Language of document : ECLI:EU:C:2015:498

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

MME JULIANE KOKOTT

présentées le 16 juillet 2015 (1)

Affaire C‑264/14

Skatteverket

contre

David Hedqvist

[demande de décision préjudicielle présentée par la Cour administrative suprême (Högsta förvaltningsdomstolen) (Suède)]

«Droit fiscal – Taxe sur la valeur ajoutée – Échange de la monnaie virtuelle ‘Bitcoin’ contre une monnaie traditionnelle – Article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 2006/112/CE – Imposition de prestations de services effectuées à titre onéreux – Article 135, paragraphe 1, sous d), de la directive 2006/112/CE – Exonération fiscale applicable aux opérations concernant les effets de commerce – Article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive 2006/112/CE – Exonération fiscale applicable aux opérations concernant les devises – Article 135, paragraphe 1, sous f), de la directive 2006/112/CE – Exonération fiscale applicable aux opérations concernant les titres»





I –    Introduction

1.        Dans cette procédure, la Cour examinera pour la première fois la question du traitement au regard de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) des opérations de change de la monnaie virtuelle «Bitcoin» contre des monnaies conventionnelles. À cet effet, le champ d’application des exonérations des opérations financières nécessite en particulier des précisions supplémentaires.

II – Le cadre juridique

2.        Selon l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée (JO L 347, p. 1, ci‑après la «directive TVA») sont soumises à la TVA:

«c)      les prestations de services, effectuées à titre onéreux sur le territoire d’un État membre par un assujetti agissant en tant que tel».

3.        Conformément à l’article 135, paragraphe 1, de cette même directive, les États membres exonèrent les opérations suivantes:

«[…]

d)      les opérations, y compris la négociation, concernant les dépôts de fonds, comptes courants, paiements, virements, créances, chèques et autres effets de commerce, à l’exception du recouvrement de créances;

e)      les opérations, y compris la négociation, portant sur les devises, les billets de banque et les monnaies qui sont des moyens de paiement légaux, à l’exception des monnaies et billets de collection, à savoir les pièces en or, en argent ou en autre métal, ainsi que les billets, qui ne sont pas normalement utilisés dans leur fonction comme moyen de paiement légal ou qui présentent un intérêt numismatique;

f)      les opérations, y compris la négociation mais à l’exception de la garde et de la gestion, portant sur les actions, les parts de sociétés ou d’associations, les obligations et les autres titres, à l’exclusion des titres représentatifs de marchandises et des droits ou titres visés à l’article 15, paragraphe 2;

[…]»

4.        Dans la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (2), qui était en vigueur jusqu’au 31 décembre 2006, ces exonérations correspondent à l’article 13, B, sous d), points 3 à 5. Dans la mesure où la Cour a interprété la dernière disposition, ces constatations peuvent également s’appliquer dans la présente affaire.

5.        Le droit suédois comporte des dispositions correspondant aux dispositions énoncées du droit de l’Union.

III – Le litige au principal

6.        M. Hedqvist envisage d’exercer sur Internet la vente et l’achat de la monnaie virtuelle «Bitcoin» (ci‑après les «Bitcoins») en échange de couronnes suédoises. Le prix respectif des Bitcoins doit reposer sur le cours de change indiqué sur un portail d’échanges déterminé, majoré ou minoré d’un certain pourcentage à titre de rémunération de change.

7.        Selon les constatations de la juridiction de renvoi, une série de particuliers et de commerçants sur Internet acceptent les Bitcoins comme moyen de paiement. Les Bitcoins sont stockés sous forme de données sur l’ordinateur d’un utilisateur ou d’un prestataire tiers et transférés uniquement sous forme électronique. Ils n’ont pas d’émetteur spécifique, mais ils sont créés par un algorithme sur Internet programmé par une personne inconnue jusqu’ici. Les Bitcoins ne sont prévus comme moyen légal de paiement dans aucun État.

