Language of document : ECLI:EU:C:1998:293

ARRÊT DE LA COUR

16 juin 1998 (1)

«Accord de coopération CEE/Yougoslavie — Suspension des concessionscommerciales — Convention de Vienne sur le droit des traités — Clause rebus sicstantibus»

Dans l'affaire C-162/96,

ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177du traité CE, par le Bundesfinanzhof et tendant à obtenir, dans le litige pendantdevant cette juridiction entre

A. Racke GmbH & Co.

et

Hauptzollamt Mainz,

une décision à titre préjudiciel sur la validité du règlement (CEE) n° 3300/91 duConseil, du 11 novembre 1991, suspendant les concessions commerciales prévuespar l'accord de coopération entre la Communauté économique européenne et larépublique socialiste fédérative de Yougoslavie (JO L 315, p. 1),

LA COUR,

composée de MM. G. C. Rodríguez Iglesias, président, C. Gulmann,H. Ragnemalm et M. Wathelet, présidents de chambre, J. C. Moitinho de Almeida,P. J. G. Kapteyn (rapporteur), J. L. Murray, D. A. O. Edward, G. Hirsch, P. Jannet L. Sevón, juges,

avocat général: M. F. G. Jacobs,


greffier: Mme D. Louterman-Hubeau, administrateur principal,

considérant les observations écrites présentées:

—    pour A. Racke GmbH & Co., par Me Dietrich Ehle, avocat à Cologne,

—    pour le Conseil de l'Union européenne, par MM. Jürgen Huber et MicailVitsentzatos, conseillers juridiques, ainsi que par M. Antonio Tanca,membre du service juridique, en qualité d'agents,

—    pour la Commission des Communautés européennes, par M. Jörn Sack,conseiller juridique, et Mme Barbara Brandtner, membre du service juridique,en qualité d'agents,

vu le rapport d'audience,

ayant entendu les observations orales de A. Racke GmbH & Co., du Conseil et dela Commission à l'audience du 15 juillet 1997,

ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 4 décembre 1997,

rend le présent

Arrêt

1.
    Par ordonnance du 7 mars 1996, parvenue à la Cour le 13 mai suivant, leBundesfinanzhof a posé, en vertu de l'article 177 du traité CE, deux questionspréjudicielles relatives à la validité du règlement (CEE) n° 3300/91 du Conseil, du11 novembre 1991, suspendant les concessions commerciales prévues par l'accordde coopération entre la Communauté économique européenne et la républiquesocialiste fédérative de Yougoslavie (JO L 315, p. 1, ci-après le «règlementlitigieux»).

2.
    Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige opposant A. Racke GmbH& Co. (ci-après «Racke») au Hauptzollamt Mainz au sujet d'une dette douanière,

née à l'occasion de l'importation en Allemagne de certaines quantités de vinoriginaires de la république socialiste fédérative de Yougoslavie.

Cadre juridique

3.
    L'accord de coopération entre la Communauté économique européenne et larépublique socialiste fédérative de Yougoslavie (ci-après l'«accord de coopération»)a été signé le 2 avril 1980 à Belgrade, d'une part, par les États membres de laCommunauté économique européenne et par la Communauté et, d'autre part, parla république socialiste fédérative de Yougoslavie (ci-après la «Yougoslavie»), etapprouvé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) n° 314/83 du Conseil,du 24 janvier 1983 (JO L 41, p. 1).

4.
    L'article 22 de l'accord de coopération, dans sa version résultant de l'article 4 duprotocole additionnel à cet accord, établissant un nouveau régime commercial (ci-après le «protocole additionnel»), approuvé au nom de la Communauté dans ladécision 87/605/CEE du Conseil, du 21 décembre 1987 (JO L 389, p. 72), est libellécomme suit:

«1.    Pour les vins de raisins frais des sous-positions 22.05 ex C I et ex C II dutarif douanier commun et présentés dans des récipients de deux litres ou moins,originaires de Yougoslavie, les droits de douane à l'importation dans laCommunauté sont réduits de 30 % dans la limite d'un contingent tarifairecommunautaire annuel de 12 000 hectolitres. Pour les quantités importées au-delàdu contingent, la Communauté applique les droits de douane résultant desdispositions du paragraphe 4.

...

