Language of document : ECLI:EU:C:2011:596

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme ELEANOR Sharpston

présentées le 15 septembre 2011 (1)

Affaire C‑465/10

Ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l’Immigration

contre

Chambre de commerce et d’industrie de l’Indre

[demande de décision préjudicielle formée par le Conseil d’État (France)]

«Protection des intérêts financiers de l’Union – Subventions versées au titre du Fonds européen de développement régional – Non-respect par le bénéficiaire des règles de passation des marchés publics – Obligation de récupération en cas d’irrégularité – Délai de prescription»





1.        La demande de décision préjudicielle du Conseil d’État (France) porte sur l’interprétation des règlements (CEE) n° 2052/88 (2), (CEE) n° 4253/88 (3) et (CE, Euratom) n° 2988/95 (4). À l’époque des faits au principal, ces textes (5) (ci‑après les «règlements applicables») régissaient, parmi d’autres, les Fonds structurels de l’Union européenne. Les Fonds structurels (6) constituent les principaux instruments de l’Union européenne d’aide au développement économique et social dans les États membres. Ils représentent plus d’un tiers du budget de l’Union.

2.        La juridiction de renvoi demande, en premier lieu, si, en vertu du droit de l’Union, les sommes octroyées au titre du FEDER doivent être récupérées lorsque le bénéficiaire (qui est un pouvoir adjudicateur (7)) se sert de la subvention pour réaliser une opération en violation des règles de l’Union de passation des marchés publics. En second lieu, la juridiction de renvoi interroge la Cour sur l’application, pour ce qui est de cette récupération, du délai de prescription prévu à l’article 3 du règlement n° 2988/95.

 Le cadre juridique

 Le règlement n° 2052/88

3.        L’un des objectifs du règlement n° 2052/88 est de renforcer l’efficacité et de coordonner les interventions des Fonds structurels (8).

4.        En vertu de l’article 3, paragraphe 5, le Conseil de l’Union européenne arrête les dispositions nécessaires pour assurer la coordination entre les différents Fonds structurels, d’une part, et entre ceux-ci et ceux de la Banque européenne d’investissement (BEI) et des autres instruments financiers existants, d’autre part.

5.        L’article 7 est intitulé «Compatibilité et contrôle». Il dispose, aux fins de ce qui est pertinent dans la présente affaire:

«1. Les actions faisant l’objet d’un financement par les Fonds structurels […] doivent être conformes aux dispositions des traités et des actes arrêtés en vertu de ceux-ci, ainsi que des politiques communautaires, y compris celles concernant les règles de […] passation des marchés publics […].

2. Sans préjudice des dispositions du règlement financier, les dispositions visées à l’article 3, paragraphes 4 et 5, précisent les règles harmonisées visant à renforcer le contrôle des interventions structurelles […]»

 Le règlement n° 4253/88

6.        Le règlement n° 4253/88 prévoit les dispositions d’exécution du règlement n° 2052/88 en ce qui concerne la coordination des activités des Fonds. 

7.        Le sixième considérant du règlement n° 2082/93 (9), qui a modifié le règlement n° 4253/88, prévoit:

«[…] en application du principe de subsidiarité, et sans préjudice des compétences de la Commission notamment en tant que responsable de la gestion des ressources financières communautaires, la mise en œuvre des formes d’intervention reprises dans les cadres communautaires d’appui doit relever principalement de la responsabilité des États membres au niveau territorial approprié selon la spécificité de chaque État membre». 

8.        L’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88 prévoit comme suit:

«1. Afin de garantir le succès des actions menées par des promoteurs publics ou privés, les États membres prennent, lors de la mise en œuvre des actions, les mesures nécessaires pour:

–        vérifier régulièrement que les actions financées par la Communauté ont été menées correctement,

–        prévenir et poursuivre les irrégularités,

–        récupérer les fonds perdus à la suite d’un abus ou d’une négligence. Sauf si l’État membre et/ou l’intermédiaire et/ou le promoteur apportent la preuve que l’abus ou la négligence ne leur est pas imputable, l’État membre est subsidiairement responsable du remboursement des sommes indûment versées. Pour les subventions globales, l’intermédiaire peut, avec l’accord de l’État membre et de la Commission, recourir à une garantie bancaire ou toute autre assurance couvrant ce risque.

Les États membres informent la Commission des mesures prises à cet effet et, en particulier, ils communiquent à la Commission la description des systèmes de contrôle et de gestion établis pour assurer la mise en œuvre efficace des actions. Ils informent la Commission régulièrement de l’évolution des poursuites administratives et judiciaires.

[…]»

9.        L’article 24 précise:

«Réduction, suspension et suppression du concours

1. Si la réalisation d’une action ou d’une mesure semble ne justifier ni une partie ni la totalité du concours financier qui lui a été alloué, la Commission procède à un examen approprié du cas dans le cadre du partenariat, en demandant notamment à l’État membre ou aux autorités désignées par celui-ci pour la mise en œuvre de l’action de présenter leurs observations dans un délai déterminé.

2. Suite à cet examen, la Commission peut réduire ou suspendre le concours pour l’action ou la mesure concernée si l’examen confirme l’existence d’une irrégularité ou d’une modification importante qui affecte la nature ou les conditions de mise en œuvre de l’action ou de la mesure et pour laquelle l’approbation de la Commission n’a pas été demandée.

3. Toute somme donnant lieu à répétition de l’indu doit être reversée à la Commission. Les sommes non reversées sont majorées d’intérêts de retard […]»

 Le règlement n° 2988/95

10.      Le règlement n° 2988/95 prévoit certaines règles générales sur les contrôles, les mesures et sanctions administratives portant sur des irrégularités de paiements effectués à des bénéficiaires au regard des politiques communautaires. Auparavant, aucune règle générale ne définissait de telles irrégularités.

11.      Les troisième, quatrième et cinquième considérants du règlement n° 2988/95 sont des plus pertinents. Le troisième considérant indique que les modalités de gestion et de contrôle des dépenses communautaires font l’objet de dispositions détaillées qui varient selon les politiques communautaires, mais qu’il importe de combattre dans tous les domaines les atteintes aux intérêts financiers des Communautés (10). Le quatrième considérant prévoit que l’efficacité de la lutte contre la fraude portant atteinte aux intérêts financiers des Communautés requiert la mise en place d’un cadre juridique commun à tous les domaines couverts par les politiques communautaires. Le cinquième considérant rappelle que les irrégularités, ainsi que les mesures et sanctions administratives y relatives, sont prévues dans des réglementations sectorielles en conformité avec le règlement n° 2988/95. Enfin, il ressort clairement du quatorzième considérant que le règlement n° 2988/95 a un champ d’application horizontal suffisamment large pour qu’il y ait eu lieu de recourir à l’article 235 CE et à l’article 203 CECA.

