Language of document : ECLI:EU:C:2008:672

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme Juliane Kokott

présentées le 3 décembre 2008 (1)

Affaire C‑59/08

Copad SA

contre

Christian Dior couture SA e.a.


[demande de décision préjudicielle introduite par la Cour de cassation (France)]

«Directive 89/104/CEE – Droit des marques – Épuisement des droits du titulaire de la marque – Vente de produits revêtus de la marque en violation du contrat de licence – Vente chez un soldeur – Atteinte à l’image de la marque – Absence d’accord du titulaire de la marque»





I –    Introduction

1.        La présente affaire soulève pour la première fois la question des effets d’un contrat de licence sur l’épuisement des droits du titulaire de la marque. Il s’agit de déterminer dans quelle mesure le titulaire de la marque peut s’opposer à ce que des produits porteurs de la marque soient «bradés» chez un soldeur bien que le contrat de licence interdise expressément au licencié de vendre à un soldeur. Il s’agit en particulier de savoir si et, le cas échéant, dans quelles circonstances la réputation d’un produit en tant que produit de luxe exclusif doit être considérée comme une caractéristique de qualité.

II – Le cadre juridique

2.        Le droit applicable est énoncé dans la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (2).

3.        L’article 7 énonce les règles relatives à l’épuisement du droit conféré par la marque:

«1.      Le droit conféré par la marque ne permet pas à son titulaire d’interdire l’usage de celle-ci pour des produits qui ont été mis dans le commerce dans la Communauté sous cette marque par le titulaire ou avec son consentement.

2.       Le paragraphe 1 n’est pas applicable lorsque des motifs légitimes justifient que le titulaire s’oppose à la commercialisation ultérieure des produits, notamment lorsque l’état des produits est modifié ou altéré après leur mise dans le commerce.»

4.        L’article 8 précise les effets des licences d’utilisation des marques:

«1.       La marque peut faire l’objet de licences pour tout ou partie des produits ou des services pour lesquels elle est enregistrée et pour tout ou partie du territoire d’un État membre. Les licences peuvent être exclusives ou non exclusives.

2.       Le titulaire de la marque peut invoquer les droits conférés par cette marque à l’encontre d’un licencié qui enfreint l’une des clauses du contrat de licence, en ce qui concerne sa durée, la forme couverte par l’enregistrement sous laquelle la marque peut être utilisée, la nature des produits ou des services pour lesquels la licence est octroyée, le territoire sur lequel la marque peut être apposée ou la qualité des produits fabriqués ou des services fournis par le licencié.»

III – Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

5.        Le 17 mai 2000, la société Christian Dior couture SA (ci‑après «Dior») a conclu avec l’entreprise Société industrielle de lingerie (ci‑après «SIL») un contrat de licence de marque pour la fabrication et la distribution de produits de corsetterie, marqués Christian Dior. L’article 8.2, paragraphe 5, de ce contrat précise qu’«afin de maintenir la notoriété et le prestige de la marque, le licencié s’engage à ne pas vendre à des grossistes, collectivités, soldeurs, sociétés de vente par correspondance, par le système du porte‑à‑porte ou de vente en appartement, sauf accord préalable écrit du concédant, et devra prendre toute disposition pour faire respecter cette règle par ses distributeurs ou détaillants».

6.        Il apparaît du dossier que SIL a été mise en redressement judiciaire le 14 novembre 2001.

7.        Par la suite, SIL a vendu des produits portant la marque couverte par le contrat de licence à la société Copad International (ci‑après «Copad»), qui exerce l’activité de soldeur. Copad a revendu une partie de ces produits à des tiers. Dior a alors assigné SIL et Copad en contrefaçon de marque.

8.        La cour d’appel de Paris a dit pour droit qu’en vendant les produits litigieux à Copad, SIL n’avait pas enfreint le droit des marques. Elle a néanmoins constaté que ces ventes n’avaient pas entraîné l’épuisement des droits que la marque confère à Dior. Dès lors que Dior pouvait continuer à exercer ses droits de marque, la cour d’appel de Paris a prononcé à l’encontre de Copad des mesures d’interdiction, de confiscation et de destruction.

