Language of document : ECLI:EU:C:2016:784

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MANUEL CAMPOS SÁNCHEZ-BORDONA

présentées le 19 octobre 2016 (1)

Affaire C477/16 PPU

Openbaar Ministerie

contre

Ruslanas Kovalkovas

[demande de décision préjudicielle formée par le rechtbank Amsterdam
(tribunal d’Amsterdam, Pays‑Bas)]

« Coopération policière et judiciaire en matière pénale – Décision‑cadre 2002/584/JAI – Mandat d’arrêt européen – Notion d’“autorité judiciaire” et de “décision judiciaire” – Mandat d’arrêt européen émis par le ministère de la Justice d’un État membre en vue de l’exécution d’une peine privative de liberté »






1.        Dans le présent renvoi préjudiciel, le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays‑Bas) pose les mêmes questions que celles qu’il a précédemment posées à la Cour dans une autre affaire (2), nuancées car le mandat d’arrêt européen (3) litigieux a été émis par le ministère de la Justice de la République de Lituanie. Dans l’affaire Poltorak, le mandat d’arrêt européen émanait de la Rikspolisstyrelsen (direction générale de la police nationale, Suède) ; dans la présente affaire, il convient de déterminer si le ministre de la Justice lituanien peut relever de la notion d’« autorité judiciaire » au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision-cadre 2002/584/JAI (4).

2.        Étant donné que les questions préjudicielles sont identiques, je répéterai ici une bonne partie des considérations exposées dans les conclusions que je présente, à cette même date, dans l’affaire Poltorak. Pour le reste, les autorités lituaniennes ont révisé, en 2014, leur régime de mandat d’arrêt européen afin de l’adapter, dans les termes suggérés par le Conseil de l’Union européenne, aux exigences de la décision-cadre. D’un point de vue général, le présent renvoi préjudiciel a donc une portée essentiellement « historique », limitée au mandat d’arrêt européen précis dont l’exécution est en cause en l’espèce.

I –    Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

1.      Le traité sur l’Union européenne

3.        Conformément à l’article 6 TUE :

« 1.      L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne [ci‑après la “Charte”] […], laquelle a la même valeur juridique que les traités.

Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités.

Les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l’interprétation et l’application de celle-ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions.

2.      L’Union adhère à la [c]onvention […] de sauvegarde des droits de l’[h]omme et des libertés fondamentales [signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci‑après la “CEDH”)]. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités.

3.      Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la [CEDH] et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux. »

2.      La Charte

4.        L’article 47 de la Charte dispose ce qui suit sous l’intitulé « Droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial » :

« Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article.

Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter.

[…] »

3.      La décision-cadre

5.        Au considérant 5 de la décision-cadre, on peut lire ce qui suit :

« L’objectif assigné à l’Union de devenir un espace de liberté, de sécurité et de justice conduit à supprimer l’extradition entre États membres et à la remplacer par un système de remise entre autorités judiciaires […] »

6.        Aux termes du considérant 6 de la décision-cadre :

« Le mandat d’arrêt européen prévu par la présente décision-cadre constitue la première concrétisation, dans le domaine du droit pénal, du principe de reconnaissance mutuelle que le Conseil européen a qualifié de “pierre angulaire” de la coopération judiciaire. »

7.        Le considérant 8 de la décision-cadre expose ce qui suit :

« Les décisions relatives à l’exécution du mandat d’arrêt européen doivent faire l’objet de contrôles suffisants, ce qui implique qu’une autorité judiciaire de l’État membre où la personne recherchée a été arrêtée devra prendre la décision de remise de cette dernière. »

8.        En outre, aux termes du considérant 10 de la décision-cadre :

« Le mécanisme du mandat d’arrêt européen repose sur un degré de confiance élevé entre les États membres. La mise en œuvre de celui-ci ne peut être suspendue qu’en cas de violation grave et persistante par un des États membres des principes énoncés à l’article 6, paragraphe 1, du traité sur l’Union européenne, constatée par le Conseil en application de l’article 7, paragraphe 1, dudit traité avec les conséquences prévues au paragraphe 2 du même article. »

9.        L’article 1er de la décision-cadre dispose ce qui suit sous l’intitulé « Définition du mandat d’arrêt européen et obligation de l’exécuter » :

« 1.      Le mandat d’arrêt européen est une décision judiciaire émise par un État membre en vue de l’arrestation et de la remise par un autre État membre d’une personne recherchée pour l’exercice de poursuites pénales ou pour l’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privatives de liberté.

