Language of document : ECLI:EU:C:2014:2360

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

MME ELEANOR SHARPSTON

présentées le 11 novembre 2014 (1)

Affaire C‑472/13

Andre Lawrence Shepherd

contre

Bundesrepublik Deutschland

[demande de décision préjudicielle formée par le Bayerisches Verwaltungsgericht München (Allemagne)]

«Espace de liberté, de sécurité et de justice – Asile – Normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié – Conditions pour être considéré comme réfugié – Actes de persécution au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83/CE – Sanctions pénales à l’égard d’un soldat des États‑Unis d’Amérique ayant refusé de servir dans la guerre en Irak»





1.        Cette demande de décision préjudicielle du Bayerisches Verwaltungsgericht München (Allemagne) place la Cour face à une affaire singulière et inhabituelle.

2.        M. Shepherd, un citoyen des États-Unis d’Amérique, s’est engagé dans les forces armées américaines au mois de décembre 2003. Il a reçu une formation de technicien de maintenance sur les hélicoptères Apache. Au mois de septembre 2004, il a été muté en Allemagne. Son unité se trouvait à l’époque déjà engagée en Irak depuis le mois de février 2004, et il a par conséquent été appelé à la rejoindre. En Irak, il a travaillé des mois de septembre 2004 à février 2005 à la maintenance, en particulier des hélicoptères. Il n’a pas participé à des opérations militaires directes ou à des combats. Au mois de février 2005, il a été rapatrié avec son unité à sa base en Allemagne. Il a alors commencé à avoir des doutes sur la légitimité de la guerre en Irak et à faire des recherches à ce sujet.

3.        Au début de l’année 2007, l’on a appris que l’unité de M. Shepherd allait à nouveau être engagée en Irak. Le 1er avril 2007, il a reçu son ordre de mission. Il avait acquis à cette époque la conviction que la guerre en Irak était contraire au droit international et violait l’article 2, paragraphe 4, de la charte des Nations unies, signée à San Francisco le 26 juin 1945. Il estimait que les opérations militaires en Irak entraînaient un usage systématique, aveugle et disproportionné des armements, sans égards pour la population civile. En particulier, le recours croissant aux hélicoptères Apache affectait de plus en plus la population civile et violait le droit international humanitaire. Or les hélicoptères n’auraient pas été engagés dans les combats si lui et d’autres mécaniciens ne les avaient pas préparés au combat (les bombardements ont continué en 2007 et 2008, lorsque son unité a de nouveau été déployée en Irak; l’on dispose de nombreux témoignages selon lesquels l’armée américaine a commis des crimes de guerre en Irak, encore que M. Shepherd ignore si les opérations incriminées ont impliqué les hélicoptères dont il a assuré la maintenance).

4.        M. Shepherd n’a pas voulu prendre le risque d’être mêlé à des crimes de guerre du fait de l’engagement de son unité en Irak. Il n’a pas envisagé la possibilité de soumettre aux autorités américaines une demande afin de ne pas être engagé pour des motifs d’objection de conscience (2) parce qu’il ne rejette pas totalement l’emploi de la guerre et de la force. Il s’était en effet rengagé à la fin de sa première période de service. Il pensait qu’une demande d’objection de conscience ne l’aurait pas protégé d’un nouvel engagement en Irak. Il a donc décidé de quitter l’armée américaine avant le début de sa seconde période de service en Irak, et a déserté le 11 avril 2007. Du fait de son refus d’accomplir son service militaire en Irak, il est menacé de poursuites pénales pour désertion. Dans le contexte américain, être reconnu coupable de ce délit affecte par la suite la vie de l’intéressé. Au mois d’août 2008, M. Shepherd a donc demandé l’asile en Allemagne (3).

 Droit international

 La convention de Genève relative au statut des réfugiés

5.        En vertu de la convention de Genève (4), sur laquelle est fondée la directive 2004/83/CE (5), le terme «réfugié» s’applique à toute personne qui, «craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays» (6).

6.        En vertu de son article 1er, section F, sous a), la convention de Genève n’est pas applicable aux personnes dont l’on a des raisons sérieuses de penser qu’elles ont commis «un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes» (7).

 La convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales

7.        L’article 9, paragraphe 1, de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (8) garantit le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, qui implique la liberté de changer de religion ou de conviction.

 Droit de l’Union

 La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne

8.        L’article 10, paragraphe 1, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la «Charte») (9) reprend l’article 9, paragraphe 1, de la CEDH. En vertu de l’article 10, paragraphe 2, de la Charte, le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui régissent ce droit. Son article 52, paragraphe 3, établit que les droits consacrés par la Charte doivent être interprétés de la même manière que les droits correspondants garantis par la CEDH.

 La directive 2004/83

9.        La directive 2004/83 est l’une des mesures composant le régime d’asile européen commun (RAEC). Celui-ci est fondé sur l’application intégrale et globale de la convention de Genève, qui constitue la pierre angulaire du régime juridique international de protection des réfugiés (10). La directive 2004/83 vise à établir des normes minimales et des critères communs à tous les États membres pour la reconnaissance des réfugiés et le contenu du statut de réfugié, pour l’identification des personnes qui ont réellement besoin de protection internationale, et pour une procédure d’asile équitable et efficace (11). La directive reconnaît et respecte les droits fondamentaux et les principes reconnus par la Charte (12). Dans leur traitement des personnes relevant du champ d’application de la directive, les États membres sont liés par les obligations qui leur incombent en vertu des instruments de droit international (13).

10.      Reprenant l’article 1er, section A, paragraphe 2, de la convention de Genève, la directive 2004/83 définit le réfugié comme un «[…] ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner et qui n’entre pas dans le champ d’application de l’article 12» (14).

11.      L’évaluation des faits et des circonstances entourant les demandes d’octroi du statut de réfugié est régie par l’article 4. Les États membres peuvent considérer que c’est au demandeur qu’il appartient de présenter, aussi rapidement que possible, tous les éléments nécessaires pour étayer sa demande. Il appartient à l’État membre d’évaluer les éléments pertinents de la demande, en coopération avec le demandeur (15).

12.      En vertu de la directive 2004/83, les «acteurs des persécutions ou des atteintes graves» peuvent être l’État, des partis ou organisations qui contrôlent l’État, et des acteurs non étatiques (16).

13.      La protection contre la persécution peut être accordée, notamment, par l’État (17). Cette protection est généralement octroyée lorsque l’État, par exemple, prend des mesures raisonnables pour empêcher la persécution ou des atteintes graves, lorsqu’il dispose d’un système judiciaire effectif permettant de déceler, de poursuivre et de sanctionner ces actes, et lorsque le demandeur a accès à cette protection (18).

14.      Un individu qui remplit les conditions du chapitre II de la directive 2004/83 concernant l’évaluation des demandes de protection internationale a la qualité de réfugié s’il est en mesure de démontrer qu’il a subi ou a des raisons de craindre de subir des actes de persécution au sens de l’article 9. Ces actes doivent être suffisamment graves du fait de leur nature pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme, en particulier des droits imprescriptibles visés à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH (19), ou doivent impliquer une accumulation de diverses mesures qui soit suffisamment grave pour représenter une telle violation des droits fondamentaux de l’homme (20). Les actes susceptibles de relever de la définition de la persécution comprennent: «les mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires qui sont discriminatoires en soi ou mises en œuvre d’une manière discriminatoire» (21), «les poursuites ou sanctions qui sont disproportionnées ou discriminatoires» (22) et «les poursuites ou sanctions pour refus d’effectuer le service militaire en cas de conflit lorsque le service militaire supposerait de commettre des crimes ou d’accomplir des actes relevant des clauses d’exclusion visées à l’article 12, paragraphe 2» (23). Il doit y avoir un lien entre les motifs de persécution visés à l’article 10 et les actes de persécution décrits à l’article 9 de la directive 2004/83 (24).

15.      Les motifs énumérés à l’article 10, paragraphe 1, comprennent:

«d)      [l’appartenance à] un certain groupe social lorsque, en particulier:

–        ses membres partagent une caractéristique innée ou une histoire commune qui ne peut être modifiée, ou encore une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce, et

–        ce groupe a son identité propre dans le pays en question parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante.

[…]

e)      la notion d’opinions politiques recouvre, en particulier, les opinions, les idées ou les croyances dans un domaine lié aux acteurs de la persécution potentiels visés à l’article 6, ainsi qu’à leurs politiques et à leurs méthodes, que ces opinions, idées ou croyances se soient ou non traduites par des actes de la part du demandeur».