3.    Les dispositions des paragraphes 1 et 2 restent en vigueur jusqu'à ce que lesniveaux des droits de douane prévus dans le cadre de la suppression progressivementionnée au paragraphe 4, pour les vins repris au paragraphe 1, aient atteint letaux de réduction de 30 % prévu au paragraphe 1.

4.    Pour les vins de raisins frais des sous-positions 22.05 C I et C II du tarifdouanier commun, originaires de Yougoslavie, les droits de douane à l'importationdans la Communauté sont supprimés selon les modalités fixées à l'article 2,paragraphes 1 et 2, du protocole additionnel établissant un nouveau régimecommercial. Cette disposition est appliquée dans la limite d'un contingent tarifairecommunautaire annuel de 545 000 hectolitres. Pour les quantités importées au-delàdu contingent, la Communauté applique le droit du tarif douanier commun.

...»

5.
    En vertu de l'article 2, paragraphe 1, du protocole additionnel, les droits de douaneà l'importation dans la Communauté applicables en vertu de l'accord decoopération sont progressivement supprimés au cours des mêmes périodes et auxmêmes rythmes que ceux prévus dans l'acte relatif aux conditions d'adhésion duroyaume d'Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités(JO 1985, L 302, p. 23) pour les mêmes produits importés de ces États dans laCommunauté dans sa composition au 31 décembre 1985. Lorsque les droits dedouane appliqués à l'importation dans la Communauté, dans sa composition au 31décembre 1985, des produits de l'Espagne et du Portugal sont différents pour lesdeux États, le droit de douane le plus élevé des deux est appliqué aux produitsoriginaires de Yougoslavie. Selon l'article 2, paragraphe 2, lorsque la Yougoslaviebénéficie de droits de douane moins élevés que l'Espagne ou le Portugal ou cesdeux pays, le démantèlement est entamé dès que les droits appliqués aux mêmesproduits de l'Espagne et du Portugal atteignent un niveau inférieur à ceuxappliqués aux produits originaires de Yougoslavie.

6.
    En vertu de l'article 1er du règlement (CEE) n° 3413/90 du Conseil, du 19novembre 1990, portant ouverture et mode de gestion de contingents tarifairescommunautaires de certains produits originaires de Yougoslavie (1991) (JO L 335,p. 26), les droits de douane à l'importation dans la Communauté des vins de raisinsfrais relevant des codes NC ex 2204 21 et 2204 29 originaires de Yougoslavie sontsuspendus du 1er janvier au 31 décembre 1991 aux niveaux de 3,6, 4,4, 4,8 ou 5,6écus/hl et dans la limite d'un contingent de 545 000 hl. En outre, les articles 2 à 4du règlement n° 3413/90 déterminent les modalités d'accès des importateurs desproduits en question au contingent.

7.
    Aux termes de son article 60, l'accord de coopération a une durée illimitée. Chaquepartie peut toutefois dénoncer l'accord de coopération par notification à l'autrepartie. Cet accord cessera alors d'être en vigueur six mois après la date de laditenotification.

8.
    Par décision 91/586/CECA,CEE, du 11 novembre 1991, portant suspension del'application des accords entre la Communauté européenne, ses États membres etla république socialiste fédérative de Yougoslavie (JO L 315, p. 47), le Conseil etles représentants des gouvernements des États membres, réunis au sein du Conseil,ont suspendu l'application de l'accord de coopération avec effet immédiat, pour lesraisons suivantes, précisées dans les deuxième, troisième, quatrième et cinquièmeconsidérants de la décision:

«... considérant que, dans leurs déclarations des 5 et 28 octobre 1991, laCommunauté européenne et ses États membres, réunis dans le cadre de lacoopération politique européenne, ont constaté la crise en Yougoslavie et que leConseil de sécurité des Nations unies, dans sa résolution 713 (1991), a exprimé lesouci que la prolongation de cette situation constitue une menace contre la paix etla sécurité internationales;

considérant que la poursuite des hostilités et leurs conséquences sur les relationséconomiques et commerciales, tant entre les républiques de Yougoslavie qu'avecla Communauté, constituent une modification radicale des conditions danslesquelles l'accord de coopération entre la Communauté économique européenneet la république socialiste fédérative de Yougoslavie et ses protocoles, ainsi quel'accord concernant la Communauté européenne du charbon et de l'acier ont étéconclus; qu'elles mettent en cause l'application de ceux-ci;