12.      L’article 1er du règlement n° 2988/95 dispose:

«1. Aux fins de la protection des intérêts financiers des Communautés européennes, est adoptée une réglementation générale relative à des contrôles homogènes et à des mesures et des sanctions administratives portant sur des irrégularités au regard du droit communautaire.

2. Est constitutive d’une irrégularité toute violation d’une disposition du droit communautaire résultant d’un acte ou d’une omission d’un opérateur économique qui a ou aurait pour effet de porter préjudice au budget général des Communautés ou à des budgets gérés par celles-ci, soit par la diminution ou la suppression de recettes provenant des ressources propres perçues directement pour le compte des Communautés, soit par une dépense indue.»

13.      Les dispositions pertinentes de l’article 2 sont les suivantes:

«1. Les contrôles et les mesures et sanctions administratives sont institués dans la mesure où ils sont nécessaires pour assurer l’application correcte du droit communautaire. Ils doivent revêtir un caractère effectif, proportionné et dissuasif, afin d’assurer une protection adéquate des intérêts financiers des Communautés.

[…]

3. Les dispositions du droit communautaire déterminent la nature et la portée des mesures et sanctions administratives nécessaires à l’application correcte de la réglementation considérée en fonction de la nature et de la gravité de l’irrégularité, du bénéfice accordé ou de l’avantage reçu et du degré de responsabilité.

4. Sous réserve du droit communautaire applicable, les procédures relatives à l’application des contrôles et des mesures et sanctions communautaires sont régies par le droit des États membres.»

14.      L’article 3 prévoit, notamment:

«1. Le délai de prescription des poursuites est de quatre ans à partir de la réalisation de l’irrégularité visée à l’article 1er, paragraphe 1. Toutefois, les réglementations sectorielles peuvent prévoir un délai inférieur qui ne saurait aller en deçà de trois ans.

Pour les irrégularités continues ou répétées, le délai de prescription court à compter du jour où l’irrégularité a pris fin. Pour les programmes pluriannuels, le délai de prescription s’étend en tout cas jusqu’à la clôture définitive du programme.

La prescription des poursuites est interrompue par tout acte, porté à la connaissance de la personne en cause, émanant de l’autorité compétente et visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité. Le délai de prescription court à nouveau à partir de chaque acte interruptif.

Toutefois, la prescription est acquise au plus tard le jour où un délai égal au double du délai de prescription arrive à expiration sans que l’autorité compétente ait prononcé une sanction, sauf dans les cas où la procédure administrative a été suspendue conformément à l’article 6 paragraphe 1 [(11)].

[…]

3. Les États membres conservent la possibilité d’appliquer un délai plus long que celui prévu respectivement au paragraphe 1 et au paragraphe 2.»

15.      L’article 4 prévoit que, en règle générale, lorsqu’un opérateur économique a indûment obtenu un avantage par une irrégularité, cet avantage doit être retiré (soit par le versement des montants dus ou le remboursement des montants indûment perçus, soit par la perte totale ou partielle de la garantie).

16.      L’article 5 prévoit la possibilité de sanctions administratives pour les irrégularités intentionnelles ou causées par négligence.

 Le règlement n° 1083/2006

17.      L’article 2, paragraphe 7, du règlement n° 1083/2006 (12), auquel il a également été fait référence dans le cadre des observations écrites soumises à la Cour (13), définit une «irrégularité» comme étant «toute violation d’une disposition du droit communautaire résultant d’un acte ou d’une omission d’un opérateur économique qui a ou aurait pour effet de porter préjudice au budget général de l’Union européenne par l’imputation au budget général d’une dépense indue».

 La législation nationale

18.      Au moment des faits dans l’affaire au principal, l’article 2262 du code civil français disposait: «Toutes les actions, tant réelles que personnelles, sont prescrites par trente ans […]».

 Les faits, le litige au principal et les questions préjudicielles

19.      Il ressort du dossier dans l’affaire au principal que, le 5 décembre 1995, la Chambre de commerce et d’industrie du département de l’Indre (ci-après la «CCI») a soumis au préfet du département (ci-après le «préfet») une demande d’assistance financière en vue de financer une opération dénommée «Objectif entreprises» (ci-après l’«opération»). L’opération avait pour objet de vérifier si des entreprises françaises et étrangères étaient susceptibles d’investir et de s’établir dans le département de l’Indre. La CCI confia à une entreprise la réalisation de cette opération pour son compte.

20.      En réponse aux questions écrites posées par la Cour en application de l’article 54 bis de son règlement de procédure, le gouvernement français a communiqué d’autres informations et produit certains documents. Il est ainsi ressorti que la CCI avait informé le préfet, par lettre du 27 septembre 1995, qu’elle entendait confier la réalisation de l’opération à l’entreprise DDB-Needham. Cette lettre a été adressée avant que ne soit publié un appel d’offres à la publication officielle nationale (Bulletin officiel des annonces des marchés publics), le 4 novembre 1995.

21.      À la suite de l’examen des offres soumises, DDB-Needham a été sélectionnée, le 8 décembre 1995, en considération de la qualité supérieure des services proposés et d’un coût moindre par rapport aux autres entreprises participant à la procédure.

22.      Le 29 mai 1996, la CCI a conclu avec DDB-Needham un contrat ayant pour objet la fourniture de services pour une durée de trois ans. La rémunération était de 3 895 380 FRF (600 000 euros) pour l’année 1996 et, pour les années 1997 et 1998, d’environ 2 725 560 FRF (420 000 euros).

23.      Dans le cadre d’un accord signé le 20 décembre 1996 (faisant référence aux règlements n° 2081/93 et n° 2082/93 (14)), la CCI a reçu 400 000 FRF (60 979,60 euros) au titre du FEDER au soutien de l’opération. Deux enveloppes financières ont été également octroyées à ce titre à la CCI par des fonds nationaux. Toutefois, seule la subvention octroyée au titre du FEDER est en cause dans la présente affaire.

24.      Par lettre du 9 mai 2000, la CCI a été informée que l’opération allait faire l’objet d’un contrôle du préfet de la région Centre (ci-après le «préfet de région»). Le rapport, intitulé «Audit sur l’utilisation des fonds structurels européens» (ci-après le «rapport d’audit»), a été signé par le préfet de région et par la trésorerie générale régionale le 14 mars 2001. Il a été transmis à la CCI le 18 juillet 2001.

25.      Le rapport d’audit a identifié les irrégularités suivantes. En premier lieu, le marché avait été attribué à DDB-Needham en violation des règles de passation des marchés publics de l’Union. En particulier, la CCI avait communiqué au préfet son choix de DDB-Needham avant la publication de l’appel d’offres. De plus, aucun élément n’indiquait que les modalités du marché public relatif à l’opération avaient été publiées au Journal officiel des Communautés européennes (ainsi qu’il était alors dénommé). En second lieu, le contrat était signé, mais non daté.