16.      Tout ressortissant d’un pays tiers est exclu du champ d’application de la directive 2004/83 s’il relève de son article 12. Dans le cas présent, l’exclusion pertinente est celle de l’article 12, paragraphe 2, qui reprend les termes de l’article 1er, section F, de la convention de Genève. Une personne est donc exclue de la protection offerte par la directive lorsqu’il y a des raisons sérieuses de penser qu’elle a commis «un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes» (25). L’article 12, paragraphe 2, «s’applique aux personnes qui sont les instigatrices des crimes ou des actes visés par ledit paragraphe, ou qui y participent de quelque autre manière» (26).

17.      Les États membres doivent octroyer le statut de réfugié à tout ressortissant d’un pays tiers qui remplit les conditions pour être considéré comme réfugié conformément aux chapitres II et III de la directive 2004/83 (27).

 Droit allemand

18.      Selon les explications fournies par la juridiction de renvoi, les dispositions allemandes régissant la définition du réfugié découlent de l’article 1er, section A, paragraphe 2, de la convention de Genève. Les individus sont exclus de cette définition lorsqu’il y a des raisons sérieuses de penser que l’un des motifs visés à l’article 1er, section F, de cette convention s’applique (28).

19.      Le droit allemand interdit la reconduite à la frontière d’un individu vers un État dans lequel sa vie ou sa liberté sont menacées du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques. Lorsque ces menaces émanent de l’État, elles constituent une persécution au sens des dispositions pertinentes du droit allemand (29).

 Faits, procédure et questions préjudicielles soumises à la Cour

20.      J’ai exposé en introduction aux présentes conclusions les faits relatifs à M. Shepherd qui peuvent être glanés dans la décision de renvoi.

21.      Par décision du 31 mars 2011, l’office fédéral pour les migrations et les réfugiés (Bundesamt für Migration und Flüchtlinge, ci-après le «Bundesamt») a rejeté la demande d’asile formée par M. Shepherd. Il a invoqué les motifs suivants: i) il n’existe pas de droit fondamental à l’objection de conscience; ii) M. Shepherd aurait pu mettre fin à son engagement de manière légale, et iii) il ne relève pas des dispositions combinées des articles 9, paragraphe 2, sous e), et 12 de la directive 2004/83. Cette directive présuppose que des actes contraires au droit international ont été commis dans le conflit en question. De telles violations du droit international humanitaire ne sont pas tolérées, et moins encore encouragées, par les forces armées américaines. M. Shepherd était simplement mécanicien sur des hélicoptères, et il n’a pas participé lui-même directement à des opérations de combat. Rien n’indique que lui-même ou «ses» hélicoptères aient indirectement participé à des crimes de guerre. Même s’il avait participé indirectement à de tels crimes, cela ne suffirait pas pour établir sa responsabilité pénale dans ces crimes au sens de l’article 25 du statut de Rome de la Cour pénale internationale (30). En outre, pour ce qui est d’un possible crime contre la paix, que l’invasion de l’Irak ait été ou non contraire au droit international, M. Shepherd ne peut pas en être tenu pour l’auteur, puisqu’il n’est pas un haut gradé. Le déploiement des forces armées de la coalition en Irak avait au demeurant déjà été légitimé en droit international au cours du premier séjour du demandeur en Irak.

22.      Enfin, le Bundesamt a estimé que, si M. Shepherd devait être poursuivi par des autorités américaines pour violation de ses obligations militaires, en particulier pour désertion, cette possibilité procéderait simplement de l’intérêt légitime de son pays de le poursuivre au pénal.

23.      Le 7 avril 2011, M. Shepherd a formé un recours contre la décision du Bundesamt devant la juridiction de renvoi. Il estime que le Bundesamt a trop mis l’accent sur la notion d’«acte de persécution», en négligeant la notion de «motifs de la persécution». Le Bundesamt aurait appliqué à tort des principes du droit pénal international à une demande d’asile. Il en a donc conclu, de manière erronée, que le statut de réfugié ne peut être accordé à l’objecteur de conscience que s’il peut prouver «sans aucun doute raisonnable» qu’il aurait commis un délit au regard du droit pénal international s’il était resté dans les forces armées. La juridiction de renvoi explique que M. Shepherd fonde sa demande sur la crainte d’une persécution au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83, en faisant valoir deux motifs de persécution: i) il appartient à un groupe social au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), et/ou ii) en raison de ses opinions politiques au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous e). Lors de l’audience, la Cour a été informée que M. Shepherd invoque uniquement l’article 10, paragraphe 1, sous d) (31).

24.      C’est dans ce contexte que le Bayerisches Verwaltungsgericht München a soumis à titre préjudiciel les questions suivantes:

«1)      L’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83/CE doit-il être interprété en ce sens que la protection ne concerne que les personnes dont le domaine d’activité militaire concret implique la participation directe à des opérations de combat, donc des missions armées, ou qui disposent du pouvoir d’ordonner de telles interventions (première branche), ou d’autres membres des forces armées peuvent-ils aussi être protégés par cette disposition lorsque leur domaine d’activité se limite au soutien logistique technique de la troupe, en dehors du théâtre des combats proprement dits, et n’a que des incidences indirectes sur le déroulement même des combats (seconde branche)?

2)      Dans l’hypothèse où il y aurait lieu de répondre à la première question dans le sens de sa seconde branche:

l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83/CE doit-il être interprété en ce sens que le service militaire en cas de conflit (interne ou international) doit majoritairement ou systématiquement amener ou contraindre à commettre des crimes ou des actes visés à l’article 12, paragraphe 2, de la directive 2004/83/CE (première branche), ou suffit-il que le demandeur d’asile démontre que des crimes visés à l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive 2004/83 ont été commis dans certains cas, sur le terrain des opérations où il est engagé, par les forces armées auxquelles il appartient soit parce que certains ordres de mission se sont révélés criminels en ce sens, soit parce qu’il s’agit d’excès commis par des individus (seconde branche)?

3)      Dans l’hypothèse où il y aurait lieu de répondre à la deuxième question dans le sens de sa seconde branche:

le statut de réfugié n’est-il accordé que lorsqu’il y a lieu de penser, sans aucun doute raisonnable, que des violations du droit international humanitaire se produiront aussi, selon toute probabilité, à l’avenir, ou suffit-il que le demandeur d’asile fasse état de faits montrant que de tels crimes se produisent (inévitablement ou vraisemblablement) dans le conflit en question, et qu’on ne peut donc pas exclure la possibilité qu’il puisse en venir à y être impliqué?

4)      La non-tolérance ou la répression des violations du droit international humanitaire par les tribunaux militaires excluent-elles une protection en tant que réfugié au titre de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83, ou cet élément ne joue-t-il aucun rôle?

Faut-il même qu’une sanction ait été prise par la Cour pénale internationale?

5)      Le fait que l’engagement des troupes ou le statut d’occupation aient été entérinés par la communauté internationale ou reposent sur un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies exclut-il toute protection en tant que réfugié?

6)      Est-il nécessaire, pour que la protection en tant que réfugié lui soit accordée au titre de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83, que le demandeur d’asile puisse être condamné, s’il effectue son service, en application des statuts de la Cour pénale internationale (première branche), ou la protection en tant que réfugié est-elle accordée alors que ce seuil n’est pas atteint, que le demandeur d’asile n’a donc pas à craindre une sanction pénale, mais qu’il ne peut cependant pas concilier les obligations du service militaire avec sa conscience (seconde branche)?

7)      Dans l’hypothèse où il y aurait lieu de répondre à la sixième question dans le sens de sa seconde branche:

le fait que le demandeur d’asile n’a pas fait usage de la possibilité de suivre une procédure normale d’objecteur de conscience, alors qu’il en aurait eu la possibilité, exclut-il toute protection en tant que réfugié au sens des dispositions précitées, ou la protection en tant que réfugié entre-t-elle aussi en ligne de compte lorsqu’il s’agit d’une décision actuelle prise en conscience?

8)      Le renvoi infamant de l’armée, la condamnation à une peine d’emprisonnement et le rejet social et les désavantages qui en découlent constituent-ils un acte de persécution au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous b) ou c), de la directive 2004/83?»

25.      Des observations écrites ont été déposées par M. Shepherd, par les gouvernements allemand, grec, néerlandais et du Royaume-Uni ainsi que par la Commission européenne. Toutes les parties, à l’exception du Royaume des Pays‑Bas, ont présenté des observations orales lors de l’audience qui s’est tenue le 25 juin 2014.