considérant que l'appel lancé par la Communauté européenne et ses Étatsmembres, réunis dans le cadre de la coopération politique européenne, le 6 octobre1991 à Haarzuilens, en vue du respect de l'accord de cessez-le-feu intervenu le 4octobre 1991 à La Haye n'a pas été entendu;

considérant que, dans la déclaration du 6 octobre 1991, la Communautéeuropéenne et ses États membres, réunis dans le cadre de la coopération politiqueeuropéenne, ont annoncé leur décision de mettre fin aux accords entre laCommunauté et la Yougoslavie au cas où l'accord réalisé à La Haye le 4 octobre1991 entre les parties au conflit, en présence du président du Conseil desCommunautés européennes et du président de la conférence sur la Yougoslavie,ne serait pas respecté».

9.
    Le règlement litigieux, dispose, en son article 1er, que les concessions commercialesoctroyées par l'accord de coopération ou en vertu de cet accord sont suspendues.Aux termes de son article 3, ce règlement entre en vigueur le jour de sa publicationau Journal officiel des Communautés européennes, à savoir le 15 novembre 1991.

10.
    Les premier, deuxième, troisième et quatrième considérants de ce règlementreprennent les raisons énumérées dans le préambule de la décision 91/586,reproduit ci-dessus.

11.
    Conformément à l'article 60 de l'accord de coopération, le Conseil a adopté ladécision 91/602/CEE, du 25 novembre 1991, portant dénonciation de l'accord decoopération entre la Communauté économique européenne et la républiquesocialiste fédérative de Yougoslavie (JO L 325, p. 23). Selon son article 2, cettedécision dénonçant l'accord ainsi que tous protocoles et actes y afférents prendeffet le jour de sa publication, à savoir le 27 novembre 1991.

12.
    Pour certains produits, parmi lesquels ne figuraient toutefois pas les vins, le Conseila, par le règlement (CEE) n° 3567/91, du 2 décembre 1991, relatif au régimeapplicable aux importations de produits originaires des républiques de Bosnie-Herzégovine, de Croatie, de Macédoine et de Slovénie (JO L 342, p. 1), octroyéà ces républiques le bénéfice de dispositions commerciales équivalant à l'essentielde celles de l'accord de coopération suspendu par la Communauté.

13.
    Le règlement (CEE) n° 545/92 du Conseil, du 3 février 1992, relatif au régimeapplicable aux importations dans la Communauté de produits originaires desrépubliques de Croatie et de Slovénie et des républiques yougoslaves de Bosnie-Herzégovine, de Macédoine et de Monténégro (JO L 63, p. 1), a maintenu cesmesures pour l'année 1992 et les a étendues à certains produits agricoles, dont lesvins de raisins frais relevant des codes NC ex 2204 21 et 2204 29 originaires desrépubliques visées. Ainsi, l'article 6 du règlement n° 545/92 dispose que, pour cesvins, les droits de douane à l'importation sont réduits au taux de 3,2 écus/hl ou de3,7 écus/hl dans la limite d'un contingent annuel de 545 000 hl.

14.
    En vertu de l'article 1er du règlement (CEE) n° 547/92 du Conseil, du 3 février1992, portant ouverture et mode de gestion de contingents tarifairescommunautaires de certains produits originaires des républiques de Croatie et deSlovénie et des républiques yougoslaves de Bosnie-Herzégovine, de Macédoine etde Monténégro (JO L 63, p. 41), les droits de douane à l'importation dans laCommunauté des vins de raisins frais relevant des codes NC ex 2204 21 et 2204 29originaires de ces républiques sont suspendus du 1er janvier au 31 décembre 1992aux niveaux de 2,4, 2,9, 3,2 ou 3,7 écus/hl et dans la limite d'un contingent de545 000 hl. Les articles 2 à 4 de ce règlement déterminent les modalités d'accès auximportateurs des produits en question au contingent.

Le litige au principal

15.
    Entre les 6 novembre 1990 et 27 avril 1992, Racke a fait dédouaner en Allemagnedes vins importés de la zone de production du Kosovo en les plaçant sous le régimede l'entrepôt en douane dans un entrepôt privé. Le 7 mai 1992, elle a notifié leslots mis en libre pratique sous le régime des droits de douane à taux préférentiel,prévu dans l'accord de coopération.