2.      Les États membres exécutent tout mandat d’arrêt européen, sur la base du principe de reconnaissance mutuelle et conformément aux dispositions de la présente décision-cadre.

3.      La présente décision-cadre ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux tels qu’ils sont consacrés par l’article 6 du traité sur l’Union européenne. »

10.      Sous l’intitulé « Détermination des autorités judiciaires compétentes », l’article 6 de la décision-cadre prévoit ce qui suit :

« 1.      L’autorité judiciaire d’émission est l’autorité judiciaire de l’État membre d’émission qui est compétente pour délivrer un mandat d’arrêt européen en vertu du droit de cet État.

2.      L’autorité judiciaire d’exécution est l’autorité judiciaire de l’État membre d’exécution qui est compétente pour exécuter le mandat d’arrêt européen en vertu du droit de cet État.

3.      Chaque État membre informe le secrétariat général du Conseil de l’autorité judiciaire compétente selon son droit interne. »

11.      En application de l’article 7 de la décision-cadre, relatif à l’autorité centrale :

« 1.      Chaque État membre peut désigner une autorité centrale ou, lorsque son ordre juridique le prévoit, plusieurs autorités centrales, pour assister les autorités judiciaires compétentes.

2.      Un État membre peut, si cela s’avère nécessaire en raison de l’organisation de son système judiciaire, confier à son ou ses autorités centrales la transmission et la réception administratives des mandats d’arrêt européens, ainsi que de toute autre correspondance officielle la ou les concernant.

[…] »

12.      S’agissant des relations avec d’autres instruments juridiques, l’article 31, paragraphe 1, sous a), de la décision-cadre dispose ce qui suit :

« 1.      Sans préjudice de leur application dans les relations entre États membres et États tiers, la présente décision-cadre remplace, à partir du 1er janvier 2004, les dispositions correspondantes des conventions suivantes, applicables en matière d’extradition dans les relations entre les États membres :

a)      la convention européenne d’extradition du 13 décembre 1957, son protocole additionnel du 15 octobre 1975, son deuxième protocole additionnel du 17 mars 1978, et la convention européenne pour la répression du terrorisme du 27 janvier 1977 pour autant qu’elle concerne l’extradition ;

[…] »

B –    Le droit lituanien

1.      Europos arešto orderio išdavimo ir asmens perėmimo pagal Europos arešto orderį taisyklės (règles d’émission d’un mandat d’arrêt européen et de remise d’une personne en vertu d’un mandat d’arrêt européen en vigueur en 2013) (5)

13.      Aux termes du titre I, point 4, des règles MAE, le ministère de la Justice émet un mandat d’arrêt européen en vue de l’arrestation d’une personne condamnée à une peine privative de liberté et qui s’est soustraite à l’exécution de cette peine, à condition que la durée restante de la peine privative de liberté soit d’au moins quatre mois et qu’il existe des raisons de croire que la personne concernée peut se trouver dans un État membre.

14.      En vertu du titre II, point 7, des règles MAE, si le jugement de condamnation est rendu en l’absence de la personne condamnée, la juridiction adresse au ministère de la Justice une copie de ce jugement accompagnée d’un projet de mandat d’arrêt européen tenant compte des critères d’émission d’un tel mandat prévus dans les règles MAE.

15.      Conformément au titre II, point 8, desdites règles, en cas de fuite de la personne condamnée, la demande d’émission d’un mandat d’arrêt européen est envoyée au ministère de la Justice par l’autorité d’exécution de la peine.

16.      Aux termes du titre III, point 12, des règles MAE, le ministère de la Justice examine la documentation remise par l’autorité judiciaire ou pénitentiaire et, si cette documentation remplit les conditions établies par lesdites règles, il émet un mandat d’arrêt européen en tenant compte de la gravité et du type d’infraction ainsi que de la personnalité de la personne condamnée. En l’absence de motifs pour émettre le mandat d’arrêt européen, le ministère de la Justice renvoie la demande d’émission à l’autorité qui l’a présentée.

17.      Aux termes du titre III, point 16, des règles MAE, s’il est émis, le mandat d’arrêt européen doit être signé par le ministre de la Justice ou par la personne mandatée à cette fin.