26.      Le 23 janvier 2002, le préfet de région a notifié à la CCI qu’un ordre avait été pris prévoyant, notamment, la récupération de la subvention du FEDER, eu égard au manquement aux règles de passation des marchés publics de l’Union dans le cadre de la réalisation de l’opération.

27.      Le recours formé contre cet ordre par la CCI a été rejeté par décision implicite du trésorier-payeur général de la région.

28.      Le 3 juin 2004, la demande de la CCI introduite devant le tribunal administratif de Limoges et tendant à l’annulation de l’ordre du préfet de région et de la décision du trésorier-payeur général a été rejetée.

29.      La cour administrative d’appel de Bordeaux a annulé le jugement du tribunal administratif de Limoges, le 12 juin 2007. Il a été considéré qu’aucune disposition expresse de l’accord ne confirmait que la CCI était soumise aux règles de passation des marchés publics de l’Union et qu’aucune disposition du droit de l’Union ne prévoyait de fondement juridique pour le recouvrement des fonds en question.

30.      Le ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des Collectivités territoriales a formé un recours contre cette décision devant le Conseil d’État, lequel a sursis à statuer et saisi la Cour des questions préjudicielles suivantes:

«1)      En ce qui concerne l’existence d’un fondement juridique duquel résulterait une obligation de récupération de l’aide versée à la CCI:

Lorsqu’un pouvoir adjudicateur bénéficiaire de subventions versées au titre du FEDER n’a pas respecté une ou plusieurs règles de passation des marchés publics pour la réalisation de l’action subventionnée, alors qu’il n’est par ailleurs pas contesté que l’action est éligible à ce fonds et qu’elle a été réalisée, existe-t-il une disposition de droit [de l’Union], notamment dans les règlements (CEE) n° 2052/88 du Conseil, du 24 juin 1988, et (CEE) n° 4253/88 du Conseil, du 19 décembre 1988, fondant une obligation de récupération des subventions? Si elle existe, une telle obligation vaut-elle pour tout manquement aux règles de passation des marchés publics, ou seulement pour certains d’entre eux? Dans ce dernier cas, lesquels?

2)      En cas de réponse au moins partiellement positive à la première question, en ce qui concerne les modalités de récupération d’une aide indûment versée:

a)      La méconnaissance, par un pouvoir adjudicateur bénéficiant d’une aide au titre du FEDER, d’une ou de plusieurs règles relatives à la passation des marchés publics pour le choix du prestataire chargé de réaliser l’action subventionnée constitue-t-elle une irrégularité au sens du règlement n° 2988/95? La circonstance que l’autorité nationale compétente ne pouvait pas ignorer, au moment où elle a décidé d’accorder l’aide demandée au titre du FEDER, que l’opérateur bénéficiaire avait méconnu les règles relatives à la passation des marchés publics pour recruter, avant même l’attribution de l’aide, le prestataire chargé de réaliser l’action financée par celle-ci est-elle de nature à avoir une incidence sur la qualification d’irrégularité au sens du règlement n° 2988/95?

b)      En cas de réponse positive à la seconde question, sous a), et dès lors que, ainsi que l’a jugé la [Cour] dans l’affaire Josef Vosding Schlacht-, Kühl- und Zerlegebetrieb e.a. [(15)], le délai de prescription prévu à l’article 3 du règlement n° 2988/95 est applicable aux mesures administratives telles que la récupération d’une aide indûment perçue par un opérateur en raison d’irrégularités commises par lui:

–        y a-t-il lieu de fixer le point de départ du délai de prescription à la date du versement de l’aide à son bénéficiaire ou à celle de l’utilisation, par ce dernier, de la subvention perçue pour rémunérer le prestataire recruté en méconnaissance d’une ou plusieurs règles relatives à la passation des marchés publics?

–        ce délai doit-il être regardé comme étant interrompu par la transmission, par l’autorité nationale compétente, au bénéficiaire de la subvention, d’un rapport de contrôle constatant le non-respect des règles de passation des marchés publics et préconisant à l’autorité nationale d’obtenir en conséquence le remboursement des sommes versées?

–        lorsqu’un État membre use de la possibilité que lui ouvre le paragraphe 3 de l’article 3 du règlement n° 2988/95 d’appliquer un délai de prescription plus long, notamment lorsqu’il est fait application, en France, du délai de droit commun prévu à la date des faits en litige à l’article 2262 du code civil aux termes duquel: ‘Toutes les actions, tant réelles que personnelles, sont prescrites par trente ans […]’, la compatibilité d’un tel délai avec le droit [de l’Union], notamment avec le principe de proportionnalité, doit-elle s’apprécier au regard de la durée maximale de prescription prévue par le texte national servant de base légale à la demande de récupération de l’administration nationale ou bien au regard du délai effectivement mis en œuvre dans le cas d’espèce?

c)      En cas de réponse négative à la seconde question, sous a), les intérêts financiers de [l’Union] font-ils obstacle à ce que, pour le versement d’une aide telle que celle en cause dans le présent litige, le juge fasse application des règles nationales relatives au retrait des décisions créatrices de droits, selon lesquelles, hors les hypothèses d’inexistence, d’obtention par fraude, ou de demande du bénéficiaire, l’administration ne peut retirer une décision individuelle créatrice de droits, si elle est illégale, que dans le délai de quatre mois suivant la prise de cette décision, une décision administrative individuelle pouvant toutefois, notamment lorsqu’elle correspond au versement d’une aide, être assortie de conditions résolutoires, dont la réalisation permet le retrait de l’aide en cause sans condition de délai – étant précisé que le Conseil d’État a jugé qu’il y avait lieu d’interpréter cette règle nationale comme ne pouvant être invoquée par le bénéficiaire d’une aide indûment accordée en application d’un texte [de l’Union] que s’il a été de bonne foi?»

31.      Des observations écrites ont été présentées par les gouvernements français et polonais, ainsi que par la Commission européenne. Aucune audience n’a été demandée et aucune n’a eu lieu.

 Appréciation

 Remarques liminaires

32.      Avant de procéder à l’analyse de ces questions, il convient de formuler certaines remarques liminaires.

33.      En premier lieu, il est constant, dans le cadre de l’affaire au principal, que l’opération était éligible au titre d’un soutien financier du FEDER.

34.      En deuxième lieu, il n’est pas contesté devant la juridiction nationale que le contrat conclu entre la CCI et DDB-Needham relève du champ d’application de la directive 92/50 (16). Son montant dépasse le seuil de 200 000 euros fixé à l’article 7 de cette directive et il a pour objet des services figurant dans la liste de l’annexe I A. Par conséquent, la CCI, en tant que pouvoir adjudicateur, au sens de la directive 92/50, aurait dû publier l’avis requis au Journal officiel des Communautés européennes (17).