16.
    Par décision du 27 mai 1992, le Hauptzollamt Mainz a cependant exigé ladifférence entre le taux des droits de douane applicable aux pays tiers et le tauxpréférentiel au motif que les vins avaient été importés de Serbie.

17.
    Racke a alors introduit un recours à l'encontre de cette décision auprès duFinanzgericht, qui l'a accueilli pour les vins importés avant le 15 novembre 1991,mais l'a rejeté pour le surplus au motif que la suspension, par le règlement litigieux,des concessions commerciales octroyées par l'accord de coopération était justifiéepar la survenance d'un changement fondamental de la situation, à savoir la guerreen Yougoslavie.

18.
    Racke a formé un pourvoi en «Revision» contre cette décision devant leBundesfinanzhof qui se demande d'abord si la suspension unilatérale de l'accordde coopération répond aux conditions énoncées à l'article 62, paragraphe 1, de laconvention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités (ci-après la«convention de Vienne»).

19.
    L'article 62 de la convention de Vienne stipule:

«1.    Un changement fondamental de circonstances qui s'est produit par rapportà celles qui existaient au moment de la conclusion d'un traité et qui n'avaitpas été prévu par les parties ne peut pas être invoqué comme motif pourmettre fin au traité ou pour s'en retirer, à moins que:

    a)    l'existence de ces circonstances n'ait constitué une base essentielle duconsentement des parties à être liées par le traité; et que

    b)    ce changement n'ait pour effet de transformer radicalement la portéedes obligations qui restent à exécuter en vertu du traité.

    ...

3.    Si une partie peut, conformément aux paragraphes qui précèdent, invoquerun changement fondamental de circonstances comme motif pour mettre finà un traité ou pour s'en retirer, elle peut également ne l'invoquer que poursuspendre l'application du traité.»

20.
    Selon la juridiction de renvoi, le démembrement de la Yougoslavie en plusieursnouveaux États et les hostilités à l'intérieur de la Yougoslavie qui s'apparenteraientà un tournant politique impliqueraient une modification fondamentale descirconstances essentielles à la base du consentement des parties contractantes liéespar l'accord de coopération. En revanche, le changement survenu ne semblerait pastransformer radicalement la portée des obligations découlant de l'accord decoopération qui serait surtout un traité de commerce.

21.
    Le Bundesfinanzhof se demande ensuite si, eu égard à l'article 65 de la conventionde Vienne, il était licite de procéder à la suspension de l'accord de coopérationsans notification préalable et sans préavis, s'il y avait urgence particulière et si letemps écoulé avant le moment du paiement des droits de douane en causepermettait de remédier à d'éventuelles fautes de procédure.

22.
    L'article 65, paragraphe 1, de la convention de Vienne prévoit que la partie qui,sur la base des dispositions de cette convention, invoque un motif de mettre fin àun traité, de s'en retirer ou d'en suspendre l'application doit notifier sa prétentionaux autres parties à ladite convention. Cette notification doit indiquer la mesureenvisagée à l'égard du traité et les raisons de celle-ci. L'article 65, paragraphe 2,de la convention de Vienne énonce en outre que, si, après un délai qui, sauf en casd'urgence particulière, ne saurait être inférieur à une période de trois mois àcompter de la réception de la notification, aucune partie n'a fait d'objection, lapartie qui a fait la notification peut prendre, dans les formes prévues à l'article 67,la mesure qu'elle a envisagée. L'article 65, paragraphe 3, de la convention deVienne prévoit que, si une objection a été soulevée par une autre partie, les parties

doivent rechercher une solution par les moyens indiqués à l'article 33 de la chartedes Nations unies.

23.
    Compte tenu de ces interrogations, le Bundesfinanzhof a décidé de surseoir àstatuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)    Le règlement (CEE) n° 3300/91 du Conseil, du 11 novembre 1991,suspendant les concessions commerciales prévues par l'accord decoopération passé entre la CEE et la république socialiste fédérative deYougoslavie (JO L 315, p. 1), est-il valide?

2)    En cas de réponse négative à la question 1:

    Quelles sont les conséquences de l'invalidité pour l'application de droits dedouane, début mai 1992, à des vins d'origine serbe importés de la mi-novembre 1991 à avril 1992 et soumis au régime de l'entrepôt en douane?