 Observations préliminaires

26.      L’on aurait pu penser que les circonstances qui ont donné lieu à la demande d’asile de M. Shepherd amèneraient à poser des questions plus vastes, telles que l’interface entre le droit de l’Union et le droit international. Néanmoins la juridiction de renvoi a focalisé sa décision de renvoi sur des questions plus restreintes. Elle souhaite savoir, en substance, si l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 s’applique à cette affaire et, dans l’affirmative, comment la demande d’asile devrait être évaluée. L’article 9, paragraphe 2, sous e), stipule qu’un acte peut être qualifié d’«acte de persécution» lorsqu’une personne risque des poursuites ou des sanctions pour refus d’effectuer le service militaire en cas de conflit, lorsque cela supposerait d’accomplir certains actes, y compris des crimes contre la paix, des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité au sens de l’article 12, paragraphe 2, de cette directive. À mon sens, la Cour devrait s’abstenir d’explorer les questions plus vastes qui ne lui ont pas été dûment posées, arguments à l’appui, lorsqu’elle apporte des réponses à la juridiction de renvoi; et, par conséquent, je n’aborderai pas ces questions plus vastes dans les présentes conclusions.

27.      La convention de Genève est un instrument vivant devant être interprété à la lumière des conditions actuelles et conformément aux développements du droit international (32). Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) joue un rôle particulier en vertu de la convention, en fournissant des indications utiles pour les États membres lorsqu’ils sont appelés à se prononcer sur l’octroi du statut de réfugié (33). La convention de Genève est la pierre angulaire du régime juridique international de protection des réfugiés, et la directive 2004/83 doit être interprétée à la lumière de l’économie générale et de la finalité de cette convention (34). En outre, comme l’énonce clairement l’article 78, paragraphe 1, TFUE, toute interprétation de la directive 2004/83 doit être compatible avec la convention de Genève et les autres traités pertinents, ainsi qu’avec les droits reconnus par la Charte (35).

28.      Toute interprétation des différentes dispositions de la directive 2004/83 doit, de plus, tenir compte de la signification courante des termes utilisés, de son but, ainsi que du régime et du contexte réglementaires. Sur ce dernier point, l’article 4 (sous le chapitre II de la directive) régit l’évaluation des demandes de protection internationale (36). Ce processus d’évaluation vise à réaliser un équilibre. Les véritables réfugiés ont besoin d’une protection et la méritent; mais il faut autoriser les États membres à utiliser des procédures permettant de distinguer les véritables demandeurs d’asile des faux. Il faut indubitablement tenir compte du fait que les véritables demandeurs d’asile sont des personnes qui ont subi des expériences traumatisantes. Néanmoins, tout individu doit fournir un récit clair et crédible à l’appui de sa demande d’asile.

29.      Dans l’affaire de M. Shepherd, la juridiction de renvoi a posé huit questions liées entre elles et se recoupant en partie. La question principale est celle de savoir si une personne se trouvant dans la situation de M. Shepherd peut invoquer un acte de persécution mentionné à l’article 9, paragraphe 2, sous e), à l’appui de sa demande de statut de réfugié au titre de la directive 2004/83. Je me pencherai donc d’abord sur la portée de cette disposition et sur ses liens avec les «motifs de persécution» visés à l’article 10, paragraphe 1, sous d) et e).

 Sur la première question

30.      Par sa première question, la juridiction de renvoi souhaite clarifier la portée de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83, en particulier la signification de la formule «lorsque le service militaire supposerait de commettre des crimes ou d’accomplir des actes relevant des clauses d’exclusion visées à l’article 12, paragraphe 2» (37). Il s’agit de déterminer si seuls ceux qui sont directement engagés dans les combats sont couverts par cette disposition, ou si elle englobe tout le personnel militaire en service, y compris les personnes affectées au soutien logistique et technique, tel un mécanicien d’entretien d’hélicoptères.

 L’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83

31.      M. Shepherd, la République fédérale d’Allemagne, le Royaume-Uni et la Commission estiment que tout le personnel militaire relève du champ d’application de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83. La République hellénique adopte une approche différente. Elle considère que la juridiction de renvoi demande dans quelle mesure la personne demandant le statut de réfugié doit être impliquée dans l’accomplissement d’actes tels que des crimes de guerre pour établir qu’elle a une responsabilité personnelle dans ces actes. Le Royaume des Pays-Bas souligne que le personnel affecté aux tâches de soutien ne participe généralement pas aux opérations militaires ou au combat. L’on ne décèle pas clairement s’ils estiment que ce personnel peut néanmoins relever du champ d’application de l’article 9, paragraphe 2, sous e).

32.      Il me semble que l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 couvre tout le personnel militaire, y compris le personnel logistique et d’appui, tel qu’un mécanicien d’entretien d’hélicoptères.

33.      En définissant une catégorie particulière d’«actes de persécution», l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 fait expressément référence à l’article 12, paragraphe 2, de la directive, qui devrait être lu conjointement avec son article 12, paragraphe 3 (38). Rien dans le libellé de la directive 2004/83 ne limite la formule «lorsque le service militaire supposerait» au personnel combattant. Le libellé même de l’article 12, paragraphe 3 («qui y participent de quelque autre manière»), confirme que les personnes qui ne sont pas directement impliquées dans l’accomplissement des actes concrets relevant de l’article 12, paragraphe 2, peuvent néanmoins être exclues, en vertu de cette disposition, de la protection assurée prévue par la directive 2004/83. Si l’article 9, paragraphe 2, sous e), est à lire en conformité avec l’article 12, paragraphes 2 et 3, il en découle que la fonction, le titre ou la description du poste assigné à la personne concernée ne permettent pas de déterminer si elle craint un acte de persécution au sens de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83.

34.      De plus, inclure le personnel de soutien dans le champ d’application de l’article 9, paragraphe 2, sous e), est compatible avec le but dominant de la directive 2004/83: identifier les personnes que les circonstances ont poussées à rechercher une protection dans l’Union et qui en ont réellement besoin (39). Si une personne est en mesure de démontrer que, si elle avait accompli son service militaire, elle aurait été amenée à commettre l’un des actes considérés comme des motifs d’exclusion à l’article 12, paragraphe 2, de la directive 2004/83, il n’existe aucune raison plausible de l’exclure du champ d’application de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 (l’on a au contraire tout lieu de penser qu’elle a réellement besoin de protection).

35.      En outre, je ne vois pas pour quelle raison l’on empêche ou l’on devrait empêcher une personne d’invoquer l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 parce qu’elle s’est engagée et n’est pas un conscrit. Les termes «refus d’effectuer le service militaire» sont suffisamment larges pour englober tout militaire enrôlé. Il n’est fait aucune distinction par référence à la manière dont la personne concernée a été recrutée, ce qui n’est donc pas pertinent.

36.      L’étape suivante de l’analyse est plus délicate. La personne concernée serait-elle amenée à participer à l’accomplissement d’actes tels que les crimes de guerre énumérés à l’article 12, paragraphe 2, de la directive 2004/83? Cela implique d’analyser les conditions exigées à l’article 12, paragraphe 2, à travers le prisme de l’article 9, paragraphe 2, sous e). L’article 9, paragraphe 2, sous e), exige un examen préalable de la situation du demandeur, et donc de la probabilité qu’un acte soit commis. L’article 12, paragraphe 2, porte sur une évaluation a posteriori d’actes qui se sont déjà produits.

37.      En premier lieu, il me semble que la formulation anglaise de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83, littéralement «impliquerait des crimes ou des actes relevant des clauses d’exclusion visées à l’article 12, paragraphe 2», doit être entendue comme signifiant que, en accomplissant son service militaire, la personne concernée serait l’instigatrice de ces actes ou y participerait de quelque autre manière. Cette interprétation est compatible avec – et confortée par – la version en langue française de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83: «en cas de conflit lorsque le service militaire supposerait de commettre des crimes ou d’accomplir des actes» (40). L’accent est mis sur ce que l’exécution de ce service militaire comporte ou pourrait comporter. En deuxième lieu, le terme «supposerait» indique que l’accomplissement d’actes tels que ceux énumérés à l’article 12, paragraphe 2, découle du fait que la personne concernée effectue son service militaire (41). En troisième lieu, le terme «supposerait» indique aussi que la personne concernée n’a pas encore accompli ces actes. La disposition se réfère donc à des actions futures éventuelles, et non à des actes qui se sont produits dans le passé.