8.        Avant de débuter son activité, M. Hedqvist a sollicité un avis préalable de la commission suédoise du droit fiscal (Skatterättsnämnd) afin de savoir s’il devra acquitter la TVA sur les opérations de vente et d’achat de Bitcoins décrites. Dans l’avis préalable, l’achat et la vente de Bitcoins ont été considérés comme des prestations de services effectuées à titre onéreux mais néanmoins exonérées, puisque les Bitcoins constituent, selon la commission du droit fiscal, un moyen de paiement utilisé comme un moyen de paiement légal. L’administration fiscale suédoise a toutefois formé un recours contre cet avis préalable.

IV – La procédure devant la Cour

9.        La Cour administrative suprême (Högsta förvaltningsdomstolen), saisie entre‑temps du litige, considère que la réglementation de l’Union sur la TVA est déterminante pour la solution du litige et, le 2 juin 2014, elle a donc déféré à la Cour, au titre de l’article 267 TFUE, les questions suivantes:

«1)      L’article 2, paragraphe 1, de la directive TVA doit‑il être interprété en ce sens que les opérations prenant la forme de ce qui est décrit comme l’échange de devises virtuelles contre des devises traditionnelles et vice‑versa, effectué moyennant une contrepartie que le prestataire intègre dans le calcul du taux de change, constituent des prestations de services effectuées à titre onéreux?

2)      S’il est répondu à la première question par l’affirmative, l’article 135, paragraphe 1, doit‑il être interprété en ce sens que les opérations de change telles qu’elles ont été décrites ci‑dessus sont exonérées?»

10.      Des observations écrites sur ces questions ont été déposées dans la procédure devant la Cour par l’administration fiscale suédoise (Skatteverket), par M. Hedqvist, par les gouvernements allemand et estonien, ainsi que par la Commission européenne. M. Hedqvist, les gouvernements suédois et allemand, ainsi que la Commission, ont présenté des observations orales à l’audience de plaidoiries du 17 juin 2015.

V –    Analyse juridique

11.      La présente affaire concerne deux problématiques distinctes. Il est question, d’une part, du caractère imposable des opérations de change, c’est‑à‑dire de la question de savoir si cette activité constitue un fait générateur d’imposition prévu par la directive TVA (voir, à cet égard, sous A). D’autre part, au cas où les opérations de change seraient imposables, il convient de déterminer si elles sont également soumises à la taxe, c’est‑à‑dire si elles ne sont pas exonérées (voir, à cet égard, sous B).

A –    Les opérations de change en Bitcoins en tant que prestations de services effectuées à titre onéreux

12.      Dans sa première question, la juridiction de renvoi souhaite savoir si une activité comme celle envisagée par M. Hedqvist doit être considérée comme une prestation de services effectuée à titre onéreux au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive TVA, ce qui aurait pour conséquence qu’il s’agirait en principe d’une opération assujettie à la TVA.

13.      Dans l’affaire First National Bank of Chicago, la Cour a déjà jugé, concernant une question similaire, que l’échange de devises, dans le cadre duquel une banque applique un taux différent pour l’achat et la vente des différentes devises, constitue une prestation de services effectuée à titre onéreux (3). Le service taxé fourni par la banque consistait uniquement, à cet égard, en une activité de change et non dans le transfert de devises elles‑mêmes. En effet, la Cour n’a vu dans ce transfert ni une fourniture de biens ni une prestation de services, parce que les devises constituaient un moyen de paiement légal (4). La Cour a considéré en principe la différence entre le prix d’achat et le prix de vente des devises respectives comme la rémunération de la prestation de services imposable.

14.      L’arrêt repose sur le fait qu’il est admis que le transfert de moyens de paiement légaux ne constitue pas en tant que tel un fait générateur de la TVA (5). En principe (6), il ne peut constituer que la contrepartie d’une prestation taxée. En effet, la TVA est une taxe sur la consommation finale de biens (7). Or, les moyens de paiement légaux actuels n’offrent en principe, à la différence par exemple de l’or ou des cigarettes, qui sont ou ont été directement ou indirectement utilisés comme moyens de paiement, pas d’autre possibilité d’utilisation pratique que celle d’un moyen de paiement. Leur fonction se limite, au regard d’une transaction, à faciliter l’échange de biens dans une économie nationale; en tant que tels, ils ne sont pas consommés ou utilisés comme des biens.