35.      En troisième lieu, pour ce qui est des règlements applicables, le règlement n° 2988/95 a introduit un cadre général pour les mesures et les sanctions administratives portant sur les irrégularités au regard du droit de l’Union en vue de combattre «dans tous les domaines les atteintes aux intérêts financiers [de l’Union]» (18). Ce règlement doit être lu conjointement avec la législation spécifique de l’Union applicable dans la présente affaire, à savoir, principalement, les règlements n° 2052/88 (19) et n° 4253/88 (20).

36.      L’article 4, paragraphe 1, du règlement n° 2988/95 prévoit que toute irrégularité «entraîne», en règle générale, le retrait de l’avantage indûment obtenu (21). De manière plus spécifique, en vertu de l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88, les États membres sont tenus de prendre les mesures nécessaires pour vérifier que les actions financées par les Fonds structurels ont été menées correctement, prévenir et poursuivre les irrégularités et récupérer les fonds perdus à la suite d’un abus ou d’une négligence (22).

37.      En quatrième lieu, la gestion partagée – c’est-à-dire la coopération entre les États membres et la Commission – est la méthode que le législateur de l’Union a retenue pour la mise en œuvre du budget en ce qui concerne les Fonds structurels. Toutefois, la mise en œuvre du soutien dans le cadre des Fonds relève, principalement, de la responsabilité des États membres.

38.      Par ailleurs, ainsi qu’il résulte clairement de l’article 280 CE (devenu article 325 TFUE), tant l’Union que les États membres sont tenus de prendre des mesures pour combattre la fraude et toute autre activité illégale portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union.

39.      De plus, la Cour a déjà considéré que, dans l’exécution des obligations qui leur incombent, les États membres ne jouissent d’aucun pouvoir d’appréciation sur l’opportunité d’exiger ou non la restitution des fonds communautaires indûment ou irrégulièrement octroyés (23).

40.      En cinquième lieu, la Cour a déjà jugé que l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88 crée une obligation pour les États membres de récupérer les fonds «perdus» à la suite d’une irrégularité, d’un abus ou d’une négligence, sans qu’une habilitation prévue par le droit national soit nécessaire (24).

41.      En sixième lieu, l’article 24 du règlement nº 4253/88 n’opère aucune distinction d’ordre quantitatif ou qualitatif en ce qui concerne les irrégularités pouvant donner lieu à la réduction d’un concours (25). Qu’une irrégularité entraîne une perte importante ou qu’elle soit de nature technique est tout autant dénué de pertinence. Une irrégularité demeure une irrégularité (26).

42.      En dernier lieu, enfin, il est constant, dans la présente affaire, que l’opération a effectivement été réalisée. À cet égard, les parties qui ont soumis des observations à la Cour conviennent de ce que la subvention en question ne saurait, sur un plan strictement technique, être considérée comme des «fonds perdus», au sens du troisième tiret de l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88.

 Sur la première question et sur la seconde question, sous a)

43.      Il convient d’analyser ensemble la première question et la seconde question, sous a). Ces deux questions portent en effet sur l’interprétation de la notion d’«irrégularité» et sur l’obligation résultant, le cas échéant, des règlements applicables et incombant aux États membres de recouvrer les sommes versées au titre des Fonds.

44.      Par la première question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si les États membres sont tenus de récupérer les sommes octroyées au titre du FEDER lorsque le bénéficiaire a méconnu les règles de passation des marchés publics de l’Union lors de la sélection de l’entreprise pour la réalisation de l’opération subventionnée. La juridiction de renvoi demande également si une telle obligation, à considérer qu’elle existe, s’applique à tout manquement à ces règles. Le cas échéant, elle demande si un tel manquement constitue une irrégularité au sens du règlement n° 2988/95.

45.      Le gouvernement français soutient que l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88 doit être interprété conformément aux règlements n° 2052/88 et n° 2988/95.

46.      La République française considère également que la récupération de la subvention ne peut être fondée sur l’article 23, paragraphe 1, troisième tiret, du règlement n° 4253/88, dès lors que les fonds en question ne sauraient être considérés comme ayant été des «fonds perdus» au sens de cette disposition. Le fondement juridique de la récupération serait plutôt le deuxième tiret de l’article 23, paragraphe 1 («prévenir et poursuivre les irrégularités»). La République française ajoute que la jurisprudence de la Cour sur l’article 24 du règlement n° 4253/88 devrait trouver application par analogie: par conséquent, les fonds en question devraient être considérés comme ayant été indûment payés.

47.      Selon la République de Pologne, il convient, dans des affaires comme la présente affaire, de prendre en compte l’objectif de l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88, à savoir garantir le succès des opérations qui bénéficient d’un soutien financier des Fonds. Chaque cas devrait être apprécié eu égard à ses caractéristiques propres. La République de Pologne soutient que l’article 2, paragraphe 7, du règlement n° 1083/2006 (27) devrait trouver application par analogie pour l’interprétation de l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88. Ainsi, pour qu’une irrégularité constitue un manquement au droit de l’Union, le manquement doit avoir pour effet de causer un préjudice au budget de l’Union européenne en l’imputant d’une dépense indue.

48.      La République de Pologne soutient qu’une procédure de marchés publics sans appel d’offres a un tel effet, de sorte que l’État membre devrait être tenu de procéder à la récupération des sommes payées. Cependant, la République de Pologne considère qu’un manquement aux règles de passation des marchés publics de l’Union qui n’a pas d’effet sur le budget de l’Union européenne ne constitue pas une irrégularité au sens de l’article 2, paragraphe 7, du règlement n° 1083/2006. Par conséquent, un tel manquement ne saurait constituer une irrégularité au sens de l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88.

49.      Selon la Commission, il convient d’interpréter les règlements applicables de manière conforme entre eux. Le fait que les sommes en question n’aient pas été «perdues» serait sans incidence sur la question de savoir si l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88 fournit une base juridique pour la récupération d’une subvention au titre du FEDER.

50.      Tout comme le gouvernement français et la Commission, je considère qu’il convient d’interpréter les règlements applicables conformément entre eux.

51.      Dès lors que l’article 2, paragraphe 7, du règlement n° 1083/2006 n’était pas applicable au moment des faits dans l’affaire au principal, il n’y a pas lieu de le prendre en considération dans la présente affaire.

52.      La notion d’«irrégularité» n’est pas définie dans le règlement n° 2052/88, ni dans le règlement n° 4253/88.

53.      Toutefois, si les règlements applicables doivent être interprétés conjointement, il y a lieu de procéder à une interprétation conforme de la notion d’«irrégularité», c’est-à-dire de la même manière dans chaque règlement.

54.      L’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 2052/88 prévoit que les actions faisant l’objet d’un financement par les Fonds structurels doivent être conformes aux dispositions des traités ainsi que des politiques communautaires, notamment celles concernant la passation des marchés publics.

