CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE
présentées le 14 septembre 2017 (1)
Affaire C‑372/16
Soha Sahyouni
contre
Raja Mamisch
[demande de décision préjudicielle formée par l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich, Allemagne)]
« Renvoi préjudiciel – Compétence de la Cour – Règlement (UE) n° 1259/2010 – Coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps – Champ d’application – Article 1er – Reconnaissance d’un divorce de nature privée enregistré par une instance religieuse dans un État tiers – Article 10 – Éviction de la loi étrangère applicable – Accès au divorce discriminatoire en fonction de l’appartenance des époux à l’un ou l’autre sexe – Examen in abstracto du caractère discriminatoire – Absence d’incidence du consentement éventuel de l’époux discriminé »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle introduite par l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich, Allemagne) porte sur l’interprétation du règlement (UE) n° 1259/2010 du Conseil, du 20 décembre 2010, mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps (2), instrument dont les dispositions n’ont encore jamais fait l’objet d’une analyse au fond par la Cour.
2. La présente demande s’inscrit dans la continuité d’une précédente, qui avait été formée par ladite juridiction dans le cadre du même litige au principal, lequel concerne une procédure judiciaire tendant à obtenir la reconnaissance en Allemagne d’une décision de divorce adoptée par une instance religieuse en Syrie. Ce premier renvoi préjudiciel a donné lieu à une ordonnance, prononcée le 12 mai 2016, dans l’affaire Sahyouni (C‑281/15) (3), aux termes de laquelle la Cour s’est déclarée manifestement incompétente pour statuer (4).
3. La juridiction de renvoi s’adresse de nouveau à la Cour pour lui soumettre plusieurs questions préjudicielles relatives au règlement n° 1259/2010. Avant de les examiner, il conviendra d’établir que la Cour est réellement compétente pour y répondre – bien que la reconnaissance d’un divorce ayant été prononcé dans un État tiers, telle que celle en cause au principal, ne soit pas couverte par le champ d’application dudit règlement –, compte tenu du fait qu’il ressort de la décision de renvoi que les règles de droit allemand pertinentes rendent cet acte du droit de l’Union applicable à de telles situations.
4. La première question posée invite la Cour à déterminer si les dispositions du règlement n° 1259/2010 couvrent les divorces qualifiés de « privés », en ce que ceux‑ci reposent non pas sur une décision à caractère constitutif d’une juridiction ou d’une autre autorité publique, mais sur une déclaration de volonté des époux, unilatérale ou mutuelle, éventuellement avec le concours à caractère purement déclaratif d’une autorité étrangère.
5. Les autres questions, soumises à titre subsidiaire, portent sur l’article 10 dudit règlement, lequel permet de substituer la loi du for à la loi qui devrait en principe s’appliquer, lorsque cette dernière génère une discrimination entre les époux en raison de leur sexe. À cet égard, la Cour est interrogée, tout d’abord, sur le point de savoir si l’appréciation de l’existence d’un tel effet discriminatoire doit être menée in abstracto ou in concreto. Dans l’hypothèse où il serait jugé que cette appréciation doit s’effectuer au regard des circonstances de l’espèce, la Cour devra, ensuite, déterminer si le consentement au divorce éventuellement donné par l’époux discriminé permet d’appliquer néanmoins la loi étrangère discriminante.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
6. Le règlement n° 1259/2010 est applicable uniquement dans les États membres participant à la coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps qui résulte de cet instrument (5).
7. Son considérant 9 expose que le règlement n° 1259/2010 « devrait créer un cadre juridique clair et complet dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps dans les États membres participants, garantir aux citoyens des solutions appropriées en termes de sécurité juridique, de prévisibilité et de souplesse, et empêcher une situation dans laquelle l’un des époux demande le divorce avant l’autre pour faire en sorte que la procédure soit soumise à une loi donnée qu’il estime plus favorable à ses propres intérêts ».
8. Aux termes du considérant 10 dudit règlement, « [l]e champ d’application matériel et les dispositions [de ce dernier] devraient être cohérents par rapport au règlement (CE) n° 2201/2003 [du Conseil, du 27 novembre 2003, relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale abrogeant le règlement (CE) n° 1347/2000 (6)] ». Il y est ajouté que le règlement n° 1259/2010 « ne devrait s’appliquer qu’à la dissolution ou au relâchement du lien matrimonial » et que « [l]a loi désignée par les règles de conflit de lois énoncées dans [celui‑ci] devrait s’appliquer aux causes de divorce et de séparation de corps ».
9. Le considérant 24 de ce règlement énonce que « [d]ans certaines situations, la loi de la juridiction saisie devrait toutefois s’appliquer, comme lorsque la loi applicable ne prévoit pas le divorce ou lorsqu’elle n’accorde pas à l’un des époux, en raison de son appartenance à l’un ou l’autre sexe, une égalité d’accès au divorce ou à la séparation de corps. Cela ne devrait cependant pas porter atteinte à l’ordre public ».
10. Son article 1er prévoit, à son paragraphe 1, que le règlement n° 1259/2010 s’applique « dans les situations impliquant un conflit de lois, au divorce et à la séparation de corps ».
11. En vertu de l’article 4 de ce règlement, intitulé « Application universelle », « [l]a loi désignée par le présent règlement s’applique même si cette loi n’est pas celle d’un État membre participant ».
12. L’article 8 dudit règlement détermine la loi applicable à défaut de choix par les parties, exercé conformément à l’article 5, en retenant comme critères de rattachement en cascade, dans certaines conditions, la résidence habituelle des époux au moment de la saisine de la juridiction ou, à défaut, leur dernière résidence habituelle ou, à défaut, leur nationalité commune ou, à défaut, le siège de la juridiction saisie.
13. Selon l’article 10 du règlement n° 1259/2010, intitulé « Application de la loi du for », « [l]orsque la loi applicable en vertu des articles 5 ou 8 ne prévoit pas le divorce ou n’accorde pas à l’un des époux, en raison de son appartenance à l’un ou l’autre sexe, une égalité d’accès au divorce ou à la séparation de corps, la loi du for s’applique ».
14. L’article 12 du même règlement, intitulé « Ordre public », prévoit que « [l]’application d’une disposition de la loi désignée en vertu du présent règlement ne peut être écartée que si cette application est manifestement incompatible avec l’ordre public du for ».
B. Le droit allemand
1. Le FamFG
15. Le Gesetz über das Verfahren in Familiensachen und in den Angelegenheiten der freiwilligen Gerichtsbarkeit (7) (loi relative à la procédure en matière d’affaires familiales et de juridiction gracieuse, ci‑après le « FamFG ») énonce ce qui suit à son article 107, intitulé « Reconnaissance des décisions étrangères en matière matrimoniale » :
« 1) Les décisions rendues à l’étranger par lesquelles un mariage est [...] dissous avec ou sans maintien du lien matrimonial [...] ne sont reconnues que si l’administration de la justice du Land a constaté que les conditions de la reconnaissance sont réunies. [...]
[...]
6) Si l’administration de la justice du Land constate que les conditions de la reconnaissance sont réunies, l’époux qui n’a pas présenté la demande peut demander à l’Oberlandesgericht de statuer. [...]
7) Est compétente la chambre civile de l’Oberlandesgericht dans le ressort duquel l’administration de la justice du Land a son siège. [...] »
16. L’article 109 du FamFG, intitulé « Exclusions de reconnaissance », prévoit à son paragraphe 1, point 4, que « [l]a reconnaissance d’une décision étrangère est exclue, [...] lorsque [cette] reconnaissance [...] conduit à un résultat qui est manifestement incompatible avec les principes essentiels du droit allemand, plus particulièrement lorsqu[’elle] est incompatible avec les droits fondamentaux ». En vertu du paragraphe 5 de ce même article, aucun examen de la légalité de la décision étrangère n’est effectué.