15.      Ce qui vaut pour des moyens de paiement légaux devrait également s’appliquer à d’autres moyens de paiement dont la fonction se limite à cela. Même si de tels purs moyens de paiement ne devaient pas être légalement garantis et surveillés, ils remplissent toutefois, au regard de la TVA, la même fonction que les moyens de paiement légaux et ils doivent donc, en principe, être traités de la même manière suivant le principe de la neutralité fiscale dans sa dimension du principe de l’égalité de traitement (8).

16.      Cela est conforme à la jurisprudence. Celle‑ci traite les purs moyens de paiement, légaux ou autres, tels que les bons d’échange d’une valeur nominale (9), ou l’acquisition de «points» utilisables ensuite dans des hôtels ou des résidences (10), largement (11) de la même manière, dans la mesure où elle ne voit pas non plus dans le transfert de moyens de paiement dans ces derniers cas des opérations imposables.

17.      Selon les constatations de la juridiction de renvoi, les Bitcoins constituent également un pur moyen de paiement. Leur possession n’a pas d’autre finalité que de les réutiliser comme moyen de paiement à un moment quelconque. Aux fins du fait générateur de la TVA, il y a donc également lieu de les traiter comme des moyens de paiement légaux.

18.      Il en résulte que la jurisprudence First National Bank of Chicago doit également s’appliquer aux Bitcoins. En tant que telle, leur transfert ne constitue pas un fait générateur d’imposition. M. Hedqvist envisageant toutefois l’achat et la vente de Bitcoins en échange de couronnes suédoises à un prix incluant une majoration par rapport au cours de change indiqué sur un portail de change déterminé, son activité comporte la fourniture, sous la forme de change, de services effectués à titre onéreux conformément à l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive TVA.

B –    L’exonération des opérations de change de Bitcoins

19.      Deuxièmement, il y a lieu de clarifier la question de savoir si la prestation de services d’échange de Bitcoins et de couronnes suédoises relève de l’une des exonérations fiscales prévues à l’article 135, paragraphe 1, de la directive TVA. L’ordonnance de renvoi cite à juste titre les exonérations sous d), e), et f) de cet article, qui pourraient être concernées par cet exercice. Nous allons les examiner dans l’ordre inverse.

1.      Les opérations portant sur les titres [article 135, paragraphe 1, sous f)]

20.      L’article 135, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA exonère les opérations «portant sur les actions, les parts de sociétés […], les obligations et les autres titres […]».

21.      L’échange de Bitcoins en couronnes suédoises ne pourrait relever de cette exonération que si au moins l’un des deux constituait d’«autres titres» au sens de cette disposition.

22.      Comme l’a toutefois constaté la Cour en dernier lieu, l’article 135, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA ne porte que sur les droits de propriété sur des personnes morales, sur des titres représentant une dette ainsi que sur les droits présentant un lien avec ces droits (12). Ni les couronnes suédoises ni les Bitcoins ne correspondent à l’une de ces catégories.

23.      L’exonération fiscale prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous f), de la directive TVA n’est donc pas applicable dans le cas présent.

2.      Les opérations portant sur des moyens de paiement [article 135, paragraphe 1, sous e)]

24.      La question qui se pose ensuite est celle de savoir si l’exonération fiscale prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA est applicable. Selon cette disposition, les opérations «portant sur les devises, les billets de banque et les monnaies qui sont des moyens de paiement légaux» sont exonérées.

25.      La condition de l’exonération est tout d’abord l’existence d’un lien avec les moyens de paiement, qu’il s’agisse ou non d’espèces. Comme le montre en outre la version anglaise de l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA, qui parle de «currency, bank notes and coins», le champ d’application de la disposition s’étend en principe à toute monnaie et non pas, comme le suggère par exemple l’utilisation de la notion de «devises» («Devisen») dans la version allemande, aux seules monnaies étrangères.