55.      Aux termes de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 2988/95 est constitutive d’une irrégularité «toute violation d’une disposition du droit communautaire résultant d’un acte ou d’une omission d’un opérateur économique» qui a «pour effet de porter préjudice au budget général des Communautés ou à des budgets gérés par celles-ci, soit par la diminution ou la suppression de recettes provenant des ressources propres perçues directement pour le compte des Communautés, soit par une dépense indue».

56.      Dans la présente affaire, la violation du droit communautaire (devenu désormais droit de l’Union) n’est pas contestée. Il est constant que la CCI (un «opérateur économique», au sens de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 2988/95, et un «pouvoir adjudicateur», au sens de la directive 92/50) n’a pas respecté les règles de passation des marchés publics de l’Union lors de l’attribution du marché pour la réalisation de l’opération.

57.      Il en résulte que l’opération financée par le FEDER n’a pas été conforme à l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 2052/88.

58.      Cette violation du droit de l’Union a-t-elle pour effet de porter préjudice au budget général de l’Union européenne ou à des budgets (tels que les Fonds structurels) gérés par celle-ci, au sens de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 2988/95?

59.      En adoptant l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 2052/88, le législateur semble avoir entendu assurer que les dépenses de l’Union européenne au titre des Fonds structurels soient strictement limitées aux opérateurs qui agissent en conformité avec les règles de l’Union et ne soient pas destinées au financement de comportements contraires à ces règles (28).

60.      Il s’ensuit que des dépenses encourues en violation du droit de l’Union devraient naturellement être considérées comme portant préjudice au budget de l’Union.

61.      Dans l’arrêt Irlande/Commission (29), la Cour a considéré les pouvoirs de la Commission, en application de l’article 24 du règlement n° 4253/88, de récupérer les sommes octroyées à l’Irlande au titre du Fonds social européen (FSE). Les autorités irlandaises reconnaissaient qu’une irrégularité (quoique non intentionnelle) avait été commise, dès lors que la piste d’audit sur les fonds en question n’avait pas été établie conformément aux bonnes pratiques du FSE (30). En l’espèce, l’irrégularité n’avait pas entraîné un financement communautaire indu ou excessif. Il n’en demeure pas moins que la Commission a entendu, en application de l’article 24 du règlement n° 4253/88, réduire le montant initial du soutien financier octroyé.

62.      La Cour a rejeté les arguments de l’Irlande, qui soutenait que des irrégularités de nature «technique» ne portaient pas préjudice au budget de l’Union. La Cour a en effet jugé que même des irrégularités qui n’ont pas d’impact financier précis peuvent sérieusement affecter les intérêts financiers de l’Union européenne ainsi que le respect du droit de l’Union et justifier, dès lors, l’application de corrections financières par la Commission (31).

63.      Dans l’arrêt Vereniging Nationaal Overlegorgaan Sociale Werkvoorziening e.a. (32), la Cour a souligné que les articles 23 et 24 du règlement n° 4253/88 doivent être interprétés conjointement.

64.      C’est pourquoi je considère que l’approche de la Cour dans l’arrêt Irlande/Commission devrait trouver application par analogie pour l’interprétation de l’article 23 du règlement n° 4253/88.

65.      Partant, même des irrégularités qui n’ont pas d’impact financier précis et ne sont pas quantifiables en elles-mêmes peuvent être considérées comme affectant sérieusement les intérêts financiers de l’Union.

66.      Le préjudice porté au budget de l’Union (ou à des budgets gérés par celle-ci) implique-t-il en l’espèce une diminution de recettes ou une dépense indue?

67.      Dans la présente affaire, nous ne disposons pas d’éléments sur le coût précis de l’irrégularité en cause. Ce coût pourrait en fait être impossible à déterminer (33).

68.      Néanmoins, il peut raisonnablement être supposé que, si la CCI, en tant que pouvoir adjudicateur, avait respecté les règles de passation des marchés publics de l’Union, le coût total du financement de l’opération aurait pu, éventuellement, être moindre. Dans cette mesure, le paiement de la subvention au titre du FEDER pourrait être considéré comme ayant constitué une dépense indue au sens de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 2988/95.

69.      Aussi résulte-t-il, selon moi, des termes et de l’objet des règlements applicables, ainsi que d’une application par analogie de l’arrêt Irlande/Commission, qu’un manquement à l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 2052/88 a pour effet de porter préjudice au budget de l’Union européenne ou aux budgets des Fonds structurels en permettant une dépense indue et constitue, par conséquent, une irrégularité aux fins de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 2988/95 et de l’article 23 du règlement n° 4253/88.

70.      Dans de telles circonstances, les États membres sont tenus de procéder à la récupération des sommes indûment payées.

71.      Cela signifie-t-il qu’ils doivent poursuivre le bénéficiaire pour l’intégralité du montant de la subvention?

72.      En vertu de l’article 2, paragraphe 1, du règlement n° 2988/95, les États membres sont tenus d’instituer des mesures administratives «dans la mesure où elles sont nécessaires pour assurer l’application correcte du droit communautaire». De telles mesures doivent revêtir un caractère «effectif, proportionné et dissuasif», afin d’assurer une protection adéquate des intérêts financiers de l’Union européenne. L’article 2, paragraphe 3, précise que le droit de l’Union détermine «la nature et la portée des mesures et sanctions administratives nécessaires à l’application correcte de la réglementation considérée en fonction de la nature et de la gravité de l’irrégularité, du bénéfice accordé ou de l’avantage reçu et du degré de responsabilité» (34).

73.      Afin de protéger le budget de l’Union (et chaque budget géré par l’Union européenne, tel que les Fonds structurels), les États membres sont tenus de récupérer les sommes payées en présence d’une irrégularité. En vertu de l’article 4, paragraphe 1, du règlement n° 2988/95, la règle générale est que toute irrégularité entraîne le retrait de l’avantage indûment obtenu (35). Ainsi, dans l’exécution de cette obligation, les États membres devraient procéder à la récupération de la somme qui représente l’«avantage indûment obtenu». Cela peut impliquer le remboursement de l’intégralité de la subvention initialement octroyée ou seulement un remboursement partiel, ayant pour objet une somme moindre (36).