    Le traitement douanier préférentiel, dans la limite de contingents, accordéen 1992 pour les vins en provenance de l'ex-Yougoslavie, à l'exception dela Serbie, trouve-t-il application?»

Sur la première question

24.
    Il y a lieu de constater, à titre liminaire, que, bien qu'elle ne lie ni la Communauténi tous les États membres, une série de dispositions de la convention de Vienne,dont son article 62, reflète les règles du droit international qui consacrent, souscertaines conditions, le principe selon lequel un changement de circonstances peutentraîner la caducité ou la suspension d'un traité. Ainsi la Cour internationale dejustice a-t-elle jugé que «Ce principe et les conditions exceptionnelles auxquellesil est soumis ont été énoncés à l'article 62 de la convention de Vienne sur le droitdes traités qui peut, à bien des égards, être considéré comme une codification dudroit coutumier existant en ce qui concerne la cessation des relationsconventionnelles en raison d'un changement de circonstances» (arrêt du 2 février1973, affaire de la compétence en matière de pêcheries, Royaume-Uni/Islande,Recueil des arrêts, avis consultatifs et ordonnances, 1973, p. 3, paragraphe 36).

Sur la compétence de la Cour

25.
    La Commission a exprimé des doutes quant à la compétence de la Cour pourstatuer sur la première question, dès lors que celle-ci porte sur la validité durèglement litigieux au regard des règles du droit coutumier international. Si cerèglement constitue bien un acte pris par la Communauté au sens de l'article 177,premier alinéa, sous b), du traité, la procédure préjudicielle ne se prêteraitcependant pas au développement d'une argumentation fondée sur le seul droit

international, et notamment sur les principes régissant l'extinction des traités et lasuspension de leur application.

26.
    Il convient de rappeler que, comme la Cour l'a déjà jugé dans l'arrêt du 12décembre 1972, International Fruit Company e.a. (21/72 à 24/72, Rec. p. 1219,point 5), la compétence de la Cour pour statuer, en vertu de l'article 177 du traité,sur la validité des actes pris par les institutions de la Communauté ne comporteaucune limite quant aux causes sur la base desquelles la validité de ces actespourrait être contestée.

27.
    Cette compétence s'étendant à l'ensemble des motifs d'invalidité susceptiblesd'entacher ces actes, la Cour est tenue d'examiner si leur validité peut être affectéedu fait de leur contrariété avec une règle de droit international (arrêt InternationalFruit Company e.a., précité, point 6).

28.
    En conséquence, il y a lieu de constater que la Cour est compétente pour statuersur la première question préjudicielle.

Sur la validité du règlement litigieux

29.
    Il y a lieu de relever que la question de la validité du règlement litigieux au regarddu droit coutumier international se pose, de façon incidente, à l'occasion d'un litigedans lequel Racke demande l'application du régime de droits de douane à tauxpréférentiel prévu à l'article 22 de l'accord de coopération.

30.
    Par conséquent, il convient d'examiner tout d'abord si l'article 22, paragraphe 4, quiest d'application en l'espèce au principal, ainsi que l'indique l'objet des règlementssur les contingents mentionnés dans l'ordonnance de renvoi, est de nature à fairenaître directement dans le chef des justiciables des droits à un traitement douanierpréférentiel.

31.
    Selon la jurisprudence constante de la Cour, une disposition d'un accord conclu parla Communauté avec des pays tiers doit être considérée comme étant d'applicationdirecte lorsque, eu égard à ses termes ainsi qu'à l'objet et à la nature de l'accord,elle comporte une obligation claire et précise qui n'est subordonnée, dans sonexécution ou dans ses effets, à l'intervention d'aucun acte ultérieur (voir,notamment, arrêt du 30 septembre 1987, Demirel, 12/86, Rec. p. 3719, point 14).

32.
    Pour déterminer si la disposition de l'article 22, paragraphe 4, de l'accord decoopération répond à ces critères, il convient de s'attacher d'abord à l'examen deses termes.

33.
    Cette disposition doit, en raison de ses termes mêmes, être mise en oeuvre par desactes communautaires pour que soit ouvert, selon les modalités fixées à l'article 2,

paragraphes 1 et 2, du protocole additionnel, ledit contingent annuel tarifairecommunautaire, la Communauté ne disposant d'aucune marge d'appréciation dansl'adoption de ces mesures. La Communauté est en effet tenue de procéder entemps utile au calcul exact des droits de douane conformément à ces dispositions.