2. L’EGBGB
17. Dans sa version en vigueur jusqu’au 28 janvier 2013, l’article 17, paragraphe 1, de l’Einführungsgesetz zum Bürgerlichen Gesetzbuch (loi introductive au code civil, ci‑après l’« EGBGB »), était libellé comme suit : « [l]e divorce est soumis au droit applicable aux effets généraux du mariage à la date d’introduction de la demande de divorce. Si la dissolution du mariage n’est pas possible en vertu de ce droit, le divorce relève du droit allemand lorsque l’époux demandeur du divorce est allemand à cette date ou l’était à la date du mariage. »
18. À la suite des modifications introduites par une loi datant du 23 janvier 2013 (8), la règle de conflit de lois susmentionnée a été révisée de sorte que l’article 17, paragraphe 1, de l’EGBGB énonce désormais que « [l]es conséquences patrimoniales du divorce, qui ne sont pas régies par les autres dispositions de la présente section, relèvent du droit applicable au divorce selon le règlement (UE) n° 1259/2010 ».
III. Le litige au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
19. Comme l’indique l’ordonnance prononcée par la Cour le 12 mai 2016 dans l’affaire Sahyouni (C‑281/15) (9), M. Raja Mamisch et Mme Soha Sahyouni se sont mariés, le 27 mai 1999, dans le ressort du tribunal islamique de Homs (Syrie). Ils possèdent tous deux la nationalité syrienne, depuis leur naissance, ainsi que la nationalité allemande, acquise par voie de naturalisation s’agissant de M. Mamisch et postérieurement au mariage s’agissant de Mme Sahyouni. Après avoir vécu en Allemagne jusqu’à l’année 2003, ils ont déménagé en Syrie puis ont résidé alternativement en Allemagne, au Koweït et au Liban. Actuellement, ils vivent à nouveau en Allemagne, dans des domiciles différents.
20. Le 19 mai 2013, M. Mamisch a déclaré vouloir divorcer de son épouse, son représentant ayant prononcé la formule de divorce devant le tribunal religieux de la charia de Latakia (Syrie). Le 20 mai 2013, ce tribunal a constaté le divorce des époux.
21. Il ressort de la décision de renvoi que, le 12 septembre 2013, Mme Sahyouni a fait une déclaration, signée de sa main, relative à la réception des prestations dues en vertu de la législation religieuse, à savoir une somme totale de 20 000 dollars américains (USD) (environ 15 000 euros (10)), qui était libellée comme suit : « […] j’ai reçu toutes les prestations qui me sont dues au titre du contrat de mariage et du fait du divorce intervenu sur vœu unilatéral et je le libère ainsi de toutes ses obligations à mon égard au titre du contrat de mariage et de l’ordonnance de divorce n° 1276 du 20 mai 2013 rendue par le tribunal de la charia de Latakia […] ».
22. Le 30 octobre 2013, M. Mamisch a demandé la reconnaissance de la décision de divorce prononcée en Syrie. Par décision du 5 novembre 2013, le président de l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich) a fait droit à cette demande, en constatant que les conditions légales de la reconnaissance de cette décision de divorce étaient réunies.
23. Le 18 février 2014, Mme Sahyouni a demandé l’annulation de ladite décision et qu’il soit jugé que les conditions de reconnaissance de la décision de divorce en cause n’étaient pas réunies.
24. Par décision du 8 avril 2014, le président de l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich) a rejeté la demande de Mme Sahyouni. Dans les motifs de sa décision, ce juge a indiqué que, selon lui, la reconnaissance de la décision de divorce en cause serait régie par le règlement n° 1259/2010, lequel s’appliquerait également aux divorces privés. En l’absence d’un choix valable de la loi applicable et d’une résidence commune habituelle des époux durant l’année précédant le divorce, la loi applicable devrait être déterminée selon les dispositions de l’article 8, sous c), dudit règlement. Lorsque les deux époux possèdent une double nationalité, le critère déterminant serait la nationalité effective au sens du droit allemand (11), laquelle aurait été, à la date du divorce en cause, la nationalité syrienne. Enfin, il a relevé que l’ordre public au sens de l’article 12 du règlement n° 1259/2010 ne ferait pas obstacle à la reconnaissance de la décision prononcée en Syrie, étant donné que l’épouse aurait accepté a posteriori la forme du divorce en question en déclarant accepter les prestations subséquentes, et que, en dépit d’une possible discrimination, l’article 10 de ce règlement ne s’y opposerait pas non plus dans ces circonstances.
25. Mme Sahyouni a introduit un recours contre cette décision de rejet. Par ordonnance du 2 juin 2015, l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich) a suspendu la procédure et a saisi la Cour de différentes questions préjudicielles portant sur l’interprétation du règlement n° 1259/2010.
26. Dans l’affaire Sahyouni (C‑281/15), par ordonnance du 12 mai 2016 (12), la Cour s’est déclarée manifestement incompétente pour répondre à ces questions aux motifs, notamment, que le règlement n° 1259/2010 ne s’appliquait pas à la reconnaissance d’une décision de divorce ayant déjà été prononcée dans un État tiers et que la juridiction de renvoi n’avait fourni aucun élément susceptible d’établir que les dispositions dudit règlement auraient été rendues applicables à de telles situations par le droit national de manière directe et inconditionnelle. Elle a cependant souligné que cette juridiction conservait la faculté de soumettre une nouvelle demande de décision préjudicielle lorsqu’elle serait en mesure de fournir à la Cour l’ensemble des éléments permettant à celle‑ci de statuer.
27. C’est dans ce contexte que, par décision du 29 juin 2016, parvenue à la Cour le 6 juillet 2016, l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich) a décidé de surseoir à statuer une seconde fois et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les cas de divorce privé, en l’occurrence celui sur déclaration unilatérale d’un des époux devant un tribunal religieux syrien sur le fondement de la charia, entrent‑ils aussi dans le champ d’application visé par l’article 1er du [règlement n° 1259/2010] ?
2) Dans l’hypothèse où il serait répondu par l’affirmative à la [première question], lors de l’application du règlement [n° 1259/2010], dans les cas de divorce privé, [l’examen au titre de] son article 10
a) doit‑il se fonder in abstracto sur une comparaison dont il ressort que, certes, la loi applicable en vertu de l’article 8 accorde également à l’autre époux un accès au divorce, mais que, en raison de son appartenance à l’un ou l’autre sexe, ce divorce est soumis à d’autres conditions de procédure et de fond que celles de l’accès d’un des époux, ou
b) l’intervention de cette norme dépend‑elle de ce que l’application du droit étranger, discriminatoire in abstracto, soit aussi discriminatoire, in concreto, dans le cas d’espèce ?
3) Dans l’hypothèse où il serait répondu par l’affirmative à la [deuxième question, sous b)], le consentement au divorce de l’époux discriminé, y compris sous la forme d’une réception acceptée de prestations compensatoires, constitue‑t‑il déjà un motif de ne pas appliquer la norme ? »
28. Dans la présente procédure, des observations écrites ont été déposées par les gouvernements allemand, belge, français, hongrois et portugais, ainsi que par la Commission européenne. Lors de l’audience du 31 mai 2017, M. Mamisch, les gouvernements allemand et hongrois ainsi que la Commission ont présenté leurs observations orales.
IV. Analyse
29. Compte tenu des objections émises à ce sujet, il y a lieu, avant de procéder à l’analyse des questions posées à la Cour, d’examiner si celle‑ci est compétente pour y répondre dans la présente procédure, contrairement à ce qui avait été constaté à l’égard de la demande de décision préjudicielle précédemment formée par la juridiction de renvoi dans le cadre du même litige au principal.
