejeter les deux moyens soulevés par la requérante et, partant, le recours dans son ensemble.

 Sur les dépens

57      Aux termes de l’article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la Commission.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (sixième chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Koninklijke Volker Wessels Stevin NV est condamnée aux dépens.

Jaeger

Wahl

Soldevila Fragoso

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 27 septembre 2012.

Signatures

Table des matières


Faits à l’origine du litige

Procédure et conclusions des parties

En droit

Arguments des parties

Sur le premier moyen, tiré de la violation des fondements du droit des personnes morales et du droit de la responsabilité

Sur le second moyen, tiré de l’erreur de droit relative à l’interprétation de la jurisprudence de la Cour et du Tribunal

Appréciation du Tribunal

Sur l’interprétation de la jurisprudence relative à l’imputation des agissements d’une filiale à sa société mère

Sur la compatibilité de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante d’une société mère sur sa filiale détenue à 100 % avec le droit des personnes morales

Sur la charge de la preuve

Sur la possibilité et les modalités de renversement de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante d’une société mère sur sa filiale détenue à 100 %

Sur les erreurs manifestes d’appréciation relatives à l’imputation de la responsabilité du comportement de KWS à la requérante

Sur les dépens


* Langue de procédure : le néerlandais.