II – Le litige au principal et les questions préjudicielles

18.      Le 29 juin 2016, le procureur près le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) a demandé à cette juridiction de donner cours à un mandat d’arrêt européen émis, en août 2013, le jour n’étant pas précisé, par le ministère de la Justice de la République de Lituanie, visant à l’arrestation et à la remise de M. Ruslanas Kovalkovas, ressortissant lituanien sans domicile ni résidence aux Pays‑Bas, actuellement emprisonné au centre de détention de Zwaag (Pays‑Bas).

19.      Le mandat d’arrêt européen a pour objet l’exécution du jugement du Jonavos rajono apylinkės teismas (tribunal de district de Jonava, Lituanie), du 13 février 2012, qui a condamné M. Kovalkovas à une peine privative de liberté de quatre ans et six mois, en tant qu’auteur de plusieurs infractions de coups et blessures.

20.      La juridiction de renvoi souhaite savoir si le mandat d’arrêt européen a été émis par une « autorité judiciaire » au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision-cadre et si ce mandat constitue donc une « décision judiciaire » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de ce texte.

21.      Dans ce contexte, le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :

« 1)      Les expressions “autorité judiciaire” visée à l’article 6, paragraphe 1, de la décision-cadre […] et “décision judiciaire” visée à l’article 1er, paragraphe 1, de la décision-cadre […] sont‑elles des notions autonomes de droit de l’Union ?

2)      Si la première question appelle une réponse affirmative : sur la base de quels critères peut-on déterminer si une autorité de l’État membre d’émission est une “autorité judiciaire” de cette nature et si le mandat d’arrêt européen qu’elle a émis est, de ce fait, une “décision judiciaire” de cette nature ?

3)      Si la première question appelle une réponse affirmative : le ministère de la Justice de la République de Lituanie relève-t-il de la notion d’“autorité judiciaire” visée à l’article 6, paragraphe 1, de la décision-cadre […] et le mandat d’arrêt européen émis par cette autorité est-il, de ce fait, une “décision judiciaire” telle que visée à l’article 1er, paragraphe 1, de la décision-cadre […] ?

4)      Si la première question appelle une réponse négative : la désignation d’une autorité tel le ministère de la Justice de la République de Lituanie comme autorité judiciaire d’émission est‑elle conforme au droit de l’Union ? »

22.      La juridiction de renvoi justifie ces questions préjudicielles par les raisons exposées dans la décision de renvoi dans l’affaire Poltorak (C‑452/16 PPU), auxquelles elle ajoute une série d’observations (6).

23.      Premièrement, elle indique que, conformément à la proposition de décision-cadre du Conseil, le système du mandat d’arrêt européen se distingue par sa nature essentiellement judiciaire, la phase politique caractéristique de la procédure d’extradition ayant été supprimée.

24.      Deuxièmement, elle souligne que, à la lumière des considérants 5 et 6 de la décision-cadre, celle‑ci entend exclure l’intervention des responsables politiques dans les décisions en matière d’émission et d’exécution des mandats d’arrêt européens.

25.      Troisièmement, le fait que la décision-cadre ne contient pas de définition de la notion d’ « autorité judiciaire » ne permet pas de conclure qu’un ministère de la Justice peut être qualifié comme telle, tant si l’on considère que cette notion est une catégorie propre aux droits nationaux que si l’on estime qu’il s’agit d’une notion autonome du droit de l’Union.

26.      Selon la juridiction de renvoi, le fait que le mandat d’arrêt européen trouve sa source dans un jugement prononcé par un tribunal pourrait avoir une incidence, car il conviendrait de considérer que ledit mandat est fondé sur une « décision judiciaire » au sens de l’article 8, paragraphe 1, sous c), de la décision-cadre et que, partant, le ministère de la Justice l’a émis à la demande d’une juridiction lituanienne. Le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) se fait l’écho, à cet égard, d’un arrêt de la Supreme Court (Cour suprême, Royaume-Uni), qui établit les conditions dans lesquelles il serait possible de considérer qu’un mandat d’arrêt européen émis par un ministre a été délivré par une autorité judiciaire (7). Cet arrêt étant antérieur à celui rendu par la Cour dans l’affaire Bob‑Dogi (8), le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) estime que la demande préjudicielle est pertinente, dans la mesure où, dans l’arrêt Bob‑Dogi, la Cour a insisté sur le fait que le mandat d’arrêt européen ne peut être émis que par une autorité dont le statut et les compétences lui permettent de garantir une protection juridictionnelle suffisante.

III – La procédure devant la Cour

27.      La décision de renvoi est parvenue au greffe de la Cour le 2 septembre 2016, accompagnée d’une demande de procédure préjudicielle d’urgence (article 267, quatrième alinéa, TFUE).