34.
    Il en résulte que l'article 22, paragraphe 4, de l'accord de coopération estsusceptible de faire naître, eu égard au traitement douanier préférentiel qu'ilprévoit, des droits dont les justiciables peuvent se prévaloir devant les juridictionsnationales.

35.
    Cette constatation n'est, par ailleurs, pas contredite par l'examen de l'objet et dela nature de l'accord dont l'article 22, paragraphe 4, fait partie.

36.
    L'accord de coopération a, en effet, pour objectif de promouvoir le développementdes échanges commerciaux entre les parties contractantes et d'éliminerprogressivement les obstacles pour l'essentiel de leurs échanges. Après la fin de lapremière étape de cette libéralisation, le 30 juin 1985, le protocole additionnel aétabli le régime ultérieur des échanges commerciaux. C'est dans ce contexte quel'article 22, paragraphe 4, dans sa version résultant de l'article 4 du protocoleadditionnel, établit, pour certains vins, un contingent tarifaire communautaire dansla limite duquel il est procédé à la suppression des droits de douane à l'importationdans la Communauté.

37.
    Il convient d'examiner ensuite si, lorsqu'il se prévaut en justice du traitementdouanier préférentiel que lui accorde l'article 22, paragraphe 4, de l'accord decoopération, modifié, un justiciable peut mettre en cause la validité, au regard desrègles du droit international coutumier, du règlement litigieux, suspendant, à partirdu 15 novembre 1991, les concessions commerciales octroyées par cet accord.

38.
    A cet égard, le Conseil fait valoir que l'adoption du règlement litigieux a étéprécédée, du point de vue logique et juridique, par l'adoption de la décision 91/586portant, sur le plan international, suspension de l'application de l'accord decoopération. L'adoption du règlement litigieux, quant à elle, s'imposait dès lors queles concessions commerciales prévues par ledit accord avaient été mises en oeuvredans le passé par une réglementation communautaire interne.

39.
    Or, selon le Conseil, le droit international n'établissant pas de façon obligatoire lesvoies de réparation à envisager en cas de violation des règles de droit international,la violation éventuelle de ces règles par la décision 91/586 n'aboutirait pasnécessairement à la remise en application de l'accord de coopération et, parconséquent, au niveau communautaire, à l'invalidité du règlement litigieux en raisonde sa contrariété avec l'accord remis en application. Ainsi, la violation du droitinternational pourrait également être sanctionnée par la voie de l'indemnisation ensorte que l'accord de coopération demeurerait suspendu. Dès lors, afin d'apprécierla validité du règlement litigieux, la Cour n'aurait pas besoin d'examiner si la

suspension de l'accord de coopération par la décision 91/586 violait les règles dedroit international.

40.
    Il importe d'abord de constater que la question posée par la juridiction de renvoine porte que sur la validité du règlement litigieux au regard des règles du droitcoutumier international.

41.
    Il y a lieu également de souligner qu'un accord avec un pays tiers, conclu par leConseil, conformément aux dispositions du traité CE, constitue, en ce qui concernela Communauté, un acte pris par une institution de la Communauté et que lesdispositions d'un pareil accord font partie intégrante du droit communautaire (arrêtDemirel, précité, point 7).

42.
    Or, si le règlement litigieux devait être déclaré invalide, les concessionscommerciales octroyées par les dispositions de l'accord de coopération resteraientd'application dans l'ordre juridique communautaire, jusqu'à la date à laquelle laCommunauté aurait, en conformité avec les règles du droit internationalapplicables, mis fin à cet accord.

43.
    Il en résulte qu'une déclaration d'invalidité du règlement litigieux en raison de sacontrariété avec des règles de droit international coutumier permettrait auxjusticiables d'invoquer directement les droits au traitement préférentiel que leuraccorde l'accord de coopération.

44.
    La Commission, quant à elle, doute que les règles du droit international auxquellesse réfère l'ordonnance de renvoi puissent être considérées, à défaut d'une clauseexpresse dans le traité CE, comme faisant partie de l'ordre juridiquecommunautaire. Or, pour contester la validité d'un règlement, un justiciablepourrait s'appuyer sur des motifs fondés sur le rapport existant entre lui et laCommunauté, mais n'aurait pas, en revanche, le droit d'invoquer des moyens tirésdu rapport juridique entre la Communauté et un État tiers, lequel relève dudomaine du droit international.