74.      Il ressort des faits constatés par la juridiction nationale que toutes les phases pertinentes de la sélection du prestataire pour la réalisation de l’opération ont eu lieu avant l’octroi de la subvention (37). Eu égard à la nature particulière de l’irrégularité commise (absence d’appel d’offres en violation des règles applicables de l’Union), il est toutefois impossible de déterminer et de calculer la perte précise qu’a «causée» l’irrégularité. Le prestataire initialement identifié et par la suite sélectionné semble en effet avoir été l’entreprise offrant le meilleur rapport qualité-prix dans le cadre de la procédure d’appel d’offres nationale qui a été mise en œuvre. Cependant, si le marché avait fait l’objet d’une publication régulière en application des règles de passation des marchés publics de l’Union, les prestataires d’autres États membres auraient, peut-être, pu être intéressés et soumettre des offres présentant un meilleur rapport qualité-prix. Mais, le cas échéant, nul ne saurait dire dans quelle mesure. De plus, dès lors que l’opération a été financée en partie au titre du FEDER et en partie au titre de fonds nationaux, il est impossible de savoir dans quelles proportions, éventuellement, l’économie (hypothétique) qui en serait résultée aurait bénéficié au budget de l’Union, d’une part, et au budget national, d’autre part.

75.      Le seul élément pouvant être considéré comme étant certain est que l’opération qui a bénéficié de l’avantage a eu lieu, mais que le coût aurait, peut‑être, été moindre si les règles de passation des marchés publics de l’Union avaient été respectées, que le prestataire sélectionné n’aurait pas éventuellement été le même et que le budget national et le budget de l’Union auraient, le cas échéant, bénéficié d’économies.

76.      Dans de telles circonstances, qu’incombe-t-il à la juridiction nationale?

77.      En théorie, trois possibilités sont offertes: ne procéder à aucune récupération, ou procéder à la récupération de l’intégralité du montant de la subvention, ou encore procéder à la récupération d’un montant intermédiaire et proportionné à la perte causée au budget de l’Union du fait du manquement aux règles de passation des marchés publics de l’Union.

78.      Pour les raisons que j’ai évoquées, il convient, selon moi, d’exclure la troisième approche dans la présente affaire.

79.      Il convient donc de n’envisager que les deux premières, à savoir ne procéder à aucune récupération ou procéder à la récupération intégrale.

80.      Ne procéder à aucune récupération me semble incompatible avec les principes qui ressortent de la jurisprudence actuelle de la Cour (38). Une telle solution enverrait un message totalement erroné en termes d’obligations, pour les bénéficiaires de fonds de l’Union, de respecter les règles régissant de tels fonds.

81.      Certes, dans les circonstances de la présente affaire, une récupération intégrale pourrait sembler sévère. En effet, le budget de l’Union pourrait n’avoir été que peu ou aucunement affecté. Il n’en demeure pas moins, selon moi, que, pour trois raisons convaincantes, il convient de procéder à une récupération intégrale.

82.      En premier lieu, en vertu de l’article 2, paragraphe 3, du règlement n° 2988/95, lorsque les autorités nationales exécutent l’obligation qui leur incombe de récupération des sommes en question, elles sont tenues de prendre en compte, notamment, la nature et la gravité de l’irrégularité et le degré de responsabilité. En l’espèce, l’information initialement communiquée au préfet et constituant un manquement fondamental aux règles de passation des marchés publics de l’Union représente, à mon sens, un facteur extrêmement décisif à prendre en compte.

83.      En deuxième lieu, les règles de passation des marchés publics de l’Union trouvent à s’appliquer à tout marché dont le montant dépasse un certain seuil, en vue, précisément, de rendre ces marchés accessibles aux prestataires d’autres États membres. Il est bien sûr à espérer que l’application de ce processus donnera (souvent) lieu à un meilleur rapport qualité-prix que celui qui résulterait d’une procédure d’appel d’offres purement nationale. Mais ce n’est qu’une partie de l’histoire. Un autre élément, tout aussi important, est que le respect de ces règles participe également du bon fonctionnement du marché intérieur.

84.      En troisième lieu, dans les circonstances de la présente affaire, ne procéder à aucune récupération ou procéder à une récupération intégrale constitue un choix inévitable. À la lumière de l’article 2, paragraphe 1, du règlement n° 2988/95 (en vertu duquel les mesures assurant l’application correcte du droit de l’Union doivent revêtir un caractère «effectif, proportionné et dissuasif»), ne procéder à aucune récupération ne s’avérerait ni effectif ni dissuasif, alors qu’une récupération intégrale s’avérerait à la fois effective et dissuasive. Une récupération partielle n’étant pas envisageable en l’espèce, une récupération intégrale s’avérerait également proportionnée.

85.      La juridiction de renvoi demande toutefois si la qualification d’irrégularité des éléments en cause pourrait être affectée par le fait que le préfet ne pouvait pas ignorer, lors de l’octroi à la CCI de la subvention au titre du FEDER, que les règles de passation des marchés publics de l’Union avaient été méconnues dans le cadre de la sélection du prestataire.

86.      Dans l’arrêt Emsland-Stärke (39), la Cour a jugé que la circonstance que l’autorité compétente ait été informée d’une irrégularité ne permettait pas, en soi, d’enlever à l’irrégularité en cause la qualification d’irrégularité «causée par négligence», voire «intentionnelle», au sens de l’article 5, paragraphe 1, du règlement n° 2988/95. Par analogie, une telle circonstance ne saurait affecter la qualification d’irrégularité, au sens de l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88, du comportement en cause.

87.      À mon sens, il convient par conséquent de répondre à la première question et à la seconde question, sous a), que, lorsque le bénéficiaire de subventions au titre des Fonds structurels, qui est un pouvoir adjudicateur aux fins des règles de passation des marchés publics de l’Union, méconnaît ces règles lors de la sélection du prestataire pour la réalisation d’une opération financée en tout ou en partie par ces Fonds, il incombe aux États membres, en vertu de l’article 23, paragraphe 1, deuxième tiret, du règlement n° 4253/88 de procéder à la récupération des subventions en question. Dans de telles circonstances, le comportement du bénéficiaire constitue une irrégularité au sens de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 2988/95.

 Sur la seconde question, sous b)

88.      La seconde question, sous b), porte sur l’interprétation de l’article 3 du règlement n° 2988/95.

89.      La juridiction de renvoi pose trois questions portant sur le délai de prescription applicable dans les circonstances de l’affaire au principal. Premièrement, à partir de quel moment commence-t-il à courir? Deuxièmement, a-t-il été interrompu par la transmission à la CCI du rapport d’audit par le préfet de région? Troisièmement, quels sont les critères pour déterminer la durée maximale de la prescription aux fins de l’article 3, paragraphe 3, du règlement n° 2988/95?

90.      La Commission soutient que la prescription a commencé à courir lorsque la CCI a décidé d’octroyer le marché à DDB-Needham en violation des règles de passation des marchés publics de l’Union ou bien lorsqu’elle a décidé du type de procédure à suivre et de procéder ou non à un appel d’offres.

91.      La République française soutient que le délai de prescription a commencé à courir lorsque la CCI a payé DDB-Needham en exécution du contrat. Ce paiement a constitué l’irrégularité aux fins de la législation en cause, dès lors que la CCI aurait pu jusque-là décider de lancer une procédure d’appel d’offres appropriée.