28.      Lors de la réunion administrative du 12 septembre 2016, la Cour a décidé de traiter cette affaire selon la procédure préjudicielle d’urgence et conjointement à l’affaire Poltorak (C‑452/16 PPU). Elle a également décidé, conformément à l’article 111 du règlement de procédure, d’omettre la phase écrite de la procédure et, en application de l’article 109 de ce règlement, d’inviter la République de Lituanie à apporter certaines précisions sur son système de mandat d’arrêt européen.

29.      Les informations demandées à la République de Lituanie ont été remises par mémoire du gouvernement lituanien enregistré au greffe de la Cour le 23 septembre 2016.

30.      L’avocat de M. Poltorak, les gouvernements néerlandais, allemand, grec, finlandais et suédois ainsi que la Commission européenne ont pris part à l’audience commune avec l’affaire C‑452/16 qui s’est tenue le 5 octobre 2016.

IV – Analyse

31.      Comme je l’ai déjà indiqué au début des présentes conclusions, les questions préjudicielles posées par le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam) sont les mêmes que celles posées dans l’affaire Poltorak. L’analogie est en fait totale, bien que, pour cette juridiction, le nouveau renvoi préjudiciel présente une « dimension particulière », dans la mesure où le mandat d’arrêt européen a été émis « par un responsable politique agissant comme représentant du ministère de la Justice » (9).

32.      Selon moi, cette circonstance n’est toutefois pas qualitativement distincte des faits en cause dans l’affaire Poltorak. Aucun des organes ayant émis le mandat d’arrêt européen ne peut, dans l’un et l’autre cas, s’attribuer le statut d’« autorité judiciaire » au sens de la décision-cadre, que ce soit, comme dans l’affaire Poltorak, du fait de sa condition « policière » que, comme en l’espèce, en raison de sa condition « politique ». Enfin, lesdits organes ne peuvent offrir la garantie du respect des libertés et des droits fondamentaux, base de la confiance réciproque sur laquelle le système de la décision-cadre est fondé.

33.      Par conséquent, pour les raisons indiquées aux points 27 à 30 de mes conclusions dans l’affaire Poltorak, je considère qu’il convient de répondre par l’affirmative à la première question préjudicielle posée par la juridiction de renvoi et que, partant, les expressions « autorités judiciaires » et « décision judiciaire », au sens, respectivement, de l’article 6, paragraphe 1, et de l’article 1er, paragraphe 1, de la décision-cadre, sont des notions autonomes du droit de l’Union et doivent être interprétées de manière uniforme dans toute l’Union.

34.      Conformément aux arguments développés aux points 34 à 54 de mes conclusions dans l’affaire Poltorak, il conviendrait de répondre aux deuxième et troisième questions préjudicielles en ce sens qu’une autorité telle que le ministère de la Justice de la République de Lituanie ne remplit pas les conditions nécessaires pour être qualifiée d’« autorité judiciaire » au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision-cadre. Les arguments avancés relativement à la direction générale de la police suédoise sont extrapolables, mutatis mutandis, au ministère de la Justice lituanien, qui « définit la politique de l’État [et] la met en œuvre » dans les domaines relevant de sa compétence (10).

35.      Selon les informations données par la juridiction de renvoi découlant d’un rapport d’évaluation du Conseil de 2007 (11), l’émission d’un mandat d’arrêt européen par la République de Lituanie est subordonnée à l’existence d’un mandat d’arrêt national ou d’une décision définitive de condamnation. Dans un tel cas, la juridiction d’exécution ou, en cas de fuite après la condamnation, l’autorité pénitentiaire peuvent demander au ministère de la Justice l’émission d’un mandat d’arrêt européen. Celui‑ci émet ledit mandat après avoir examiné les documents pertinents et s’être assuré de l’existence de motifs pour le délivrer.

36.      Ce système n’est, selon moi, pas conforme à la décision-cadre (12). Comme je l’explique au point 60 de mes conclusions dans l’affaire Poltorak, le modèle examiné ne pourrait s’inscrire dans cette décision que si le ministère de la Justice lituanien « remplissait les conditions suivantes, que je considère indispensables pour maintenir le niveau de garanties judiciaires sur lequel se fonde le système des mandats d’arrêt européens : a) il devrait agir sur ordre et sous le contrôle d’une autorité judiciaire, au sens de l’article 6 de la décision cadre, et b) il ne pourrait pas avoir de pouvoir discrétionnaire ni de liberté d’appréciation quant à l’émission d’un mandat d’arrêt européen, devant s’en tenir aux ordres donnés par l’autorité judiciaire. L’autorité judiciaire devrait en outre, en cas de doute quant au mandat d’arrêt, consulter la Cour par voie préjudicielle sur l’interprétation de la décision‑cadre ».