A. Sur la compétence de la Cour
30. J’indique, d’emblée, qu’à mon avis, la Cour est suffisamment éclairée pour pouvoir se prononcer sur les questions qui lui sont soumises dans la présente procédure, conformément à sa jurisprudence selon laquelle sa propre compétence peut être fondée sur le fait que le droit national rend applicable au litige au principal les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est demandée.
1. Sur les enseignements à tirer de la jurisprudence de la Cour
31. Il convient, tout d’abord, de rappeler qu’il résulte d’une jurisprudence constante que la présomption de pertinence qui s’attache aux questions posées à titre préjudiciel par une juridiction nationale, dans le cadre réglementaire et factuel qu’elle définit sous sa responsabilité, ne peut être écartée que dans des cas exceptionnels (13). Le rejet d’une demande de décision préjudicielle peut se justifier, notamment, s’il est manifeste que le droit de l’Union ne saurait trouver à s’appliquer, ni directement ni indirectement, aux circonstances de l’espèce (14).
32. En l’occurrence, ainsi que la Cour l’a constaté dans l’ordonnance du 12 mai 2016, Sahyouni (C‑281/15) (15), le litige au principal se situe en dehors du champ d’application du droit de l’Union, puisque ni le règlement n° 1259/2010, ni le règlement n° 2201/2003, ni aucun autre acte juridique de l’Union n’est applicable à un tel litige, qui a pour objet une demande de reconnaissance, dans un État membre, d’une décision de divorce ayant été prononcée par une autorité religieuse dans un État tiers.
33. En ce qui concerne, plus particulièrement, le règlement n° 1259/2010 (16), dont les dispositions étaient explicitement visées par la demande de décision préjudicielle dans ladite affaire, la Cour a relevé que celui‑ci détermine uniquement les règles de conflit de lois applicables, dans les États membres participants (17), en matière de divorce et de séparation de corps, sans régir la reconnaissance d’une décision de divorce ayant déjà été prononcée (18).
34. Dès lors, suivant les principes dégagés dans l’arrêt Dzodzi (19) et affinés dans la jurisprudence ultérieure (20), c’est seulement si la juridiction de renvoi a établi à suffisance l’applicabilité du règlement n° 1259/2010 en vertu du droit de l’État membre où elle siège, dans les circonstances du litige dont cette juridiction est saisie, que la Cour sera compétente pour statuer sur les questions soumises par celle‑ci nonobstant le fait que ledit litige ne relève pas directement du champ d’application de ce règlement.
35. À ce sujet, je rappelle (21) que la Cour peut se déclarer compétente pour répondre aux questions préjudicielles qui lui sont posées même lorsque les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est demandée ne trouvent pas à s’appliquer aux faits du litige au principal, dans le cas où lesdites dispositions ont été rendues applicables de manière directe et inconditionnelle par le droit national. En effet, lorsqu’une législation nationale se conforme, pour les solutions qu’elle apporte à des situations ne relevant pas du champ d’application de l’acte de l’Union concerné, à celles retenues par ledit acte, il existe un intérêt certain de l’Union à ce que, pour éviter des divergences d’interprétation futures, les dispositions reprises de cet acte reçoivent une interprétation uniforme. La Cour est, dès lors, appelée à vérifier s’il existe des indications suffisamment précises pour pouvoir établir ce renvoi au droit de l’Union, au regard des informations fournies à ce sujet par la demande de décision préjudicielle (22).
36. Il ressort aussi de cette jurisprudence que, même si la législation transposant une directive en droit national n’a pas repris textuellement les dispositions du droit de l’Union faisant l’objet des questions préjudicielles, la Cour peut être compétente pour statuer à titre préjudiciel, lorsqu’il est admis dans la décision de renvoi que toute interprétation donnée par la Cour de ces dispositions serait contraignante pour la résolution de l’affaire au principal (23). Il apparaît déterminant que la juridiction de renvoi considère que les notions figurant dans le droit national doivent effectivement recevoir la même interprétation que les notions analogues du droit de l’Union et qu’elle est liée à cet égard par l’interprétation desdites notions qui sera donnée par la Cour (24).
37. Conformément aux exigences de l’article 94 du règlement de procédure de la Cour, il incombe à la juridiction de renvoi d’indiquer en quoi le litige dont elle est saisie présente avec les dispositions du droit de l’Union visées par sa demande de décision préjudicielle un lien de rattachement qui rend l’interprétation sollicitée nécessaire à la solution de ce litige (25). En effet, dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, il appartient uniquement aux juridictions des États membres, et non à la Cour, de déterminer la finalité et la teneur des règles de droit national applicables au litige au principal, ainsi que la manière dont celles‑ci doivent être mises en œuvre, de sorte que la Cour est liée par le point de vue exprimé à ce titre par la juridiction de renvoi (26).
38. En particulier, dans le cas où le droit de l’Union est rendu applicable par les dispositions du droit national, il appartient au seul juge national d’apprécier la portée exacte de ce renvoi au droit de l’Union. S’il considère que le contenu de dispositions du droit de l’Union est applicable, en raison de ce renvoi direct et inconditionnel, à la situation non couverte par lesdites dispositions qui est à l’origine du litige lui étant soumis, ce juge est fondé à présenter une demande de décision préjudicielle dans les conditions prévues à l’article 267 TFUE (27). Néanmoins, la Cour s’assure généralement que les règles du droit de l’Union, telles qu’interprétées par elle‑même, ont bien été rendues applicables sans possibilité pour le juge national de s’en écarter (28) et sans qu’une telle extension du champ d’application desdites règles ne soit contraire à la volonté expresse du législateur de l’Union (29).
39. Pour confirmer le fait que les autorités compétentes d’un État membre ont effectivement décidé d’appliquer un traitement identique aux situations non couvertes par l’acte de l’Union concerné et aux situations régies par celui‑ci, la Cour prend en considération non seulement le contenu des dispositions nationales, mais aussi des éléments complémentaires, tels que le préambule et l’exposé des motifs de la législation pertinente (30). À cet égard, la Cour tient compte tant de la décision de renvoi (31) que de l’ensemble des observations présentées devant elle, et en particulier du point de vue formulé par le gouvernement de l’État membre dont l’ordre juridique est concerné, même si l’appréciation finale de la teneur du droit national demeure réservée à la juridiction de renvoi (32).
40. C’est à la lumière de ces enseignements qu’il convient d’apprécier si la Cour dispose d’éléments suffisants pour pouvoir se déclarer compétente dans la présente affaire, à la différence de ce qu’elle avait constaté au regard de la précédente demande de décision préjudicielle soumise dans le cadre du même litige au principal (33).
2. Sur l’existence d’un rattachement suffisant au droit de l’Union
41. Les gouvernements belge et hongrois soutiennent que la Cour n’est pas compétente, au motif qu’il ne ressort pas de la décision de renvoi que l’ordre juridique allemand renvoie de manière directe et inconditionnelle au règlement n° 1259/2010 lorsque la reconnaissance d’un divorce privé prononcé à l’étranger est demandée en Allemagne. Lors de l’audience, la Commission a nuancé l’avis qu’elle avait initialement formulé dans le même sens, eu égard aux explications fournies par le gouvernement allemand dans la présente procédure.
42. Tant M. Mamisch que les gouvernements allemand, français et portugais considèrent, pour leur part, que le droit allemand rend ledit règlement applicable à un litige tel que celui au principal et que, conformément à la jurisprudence ci‑dessus rappelée, la Cour est donc compétente pour répondre aux questions posées par la juridiction de renvoi. Tel est également mon point de vue.