45.
    A cet égard, il y a lieu de relever que, comme il résulte de l'arrêt du 24 novembre1992, Poulsen et Diva Navigation (C-286/90, Rec. p. I-6019, point 9), lescompétences de la Communauté doivent être exercées dans le respect du droitinternational. Par conséquent, celle-ci est tenue de respecter les règles du droitcoutumier international lorsqu'elle adopte un règlement suspendant les concessionscommerciales octroyées par un accord ou en vertu d'un accord qu'elle a concluavec un pays tiers.

46.
    Il s'ensuit que les règles du droit coutumier international portant sur la cessationet la suspension des relations conventionnelles en raison d'un changementfondamental de circonstances lient les institutions de la Communauté et font partiede l'ordre juridique communautaire.

47.
    Il convient ensuite de constater que, en l'espèce, le justiciable met en cause, defaçon incidente, la validité d'un règlement communautaire au regard de ces règlespour se prévaloir des droits qu'il tire directement d'un accord de la Communautéavec un pays tiers. La présente affaire ne concerne donc pas l'effet direct desditesrègles.

48.
    En effet, le justiciable invoque des règles du droit coutumier international denature fondamentale à l'encontre du règlement litigieux, lequel a été pris enapplication de ces règles et le prive des droits au traitement préférentiel que luiaccorde l'accord de coopération (voir, pour une situation comparable par rapportaux règles de base de nature conventionnelle, arrêt du 7 mai 1991,Nakajima/Conseil, C-69/89, Rec. p. I-2069, point 31).

49.
    Les règles invoquées par le justiciable forment une exception au principe pacta suntservanda qui constitue un principe fondamental de tout ordre juridique et, enparticulier, de l'ordre juridique international. Appliqué au droit international, ceprincipe exige que tout traité lie les parties et soit exécuté par elles de bonne foi(voir article 26 de la convention de Vienne).

50.
    L'importance de ce principe a encore été rappelée par la Cour internationale dejustice, selon laquelle «la stabilité des relations conventionnelles exige que le moyentiré d'un changement fondamental de circonstances ne trouve à s'appliquer quedans des cas exceptionnels» (arrêt du 25 septembre 1997, affaire relative au projetGabcíkovo — Nagymaros, Hongrie/Slovaquie, paragraphe 104, non encore publiéau Recueil des arrêts, avis consultatifs et ordonnances).

51.
    Dans ces conditions, on ne saurait refuser à un justiciable, lorsqu'il se prévaut enjustice des droits qu'il tire directement d'un accord avec un pays tiers, la faculté demettre en cause la validité d'un règlement qui, en suspendant les concessionscommerciales octroyées par cet accord, l'empêche de s'en prévaloir, et d'invoquer,pour en contester la validité, les obligations découlant des règles du droit coutumierinternational qui régissent la cessation et la suspension des relationsconventionnelles.

52.
    Toutefois, en raison de la complexité des règles en cause et de l'imprécision decertaines notions auxquelles elles se réfèrent, le contrôle judiciaire doitnécessairement, en particulier dans le cadre d'un renvoi préjudiciel en appréciationde validité, se limiter au point de savoir si le Conseil, en adoptant le règlement desuspension, a commis des erreurs d'appréciation manifestes quant aux conditionsd'application de ces règles.

53.
    Pour que la cessation ou la suspension d'un accord puisse être envisagée en raisond'un changement fondamental de circonstances, le droit coutumier international,tel que codifié à l'article 62, paragraphe 1, de la convention de Vienne, imposedeux conditions. En premier lieu, l'existence de ces circonstances doit avoirconstitué une base essentielle du consentement des parties à être liées par l'accord;

en second lieu, ce changement doit avoir pour effet de transformer radicalementla portée des obligations qui restent à exécuter en vertu de l'accord.