9.        Copad et Dior ont alors introduit un pourvoi contre cette décision devant la Cour de cassation. C’est cette juridiction qui a adressé à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      L’article 8, paragraphe 2, de la première directive n° 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, doit-il être interprété en ce sens que le titulaire de la marque peut invoquer les droits conférés par cette marque à rencontre du licencié qui enfreint une clause du contrat de licence interdisant, pour des raisons de prestige de la marque, la vente à des soldeurs?

2)      L’article 7, paragraphe 1, de cette directive doit il être interprété en ce sens que la mise dans le commerce dans l’Espace économique européen des produits sous une marque, par le licencié, en méconnaissance d’une clause du contrat de licence interdisant, pour des raisons de prestige de la marque, la vente à des soldeurs, est faite sans le consentement du titulaire de la marque?

3)      Dans l’hypothèse d’une réponse négative, le titulaire peut-il invoquer une telle clause pour s’opposer à une nouvelle commercialisation des produits, en se fondant sur l’article 7, paragraphe 2, du même texte?»

10.      Ont déposé des observations écrites et présenté des observations orales à l’audience du 19 novembre 2008, Copad, Dior, la République française et la Commission des Communautés européennes.

IV – Appréciation juridique

11.      Le litige au principal oppose trois parties qui ont passé des contrats entre elles, à savoir que Dior a conclu un contrat de licence avec SIL et que SIL a, de son côté, vendu des marchandises à Copad. La demande de décision préjudicielle n’a cependant pas pour objet les droits contractuels entre ces parties, mais bien les droits que la marque confère à Dior. La première question porte donc sur les droits de marque que Dior peut opposer à SIL, tandis que les deuxième et troisième questions concernent des droits de même nature opposables à Copad.

12.      La réponse dépend de manière décisive des effets du contrat de licence sur le droit de marque. Dans cette mesure‑là, les dispositions respectivement applicables, à savoir l’article 8, paragraphe 2, l’article 7, paragraphe 1, et l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104, ne peuvent pas être examinées et interprétées isolément. Il faut au contraire veiller à ce que les droits que la marque confère à son titulaire à l’égard de tout tiers ne soient pas inutilement plus étendus que ceux qu’elle lui confère à l’égard du licencié.

A –    Sur la première question

13.      La Cour de cassation a formulé sa première question afin que la Cour lui précise si, en vendant les produits à Copad, SIL a enfreint le droit de marque de Dior.

14.      L’intérêt à faire valoir des droits inhérents à la marque n’apparaît pas au premier abord parce que le contrat de licence n’a manifestement pas été respecté. Il est néanmoins possible que les droits contractuels n’offrent pas une protection satisfaisante dans la procédure de redressement judiciaire engagée contre le licencié. L’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 énonce les règles qui permettent de déterminer dans quelle mesure, en sa qualité de licencié, SIL peut, par son comportement attentatoire au contrat, enfreindre également le droit de marque.

15.      Les droits résultant de l’enregistrement de la marque sont précisés à l’article 5 de la directive 89/104, qui confère au titulaire un droit exclusif lui permettant, notamment, d’interdire à tout tiers d’importer des produits revêtus de sa marque, de les offrir, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins (3).

16.      Un contrat de licence de marque a pour objet de permettre au licencié d’utiliser la marque de la manière convenue par les parties. On pourrait supposer que, lorsque le licencié utilise la marque en violation du contrat de licence, le concédant peut exercer sans restriction les droits que la marque lui confère.

17.      Les règles énoncées par l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 sont néanmoins différentes en ce que cette disposition énumère quelques infractions spécifiques contre les clauses d’un contrat de licence au titre desquelles le titulaire de la marque peut faire valoir des droits afférents à celle‑ci contre le licencié:

«Le titulaire de la marque peut invoquer les droits conférés par cette marque à l’encontre d’un licencié qui enfreint l’une des clauses du contrat de licence, en ce qui concerne sa durée, la forme couverte par l’enregistrement sous laquelle la marque peut être utilisée, la nature des produits ou des services pour lesquels la licence est octroyée, le territoire sur lequel la marque peut être apposée ou la qualité des produits fabriqués ou des services fournis par le licencié.»