43. Il est vrai que la juridiction de renvoi ne précise pas quelle est la règle du droit allemand qui conduit, selon elle, à une nécessaire application du règlement n° 1259/2010 lors de la « reconnaissance » d’un divorce privé intervenu à l’étranger, ce qui implique en pratique un contrôle de la validité de ce divorce, au regard de la loi identifiée comme devant régir ce dernier, aux fins de lui permettre de produire ses effets en Allemagne (34). Cependant, il est constant que la juridiction de renvoi est la seule compétente pour interpréter le droit national (35). Or, elle indique expressément que le droit allemand rend applicables, au sens de la jurisprudence précitée (36), les règles de conflit de lois énoncées par ledit règlement, dans le cadre du litige dont elle est saisie. De surcroît, cette assertion est clairement corroborée par les indications que le gouvernement allemand a données, au sujet du cadre juridique national, dans la présente affaire.
44. Dans les motifs de son ordonnance, la juridiction de renvoi marque une différence, en ce qui concerne la reconnaissance en Allemagne de divorces prononcés à l’étranger, entre ceux qui ont été prononcés avec le concours à caractère constitutif d’une juridiction ou d’une autre autorité étatique et ceux, qualifiés de « divorces privés », qui reposent sur une manifestation de volonté unilatérale ou mutuelle des parties, même s’ils sont intervenus éventuellement avec le concours d’une autorité étrangère mais à caractère seulement déclaratoire, par exemple du fait de l’enregistrement du divorce (37).
45. Elle expose que, en vertu de la pratique juridique allemande, les règles de nature procédurale figurant à l’article 107 du FamFG (38) sont applicables à la reconnaissance de ces deux catégories de divorces. En revanche, s’agissant des règles de fond, il serait communément admis, même si cet avis n’est pas unanime, que l’examen des divorces privés dont la reconnaissance est demandée doit être effectué, par les juridictions allemandes, non pas à l’aune des exigences de l’article 109 du FamFG (39), comme c’est le cas pour les divorces prononcés par une autorité publique, mais conformément aux règles énoncées par le règlement n° 1259/2010 (40).
46. Selon la juridiction de renvoi, cette thèse serait exacte, étant donné qu’il ne serait pas concevable de statuer sur le divorce de ressortissants d’États tiers en Allemagne selon des dispositions différentes de celles applicables à la reconnaissance d’un divorce déjà prononcé à l’étranger. Par ailleurs, si l’application du règlement n° 1259/2010 à l’égard des divorces privés était exclue, il existerait en droit allemand un vide juridique, non voulu par le législateur allemand, lequel a supprimé en 2013 l’ancienne règle de conflit de lois applicable, notamment, à la reconnaissance des divorces privés prononcés à l’étranger (41), qui figurait à l’article 17, paragraphe 1, de l’EGBGB (42), parce que ce législateur l’a tenue pour obsolète précisément en raison de l’existence dudit règlement.
47. À cet égard, le gouvernement allemand explique que la reconnaissance en Allemagne des divorces qui résultent d’une décision, à caractère constitutif, d’une juridiction ou d’une autre autorité étatique étrangère n’est pas subordonnée à un contrôle de la légalité d’une telle décision (43), mais se limite à une vérification d’ordre procédural (44) du respect des exigences énoncées à l’article 109 du FamFG (45). En revanche, la reconnaissance des divorces privés (46) n’est admise en Allemagne qu’après un contrôle de la validité de ces derniers (47), lequel doit être effectué au regard des dispositions de droit matériel de l’État désigné par les règles de conflit de lois pertinentes (48), à savoir désormais celles du règlement n° 1259/2010.
48. Ce gouvernement précise que le législateur allemand a, effectivement, abrogé la règle de conflit de lois prévue à l’ancien article 17, paragraphe 1, de l’EGBGB, parce qu’il a estimé que, à la suite de l’entrée en vigueur du règlement n° 1259/2010, la loi applicable à la dissolution du mariage devait être déterminée exclusivement sur la base des dispositions dudit règlement, en raison de l’effet universel prévu à l’article 4 de celui‑ci. En outre, comme l’indiquent clairement les travaux parlementaires cités dans les observations écrites du gouvernement allemand (49), le législateur national est parti du principe que le règlement n° 1259/2010 s’appliquait également aux divorces de nature privée. Il résulte de ces présupposés qu’il n’existe plus, en droit allemand, de règle autonome de conflit de lois pour déterminer le droit applicable à un divorce tel que celui en cause au principal.
49. C’est donc directement en raison de la suppression délibérée de la règle de conflit allemande qui permettait d’identifier la loi applicable à l’appréciation de la validité de divorces privés prononcés à l’étranger (50) que, d’une part, l’application du règlement n° 1259/2010 à l’égard de ce type de procédures a été rendue nécessaire en droit allemand, conformément à l’intention du législateur national ainsi qu’en vertu d’une pratique apparemment répandue des juridictions nationales (51) et que, d’autre part, l’interprétation contraignante par la Cour des dispositions de ce règlement est effectivement indispensable, selon l’appréciation appartenant à la juridiction de renvoi, pour trancher le litige au principal.
50. De surcroît, je souligne que le postulat pris par le législateur allemand, concernant le champ d’application matériel dudit règlement, ne contrevient pas de façon évidente à une volonté expresse du législateur de l’Union, comme cela était le cas dans d’autres affaires (52). Même si ce postulat est en réalité mal fondé à mon avis (53), cette erreur est indifférente en ce qui concerne l’appréciation de la compétence de la Cour, appréciation pour laquelle il suffit qu’un renvoi au droit de l’Union par le droit national existe dans les conditions rappelées ci‑dessus.
51. Au vu de l’ensemble de ces éléments, il n’est nullement manifeste (54) que les dispositions du droit de l’Union dont l’interprétation est demandée ne sauraient trouver à s’appliquer, en l’occurrence indirectement (55), dans le cadre du litige dont la juridiction de renvoi est saisie. Les conditions posées par la jurisprudence précitée (56) étant remplies à mes yeux, je considère que la compétence de la Cour est fondée dans la présente procédure.
B. Sur l’inclusion éventuelle de divorces de nature privée dans le champ d’application du règlement n° 1259/2010 (première question)
52. Par sa première question, la juridiction de renvoi invite la Cour, en substance, à se prononcer sur le point de savoir si les divorces dans lesquels aucune décision à effet constitutif n’a été prononcée par une autorité publique – juridiction ou autre émanation de l’État – relèvent du champ d’application matériel du règlement n° 1259/2010.
53. À titre liminaire, je note qu’il est possible de s’interroger sur la pertinence de cette question préjudicielle, étant donné que, pour les raisons indiquées ci‑dessus (57), les dispositions du règlement n° 1259/2010 ne sont applicables au litige au principal que par l’effet du renvoi direct à ce règlement qui est opéré par le droit allemand pour déterminer la loi applicable dans le cadre des procédures judiciaires portant sur la reconnaissance de divorces privés prononcés à l’étranger. Il pourrait donc être considéré que la prise de position demandée à la Cour concernant le champ d’application dudit règlement n’est pas nécessaire pour trancher ce litige, dès lors que le droit allemand impose que de telles procédures soient, en tout état de cause, régies par ce règlement.
54. Néanmoins, il existe selon moi un intérêt réel à ce que la Cour apporte une réponse à la question posée afin d’assurer, conformément à la jurisprudence précitée (58), une interprétation univoque de la notion de « divorce » au sens du règlement n° 1259/2010 et, partant, une application uniforme de celui‑ci dans les ordres juridiques de tous les États membres participants. En l’occurrence, dans l’hypothèse où la Cour y répondrait par la négative, comme j’entends le préconiser, les autorités allemandes seraient, concrètement, amenées à adapter autant que nécessaire les règles de droit nationales, comme le gouvernement allemand l’a admis lors de l’audience.