92.      Selon le gouvernement polonais, le délai de prescription a commencé à courir à compter de la date du paiement à la CCI de la subvention au titre du FEDER. La République de Pologne soutient que la violation des règles de passation des marchés publics de l’Union n’a constitué une irrégularité, au sens de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 2988/95, que lorsqu’il a été porté préjudice au budget de l’Union. Un tel préjudice n’est causé que lorsque les fonds sont payés en application dudit budget. La République de Pologne soutient également que le montant qu’il convient de récupérer équivaut à la différence entre le montant payé à la suite de la méconnaissance des règles de passation des marchés publics de l’Union et le montant qui aurait été payé si le prestataire avait été sectionné conformément auxdites règles (40).

93.      Le règlement n° 4253/88 ne prévoit aucune règle concernant le délai de prescription applicable à une action en récupération de sommes indûment octroyées. À mon sens, le délai de prescription prévu à l’article 3, paragraphe 1, du règlement n° 2988/95 doit par conséquent trouver application (41).

94.      Selon cette disposition, lue en combinaison avec l’article 1er, paragraphes 1 et 2, du même règlement, le délai de prescription commence à courir à compter du moment où l’irrégularité résultant de l’acte ou de l’omission du bénéficiaire de la subvention a pour effet de porter préjudice au budget de l’Union européenne (ou aux budgets gérés par celle-ci, tels que les Fonds structurels), notamment par une dépense indue.

95.      Or, cela s’est produit lorsque la subvention au titre du FEDER a été octroyée à la CCI. La date de l’accord d’octroi de la subvention (le 20 décembre 1996) constitue ainsi le point de départ du délai de prescription aux fins de l’article 3, paragraphe 1, du règlement n° 2988/95. C’est en effet à ce moment que la dépense du FEDER a été encourue. À ce stade, les irrégularités dans le cadre de la passation du marché avaient déjà été commises – à savoir, principalement, le fait que la CCI ait sélectionné DDB-Needham sans procéder à la publication d’un appel d’offres dans le Journal officiel des Communautés européennes et ait indiqué son intention de choisir cette entreprise avant même de publier tout appel d’offres (42).

96.      Pour ce qui est de la deuxième question – c’est-à-dire de celle de savoir si le délai de prescription a été interrompu par la transmission à la CCI du rapport d’audit par le préfet de région –, il ressort clairement de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement n° 2988/95 que le délai de prescription est interrompu par tout acte, porté à la connaissance de la personne en cause, émanant des autorités nationales compétentes et visant à l’instruction ou à la poursuite de l’irrégularité et que le délai de prescription court à nouveau à partir de chaque acte interruptif (43).

97.      La transmission du rapport d’audit a constitué un acte émanant des autorités nationales compétentes et visant à l’instruction d’une irrégularité (44). À mon sens, le rapport d’audit s’avérait suffisamment spécifique et précis pour interrompre le délai de prescription des poursuites au sens de l’article 3, paragraphe 1, troisième alinéa, du règlement n° 2988/95 (45).

98.      La troisième question porte sur les critères de détermination de la durée maximale du délai de prescription.

99.      Ainsi que la Cour l’a reconnu dans l’arrêt Ze Fu Fleischhandel et Vion Trading (46), les États membres jouissent d’une certaine marge d’appréciation, en application de l’article 3, paragraphe 3, du règlement n° 2988/95, pour fixer un délai de prescription plus long que le délai de quatre ans prévu à l’article 3, paragraphe 1, du règlement.

100. Cependant, la Cour a également considéré que, «au regard de l’objectif de protection des intérêts financiers de l’Union, pour lequel le législateur de l’Union a estimé qu’une durée de prescription de quatre années, voire même de trois années, était déjà en soi une durée suffisante pour permettre aux autorités nationales de poursuivre une irrégularité portant atteinte à ces intérêts financiers et pouvant aboutir à l’adoption d’une mesure telle que la récupération d’un avantage indûment perçu, il apparaît qu’accorder auxdites autorités une durée de trente années va au-delà de ce qui est nécessaire à une administration diligente» (47).

101. À mon sens, le raisonnement adopté par la Cour dans l’arrêt Ze Fu Fleischhandel et Vion Trading devrait trouver application par analogie dans la présente affaire.

102. Il en résulte que, si l’État membre concerné exerce la marge d’appréciation que lui confère l’article 3, paragraphe 3, du règlement n° 2988/95, le principe de proportionnalité s’oppose néanmoins à l’application d’un délai de prescription de 30 ans pour les poursuites relatives à la récupération de fonds indûment perçus.

 Sur la seconde question, sous c)

103. Par sa seconde question, sous c), la juridiction de renvoi demande, en substance, si, en l’absence d’une irrégularité aux fins de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 2988/95, toute question relative à la récupération relève de la législation nationale ou si les intérêts financiers de l’Union européenne à la récupération des fonds s’opposent à ce que le juge national applique les règles nationales sur le retrait de décisions créant des droits.

104. Considérant que, à mon sens, cette question relève du droit de l’Union, il s’ensuit que la législation nationale ne trouve pas application, de sorte qu’il n’y a pas lieu de répondre à la seconde question, sous c).

 Conclusion

105. À la lumière de l’ensemble des considérations qui précèdent, je suggère à la Cour de répondre aux questions posées par le Conseil d’État comme suit:

«Lorsque le bénéficiaire d’une subvention des Fonds structurels, qui est un pouvoir adjudicateur, au sens des règles de passation des marchés publics de l’Union, méconnaît ces règles lors de la sélection du prestataire pour la réalisation d’une opération financée, en tout ou en partie, par ces Fonds:

–        Il incombe aux États membres, en vertu de l’article 23, paragraphe 1, deuxième tiret, du règlement (CEE) n° 4253/88 du Conseil, du 19 décembre 1988, portant dispositions d’application du règlement (CEE) n° 2052/88 en ce qui concerne la coordination entre les interventions des différents Fonds structurels, d’une part, et entre celles-ci et celles de la Banque européenne d’investissement et des autres instruments financiers existants, d’autre part, tel que modifié par le règlement (CEE) n° 2082/93 du Conseil, du 20 juillet 1993, de procéder à la récupération des subventions en question.

–        Le comportement du bénéficiaire constitue une irrégularité, au sens de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement (CE, Euratom) n° 2988/95 du Conseil, du 18 décembre 1995, relatif à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes.

–        Le fait que les autorités nationales compétentes n’aient pas pu ignorer l’irrégularité ne saurait affecter la qualification du comportement en cause d’irrégularité, au sens de l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88.

–        Le délai de prescription commence à courir au moment auquel la subvention du Fonds européen de développement régional (FEDER) a été octroyée au bénéficiaire au sens de l’article 3, paragraphe 1, du règlement n° 2988/95.