26.      Il n’est néanmoins pas facile de répondre à la question de savoir quelles opérations sont visées par l’exonération s’il s’agit de toutes celles qui «portent» sur des moyens de paiement. On peut concevoir que la formulation est large, puisque, en définitive, toute opération réglée avec de l’argent porte sur un moyen de paiement. Cela vaut également si l’on voulait exiger, conformément à la jurisprudence rendue dans le cadre de l’exonération fiscale des opérations portant sur des titres prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous f) (13), que l’opération soit susceptible de créer, de modifier ou d’éteindre les droits et obligations des parties sur des moyens de paiement.

27.      En premier lieu, il est clair que l’exonération fiscale ne peut pas s’appliquer dès lors qu’il n’y a transfert de moyens de paiement qu’à une seule des parties à une transaction, l’autre partie recevant pour sa part des biens ou des services. Dans ce cas, le transfert des moyens de paiement constitue en effet la contrepartie d’une fourniture de biens ou de services. Si l’on appliquait l’exonération fiscale à un tel transfert unilatéral de moyens de paiement, l’intégralité des opérations, en dehors des opérations d’échange, seraient exonérées de la TVA.

28.      L’exonération fiscale peut toutefois s’appliquer lorsque, comme en l’espèce, un moyen de paiement est échangé contre un autre moyen de paiement moyennant le versement d’une rémunération. L’opération taxée est alors, comme cela a été indiqué (14), la prestation de change. Cette prestation «porte» sur des moyens de paiement au sens de l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA, et concrètement sur leur échange qui crée également des droits et des obligations des parties en ce qui concerne les moyens de paiement.

29.      Dans le cas présent d’un échange entre couronnes suédoises, qui constituent le moyen de paiement légal en Suède, et les Bitcoins, qui ne sont un moyen de paiement légal dans aucun État, se pose toutefois la question suivante: les moyens de paiement échangés doivent‑ils être tous deux des moyens de paiement légaux?

30.      Le libellé de l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA n’apporte pas de réponse claire à cette question.

31.      Il est vrai qu’il est notamment possible de comprendre la version allemande de cette disposition en ce sens que les deux moyens de paiement échangés doivent être des moyens de paiement légaux («Devisen […], die gesetzliches Zahlungsmittel sind»).

32.      Toutefois, la version anglaise ne parle que de «currency» (monnaie ou devise) au singulier. Selon le libellé anglais, un échange dans lequel seul un moyen de paiement légal intervient, en l’occurrence les couronnes suédoises, serait suffisant.

33.      La version finnoise, qui n’exige absolument pas que les devises – à la différence des billets de banque et des pièces – soient des moyens de paiement légaux, est formulée de manière encore plus large (15). Ainsi, sous d’autres formes que les espèces, toutes les autres monnaies, y compris les monnaies virtuelles telles que les Bitcoins, pourraient être concernées par l’exonération.

34.      La version italienne de la disposition soulève en outre la question de savoir si les moyens de paiement concernés doivent vraiment avoir un statut légal. Selon son libellé, les opérations portant sur des moyens de paiement «con valore liberatorio» (ayant une valeur libératoire) sont exonérées de la taxe. Selon cette version linguistique, l’effet libératoire du moyen de paiement est déterminant. Elle n’utilise pas en revanche l’expression «corso legale», qui désigne en italien les moyens de paiement légaux, comme cela ressort entre autres de l’article 10, paragraphe 2, du règlement (CE) no 974/98 (16), et qui est également utilisée à l’article 344, paragraphe 1, point 2, de la directive TVA. Toutefois, les Bitcoins peuvent également avoir un effet libératoire si cela a été convenu entre les parties.