38.      Cette évaluation est donc fondamentalement différente de l’enquête qui est effectuée a posteriori soit lorsque des poursuites pénales sont engagées, soit lorsqu’un État membre entend montrer qu’une personne donnée devrait être exclue de la protection assurée par la directive 2004/83 parce qu’elle entre dans la catégorie exclue délimitée par l’article 12, paragraphe 2. Il ne serait pas logique d’interpréter l’article 9, paragraphe 2, sous e), comme exigeant du demandeur d’asile qu’il démontre qu’il relève de l’article 12, paragraphe 2. Si tel était le cas, il ne serait pas susceptible, par définition, de bénéficier de la protection.

39.      L’article 12, paragraphe 2, de la directive 2004/83 découle de l’article 1er, section F, de la convention de Genève. Seul l’article 12, paragraphe 2, sous a), est applicable au cas de M. Shepherd. L’on me permettra d’expliquer brièvement pourquoi j’adopte ce point de vue.

40.      L’article 12, paragraphe 2, sous b), de la directive 2004/83 se réfère à des personnes qui ont commis un «crime grave de droit commun». Rien n’indique, dans la décision de renvoi, que M. Shepherd entre dans cette catégorie. Il n’y a donc pas lieu de s’attarder davantage sur l’article 12, paragraphe 2, sous b). L’article 12, paragraphe 2, sous c), concerne les personnes qui se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies (42). Seules des personnes qui ont occupé des postes de pouvoir dans un État ou un organisme quasi étatique peuvent, à mon sens, commettre de tels actes. M. Shepherd n’occupait pas un tel poste.

41.      Pour en revenir à l’article 12, paragraphe 2, sous a), de la directive 2004/83, les actes énumérés dans cette disposition et à l’article 1er, section F, sous a), de la convention de Genève sont identiques. Ils comprennent les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes (la directive 2004/83 n’en donne pas une définition propre).

42.      Le statut du Tribunal militaire international (43) définit un «crime contre la paix» comme incluant la direction, la préparation, le déclenchement ou la poursuite d’une guerre d’agression, ou d’une guerre en violation des traités ou autres accords internationaux. Un tel crime ne peut, par nature, être commis que par un personnel possédant un rang hiérarchique élevé dans un État ou une entité quasi étatique (44). M. Shepherd ne s’est jamais trouvé dans cette situation. Il était donc improbable qu’il coure le risque de commettre un tel acte. Les «crimes contre l’humanité» incluent des actes tels que le génocide, le meurtre, le viol et la torture, commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre la population civile (45). En l’absence de la moindre constatation de fait en ce sens dans la décision de renvoi, je ne m’engagerai pas davantage dans cette direction (46).

43.      Plusieurs instruments internationaux définissent les «crimes de guerre» (47). Ces crimes incluent les violations graves des règles du droit humanitaire international qui tendent à protéger les personnes qui ne prennent pas ou ne prennent plus part aux hostilités, et à restreindre les méthodes et les moyens de guerre utilisés. Il est admis que les crimes de guerre incluent les actes d’homicide volontaire et de torture de civils (48). Les termes de la décision de renvoi indiquent que cette catégorie (et cette catégorie seule) de présumés crimes de guerre est pertinente dans le cas de M. Shepherd.

44.      J’ai déjà conclu que le personnel militaire qui ne participe pas directement aux combats n’est pas exclu du champ d’application de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83. La question de savoir si ces personnes commettraient des crimes de guerre si elles effectuaient leur service militaire est une question de fait qui doit être résolue par les autorités nationales compétentes. Cette opération est difficile parce qu’elle exige que ces autorités évaluent des actes et les conséquences d’actions qui ne se sont pas encore produits. La question qui se pose alors est la suivante: peut-on considérer que les actes de la personne concernée ouvriraient la possibilité que des crimes de guerre soient commis (49)?

45.      La Cour ne saurait proposer des critères exhaustifs devant être appliqués par les autorités nationales. Par exemple, le personnel militaire travaillant dans le salon de coiffure d’une base de l’armée américaine qui garantit que tout le personnel arbore la coupe de cheveux réglementaire est éloigné des opérations de combat et ne serait donc probablement pas en mesure de démontrer un tel lien direct. Néanmoins une personne qui équipe les appareils de bombes ou qui entretient des avions de chasse sera probablement davantage en mesure de montrer que son rôle est directement lié à de telles opérations, et donc à la possibilité de commettre des crimes de guerre. À cet égard, il est clair qu’un militaire pilote ou membre d’équipage d’un avion ou d’un hélicoptère qui envoie un missile sur une colonne de réfugiés ou la mitraille est plus près, dans la chaîne d’événements, de commettre un crime de guerre que la personne qui a armé l’avion ou l’hélicoptère et a garanti qu’il soit prêt pour le combat. Cependant, il n’en découle pas que le mécanicien d’entretien ne peut pas être «impliqué» (ou qu’il est invraisemblable qu’il puisse être impliqué) dans ce crime.

46.      En somme, il me semble que les autorités nationales doivent déterminer s’il existe un lien direct entre les actes de la personne concernée et la probabilité raisonnable que des crimes de guerre soient commis, de manière que la personne concernée pourrait être amenée à participer à des crimes de guerre parce que ses actions incluent un élément nécessaire à ces crimes. En substance, le critère est de savoir si, sans cette contribution ou sans toutes les contributions faites par des individus dans la situation de la personne concernée, les crimes de guerre ou les actes ne seraient pas possibles.

 La qualité de réfugié

47.      Le statut de réfugié doit être octroyé à la personne qui a des raisons de craindre d’être persécutée pour des motifs tels que son appartenance à un certain groupe social [article 10, paragraphe 1, sous d)] ou ses opinions politiques [article 10, paragraphe 1, sous e)], et qui remplit les conditions de l’article 2, sous c), de la directive 2004/83 (50). Il doit y avoir un lien entre les motifs énumérés à l’article 10 et les actes de persécution définis à l’article 9 de la directive 2004/83. Selon la juridiction de renvoi, la demande d’obtention du statut de réfugié présentée par M. Shepherd est fondée sur les dispositions combinées des articles 9, paragraphe 2, sous e), et 10, paragraphe 1, sous d) et e). Cependant, lors de l’audience de la Cour, l’avocat de M. Shepherd a indiqué que son recours avait été formé sur la base des articles 9, paragraphe 2, sous e), et 10, paragraphe 1, sous d), uniquement [c’est-à-dire qu’il n’invoquait pas l’article 10, paragraphe 1, sous e)]. La juridiction de renvoi n’a pas demandé à la Cour d’interpréter l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/83. Néanmoins, j’estime qu’il est nécessaire, à la lumière des observations orales de M. Shepherd, d’examiner aussi cette disposition.

48.      Il me semble clair que M. Shepherd devrait relever de l’article 10, paragraphe 1, sous e), de la directive 2004/83. Avoir une opinion politique, c’est aussi avoir une opinion, une idée ou une conviction sur une question concernant un État et sa politique ou ses méthodes. Cela doit inclure la conviction qu’on ne peut pas effectuer son service militaire dans un conflit lorsque cela pourrait amener à commettre des crimes de guerre.

49.      Néanmoins la situation est moins claire en ce qui concerne l’article 10, paragraphe 1, sous d) (appartenance à un certain groupe social).

50.      M. Shepherd fait valoir que sa conviction que, en participant à la guerre en Irak, il risquait d’accomplir des actes énumérés à l’article 12, paragraphe 2, est à ce point essentielle pour sa conscience qu’il ne devrait pas être exigé de lui qu’il aille à l’encontre [il relève donc de l’article 10, paragraphe 1, sous d), premier tiret], et qu’il fait par conséquent partie d’un groupe qui a son identité propre à l’intérieur des États-Unis parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante [au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), second tiret].

51.      Plusieurs facteurs sont à prendre en considération pour déterminer si tel est le cas.

52.      L’expression «objecteur de conscience» ne figure pas dans le texte de l’article 10, paragraphe 1, de la Charte, qui reproduit les termes de l’article 9, paragraphe 1, de la CEDH. La Cour européenne des droits de l’homme a néanmoins jugé que l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour être protégée par l’article 9, paragraphe 1, de la CEDH (51). L’article 10, paragraphe 1, de la Charte devrait donc être interprété de la même manière. L’article 10, paragraphe 2, de la Charte reconnaît, lui, le droit à l’objection de conscience selon les lois allemandes qui en régissent l’exercice (52).

53.      Néanmoins, l’expression «objection de conscience» a plusieurs sens. Il est admis qu’elle comprend les pacifistes (par exemple, les Quakers) pour lesquels l’objection à l’action militaire est absolue (53). Elle peut aussi se référer aux personnes qui sont opposées à un conflit particulier pour des motifs juridiques, moraux ou politiques, ou qui s’opposent aux moyens et aux méthodes employés pour mener ce conflit.