37.      Si l’initiative de la procédure d’émission du mandat d’arrêt européen est prise par l’autorité pénitentiaire, sans intervention de l’autorité judiciaire, la première des conditions indiquées n’est pas remplie.

38.      Lorsque, au contraire, l’initiative est prise par l’autorité judiciaire, le ministère de la Justice dispose d’un certain pouvoir discrétionnaire pour décider s’il émet ou non le mandat d’arrêt européen, sans qu’il apparaisse que son appréciation puisse faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

39.      Dans sa réponse à la demande d’informations de la Cour, le gouvernement lituanien affirme que le ministère de la Justice ne peut décider d’émettre un mandat d’arrêt européen que si la juridiction a considéré que cette émission est conforme aux principes de proportionnalité ou d’économie de la procédure (13). Si le ministère de la Justice a des doutes à cet égard, il peut s’adresser à la juridiction pour lui demander de justifier plus précisément que la demande d’émission du mandat d’arrêt européen respecte ces principes (14). De manière un peu ambiguë, le gouvernement lituanien explique par la suite que, si le ministère de la Justice reçoit « une réponse négative de la juridiction quant à la conformité de l’émission du mandat d’arrêt européen aux principes de proportionnalité et d’économie de la procédure », il refuse d’émettre le mandat. En revanche, s’il reçoit « une réponse suivant laquelle l’émission du mandat d’arrêt européen » respecte ces principes, il procède à l’émission (15).

40.      Je dis que l’affirmation du gouvernement lituanien est un peu ambiguë, car on pourrait déduire de ses explications que l’appréciation de la proportionnalité incombe exclusivement à la juridiction. Toutefois, le point déterminant n’est pas tant la « réponse » du juge que l’appréciation qui en est faite par le ministère de la Justice. On ne peut sinon comprendre comment la juridiction pourrait donner « une réponse négative […] quant à la conformité de l’émission du mandat d’arrêt européen aux principes de proportionnalité et d’économie de la procédure ». Ce caractère négatif est plutôt le résultat de l’appréciation de cette réponse par le ministère de la Justice, qui, comme il ressort en outre du point 12 des règles MAE, décide en dernier lieu de l’opportunité d’émettre un tel mandat.

41.      Dans ces conditions, il n’est pas satisfait à la condition que je mentionne au point 66 de mes conclusions dans l’affaire Poltorak, à savoir que les autorités d’émission de mandats d’arrêt européens « obéissent aux ordres et soient soumises au contrôle d’une véritable autorité judiciaire » (16).

42.      Cela étant précisé, je me dois de mentionner une circonstance distinguant la présente affaire de l’affaire Poltorak. Cette information n’a pas de lien avec la « dimension particulière », politique, de l’autorité ayant émis le mandat d’arrêt européen, mais avec le fait que, comme cela a été signalé par la juridiction de renvoi elle‑même (17) et confirmé par le gouvernement lituanien, la République de Lituanie a informé le Conseil, le 6 février 2014, que, dorénavant, le mandat d’arrêt européen pourrait uniquement être émis par certaines juridictions, à l’exclusion donc du ministère de la Justice.

43.      Bien que cela ne signifie pas, en soi, que la demande de décision préjudicielle est devenue sans objet (car le mandat d’arrêt litigieux dans la procédure au principal a été émis conformément au système antérieur et qu’il n’apparaît pas que les autorités lituaniennes aient émis un autre mandat pour le remplacer), cette information est assurément pertinente, dans la mesure où le changement normatif : a) rend superflue la moindre ingérence dans le domaine de l’autonomie procédurale de l’État membre, contrairement à ce qui, selon moi, était inévitable dans l’affaire Poltorak, et b) la République de Lituanie elle-même a décidé d’adapter son modèle aux exigences découlant de la décision-cadre.

44.      Enfin, concernant la demande faite par le gouvernement lituanien (18) et soutenue lors de l’audience par le gouvernement des Pays‑Bas et par la Commission, relative à la limitation des effets dans le temps de l’arrêt de la Cour s’il était jugé que le mandat d’arrêt européen émis par le ministère de la Justice n’est pas une décision judiciaire, je renvoie aux points 68 à 70 de mes conclusions dans l’affaire Poltorak, où j’explique les raisons pour lesquelles j’estime qu’il n’y a pas lieu de procéder à une telle limitation.