35.      En raison des divergences entre les versions linguistiques, la question de savoir à quels moyens de paiement s’applique l’exonération prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA ne peut être clarifiée qu’à la lumière de la finalité de l’exonération (17). Dans ce contexte, il convient uniquement d’examiner en l’espèce si l’échange d’un moyen de paiement légal contre un pur moyen de paiement n’ayant pas cours légal relève de la finalité de l’exonération fiscale.

36.      Comme la Cour l’a constaté à plusieurs reprises, les exonérations fiscales prévues entre‑temps à l’article 135, paragraphe 1, sous b) à g), de la directive TVA, doivent exonérer les «opérations financières» (18). L’échange de purs moyens de paiement, impliquant comme en l’espèce un seul moyen de paiement légal, présente également le caractère d’une opération financière. Cela résulte déjà du seul fait que, comme nous l’avons vu (19), le transfert de purs moyens de paiement n’a, dans le cadre de la TVA, qu’une fonction de paiement.

37.      La Cour ne s’est toutefois pas encore exprimée jusqu’ici sur l’objectif spécifique de l’exonération prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA qu’il convient d’interpréter ici.

38.      Une exonération de TVA a toujours pour conséquence la diminution des coûts de la fourniture du service. Dans le cas présent, cela concerne des services de change relatifs à de purs moyens de paiement. Nous avons la conviction que le sens de l’exonération des opérations portant sur des moyens de paiement est de ne pas handicaper la convertibilité de purs moyens de paiement par le prélèvement de la TVA. Cela revêt également une importance pour le marché intérieur. En effet, dans la mesure où les services transfrontaliers exigent du client la conversion de monnaies, le prélèvement de la TVA sur le service de change renchérirait encore l’acquisition des prestations transfrontalières par rapport à des prestations internes.

39.      Toutefois, l’exonération ne se limite pas aux monnaies ayant cours légal au sein de l’Union. L’ensemble des monnaies du monde sont couvertes par l’exonération. Il y a donc lieu de reconnaître comme objectif de l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA la convertibilité aussi peu taxée que possible de l’ensemble des monnaies dans l’intérêt du bon déroulement des paiements.

40.      L’exonération fiscale de l’échange de moyens de paiement légaux en des moyens qui n’ont pas de statut légal, mais qui constituent toutefois, comme c’est le cas des Bitcoins en l’espèce, de purs moyens de paiement, est également conforme à cet objectif. En effet, dans la mesure où il existe des moyens de paiement qui participent à la circulation des paiements, parce qu’ils y remplissent la même fonction de paiement que les moyens de paiement légaux, le prélèvement de la TVA sur l’échange de ces moyens de paiement imposerait des coûts supplémentaires à la circulation des paiements.

41.      Au demeurant, l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA doit être interprété conformément au droit primaire (20), et en particulier au principe général d’égalité de traitement prévu à l’article 20 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. À cet égard, la Cour se réfère fréquemment au principe de la neutralité fiscale et exige que des opérations identiques soient taxées de manière identique pour parvenir à la neutralité fiscale de la TVA (21).

42.      Pour ces raisons, il devrait exister, dans le cas présent, une différence substantielle entre la conversion de moyens de paiement légaux en d’autres moyens de paiement légaux et la conversion de moyens de paiement légaux en d’autres purs moyens de paiement, afin de justifier une différence de traitement. En effet, les deux formes de moyens de paiement remplissent la même fonction de paiement dans la mesure où ils sont acceptés dans le commerce comme moyen de paiement.

43.      Nous ne voyons toutefois aucune différence substantielle de ce type au regard de la TVA.

44.      Les arguments de manque de stabilité de la valeur des Bitcoins et leur vulnérabilité à la fraude, invoqués en particulier par le gouvernement allemand, ne sauraient justifier une différence de traitement. Indépendamment de la question de savoir si de tels dangers n’existent pas également au même degré pour les moyens de paiement légaux, selon les monnaies, ces considérations ne sont pertinentes que dans le cadre de la surveillance étatique des marchés financiers. La réglementation de la TVA est toutefois autonome par rapport à cela. Il résulte en effet de la jurisprudence que, même si un comportement est prohibé en vertu du droit de la surveillance, cela n’a aucune influence sur son appréciation au regard de la TVA (22). Dans la présente procédure, il est donc sans importance de savoir si les Bitcoins constituent une «bonne» ou une «mauvaise» monnaie.