54.      J’entends bien qu’on peut aisément considérer que les tenants d’une objection absolue à toute action militaire «partagent une caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l’identité ou la conscience qu’il ne devrait pas être exigé d’une personne qu’elle y renonce» au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), premier tiret. Leur attitude est claire et sans équivoque. Ils ne sont prêts, en aucune circonstance, à envisager l’usage de la force. Leur position est tellement tranchée qu’elle est facilement crédible.

55.      La situation de ceux qui professent une objection plus nuancée à l’usage de la force est plus délicate. Ce à quoi ils s’opposent pour des raisons de conscience varie précisément d’une personne à l’autre. L’un peut s’opposer à une guerre particulière, un autre aux moyens et aux méthodes utilisés dans un conflit donné, un troisième peut refuser pour des raisons tout à fait personnelles, parce qu’il est appelé à combattre contre son propre groupe ethnique. Du fait qu’il y a non pas d’objection absolue à l’usage de la force, mais seulement une objection partielle, il peut être d’autant plus difficile pour ces individus d’établir que leur position individuelle est crédible, et que leur objection individuelle est une objection de conscience et de principe, et non pas de convenance. Ils peuvent donc avoir plus de difficulté à s’inscrire dans l’article 10, paragraphe 1, sous d), premier tiret.

56.      À mes yeux, la difficulté est moindre en ce qui concerne l’article 10, paragraphe 1, sous d), second tiret. Conceptuellement, il est parfaitement concevable que ceux dont l’objection à l’usage de la force est absolue et ceux dont l’objection est plus nuancée puissent former (ensemble ou séparément) un groupe qui «a son identité propre dans le pays en question» (en l’occurrence les États‑Unis) «parce qu’il est perçu comme étant différent par la société environnante». C’est aux autorités nationales qu’il appartiendrait de déterminer si tel est effectivement le cas, sur la base des preuves qui leur sont fournies, et sous le contrôle des juridictions nationales.

57.      Sur la base de ces critères, M. Shepherd est-il couvert par les deux tirets (cumulés) de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/83?

58.      La juridiction de renvoi a expliqué que l’objection de M. Shepherd à l’action militaire n’est pas absolue. Il s’était engagé dans l’armée américaine. Il ne rejette pas entièrement l’usage de la force armée. Il fait plutôt valoir qu’il s’oppose à une guerre particulière menée d’une manière particulière (une manière telle que, selon lui, elle a mené et pourrait encore mener à commettre des crimes de guerre); et qu’il craignait de se trouver pris dans de tels événements s’il avait continué son service militaire et obéi aux ordres de réaffectation en Irak.

59.      En premier lieu, les autorités nationales doivent déterminer si M. Shepherd doit être qualifié d’«objecteur de conscience» ou de «déserteur». Il leur faut, pour trancher cette question, déterminer si M. Shepherd a une conviction dotée de suffisamment de force, de sérieux, de cohérence et d’importance au sujet du conflit en question pour qu’elle relève de l’article 10, paragraphe 1, sous d), premier tiret. En d’autres termes, M. Shepherd est-il simplement un déserteur, ou avait-il, comme il le clame avec véhémence, une objection de conscience à poursuivre son service militaire en Irak? Si les autorités nationales décident qu’il est purement et simplement un déserteur, il est hautement improbable qu’il puisse relever de l’article 10, paragraphe 1, sous d), premier tiret. Puisque les conditions des deux tirets de l’article 10, paragraphe 1, sous d), doivent être cumulativement remplies, il serait alors sans pertinence que ceux qui désertent le service militaire soient considérés ou non comme un même groupe uniforme par la société.

60.      Si les autorités nationales décident au contraire que M. Shepherd a refusé de continuer à effectuer son service militaire en Irak parce qu’il y avait un conflit grave et insurmontable entre ce à quoi il avait de bonnes raisons de penser que cette obligation de servir mènerait et sa conscience, il relèverait de l’article 10, paragraphe 1, sous d), premier tiret. Les autorités nationales devraient alors déterminer s’il est raisonnable d’admettre, sur la base des éléments dont elles disposent, que, aux États-Unis, les personnes se trouvant dans la situation spécifique de M. Shepherd sont considérées de manière différente et sont soumises à un traitement particulier par la société en général. Dans ce cas, la condition de l’article 10, paragraphe 1, sous d), second tiret, serait également remplie. Je ne pense pas que la Cour dispose de suffisamment d’informations pour être en mesure d’apporter davantage d’indications sur ce point.

 Sur la deuxième question

61.      La juridiction de renvoi construit sa question sur une alternative. Pour que l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 s’applique, le conflit en question doit-il majoritairement ou systématiquement amener à commettre des crimes ou des actes énumérés à son article 12, paragraphe 2, ou suffit-il que le demandeur d’asile démontre que de tels crimes ont été commis dans certains cas par les forces armées auxquelles il appartient?

62.      À mon sens, aucune des branches de l’alternative n’est décisive pour déterminer si l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 s’applique ou non. Ce qui importe, c’est la probabilité que le demandeur risque de commettre des crimes de guerre. La personne concernée doit montrer pourquoi elle pense qu’elle risquerait de commettre de tels crimes si elle exécutait ses obligations militaires.

63.      Dans un conflit dans lequel de tels actes sont censés s’être déjà systématiquement produits et où les éléments de preuve sont de notoriété publique, il peut être relativement moins difficile pour un demandeur d’asile d’apporter cette preuve. En l’absence d’un changement de politique avant son engagement sur le théâtre des opérations, il aurait de bonnes raisons de faire valoir qu’il serait plausible que de tels actes se produisent à nouveau et qu’il puisse y être mêlé. Lorsqu’on soutient que de tels actes se sont produits dans un conflit dans des cas individuels ou isolés, le demandeur fait face à une tâche plus difficile. Il devra démontrer pourquoi il considère comme probable que ses actes, s’il effectuait son service militaire, lui feraient courir le risque d’être impliqué dans la perpétration de crimes de guerre (élément subjectif). Il devrait donc expliquer, par exemple, pourquoi, compte tenu du lieu où il devait être affecté et des actes qu’il aurait été appelé à exécuter, il était plausible qu’il croie qu’il pourrait se trouver amené à participer à de tels crimes. Il existe aussi un élément objectif: est-il raisonnable de conclure, sur la base des informations disponibles, que le demandeur pouvait se retrouver dans cette situation? Il est donc nécessaire de déterminer s’il y a des raisons objectives de considérer que la personne concernée pouvait être mêlée à la perpétration de crimes de guerre.

 Sur la troisième question

64.      Il me semble que la troisième question est nécessairement couverte par la réponse que j’ai proposée à la deuxième question. Il n’est pas nécessaire d’établir sans aucun doute raisonnable qu’il y a lieu de penser que des violations du droit international humanitaire se produiront.

 Sur la sixième question

65.      Il convient de traiter ensuite la sixième question, par laquelle la juridiction de renvoi demande s’il y a lieu de tenir compte des dispositions du statut de Rome pour appliquer l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83.

66.      J’estime que les dispositions du statut de Rome ne sont pas pertinentes. L’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 ne vise pas ceux qui sont poursuivis pour avoir commis des crimes internationaux. Il a au contraire pour but de fournir une protection aux personnes qui souhaitent éviter de commettre de tels actes pendant leur service militaire. Utiliser l’éventualité que le soldat X soit poursuivi avec succès pour crime de guerre comme critère pour décider si le soldat X devrait être protégé en tant que réfugié parce qu’il souhaite éviter d’être placé dans une situation où il pourrait être poursuivi avec succès va directement à l’encontre de ce but. L’article 4 de la directive 2004/83 décrit l’évaluation des faits et circonstances requis pour statuer sur une demande d’octroi du statut de réfugié. En dernière analyse, le critère est de savoir, dans n’importe quel cas, si la demande est crédible. Les critères établis par le droit pénal international pour que les poursuites pour crimes de guerre aboutissent sont tout à fait différents (ils sont beaucoup plus rigoureux) et ne jouent aucun rôle dans cette évaluation (54).

 Sur la quatrième question

67.      La juridiction de renvoi demande ici si le statut de réfugié est exclu dans certaines circonstances. Plus spécifiquement, a) le fait que les autorités du pays dont le demandeur d’asile a la nationalité poursuivent les crimes de guerre l’empêche-t-il d’invoquer l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83, et b) une procédure devant la Cour pénale internationale entre-t-elle en ligne de compte? La juridiction de renvoi avance, dans son commentaire, que, lorsqu’il existe un tel mécanisme pour poursuivre et sanctionner les auteurs de crimes de guerre, l’on peut penser qu’il est improbable que des crimes de guerre soient commis parce qu’ils ne sont pas tolérés par l’État en question. Le seul fait que les crimes de guerre soient poursuivis signifie – toujours selon l’argument – que l’État assure une protection contre la persécution au sens de l’article 7 de la directive 2004/83.