55. Le problème de la couverture éventuelle de telles désunions de nature privée par ledit règlement est soulevé, en l’espèce, au regard d’un système juridique d’inspiration musulmane, celui de la Syrie, qui admet que les liens du mariage soient dissous par un acte de volonté de l’époux suivi d’un simple enregistrement ou d’une décision à effet uniquement déclaratoire émanant d’une autorité religieuse. Cependant, cette problématique se pose plus généralement au regard de tous les types de divorces existant qui sont obtenus sans la participation constitutive d’une autorité publique, qu’ils résultent d’une manifestation de volonté unilatérale ou commune des parties.
56. Dans leurs observations, M. Mamisch ainsi que les gouvernements allemand et français considèrent que les divorces privés doivent être régis par les dispositions du règlement n° 1259/2010, à tout le moins dans des circonstances telles que celles de la procédure au principal (59). En revanche, les gouvernements belge, hongrois et portugais ainsi que la Commission soutiennent le contraire, ce qui est également mon avis, pour les motifs suivants.
57. Tout d’abord, il peut être constaté que le libellé des dispositions du règlement n° 1259/2010, et en particulier celui de son article 1er qui est relatif au champ d’application de cet instrument, ne fournit pas d’indications utiles pour répondre à la question préjudicielle, puisque la notion de « divorce » n’y est aucunement définie.
58. Conformément à une jurisprudence constante de la Cour, il découle de l’exigence d’une application uniforme du droit de l’Union que, lorsqu’un acte de l’Union ne renvoie pas au droit des États membres pour la définition d’une notion particulière, comme tel est ici le cas, cette notion doit recevoir une interprétation autonome, que la Cour recherche en tenant compte de l’économie générale, des objectifs et de la genèse de la réglementation en cause (60).
59. S’agissant de l’économie générale du règlement n° 1259/2010, M. Mamisch et le gouvernement allemand prétendent que le rejet des divorces privés de son champ d’application matériel ne découlerait pas d’une vue d’ensemble systématique des dispositions dudit règlement. Je ne partage pas leur analyse.
60. Ce type de divorces n’est, certes, pas exclu de façon explicite dudit champ, à la différence d’une autre forme de rupture du lien conjugal qu’est l’annulation de mariage (61). Cependant, de nombreuses dispositions du règlement n° 1259/2010 accordent une place centrale à l’intervention d’une « juridiction », telle que définie de façon souple à son article 3, point 2 (62), et à l’existence d’une « procédure » aux fins de dissolution ou de relâchement du lien matrimonial (63). Cela tend, selon moi, à indiquer que le législateur de l’Union n’a entendu couvrir les « divorces » au sens dudit règlement que dans le contexte de décisions rendues par des autorités à caractère public qui sont compétentes en la matière (64).
61. Je précise qu’il n’est pas déterminant, à cet égard, que ce législateur ait inséré, dans le règlement n° 1259/2010, les dispositions figurant à son article 10, lesquelles permettent au juge saisi d’écarter l’application d’une loi étrangère discriminatoire en ce qu’elle prévoit un accès au divorce qui diffère entre les époux selon leur appartenance à l’un ou l’autre sexe (65). En effet, il ne saurait être exclu qu’une telle loi ait vocation à s’appliquer dans le cadre d’un divorce de nature publique, et non de nature privée comme c’est le cas en l’espèce.
62. S’agissant des objectifs poursuivis par le règlement n° 1259/2010, les gouvernements allemand et français soutiennent que le champ d’application dudit règlement doit être conçu de façon large, au motif que, en raison de son caractère universel, cet instrument tendrait à régir toutes les situations de divorce envisageables selon les droits matériels potentiellement applicables. Il est vrai que, conformément à son article 4, les lois de n’importe quel ordre juridique – et non uniquement les lois des États membres participants – ont vocation à s’appliquer en vertu de ce règlement (66) et que certains ordres juridiques d’États non membres de l’Union connaissent le divorce privé sous diverses formes. Toutefois, j’estime que ces considérations ne sont pas déterminantes en ce qui concerne l’étendue des types de divorce couverts par le règlement n° 1259/2010, compte tenu non seulement des arguments ci‑avant présentés, mais aussi d’éléments complémentaires, liés à la genèse de celui‑ci.
63. À l’instar des gouvernements belge, hongrois et portugais ainsi que de la Commission, j’estime que la teneur du règlement n° 2201/2003 devrait être prise en compte dans le cadre de l’interprétation du règlement n° 1259/2010, eu égard aux liens étroits qui existent historiquement entre ces deux actes (67), même si l’un porte sur les conflits de compétence juridictionnelle, tandis que l’autre porte sur les conflits de lois. En effet, aux termes du considérant 10, première phrase, du règlement n° 1259/2010, « [l]e champ d’application matériel et les dispositions [de celui‑ci] devraient être cohérents par rapport au règlement [n° 2201/2003] » et d’autres dispositions de ce premier règlement évoquent expressément les relations avec ce dernier (68).
64. Or, il est admis, par tous les intéressés ayant ici déposé des observations écrites, que le terme « divorce » employé dans le règlement n° 2201/2003 n’englobe pas les divorces privés, étant rappelé que celui‑ci régit uniquement la compétence des juridictions des États membres (69) ainsi que la reconnaissance et l’exécution des décisions rendues par ces dernières, notamment en matière de divorce (70). Le terme identique qui figure dans le règlement n° 1259/2010 devrait selon moi être interprété dans le même sens, afin d’assurer la cohérence avec cet acte voisin qui a été voulue par le législateur de l’Union, de sorte que les décisions émanant d’autorités non étatiques ne sauraient être couvertes par le champ d’application de ces deux instruments.
65. Une consultation des travaux préparatoires qui ont conduit à l’adoption du règlement n° 1259/2010 n’apporte pas directement des indications concluantes dans la présente affaire, puisque je n’ai trouvé aucune trace de ce que la question des divorces privés aurait été spécifiquement évoquée. Cependant, ce silence me semble révélateur de ce que, comme le font valoir tant le gouvernement hongrois que la Commission, lors de l’adoption dudit règlement, le législateur de l’Union a eu à l’esprit uniquement les situations dans lesquelles le divorce est prononcé par une juridiction étatique ou par une autre autorité publique. En effet, il n’est pas contesté que, comme l’a d’ailleurs relevé le parlement allemand (71), à cette époque, dans les ordres juridiques des États membres participant à la coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable en matière matrimoniale (72), seuls des organes à caractère public pouvaient adopter des décisions ayant une valeur juridique en la matière (73).
66. Dans la mesure où l’inclusion éventuelle des divorces de nature privée n’a apparemment pas fait l’objet d’un débat lors des négociations ayant précédé l’adoption du règlement n° 1259/2010 et en raison des autres considérations ci‑dessus exposées (74), je suis d’avis que la Cour ne saurait se prononcer dans un sens qui incorporerait ce type de divorces dans le champ d’application dudit règlement. La décision de procéder à une telle inclusion appartient au seul législateur de l’Union, s’il l’estime opportune, après un débat formel et une analyse approfondie des implications concrètes que cette opération serait susceptible d’avoir, au regard des divers systèmes juridiques des États membres participants (75) et compte tenu des particularités des différentes formes possibles de divorces privés.
67. Par conséquent, je suis d’avis que le règlement n° 1259/2010 doit être interprété en ce sens que les divorces de nature privée, à savoir ceux prononcés sans le concours à caractère constitutif d’une juridiction ou autorité publique, ne relèvent pas de son champ d’application.