45.      En conclusion, l’exonération fiscale prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA s’applique également lorsque, comme dans le cas présent, une monnaie qui constitue un moyen de paiement légal est convertie en une autre monnaie qui n’est certes pas un moyen de paiement légal, mais qui participe à la circulation des paiements en tant que pur moyen de paiement.

3.      Les opérations portant sur les effets de commerce [article 135, paragraphe 1, sous d)]

46.      La Cour pourrait toutefois nous opposer que l’exonération portant sur les moyens de paiement conformément à l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA n’est pas applicable dans le cas présent, parce que les Bitcoins ne sont pas un moyen de paiement légal. Il y aurait alors lieu d’examiner en outre si l’exonération fiscale prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous d), de la directive TVA ne pourrait pas s’appliquer dans le cas présent.

47.      Dans la mesure où cette disposition vise les opérations «concernant les paiements et virements», les services de change en cause en l’espèce ne seraient pas exonérés à ce titre. En effet, le service concerné ici ne porte pas sur l’exécution de paiements, en espèces ou autres qu’en espèces, à un certain tiers.

48.      Conformément à l’article 135, paragraphe 1, sous d), de la directive TVA, les opérations «concernant les […] créances, chèques et autres effets de commerce» sont cependant également exonérées. Ainsi se poserait en l’espèce la question de savoir si les Bitcoins constituent d’«autres effets de commerce» au sens de cette exonération.

49.      Dans l’arrêt Granton Advertising, la Cour a indiqué que l’exonération porte sur différentes formes de transfert d’argent (23). Dans nos conclusions dans la même affaire, nous avons aussi identifié le sens de l’exonération dans l’intention de traiter, au regard de la TVA, des droits que le public assimile à l’argent comme la remise d’argent elle‑même et donc de les exonérer (24).

50.      Néanmoins, l’application de cette exonération dans le cas présent doit être rejetée pour deux raisons.

51.      Premièrement, l’article 135, paragraphe 1, sous d), de la directive TVA concerne uniquement les instruments dérivés des monnaies, tels que les créances, les chèques et les autres effets de commerce, et non pas la monnaie elle‑même. Dans le cas présent, l’échange ne porte pas sur les droits sur les Bitcoins, mais sur les Bitcoins eux‑mêmes. Pour cette raison, il n’est absolument pas nécessaire de déterminer, comme l’a soutenu le gouvernement estonien, si cette déduction ne porte que sur des droits concernant les moyens de paiement légaux.

52.      Deuxièmement, il existe une disposition spécifique concernant l’exonération des opérations qui portent sur une monnaie elle‑même: il s’agit de l’exonération prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA, dont l’applicabilité a été examinée dans la partie précédente. Au cas où la Cour devrait constater que des opérations qui se rapportent directement à une monnaie virtuelle comme les Bitcoins ne relèvent pas de cette disposition spécifique, parce que seul l’échange de moyens de paiement légaux doit être exonéré, une telle décision du législateur serait méconnue si une autre exonération fiscale faisait à la place l’objet d’une interprétation large. Les opérations qui portent directement sur des monnaies sont soit exonérées au titre de la disposition spécifique de l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA, lorsque les conditions prévues par cette disposition sont remplies, soit pas exonérées. Autrement, les conditions fixées dans cette disposition seraient en définitive sans pertinence.

53.      L’exonération fiscale prévue à l’article 135, paragraphe 1, sous d), de la directive TVA n’est donc pas applicable dans le cas présent.