68.      J’estime, en bref, que ces deux questions appellent une réponse négative. L’existence d’un mécanisme national ou international pour poursuivre les crimes de guerre peut en principe dissuader de les commettre. Néanmoins il est un fait, triste mais implacable, que, en dépit de l’existence de ce mécanisme, des crimes de guerre sont parfois commis dans l’ardeur des combats (55) (de même que l’existence dans les systèmes juridiques avancés de lois incriminant et sanctionnant le viol et le meurtre ne garantit malheureusement pas que nul ne sera jamais violé ou tué). Si l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 doit avoir quelque valeur en tant que moyen de permettre à ceux qui risquent de se trouver forcés à commettre des crimes de guerre de trouver un havre, il doit opérer indépendamment de la question de savoir s’il existe un mécanisme national ou international pour poursuivre et sanctionner des crimes de guerre, et s’il est utilisé.

 Sur la cinquième question

69.      Par cette question, la juridiction de renvoi demande si l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 peut être invoqué en dépit du fait que l’opération militaire est entérinée par la communauté internationale ou engagée en application d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies.

70.      Je ne suis pas certaine de comprendre exactement ce que signifie, en droit, l’expression «entériné par la communauté internationale». La charte des Nations unies ne définit pas en quoi consiste une guerre légitime, et je ne vois pas non plus quel autre instrument international comble cette lacune (si lacune il y a) (56). Je ne vois pas en quoi chercher à définir le champ d’application de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 par référence à une expression indéfinie aide à faire avancer l’affaire. Puisque l’existence d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies n’est pas une condition préalable pour commencer une guerre ou se défendre contre une agression, la présence ou l’absence dudit mandat ne peuvent pas être décisives pour déterminer si des actes énumérés à l’article 12, paragraphe 2, de la directive 2004/83 se produisent. Donc, même lorsqu’un conflit est précédé par une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies autorisant l’emploi de la force dans certaines circonstances et sous certaines conditions, cela ne signifie pas que, «par définition», il ne peut pas être et il ne sera pas commis de crimes de guerre.

71.      Je conclus par conséquent, en réponse à cette question, que l’existence d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations unies relatif au conflit en question ne dispense pas de l’évaluation effectuée en vertu de l’article 4 de la directive 2004/83 et n’en affecte pas l’issue. Elle n’exclut pas non plus en soi la possibilité que des actes énumérés à l’article 12 de la directive 2004/83 aient été ou puissent être commis.

 Sur la septième question

72.      Par la dernière de ses questions concernant l’interprétation de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83, la juridiction de renvoi demande si un demandeur d’asile doit, avant de pouvoir invoquer cette disposition, faire usage de la possibilité de suivre une procédure normale d’objecteur de conscience auprès de ses autorités nationales.

73.      Je rappellerai tout d’abord que les poursuites ou la sanction auxquelles M. Shepherd pourrait être soumis s’il devait retourner au États-Unis seraient davantage pour désertion que pour objection de conscience.

74.      L’on ne perçoit pas clairement ce que la juridiction de renvoi entend par «procédure normale d’objecteur de conscience». Dans la mesure où la formule se référerait à des procédures prévues par le droit américain pour former une telle demande, la Cour ne dispose d’aucune information sur la question de savoir si M. Shepherd aurait le droit de recourir à une telle procédure en vertu du droit américain ou s’il n’est pas en droit d’y recourir parce que, comme la juridiction de renvoi le souligne, il n’a pas d’objection absolue à l’emploi de la force armée. J’attire ici votre attention sur le point 1‑5, sous a), 4), du règlement de l’armée (Army Regulation) 600‑43, qui établit qu’«il ne sera pas fait droit aux demandes du personnel en vue d’être qualifié d’objecteur de conscience après son recrutement lorsque ces demandes sont […] fondées sur l’objection à une guerre donnée». J’ignore évidemment comment cette disposition a été interprétée en pratique par les tribunaux militaires aux États-Unis.

75.      Il appartient aux autorités nationales de vérifier (si nécessaire en ordonnant une expertise) si M. Shepherd a raison de penser qu’il n’aurait pas pu obtenir le statut d’objecteur de conscience en vertu du droit américain. S’il avait pu recourir à cette procédure avec une chance raisonnable de succès mais ne l’a pas fait, je ne vois pas pour quelle raison il devrait bénéficier du statut de réfugié pour motif de persécution, persécution qu’il aurait été en mesure (dans cette hypothèse) d’éviter sans renier ses convictions. Inversement, si, en tant que personnel en service, il lui était impossible de demander le statut d’objecteur de conscience en raison de son objection à une réaffectation en Irak, le fait qu’il n’ait pas formé de demande d’obtention de ce statut ne peut pas influer sur sa demande de statut de réfugié au titre de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83.

 Sur la huitième question

76.      Par sa huitième question, la juridiction de renvoi s’interroge sur deux différents «actes de persécution» visés par la directive 2004/83, à savoir «les mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires qui sont discriminatoires en soi ou mises en œuvre d’une manière discriminatoire» [article 9, paragraphe 2, sous b)] et «les poursuites ou sanctions qui sont disproportionnées ou discriminatoires» [article 9, paragraphe 2, sous c)]. La juridiction de renvoi demande si un renvoi infamant de l’armée à la suite d’une condamnation à une peine d’emprisonnement et le rejet social et les désavantages qui en découlent constituent des actes de persécution au sens de ces dispositions.

77.      La huitième question est autonome. En l’abordant, je rappelle que le droit au statut de réfugié ne naît que si un acte de persécution au sens de l’article 9 est lié à un motif de persécution visé à l’article 10 (57). Toutes les parties ayant présenté des observations à la Cour, y compris M. Shepherd, admettent que les États peuvent infliger des sanctions aux militaires qui refusent de continuer à effectuer leur service militaire lorsque leur désertion n’est pas fondée sur des motifs valables de conscience, à condition que les sanctions et les procédures correspondantes soient conformes aux normes internationales. À mon sens, la huitième question n’est donc pertinente que si les autorités nationales concluent qu’il n’est pas possible que M. Shepherd ait cru qu’il risquait de commettre des crimes de guerre s’il était réaffecté en Irak [de sorte qu’il n’est, par conséquent, pas couvert par l’article 9, paragraphe 2, sous e)], mais qu’elles estiment qu’il remplit néanmoins les conditions soit de l’article 10, paragraphe 1, sous d), premier et second tirets (appartenance à un certain groupe social), soit de l’article 10, paragraphe 1, sous e), en raison de ses convictions politiques sur la conduite de la guerre en Irak. L’on pourrait peut-être décrire cette vision de M. Shepherd comme celle d’un «déserteur doté de conscience».

78.      Est-il discriminatoire et disproportionné de traduire une telle personne en cour martiale et de la condamner, de sorte que cela relève de l’article 9, paragraphe 2, sous b) ou c), de la directive 2004/83?

79.      Il est clair que les procédures en cour martiale et (ou) le renvoi infamant appartiennent aux «mesures légales, administratives, de police et/ou judiciaires» visées à l’article 9, paragraphe 2, sous b), de la directive 2004/83. Le demandeur doit cependant montrer que ces mesures sont discriminatoires en soi ou sont appliquées d’une manière discriminatoire. Puisque M. Shepherd invoque l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/83 (appartenance à un certain groupe social), il est nécessaire, en procédant à cette évaluation, de déterminer s’il existe aux États-Unis des groupes sociaux comparables à celui auquel M. Shepherd affirme appartenir, dans la mesure où ces groupes sont dans une situation analogue, si son groupe est davantage susceptible que le groupe comparable d’être l’objet d’une discrimination, et si une différence de traitement visible pourrait être justifiée. En l’absence dans le dossier de tout élément de preuve indiquant qu’une discrimination de ce type est pertinente en l’espèce, il appartient aux autorités nationales d’établir le bilan détaillé des faits et des circonstances nécessaire pour déterminer la situation exacte.