C. Sur les modalités d’application de l’article 10 du règlement n° 1259/2010 en cas d’inégalité d’accès au divorce (deuxième et troisième questions)
68. Les questions suivantes sont posées, et ne devront donc être examinées, qu’à titre subsidiaire. Tant la deuxième question, qui est subdivisée en deux volets, que la troisième question, qui est expressément liée au dernier de ces volets, portent sur l’interprétation de l’article 10 du règlement n° 1259/2010, lequel permet d’appliquer la loi du for à titre dérogatoire, lorsque la loi étrangère qui serait en principe applicable, en vertu d’autres dispositions de ce règlement, soit ne permet aucun divorce (76), soit prévoit que l’accès à la séparation de corps ou au divorce, comme dans le litige au principal, varie en fonction de l’appartenance des époux à l’un ou à l’autre sexe (77).
69. Ces deux questions concernent les modalités d’application dudit article 10, d’une part, sous l’angle de la façon – abstraite ou concrète – dont il convient d’examiner la discrimination causée par ladite loi étrangère et, d’autre part, sous l’angle de la place qu’il y a lieu d’accorder à l’assentiment éventuel de l’époux discriminé à l’égard du divorce inégalitaire.
1. Sur l’examen in abstracto du caractère discriminatoire de l’accès au divorce au titre de l’application de l’article 10 du règlement n° 1259/2010
70. La deuxième question préjudicielle est posée uniquement dans l’hypothèse où la Cour répondrait par l’affirmative à la première question et, ainsi, jugerait que les divorces privés, tels que celui en cause au principal, relèvent du champ d’application matériel du règlement n° 1259/2010. Eu égard à la réponse négative que je préconise de donner à la précédente question, je considère qu’il n’y aura pas lieu de répondre à la deuxième question (78). Toutefois, je présenterai des observations à ce sujet, par souci d’exhaustivité.
71. Par cette question, la juridiction de renvoi demande, en substance, si l’article 10 du règlement n° 1259/2010 doit être interprété en ce sens que l’application de la loi du for qu’il prévoit doit intervenir dès lors que la loi étrangère qui serait applicable en vertu des articles 5 ou 8 de ce règlement (79) opère une discrimination entre les époux in abstracto – au regard de la teneur de cette dernière loi –, indépendamment du fait que celle‑ci soit ou non discriminatoire in concreto – au regard des circonstances du cas d’espèce (80).
72. Le gouvernement allemand propose d’interpréter cet article 10 de façon à ce que, lors de l’examen de la validité d’un divorce privé prononcé à l’étranger, le droit de la juridiction procédant à cet examen ne s’applique que si, dans le cas concret, une discrimination est causée, au détriment de l’un des époux, par la loi étrangère applicable. M. Mamisch partage ce point de vue.
73. Les gouvernements français, hongrois et portugais ainsi que la Commission considèrent, en revanche, qu’il suffit que l’examen du caractère discriminatoire de la loi étrangère, aux fins de l’application dudit article 10, soit effectué in abstracto, sans s’attacher aux spécificités de la situation des personnes concernées, ce qui est aussi mon avis, pour l’ensemble des raisons exposées ci‑dessous.
74. En premier lieu, j’estime qu’une telle interprétation respecte le libellé tant de l’article 10 que du considérant 24 du règlement n° 1259/2010.
75. Certes, ledit article 10 ne donne pas d’indications explicites concernant la façon dont il convient d’apprécier si la loi étrangère qui serait en principe applicable défavorise l’un des époux en raison de son appartenance à un sexe. Cependant, ledit article ne contient aucune mention dont il ressortirait que la loi du for serait susceptible d’évincer une loi prévoyant un accès inégal au divorce uniquement lorsque cette dernière loi produit des effets discriminatoires dans le cas d’espèce, comme l’envisage la juridiction de renvoi. Ainsi que le souligne le gouvernement français, il ressort, au contraire, de sa formulation qu’il est suffisant que la loi étrangère applicable soit discriminatoire de par son contenu pour qu’elle soit écartée par la juridiction d’un État membre participant.
76. J’estime que la thèse qui est soutenue par la juridiction de renvoi ainsi que par M. Mamisch et par le gouvernement allemand n’est pas davantage étayée au regard du contenu du considérant 24 du règlement n° 1259/2010. Il est possible que le libellé dudit considérant dans sa version en langue allemande prête à confusion, en ce que l’expression liminaire « Dans certaines situations, » y est directement suivie de termes signifiant « dans lesquelles la loi applicable […] n’accorde pas [...] une égalité d’accès au divorce ou à la séparation de corps » (81). Les mots de liaison que j’ai soulignés pourraient donner à penser qu’il convient d’examiner les effets concrets de cette loi au regard de la situation spécifique des époux en cause (82).
77. Toutefois, la formulation adoptée dans d’autres versions linguistiques est dépourvue d’une telle source d’ambiguïté (83). Au vu de ces dernières ainsi que compte tenu des travaux préparatoires du règlement n° 1259/2010 (84), il m’apparaît que l’utilisation de ladite expression liminaire renvoie simplement aux situations qui sont décrites à l’article 10 pour définir les cas de figure couverts par celui‑ci, ainsi que la Commission l’affirme, et qu’elle ne saurait être comprise comme reflétant une volonté du législateur de limiter l’application de cette disposition aux seules désunions dans lesquelles la discrimination visée s’est produite in concreto.
78. En tout état de cause, conformément à une jurisprudence constante, la formulation utilisée dans l’une des versions linguistiques d’une disposition du droit de l’Union ne saurait servir de base unique à l’interprétation de cette disposition ou se voir attribuer un caractère prioritaire par rapport aux versions établies dans les autres langues. En effet, la nécessité d’une application et, dès lors, d’une interprétation uniforme d’un acte de l’Union exclut que celui‑ci soit considéré isolément dans une de ses versions. Dès lors, en cas de disparité entre les diverses versions linguistiques d’un texte du droit de l’Union, la portée de la disposition concernée doit être appréciée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle constitue un élément (85).
79. Or,l’interprétation que je propose à la Cour d’adopter est selon moi confirmée, en deuxième lieu, par l’économie générale du règlement n° 1259/2010. Plus spécialement, l’article 10 dudit règlement doit être interprété à la lumière de son article 12, lequel permet d’écarter une disposition de la loi désignée en vertu de cet instrument lorsque l’application de celle‑là serait manifestement incompatible avec l’ordre public du for, ainsi qu’à la lumière de son considérant 25, qui est relatif à la teneur de cet article 12 (86).
80. À cet égard, M. Mamisch et le gouvernement allemand allèguent que, en ce qu’il constituerait une dérogation vis‑à‑vis des règles désignant la loi en principe applicable et une expression particulière de l’exception générale d’ordre public mentionnée ci‑dessus, l’article 10 du règlement n° 1259/2010 devrait être interprété de façon stricte, ce dont il découlerait que l’existence d’une discrimination devrait être recherchée au cas par cas, tout au moins dans le cadre de l’examen de la validité d’un divorce déjà intervenu à l’étranger (87).
81. Pour ma part, à l’instar des gouvernements hongrois et portugais ainsi que de la Commission, j’estime inapproprié de procéder à une interprétation restrictive du champ d’application de l’article 10 du règlement n° 1259/2010, par voie de « réduction téléologique » selon les termes employés par la juridiction de renvoi, qui conduirait à exiger que la loi étrangère soit discriminatoire non seulement en raison de son contenu mais aussi au regard de ses effets concrets.
82. Une comparaison tant du libellé que de l’esprit de ces dispositions démontre que l’article 10 ne saurait être vu comme une simple déclinaison de la réserve d’ordre public énoncée à l’article 12 dudit règlement (88), même si ces dispositions sont complémentaires (89). En effet, l’article 10 est formulé en des termes plus larges, étant donné qu’il permet de refouler la loi étrangère dans son intégralité, et non uniquement de faire obstacle à « une disposition » isolée qui serait jugée incompatible avec l’ordre public du for, comme l’article 12 le prévoit. Par ailleurs, contrairement à l’article 12, qui laisse aux juges nationaux la liberté d’apprécier de manière discrétionnaire l’existence d’une atteinte à l’ordre public, l’article 10 ne contient pas une telle marge d’appréciation (90), mais tend à s’appliquer de façon quasi automatique, dès que la juridiction saisie constate que les conditions qu’il énonce sont effectivement réunies (91).