54.
    S'agissant de la première condition, il convient de constater que, selon lepréambule de l'accord de coopération, les parties contractantes sont déterminées«à promouvoir le développement et la diversification de la coopérationéconomique, financière et commerciale en vue de favoriser un meilleur équilibreainsi que l'amélioration de la structure et le développement du volume de leurséchanges commerciaux et l'accroissement du bien-être de leurs populations» etqu'elles sont conscientes «de la nécessité de tenir compte de la situation nouvellecréée par l'élargissement de la Communauté et de renforcer les liens existants devoisinage pour l'organisation de rapports économiques et commerciaux plusharmonieux entre la Communauté et la république socialiste fédérative deYougoslavie.» En application de ces considérations, l'article 1er de cet accord stipuleque celui-ci a «pour objectif de promouvoir une coopération globale entre lesparties contractantes en vue de contribuer au développement économique et socialde la république socialiste fédérative de Yougoslavie et de favoriser lerenforcement de leurs relations».

55.
    Au vu d'un objectif d'une telle envergure, le maintien d'une situation de paix enYougoslavie, indispensable aux relations de bon voisinage, et l'existenced'institutions capables d'assurer la mise en oeuvre de la coopération visée parl'accord dans tout le territoire de Yougoslavie constituaient une conditionessentielle pour entamer et poursuivre la coopération prévue par l'accord.

56.
    S'agissant de la seconde condition, il n'apparaît pas que le Conseil, en constatant,au deuxième considérant du règlement litigieux, que «la poursuite des hostilités etleurs conséquences sur les relations économiques et commerciales, tant entre lesrépubliques de Yougoslavie qu'avec la Communauté, constituent une modificationradicale des conditions dans lesquelles l'accord de coopération entre laCommunauté économique européenne et la république socialiste fédérative deYougoslavie et ses protocoles ont été conclus» et «qu'elles mettent en causel'application de ceux-ci», ait commis une erreur manifeste d'appréciation.

57.
    S'il est vrai, ainsi que l'affirme Racke, qu'un certain volume de commerce devaitse poursuivre avec la Yougoslavie et que la Communauté aurait pu continuer àaccorder des concessions tarifaires, il n'en reste pas moins que, comme le faitobserver M. l'avocat général au point 93 de ses conclusions, l'application des règlesdu droit coutumier international en cause n'est pas soumise à l'impossibilitéd'exécuter une obligation et que la continuation des préférences, dans l'intentionde stimuler les échanges, n'avait plus de sens dès lors que la Yougoslavie était enétat de décomposition.

58.
    Quant à la question, soulevée dans l'ordonnance de renvoi, de savoir si, eu égardà l'article 65 de la convention de Vienne, il était licite de procéder à la suspension

de l'accord de coopération sans notification et sans préavis, il convient de constaterque, dans les déclarations communes des 5, 6 et 28 octobre 1991, la Communautéet les États membres avaient annoncé qu'ils adopteraient des mesures restrictivesà l'encontre de celles des parties qui ne respecteraient pas l'accord de cessez-le-feudu 4 octobre 1991 qu'elles avaient signé en présence du président du Conseil et duprésident de la conférence sur la Yougoslavie; en outre, au cours de la conclusionde cet accord, la Communauté avait fait savoir qu'elle mettrait fin à l'accord decoopération en cas de non-respect du cessez-le-feu (Bull. CE 10-1991, points 1.4.6,1.4.7 et 1.4.16).

59.
    Si de telles déclarations ne satisfont pas aux exigences formelles posées par cettedisposition, il y a lieu de rappeler que les prescriptions spécifiques de natureprocédurale qui y sont prévues ne font pas partie du droit international coutumier.

60.
    Dès lors, il convient de constater que l'examen de la première question n'a révéléaucun élément de nature à affecter la validité du règlement de suspension.

61.
    Vu la réponse donnée à la première question préjudicielle, il n'y a pas lieu destatuer sur la seconde question.

Sur les dépens

62.
    Les frais exposés par le Conseil et par la Commission, qui ont soumis desobservations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédurerevêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevédevant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par le Bundesfinanzhof, par ordonnancedu 7 mars 1996, dit pour droit:

L'examen des questions posées n'a révélé aucun élément de nature à affecter lavalidité du règlement (CEE) n° 3300/91 du Conseil, du 11 novembre 1991,suspendant les concessions commerciales prévues par l'accord de coopération entre

la Communauté économique européenne et la république socialiste fédérative deYougoslavie.

Rodríguez Iglesias Gulmann Ragnemalm Wathelet

Moitinho de Almeida Kapteyn Murray Edward

Hirsch Jann Sevón

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 16 juin 1998.

Le greffier

Le président

R. Grass

G. C. Rodríguez Iglesias


1: Langue de procédure: l'allemand.