80.      Il est de même impossible de dire dans l’abstrait si de possibles poursuites sont disproportionnées ou discriminatoires, ou si la sanction qui serait infligée à M. Shepherd s’il était condamné pour désertion (58) serait disproportionnée, et donc si l’article 9, paragraphe 2, sous c), de la directive 2004/83 entrerait en ligne de compte. De manière générale, en établissant si les poursuites ou la sanction pour désertion sont disproportionnées, il est nécessaire de déterminer si ces actes vont au-delà de ce qui est nécessaire pour que l’État concerné exerce son droit légitime de maintenir une force armée. Les peines mentionnées par la juridiction de renvoi ne semblent pas manifestement disproportionnées. En dernière analyse, ces questions doivent là encore être tranchées par les autorités nationales à la lumière des circonstances de l’affaire.

81.      J’ajoute, dans un souci d’exhaustivité, que les critères seraient les mêmes lorsque c’est l’article 10, paragraphe 1, sous e) (opinion politique), qui est invoqué comme motif de persécution. Cependant, la notion de «groupe social» n’étant pas pertinente dans le cas de ce motif, il serait très difficile à une personne dans la situation de M. Shepherd de démontrer une discrimination sur la seule base de sa situation individuelle. Il rencontrerait aussi des difficultés pour identifier un groupe approprié pour former la base de la nécessaire comparaison.

82.      Le rejet social n’est pas cité en tant que tel à l’article 9, paragraphe 2, de la directive 2004/83 comme étant un «acte de persécution» et, selon moi, il ne cadre pas très naturellement avec l’article 9, paragraphe 2, tant sous b) que sous c). Cela étant, il est évidemment exact que la liste de l’article 9, paragraphe 2, n’est pas exhaustive. Le fait que le rejet social soit le résultat des actes d’«acteurs non étatiques» [tels que définis à l’article 6, sous c), de la directive 2004/83] n’empêcherait pas en soi qu’il soit considéré comme un acte (supplémentaire) de persécution au sens de l’article 9, paragraphe 2.

83.      Cependant, pour qu’ils puissent servir de base à une demande d’octroi du statut de réfugié, les actes de persécution au sens de l’article 9, paragraphe 2, de la directive 2004/83 doivent soit «être suffisamment graves du fait de leur nature ou de leur caractère répété pour constituer une violation grave des droits fondamentaux de l’homme» [article 9, paragraphe 1, sous a)] (59), soit «être une accumulation de diverses mesures, y compris des violations des droits de l’homme, qui soit suffisamment grave pour affecter un individu d’une manière comparable» [article 9, paragraphe 1, sous b)]. La Cour ne dispose pas d’informations indiquant si les poursuites, la sanction ou le rejet social qui pourraient toucher M. Shepherd s’il devait retourner aux États-Unis seraient suffisamment graves pour satisfaire ce critère. Il s’agit, une fois encore, de questions qui devront être tranchées par les autorités nationales compétentes, sous le contrôle des juridictions nationales.

 Conclusion

84.      Eu égard à toutes les considérations qui précèdent, je propose que la Cour réponde aux questions préjudicielles posées par le Bayerisches Verwaltungsgericht München de la manière suivante:

–        La portée de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83/CE du Conseil, du 29 avril 2004, concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts, s’étend au personnel militaire qui ne participe pas directement aux combats, lorsque ce personnel pourrait être amené, en exécutant son service militaire, à être l’instigateur de crimes ou d’actes tels que ceux visés par cette disposition, ou à y participer de quelque autre manière.

–        Pour déterminer si tel est le cas, les autorités nationales doivent considérer: i) s’il y a un lien direct entre les actes de la personne concernée et la probabilité raisonnable que des crimes de guerre puissent être commis, parce que ses actes incluent un élément nécessaire à ces crimes et que, sans sa contribution ou toutes les contributions faites par les individus dans sa situation, les crimes de guerre ou les actes ne seraient pas possibles, et ii) s’il y a des raisons objectives de considérer que la personne concernée pouvait être amenée à commettre des crimes de guerre. Il est à cet égard incompatible avec l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 d’appliquer: a) un critère de preuve du droit pénal (tel que «sans aucun doute raisonnable») ou b) des principes découlant du droit pénal international.

–        Le fait que les autorités du pays dont le demandeur d’asile a la nationalité poursuivent les crimes de guerre ne l’empêche pas d’invoquer l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83; de même, la question de savoir si des poursuites sont engagées devant la Cour pénale internationale n’est à cet égard pas pertinente.

–        L’existence d’un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies couvrant le conflit en cause ne fait pas obstacle aux demandes d’obtention du statut de réfugié fondées sur l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83.

–        Une personne qui refuse d’effectuer son service militaire ne peut prétendre au statut de réfugié au titre de l’article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83 que si elle a d’abord recouru, sans succès, à toutes les procédures disponibles pour demander le statut d’objecteur de conscience, ou s’il est établi qu’aucune procédure de ce genre ne lui est accessible.

–        Pour déterminer si une personne qui refuse d’effectuer son service militaire peut être considérée comme appartenant à un certain groupe social au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/83, il est nécessaire de considérer: i) si elle a une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance; ii) si, en raison de cette conviction, elle remplit les conditions du premier tiret de cette disposition en ce que son objection procède d’une croyance essentielle pour sa conscience, et iii) si les individus qui ont de telles convictions sont perçus comme étant différents dans leur pays d’origine au sens de l’article 10, paragraphe 1, sous d), second tiret.

–        Dans la mesure où un demandeur d’asile invoque les articles 9, paragraphe 2, sous b), et 10, paragraphe 1, sous d), de la directive 2004/83, il est nécessaire que les autorités nationales compétentes examinent si un renvoi infamant de l’armée et une condamnation à un emprisonnement sont discriminatoires parce que le demandeur appartient à un certain groupe social. En faisant cet examen, il est nécessaire de déterminer s’il existe dans le pays concerné des groupes sociaux comparables à celui auquel le demandeur prétend appartenir en ce que ces groupes sont dans une situation analogue, et s’il est vraisemblable que le groupe du demandeur soit soumis à un traitement différent en raison du fait qu’il peut faire l’objet d’une procédure en cour martiale et (ou) d’un renvoi infamant, et si une apparente différence de traitement peut être justifiée.

–        Dans la mesure où un demandeur d’asile invoque l’article 9, paragraphe 2, sous c), de la directive 2004/83, il est nécessaire que les autorités nationales compétentes établissent si des poursuites ou une sanction pour désertion sont disproportionnées. À cet égard, il est nécessaire d’examiner si ces actes vont au-delà de ce qui est nécessaire pour que l’État concerné exerce son droit légitime de maintenir des forces armées.


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Voir points 48 à 59 ci-après.


3 – Voir points 20 à 23 ci-après, où je fais un résumé du litige au principal.


4 – Convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 [Recueil des traités des Nations unies, vol. 189, p. 150, no 2545 (1954), ci-après la «convention de Genève»], qui est entrée en vigueur le 22 avril 1954. Elle a été complétée par le protocole relatif au statut des réfugiés, conclu à New York le 31 janvier 1967, qui est entré en vigueur le 4 octobre 1967. Ce protocole n’est pas pertinent aux fins de statuer sur la présente demande préjudicielle.


5 – Directive du Conseil du 29 avril 2004 concernant les normes minimales relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir prétendre au statut de réfugié ou les personnes qui, pour d’autres raisons, ont besoin d’une protection internationale, et relatives au contenu de ces statuts (JO L 304, p. 12). Cette directive a été abrogée et remplacée, après refonte, par la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011 (JO L 337, p. 9). Le libellé des dispositions pertinentes n’a pas substantiellement changé.


6 – Article 1er, section A, paragraphe 2, de la convention de Genève.


7 – L’article 1er, section F, sous b) et c), de la convention de Genève prévoit qu’elle n’est pas applicable, respectivement, à une personne qui a commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admis, et à une personne coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies.


8 –      Signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la «CEDH»).


9 –      JO 2010, C 83, p. 389.


10 – Considérants 1 à 4. Voir également directive 2005/85/CE du Conseil, du 1er décembre 2005, relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres (JO L 326, p. 13), qui s’applique à toutes les demandes d’asile présentées sur le territoire de l’Union européenne.


11 –      Considérants 1 à 4, 6 à 8, 10, 11 et 17.


12 –      Considérant 10.


13 – Considérant 11.


14 – Article 2, sous c).


15 – Article 4, paragraphe 1.


16 – Article 6.


17 – Article 7, paragraphe 1.


18 – Article 7, paragraphe 2.


19 – Les droits imprescriptibles visés à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH sont le droit à la vie (article 2), les interdictions de la torture ainsi que de l’esclavage et du travail forcé (articles 3 et 4, respectivement), et le droit de ne pas être puni sans jugement valable préalable (article 7).


20 – Article 9, paragraphe 1.


21 – Article 9, paragraphe 2, sous b).