83. Le préambule du règlement n° 1259/2010 corrobore cette analyse, puisque le considérant 25 précise que la juridiction saisie peut faire usage de l’exception prévue à l’article 12 pour « écarter une disposition de la loi étrangère lorsque son applicationdans un cas précis serait manifestement contraire à l’ordre public du for » (92), donc au regard des effets concrets de cette loi dans le cas d’espèce, alors qu’il n’y a pas d’expression équivalente dans le considérant 24 se rapportant à l’article 10 (93).
84. En troisième lieu et surtout, la thèse que je soutiens répond, selon moi, pleinement à la finalité spécifique de la disposition dont l’interprétation est demandée. Il m’apparaît que l’article 10 du règlement n° 1259/2010 tend à protéger un droit si fondamental, à savoir le droit de pouvoir divorcer dans des conditions égalitaires entre hommes et femmes, qu’il ne saurait être possible de le restreindre, pas même en vertu de la loi en principe applicable à la désunion, indépendamment du fait que cette loi soit désignée par la volonté des personnes concernées ou par l’effet d’autres dispositions dudit règlement (94). Le droit à un traitement dépourvu de toute discrimination, en particulier fondée sur le sexe, constitue effectivement, comme le souligne le gouvernement portugais, l’un des droits fondamentaux consacrés tant par les traités que par l’article 21 de la Charte (95).
85. Au vu du considérant 30 du règlement n° 1259/2010 (96) et des travaux ayant conduit à l’adoption de cet instrument (97), je partage l’avis du gouvernement hongrois et de la Commission selon lequel le législateur de l’Union a considéré que la discrimination visée par son article 10, à savoir celle fondée sur l’appartenance des époux à l’un ou l’autre sexe, revêt une gravité telle qu’elle doit conduire au rejet absolu, sans aucune possibilité d’exception au cas par cas, de l’intégralité de la loi qui aurait sinon dû être appliquée (98). Cette finalité ne serait pas atteinte s’il était permis qu’une loi étrangère discriminatoire produise ses effets sur le territoire d’un État membre participant au motif que l’époux discriminé in abstracto n’aurait pas été lésé in concreto.
86. Dans une telle hypothèse, en quatrième lieu, la réalisation des objectifs poursuivis par la réglementation dont l’article 10 du règlement n° 1259/2010 constitue un élément serait, à mon sens, compromise. En effet, il ressort de ses considérants 9, 21, 22 et 29 que ledit règlement a pour buts d’uniformiser les règles de conflit de lois, en matière de divorce et de séparation de corps, afin de renforcer la sécurité juridique, la prévisibilité et la souplesse, tout en prévenant le risque de forum shopping, dans les procédures de désunion à caractère international et, dès lors, de faciliter la libre circulation des personnes à l’intérieur de l’Union (99). Or, si le jeu de la dérogation prévue à cet article 10 devait dépendre d’une évaluation faite in concreto par les juges nationaux compétents, les objectifs généraux susmentionnés ne seraient pas atteints, puisque la loi finalement applicable serait déterminée après une analyse casuistique, et non de façon systémique donc sûre et prévisible.
87. Enfin, l’interprétation que je préconise répond à des considérations d’ordre fonctionnel. À cet égard, je rappelle que le règlement n° 1259/2010 a normalement pour objet de désigner la loi applicable au divorce dans les situations comportant un élément d’extranéité, lorsqu’une juridiction de l’un des États membres participants est saisie d’une demande aux fins de divorce (100), et non d’une demande aux fins de reconnaissance d’une décision de divorce déjà rendue, comme cela résulte en l’espèce de la mise en œuvre de règles de droit allemand. Or, ainsi que le relève le gouvernement français, dans le cadre normal d’application de cet instrument, le divorce n’a, par hypothèse, pas encore été prononcé ou constaté et il sera donc la plupart du temps difficile voire impossible de déterminer, à ce stade préalable, si l’application de la loi désignée en vertu des articles 5 ou 8 de ce règlement aura in concreto un effet discriminatoire, en raison de l’appartenance d’un époux à l’un ou l’autre sexe, en ce qui concerne l’accès au divorce.
88. Pour régler ce problème, j’estime impossible de suivre la voie, qui est suggérée par la juridiction de renvoi et par le gouvernement allemand, selon laquelle une approche spécifique pourrait être adoptée « tout au moins » lorsque la juridiction est saisie, comme dans le litige au principal, de l’examen de la validité d’un divorce déjà prononcé à l’étranger et qu’elle peut donc porter un regard rétrospectif sur la situation concrète. À mon avis, compte tenu de la nécessité d’interpréter cette disposition du droit de l’Union de façon objective, générale et uniforme (101), il ne saurait être admis de faire varier l’interprétation de l’article 10 du règlement n° 1259/2010 selon que l’instance porte sur une demande de divorce, cas normal d’application de ce règlement dans lequel il suffirait qu’une discrimination abstraite existe, ou bien sur la reconnaissance d’une décision de divorce, cas d’application de celui‑ci résultant du droit allemand dans lequel il faudrait qu’une discrimination concrète soit constatée.
89. En conclusion, il convient, selon moi, de répondre à la deuxième question préjudicielle que l’article 10 du règlement n° 1259/2010 doit être interprété en ce sens que la loi du for doit s’appliquer dès lors que la loi étrangère qui serait applicable en vertu des articles 5 ou 8 de ce règlement induit une discrimination in abstracto, au regard de son contenu, et non pas seulement lorsque cette dernière loi cause une discrimination in concreto, au regard des circonstances du cas d’espèce.
2. Sur l’absence d’incidence du consentement éventuel de l’époux discriminé au titre de l’application de l’article 10 du règlement n° 1259/2010
90. La troisième question est soumise uniquement dans l’hypothèse où la Cour jugerait, en réponse à la deuxième question, que la seconde voie qui est envisagée dans celle‑ci doit être retenue, à savoir que l’intervention dérogatoire de la lex fori en vertu de l’article 10 du règlement n° 1259/2010 suppose que l’application de la loi étrangère en principe désignée soit discriminatoire, pour l’un des époux, dans le cas d’espèce. Dès lors que je propose d’apporter la réponse inverse à la deuxième question, j’estime qu’il n’y aura pas lieu pour la Cour de se prononcer sur la troisième question. Toutefois, je présenterai quelques observations la concernant, à titre subsidiaire.
91. Par sa dernière question, la juridiction de renvoi invite la Cour à déterminer si la circonstance que l’époux discriminé ait consenti au divorce, y compris sous la forme d’une acceptation de prestations compensatoires, permet de ne pas appliquer, en ce cas, la règle prévue à l’article 10 du règlement n° 1259/2010. Cette juridiction indique que, en présence d’un consentement dûment constaté de l’époux théoriquement lésé (102), elle serait encline à ne pas faire jouer ladite règle, de sorte que ce serait la loi désignée par l’article 5 ou l’article 8 de ce règlement qui resterait applicable. Elle ajoute, en citant de la jurisprudence allemande en ce sens, qu’en cas d’application de la loi syrienne, celle‑ci devrait être appréciée, dans le cas concret, à l’aune de l’ordre public allemand.
92. Le gouvernement allemand partage cette analyse, puisqu’il considère qu’il pourrait, au cas par cas, ne pas exister de discrimination, au sens dudit article 10, lorsque l’époux qui est discriminé in abstracto par la loi applicable en vertu des autres dispositions du règlement n° 1259/2010 a déclaré consentir au divorce, sous réserve que cet assentiment ait été donné librement et d’une manière qui puisse être constatée indubitablement, ce qu’il incomberait à la juridiction de renvoi de vérifier au vu des circonstances du cas d’espèce (103). M. Mamisch a exprimé un avis similaire lors de l’audience (104).