VI – Conclusion

54.      Nous proposons dès lors à la Cour de répondre à la question préjudicielle de la Cour administrative suprême de la manière suivante:

1)      L’échange d’un pur moyen de paiement contre un moyen de paiement légal, ou l’opération inverse, sur lequel est perçue une rémunération que le fournisseur de cette prestation intègre lors de la détermination du cours de change, constitue une prestation de services effectuée à titre onéreux au sens de l’article 2, paragraphe 1, sous c), de la directive 2006/112/CE du Conseil, du 28 novembre 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée.

2)      De telles opérations sont exonérées en vertu de l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive 2006/112.


1 – Langue originale: l’allemand.


2 – JO L 145, p. 1.


3 – C‑172/96, EU:C:1998:354, points 25 à 35.


4 – Ibidem (point 25).


5 – Voir, en ce sens, arrêt Mirror Group (C‑409/98, EU:C:2001:524, point 26).


6 – Il est possible qu’il en aille différemment dans le cas du transfert de moyens légaux de paiement, qui constituent des monnaies et des billets de collection au sens de l’article 135, paragraphe 1, sous e), de la directive TVA.


7 – Voir, en ce sens, arrêts Netto Supermarkt (C‑271/06, EU:C:2008:105, point 21 et jurisprudence citée) ainsi que Dresser Rand (C‑606/12 et C‑607/12, EU:C:2014:125, point 28 et jurisprudence citée).


8 – Voir, entre autres, arrêts Commission/France (C‑481/98, EU:C:2001:237, point 22); NCC Construction Danmark (C‑174/08, EU:C:2009:669, point 44), et Zimmermann (C‑174/11, EU:C:2012:716, point 48).


9 – Voir, en ce sens, arrêt Argos Distributors (C‑288/94, EU:C:1996:398).


10 – Arrêt MacDonald Resorts (C‑270/09, EU:C:2010:780, en particulier points 21 et 32).


11 – L’arrêt Astra Zeneca UK (C‑40/09, EU:C:2010:450) peut être compris différemment.


12 – Arrêt Granton Advertising (C‑461/12, EU:C:2014:1745, points 27 et 31).


13 – Voir, entre autres, arrêts CSC Financial Services (C‑235/00, EU:C:2001:696, point 33) et Deutsche Bank (C‑44/11, EU:C:2012:484, point 37).


14 – Voir ci‑dessus, point 18.


15 –      La version finnoise parle de «valuuttaa sekä laillisina maksuvälineinä käytettäviä seteleitä ja kolikoita», ce qui signifie à peu près «les billets de banques et les pièces utilisés comme moyens de paiement légal ainsi que les devises».


16 – Règlement du Conseil, du 3 mai 1998, concernant l’introduction de l’Euro (JO L 139, p. 1), modifié en dernier lieu par le règlement (UE) no 827/2014 du Conseil, du 23 juillet 2014 (JO L 228, p. 3).


17 –      Voir, notamment, arrêt T. (C‑373/13, EU:C:2015:413, point 62 et jurisprudence citée).


18 – Arrêt Granton Advertising (C‑461/12, EU:C:2014:1745, point 29 et jurisprudence citée).


19 – Voir ci‑dessus, points 14 à 16.


20 – Voir, en ce sens, arrêts Sturgeon e.a. (C‑402/07 et C‑432/07, EU:C:2009:716, point 48); Chatzi (C‑149/10, EU:C:2010:534, point 43), et Réexamen Commission/Strack (C‑579/12 RX‑II, EU:C:2013:570, point 40).


21 – Voir, entre autres, arrêts Commission/Allemagne (C‑109/02, EU:C:2003:586, point 20); JP Morgan Fleming Claverhouse Investment Trust et The Association of Investment Trust Companies (C‑363/05, EU:C:2007:391, point 46), et Commission/Suède (C‑480/10, EU:C:2013:263, point 17).


22 – Arrêt GfBk (C‑275/11, EU:C:2013:141, point 32).


23 – C‑461/12, EU:C:2014:1745, point 37.


24 – Voir mes conclusions dans l’affaire Granton Advertising (C‑461/12, EU:C:2013:700, point 41).