22 – Article 9, paragraphe 2, sous c).


23 – Article 9, paragraphe 2, sous e), de la directive 2004/83. La version en langue anglaise de cette disposition ne parle pas de commettre des crimes ou des actes, elle utilise la formule «would include crimes» – littéralement: «impliquerait des crimes» –, impropre à mon sens. La version en langue française «[…] en cas de conflit lorsque le service militaire supposerait de commettre des crimes ou d’accomplir des actes» me paraît plus proche de l’esprit de la disposition. Voir également points 35 et 37 ci-après.


24 – Article 9, paragraphe 3.


25 – Article 12, paragraphe 2, sous a). Le libellé de l’article 12, paragraphe 2, sous b) et c), est analogue à celui de l’article 1er, section F, sous b) et c), de la convention de Genève (voir note 7 ci-dessus).


26 – Article 12, paragraphe 3.


27 – Article 13.


28 – Voir article 3, paragraphes 1 et 2, de la loi sur la procédure d’asile (Asylverfahrensgesetz).


29 – Article 60, paragraphe 1, de la loi relative au droit de séjour (Aufenthaltsgesetz).


30 – Statut de la Cour pénale internationale, signé à Rome le 17 juillet 1998 (Recueil des traités des Nations Unies, vol. 2187, no 38544, ci-après le «statut de Rome»), entré en vigueur le 1er juillet 2002. La juridiction de renvoi explique que, selon le Bundesamt, être reconnu coupable d’un crime requiert, en règle générale, que l’acte en question ait été commis avec intention et connaissance (article 30 du statut de Rome).


31 – Voir également points 47 à 60 ci-après.


32 – Voir note introductive à la convention de Genève du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, de décembre 2010; voir également article 35 de la convention de Genève, articles 8, paragraphe 2, sous b), et 21 de la directive 2005/85, ainsi que considérant 15 de la directive 2004/83. Le HCR a produit des documents utiles, en particulier les principes directeurs sur la protection internationale no 10: demandes de statut de réfugié liées au service militaire dans le contexte de l’article 1er, section A, paragraphe 2, de la convention de Genève, et les principes directeurs sur l’application des clauses d’exclusion de l’article 1er, section F, de la convention de Genève (ci-après les «principes directeurs du HCR sur les clauses d’exclusion»). Ces documents ne sont pour aucun d’entre eux juridiquement contraignants, mais ils traduisent des principes établis du droit international.


33 –      Voir considérant 15 de la directive 2004/83.


34 – Arrêts Salahadin Abdulla e.a. (C‑175/08, C‑176/08, C‑178/08 et C‑179/08, EU:C:2010:105, point 52); Y et Z (C‑71/11 et C‑99/11, EU:C:2012:518, point 47) ainsi que X e.a. (C‑199/12 à C‑201/12, EU:C:2013:720, point 39).


35 – Arrêt X (EU:C:2013:720, point 40). Voir également article 10 de la Charte.


36 –      Les éléments mentionnés à l’article 4, paragraphe 1, sont énumérés en détail à l’article 4, paragraphe 2, de la directive 2004/83. Voir également arrêt M. (C‑277/11, EU:C:2012:744, point 73).


37 – Mis en italique par mes soins.


38 – L’article 12, paragraphe 3, indique que l’article 12, paragraphe 2, s’applique aux personnes qui sont les instigatrices des crimes ou des actes visés par ledit paragraphe, ou qui y participent de quelque autre manière.


39 –      Voir considérants 1 et 6 de la directive 2004/83.


40 – Voir note 23 ci-dessus.


41 – La directive 2004/83 a été adoptée le 29 avril 2004. À l’époque de son adoption, les langues officielles de l’Union étaient l’espagnol, le danois, l’allemand, le grec, l’anglais, le français, l’italien, le néerlandais, le portugais, le finnois et le suédois. L’article 9, paragraphe 2, sous e), est formulé dans ces langues au conditionnel (à l’exception toutefois du néerlandais, qui utilise le présent de l’indicatif).


42 – Les buts et les principes de l’Organisation des Nations unies (ONU) sont énumérés au chapitre I de leur charte (charte des Nations unies et statut de la Cour internationale de justice). Par rapport à ses membres, ces principes incluent la reconnaissance de l’égalité souveraine, le règlement des différends internationaux par des moyens pacifiques et le non-recours à la menace ou à l’emploi de la force dans leurs relations internationales (article 2 de la charte des Nations unies).


43 – Signé à Londres le 8 août 1945.


44 – Voir, notamment, point 11 des principes directeurs du HCR sur les clauses d’exclusion.


45 – Voir, notamment, point 13 des principes directeurs du HCR sur les clauses d’exclusion.


46 – La juridiction de renvoi souligne que M. Shepherd estimait que la guerre en Irak était contraire au droit international (voir point 3 ci-dessus). Il n’appartient ni à la Cour ni aux autorités nationales de se prononcer, dans l’affaire concernant M. Shepherd, sur la légalité de cette guerre. Cette question reste un sujet de débat entre les juristes experts en droit international, voire les dirigeants politiques. Le 16 septembre 2004, Kofi Annan, alors Secrétaire général de l’ONU, a déclaré que l’invasion de l’Irak en 2003 était contraire à la charte des Nations unies. Le Conseil de sécurité des Nations unies a néanmoins adopté, à la suite de cette déclaration, un certain nombre de résolutions sur l’Irak.


47 –      Voir considérant 11 de la directive 2004/83 et article 8 du statut de Rome.


48 – Voir, notamment, point 12 des principes directeurs du HCR sur les clauses d’exclusion.


49 – Voir point 37 ci-dessus.


50 – Voir article 13 de la directive 2004/83.


51 – Cour eur. D. H., arrêt Bayatyan c. Armenie du 7 juillet 2011, no 23459/03, Recueil des arrêts et décisions 2011‑IV, § 110.


52 – La question de savoir si l’article 10, paragraphe 2, de la Charte s’applique à M. Shepherd est donc gouvernée par les lois allemandes qui régissent l’objection de conscience dans l’État membre (à savoir la République fédérale d’Allemagne) où il a demandé l’asile. C’est une question qu’il appartient aux autorités nationales de trancher, sous le contrôle des juridictions nationales. Sur la situation de M. Shepherd en tant que ressortissant des États-Unis et ancien membre des forces armées américaines, voir points 74 et 75 ci-après.


53 – Voir, notamment, point 3 des principes directeurs sur la protection internationale no 10 du HCR.


54 – Je relève que, puisque les États-Unis ne sont pas membres de la Cour pénale internationale, les termes du statut de cette cour ne pouvaient en tout état de cause pas s’appliquer dans le cas de M. Shepherd.


55 – Le massacre de Mӱ Lai au cours de la guerre du Viêt Nam en est un exemple tristement célèbre. Sur les 26 soldats américains poursuivis pour avoir commis des actes criminels à Mӱ Lai, seul le lieutenant William Calley Jr a été condamné. Plus récemment, le procureur de la Cour pénale internationale a engagé des procédures en ce qui concerne la situation en Ouganda et en République démocratique du Congo. Dans ce dernier cas, une condamnation a été prononcée dans l’affaire Prosecutor c. Thomas Lubanga Dyilo.


56 – De fait, l’on a beaucoup réfléchi et fait couler d’encre sur la question de savoir si et dans quelles circonstances une guerre peut être considérée comme «légitime» et (ou) «juste». La théorie de la guerre juste (jus bellum justum), élaborée à l’origine par saint Augustin (354-430), a donné lieu à une exégèse fameuse de saint Thomas d’Aquin (1225-1274) dans Summa Theologica. Les analyses ultérieures ont progressivement fait la distinction entre les règles qui gouvernent le droit de faire la guerre (jus ad bellum), celles qui gouvernent la conduite juste et loyale de la guerre (jus in bello), et la responsabilité et la mise en cause des belligérants après la guerre (jus post bellum). L’on considère généralement que le droit de faire la guerre implique que la guerre ait une cause juste, qu’elle soit décidée en dernier ressort, par une autorité légitime, avec une intention droite, qu’elle ait une chance raisonnable de succès, et que les moyens utilisés soient proportionnels aux fins poursuivies. Chaque élément appelle la critique.


57 – Article 9, paragraphe 3.


58 – La décision de renvoi relève que «[l]e Bundesamt a établi que le demandeur est passible d’une peine d’emprisonnement de 100 jours à 15 mois pour désertion, pouvant théoriquement atteindre 5 ans».


59 – En particulier les droits imprescriptibles visés à l’article 15, paragraphe 2, de la CEDH (voir note 19 ci-dessus).