–        Un rapport d’audit transmis par l’autorité nationale compétente est suffisamment spécifique et précis pour interrompre le délai de prescription au sens de l’article 3, paragraphe 1, du règlement n° 2988/95.

–        Si l’État membre concerné exerce la marge d’appréciation que lui confère l’article 3, paragraphe 3, du règlement n° 2988/95, le principe de proportionnalité s’oppose néanmoins à une prescription d’une durée de 30 ans des procédures relatives au remboursement de fonds indûment perçus.»


1 – Langue originale: l’anglais.


2 – Règlement du Conseil, du 24 juin 1988, concernant les missions des Fonds à finalité structurelle, leur efficacité ainsi que la coordination de leurs interventions entre elles et celles de la Banque européenne d’investissement et des autres instruments financiers existants (JO L 185, p. 9), tel que modifié par le règlement (CEE) n° 2081/93 du Conseil, du 20 juillet 1993 (JO L 193, p. 5).


3 – Règlement du Conseil, du 19 décembre 1988, portant dispositions d’application du règlement n° 2052/88 en ce qui concerne la coordination entre les interventions des différents Fonds structurels, d’une part, et entre celles-ci et celles de la Banque européenne d’investissement et des autres instruments financiers existants, d’autre part (JO L 374, p. 1), tel que modifié par le règlement (CEE) n° 2082/93 du Conseil, du 20 juillet 1993 (JO L 193, p. 20).


4 – Règlement du Conseil, du 18 décembre 1995, relatif à la protection des intérêts financiers des Communautés européennes (JO L 312, p. 1).


5 – Les règlements n° 2052/88 et n° 4253/88 ont par la suite été abrogés par le règlement (CE) n° 1260/1999 du Conseil, du 21 juin 1999, portant dispositions générales sur les Fonds structurels (JO L 161, p. 1), lequel a été remplacé, à son tour, par le règlement (CE) n° 1083/2006 du Conseil, du 11 juillet 2006, portant dispositions générales sur le Fonds européen de développement régional, le Fonds social européen et le Fonds de cohésion, et abrogeant le règlement n° 1260/1999 (JO L 210, p. 25).


6 – Les trois principaux Fonds structurels sont le Fonds européen de développement régional (FEDER), le Fonds social européen et le Fonds de cohésion (ci-après les «Fonds structurels» ou les «Fonds»).


7 – Au sens de l’article 1er, sous b), de la directive 92/50/CEE du Conseil, du 18 juin 1992, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de services (JO L 209, p. 1).


8 – Voir troisième considérant, faisant référence à l’article 130 D du traité CEE (devenu, après plusieurs modifications, article 177 TFUE). Les dispositions des articles 1er à 19 du règlement n° 2052/88 figurent désormais dans le règlement n° 2081/93.


9 – Les dispositions des articles 1er à 33 du règlement n° 4253/88 figurent désormais dans le règlement n° 2082/93.


10 – Voir ci-après, point 35 et note 18.


11 –      L’article 6, paragraphe 1, prévoit la possibilité d’une suspension en cas d’engagement de poursuites pénales.


12 – Précité note 5.


13 – Voir ci-après, point 47.


14 – Précités notes 2 et 3, respectivement.


15 –      Arrêt du 29 janvier 2009 (C-278/07 et C-280/07, Rec. p. I-457).


16 – Précitée note 7.


17 – Article 15, paragraphe 2, de la directive 92/50.


18 – Arrêt Josef Vosding Schacht-, Kühl- und Zerlegebetrieb e.a., précité note 15, points 25 à 28. Voir, également, troisième considérant du règlement n° 2988/95, résumé supra, point 11.


19 – Voir, également, proposition de la Commission de règlement du Conseil modifiant ce règlement [COM(1993) 67 final, p. 3].


20 – Ibidem.


21 – Contrairement à la version anglaise («shall involve»), la version française est très claire sur ce point.


22 – Arrêt du 13 mars 2008, Vereniging Nationaal Overlegorgaan Sociale Werkvoorziening e.a. (C‑383/06 à C-385/06, Rec. p. I-1561, point 37).


23 – Ibidem, point 38.


24 – Ibidem, point 40.


25 – Arrêt du 15 septembre 2005, Irlande/Commission (C-199/03, Rec. p. I-8027, point 30.


26 – On pourrait ici rappeler, de manière bien sûr apocryphe, le dialogue de la maîtresse de maison victorienne et de sa femme de ménage: «Marie, mais qu’est-ce donc que cela? J’apprends que vous avez eu un bébé!» — «S’il vous plaît, M’dame, ce n’est seulement qu’un tout petit».


27 – Les termes de l’article 2, paragraphe 7, du règlement n° 1083/2006 sont analogues à ceux de l’article 1er, paragraphe 2, du règlement n° 2988/95 (voir supra, point 17).


28 – Voir point 108 des conclusions de l’avocat général Léger dans l’affaire Mannesmann Anlagenbau Austria e.a. (arrêt du 15 janvier 1998, C-44/96, Rec. p. I-73). Voir, également, arrêt Irlande/Commission, précité note 25, point 26.


29 – Arrêt précité note 25.


30 – Ibidem, points 15 et 16.


31 – Ibidem, points 29 à 31.


32 – Arrêt précité note 22, point 54.


33 – Voir supra, point 21.


34 – Voir supra, point 13.


35 – Voir supra, point 15.


36 – Voir, par exemple, l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 22 janvier 2004, COPPI (C-271/01, Rec. p. I-1029), concernant la suppression d’un concours financier par le Fonds européen d’orientation et de garantie agricole (FEOGA) et le remboursement partiel de ce concours en application de l’article 23, paragraphe 1, du règlement n° 4253/88. Aux termes de cet article, il y a lieu de récupérer les «fonds perdus à la suite d’un abus ou d’une négligence» (voir supra, point 8). Dans cet arrêt, aux points 16, 22, 29, 42, 45 et 48, il est fait référence à, et implicitement admis, un remboursement partiel plutôt qu’un remboursement intégral.


37 – Voir supra, points 20 à 23.


38 – Voir supra, points 38 et 39.


39 – Arrêt du 16 mars 2006 (C-94/05, Rec. p. I-2619, point 62).


40 – Voir supra, points 70 à 84.


41 – Voir, par analogie, arrêt du 28 octobre 2010, SGS Belgium e.a. (C-367/09, non encore publié au Recueil, point 66 et jurisprudence citée).


42 – Voir supra, points 20 et 25.


43 – Arrêt SGS Belgium e.a., précité note 41, point 67.


44 – Voir supra, point 24.


45 – Voir, par analogie, arrêt SGS Belgium e.a., précité note 41, points 67 à 70.


46 – Arrêt du 5 mai 2011 (C-201/10 et C-202/10, non encore publié au Recueil, points 41 et 42).


47 – Ibidem, point 43; voir également points 44 à 46.