V –    Conclusion

45.      Eu égard aux réflexions qui précèdent, je propose donc à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par le rechtbank Amsterdam (tribunal d’Amsterdam, Pays‑Bas) comme suit :

1)      Les expressions « décision judiciaire » et « autorité judiciaire » figurant, respectivement, à l’article 1er, paragraphe 1, et à l’article 6, paragraphe 1, de la décision-cadre 2002/584/JAI du Conseil, du 13 juin 2002, relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, telle que modifiée par la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil, du 26 février 2009, portant modification des décisions-cadres 2002/584/JAI, 2005/214/JAI, 2006/783/JAI, 2008/909/JAI et 2008/947/JAI, renforçant les droits procéduraux des personnes et favorisant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions rendues en l’absence de la personne concernée lors du procès, sont des notions autonomes du droit de l’Union et doivent être interprétées de manière uniforme dans toute l’Union européenne.

2)      Une autorité ayant les pouvoirs dont dispose le ministère de la Justice de la République de Lituanie ne remplit pas les conditions pour être qualifiée d’« autorité judiciaire » au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision‑cadre 2002/584/JAI, telle que modifiée par la décision‑cadre 2009/299/JAI, et le mandat d’arrêt européen délivré dans la présente affaire ne revêt pas le caractère d’une « décision judiciaire » au sens de l’article 1er, paragraphe 1, de cette décision-cadre.


1      Langue originale : l’espagnol.


2      Affaire Poltorak, C‑452/16 PPU, pendante devant la Cour.


3      Note dénuée de pertinence dans la version en langue française.


4      Décision-cadre du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres (JO 2002, L 190, p. 1), telle que modifiée par la décision-cadre 2009/299/JAI du Conseil, du 26 février 2009, portant modification des décisions‑cadres 2002/584/JAI, 2005/214/JAI, 2006/783/JAI, 2008/909/JAI et 2008/947/JAI, renforçant les droits procéduraux des personnes et favorisant l’application du principe de reconnaissance mutuelle aux décisions rendues en l’absence de la personne concernée lors du procès (JO 2009, L 81, p. 24) (ci-après la « décision-cadre »).


5      Arrêté no 1R-195/I-114, du 26 août 2004, ci‑après les « règles MAE ».


6      Point 4.2 de la décision de renvoi.


7      Bucnys v. Ministry of Justice [2013] UKSC 71 (20 novembre 2013), point 66 : « un mandat d’arrêt européen émis par un ministère à l’égard d’une personne condamnée en vue de son arrestation aux fins d’extradition peut être considéré comme ayant été émis par une autorité judiciaire au sens de la [décision-cadre] du Conseil et de la partie I de l’Extradiction Act 2003 (loi sur l’extradition de 2003) si le ministère n’émet le mandat qu’à la demande, et en entérinant ainsi une décision jugeant appropriée l’émission d’un tel mandat, de : a) la juridiction ayant prononcé le jugement ».


8      Arrêt du 1er juin 2016, Bob‑Dogi (C‑241/15, EU:C:2016:385).


9      Point 4.1, in fine, de la décision de renvoi.


10      Point 15 de la réponse du gouvernement lituanien.


11      Rapport d’évaluation sur la quatrième série d’évaluations mutuelles « l’application pratique du mandat d’arrêt européen et des procédures correspondantes de remise entre États membres » (document du Conseil no 12399/1/07 REV 1, ci‑après le « rapport d’évaluation »).


12      C’est également ce que le Conseil a estimé dans son rapport d’évaluation, p. 30, point 7.2.1.1.


13      Point 38 de la réponse du gouvernement lituanien.


14      Point 39 de la réponse du gouvernement lituanien. Celui-ci se réfère à cette possibilité comme étant un « droit » du ministère de la Justice. Toutefois, il semble ressortir du point 12 des règles MAE qu’il s’agisse plutôt d’une obligation.


15      Point 40 de la réponse du gouvernement lituanien.


16      Il me semble, en outre, que c’est là l’esprit de la jurisprudence britannique invoquée par la juridiction de renvoi, à laquelle je fais référence dans la note en bas de page 7 des présentes conclusions.


17      Point 4.1 de la décision de renvoi.


18      Point 48 des réponses du gouvernement lituanien aux questions de la Cour.