93. En revanche, les gouvernements français, hongrois et portugais ainsi que la Commission soutiennent la thèse contraire, position qui est aussi la mienne, pour les motifs suivants.
94. En premier lieu, je souligne, à l’instar de la Commission, que le libellé de l’article 10 du règlement n° 1259/2010 ne contient aucune réserve qui permettrait, aux juridictions des États membres participants, d’écarter l’exception énoncée à cette disposition dans les cas où la mise en œuvre de la loi étrangère en principe applicable, qui par hypothèse est intrinsèquement discriminatoire, n’entraîne en pratique aucun préjudice pour l’époux discriminé.
95. De surcroît, il ressort de la formulation dudit article 10, de même que du considérant 24 du règlement n° 1259/2010, que le facteur de discrimination qui justifie l’application dérogatoire de la lex fori est une absence d’« égalité d’accès au divorce ou à la séparation de corps » (105). Le gouvernement français met en exergue, à juste titre, qu’il convient de ne pas confondre l’acceptation par un époux des conséquences d’une procédure de divorce, d’une part, et l’acceptation par ce même époux du principe du divorce, d’autre part (106). Or, je considère que seul ce dernier cas de figure correspond à l’expression qui est utilisée dans les dispositions susmentionnées. Cette analyse me paraît corroborée par le fait que ledit règlement a vocation à couvrir uniquement la dissolution du mariage en soi, sachant qu’il exclut expressément de son champ d’application des enjeux juridiques qui se présentent non pas au début, mais plutôt au cours voire à l’issue d’une procédure de divorce, tels que les effets patrimoniaux du mariage ou les obligations alimentaires (107).
96. Ainsi, il m’apparaît que la troisième question préjudicielle repose sur une prémisse erronée, en ce qu’elle évoque le « consentement au divorce de l’époux discriminé, y compris sous la forme d’une réception acceptée de prestations compensatoires » (108). En effet, cette formule assimile, à tort selon moi, l’acceptation avérée de l’un des effets du divorce (109) à l’acceptation supposée du principe du divorce lui‑même (110), alors même que les deux événements cités se sont produits à des étapes bien différentes de la procédure de divorce (111).
97. À cet égard, dans le litige au principal, la circonstance que Mme Sahyouni ait fait opposition à la décision ayant admis la reconnaissance en Allemagne du divorce prononcé en Syrie (112) me semble révélatrice de ce que, nonobstant l’écrit aux termes duquel elle a déclaré accepter les prestations compensatoires versées par son mari, elle n’a pas eu la volonté d’acquiescer à ce divorce en lui‑même.
98. Certes, il appartient, par principe, uniquement à la juridiction saisie de ce litige de statuer sur l’appréciation d’éléments d’ordre factuel que constituent l’existence et la portée d’un assentiment éventuellement donné par une partie. Cependant, j’estime nécessaire d’éclairer cette juridiction sur les éléments qu’elle devrait prendre en compte lors de l’application de l’article 10 du règlement n° 1259/2010 qu’elle pourrait être amenée à faire (113).
99. En tout état de cause, à supposer même que le consentement au divorce de l’épouse ayant été discriminée soit tenu pour acquis par cette juridiction, un tel constat ne saurait conduire à écarter la règle de droit énoncée audit article.
100. En effet, l’approche envisagée par la juridiction de renvoi dans sa dernière question préjudicielle n’est pas conforme, en deuxième lieu, aux objectifs visés par le règlement nº 1259/2010, et plus particulièrement par son article 10.
101. À ce sujet, la Commission affirme, dans ses observations écrites et orales, que la règle qui figure à cet article 10 remplit une fonction de protection au bénéfice de l’époux discriminé, car il s’agit de la partie qui est en situation de faiblesse, et que cette fonction serait compromise si ladite règle revêtait un caractère facultatif. Il y aurait, en effet, un risque que cette partie accepte de renoncer à l’application de la loi du for, peut‑être sans même savoir que celle‑ci lui est plus favorable (114).
102. Il ressort des travaux préparatoires ayant abouti à l’adoption du règlement n° 1259/2010 que le principe de l’autonomie de la volonté des parties, qui est posé par cet instrument, a été encadré, par l’instauration de garanties spéciales, afin tant de faire respecter les « valeurs communes de l’Union européenne » (115) que de protéger le plus faible d’entre les époux (116). Or, le dispositif dérogatoire prévu à son article 10 serait privé d’effet utile, et donc les objectifs susmentionnés ne seraient pas atteints, si l’époux discriminé pouvait accepter d’en perdre le bénéfice, en consentant à faire l’objet d’un divorce inégalitaire, que ce soit à cause d’une contrainte exercée par son conjoint, en raison de sa volonté personnelle de sortir d’une situation conflictuelle ou par simple ignorance de ses droits.
103. En troisième lieu, une étude du système dans lequel s’inscrit l’article 10 du règlement nº 1259/2010 conforte l’interprétation tant littérale que téléologique que je propose d’adopter. En effet, cet article garantit la primauté des exigences qu’il contient à la fois sur la loi choisie par les époux, en vertu de l’article 5 dudit règlement, et sur la loi applicable à défaut de choix exercé par ceux‑ci, en vertu de son article 8. Ainsi que la Commission l’a relevé, l’article 10 s’applique dès l’instant où les conditions objectives de son application sont remplies et il permet de privilégier la loi du for même lorsque la loi discriminatoire avait été expressément désignée par les parties. Il s’en infère que la règle prévue audit article, qui repose sur le respect de valeurs considérées comme fondamentales, a été dotée d’un caractère impératif et a donc été placée, par la volonté du législateur de l’Union, en dehors de la sphère de la libre disposition de leurs droits par les personnes concernées (117).
104. Par conséquent, j’estime que s’il s’avère que l’époux qui subit une discrimination en raison du sexe – par l’effet de la loi applicable selon l’article 5 ou l’article 8 du règlement n° 1259/2010 – a consenti au divorce, cet assentiment ne saurait conduire à écarter l’intervention de la loi du for en vertu de l’article 10 dudit règlement, lorsque les conditions prévues par ce dernier article sont réunies. En d’autres termes, il conviendrait, selon moi, d’apporter une réponse négative à la troisième question préjudicielle, dans l’hypothèse où la Cour se prononcerait sur cette demande subsidiaire.
V. Conclusion
105. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles posées par l’Oberlandesgericht München (tribunal régional supérieur de Munich, Allemagne) de la manière suivante :
1) Les dispositions du règlement (UE) n° 1259/2010 du Conseil, du 20 décembre 2010, mettant en œuvre une coopération renforcée dans le domaine de la loi applicable au divorce et à la séparation de corps, et en particulier son article 1er, doivent être interprétées en ce sens que ne relèvent pas du champ d’application de ce règlement les divorces prononcés sans décision à effet constitutif d’une juridiction ou d’une autre autorité publique, tel qu’un divorce résultant de la déclaration unilatérale d’un époux enregistrée par un tribunal religieux.
2) À titre subsidiaire, dans l’hypothèse où la Cour jugerait que de tels divorces de nature privée relèvent du champ d’application du règlement n° 1259/2010, son article 10 devrait être interprété en ce sens, d’une part, que la loi du for doit s’appliquer dès lors que la loi étrangère désignée en vertu des articles 5 ou 8 de ce règlement génère in abstracto une discrimination fondée sur l’appartenance des époux à l’un ou l’autre sexe et, d’autre part, que la circonstance que l’époux discriminé ait éventuellement consenti au divorce est sans incidence sur l’applicabilité dudit article.