18.      Si les parties s’accordent à reconnaître qu’aucune des clauses mentionnées par cette disposition ne vise expressément l’interdiction de vendre à des soldeurs, Dior préconise néanmoins de considérer cette liste de clauses comme n’étant pas exhaustive ou d’inclure l’interdiction de vente dans l’une d’entre elles.

19.      Dior revendique en substance de donner à l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 une interprétation large qui permettrait de protéger la propriété intellectuelle sur l’utilisation de laquelle porte le contrat de licence. Cette solution serait ancrée dans la rédaction de cette disposition puisqu’elle parle d’une infraction à «l’une des clauses du contrat de licence», infraction qui permettrait au titulaire de la marque d’invoquer les droits que celle‑ci lui confère. Le fait que cette liste ne mentionne pas le dépassement de la quantité de produits pouvant être revêtus de la marque et commercialisés sous son nom démontrerait lui aussi qu’elle n’est pas exhaustive.

20.      Par ce dernier argument, Dior entend probablement indiquer que des restrictions quantitatives qui seraient stipulées dans le contrat de licence devraient en tout état de cause sortir des effets en termes de droit des marques. Cette conception, que rien dans le texte de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 ne permet de fonder, n’est en tout cas pas contraignante (4). De toute manière, telle n’est finalement pas la question qu’il convient de résoudre ici.

21.      Qui plus est, l’argumentation de Dior est fondée globalement sur une reproduction incomplète du libellé de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104. Comme Copad, la République française et la Commission l’ont souligné à bon escient, l’énumération des clauses individuelles n’est pas formulée à titre exemplatif. C’est la raison pour laquelle l’article 8, paragraphe 2, ne permet précisément pas au titulaire de la marque d’invoquer des droits issus de celle‑ci quelle que soit la violation du contrat de licence qui ait été commise. Cela ne vaut au contraire que pour les violations portant sur les points expressément mentionnés par cette disposition.

22.      Il faut donc examiner si l’interdiction de vente relève d’une des clauses énumérées à l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104.

23.      D’une part, Dior considère l’interdiction de vendre à des soldeurs comme étant une clause concernant le territoire à l’intérieur duquel la marque peut être apposée. Ce cas serait prévu pour les hypothèses dans lesquelles le contrat confère au licencié la compétence de distribuer les produits dans certains territoires déterminés. Limiter la vente à des zones précises ne serait qu’un cas d’application particulier.

24.      Sa prémisse condamne cependant déjà cette conception. L’article 8, paragraphe 2, de la directive ne couvre pas toute violation des restrictions territoriales à l’utilisation d’une marque, mais – comme la Commission l’a souligné – uniquement la violation de clauses concernant le territoire à l’intérieur duquel la marque peut être apposée. Rien ne démontre cependant en l’espèce que SIL aurait apposé la marque sur les produits en dehors du domaine prévu à cet effet par le contrat de licence.

25.      D’autre part, Dior et peut‑être également la Cour de cassation relient l’interdiction de vente à une clause sur la qualité des produits fabriqués par le licencié ou des prestations fournies par lui. C’est une autre des clauses visées à l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 à propos desquelles des droits issus de la marque peuvent être exercés.

26.      Comme Copad l’explique à bon escient et contrairement à ce que prétend Dior, la vente des produits ne peut pas être considérée comme une prestation en ce sens. La qualité de la prestation n’a d’importance que si le contrat de licence porte sur la fourniture d’une prestation (5). L’interdiction de vente litigieuse concerne, en revanche, des marchandises revêtues de la marque.

27.      Cette hypothèse repose bien plutôt sur le fait que la marque Dior est associée à des produits de luxe qui ne sont normalement pas distribués dans la filière des soldeurs. Elle implique que cette forme de distribution met en cause la qualité de la marchandise en tant que produit de luxe et est susceptible d’avoir un effet néfaste sur sa qualité.

28.      L’utilisation du terme «qualité» à l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 rappelle une fonction essentielle de la marque. Elle doit offrir la garantie que tous les produits qui en sont revêtus ont été fabriqués sous contrôle d’une entreprise unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité (6).

29.      L’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 doit donc permettre au titulaire de la marque de garantir la qualité des produits revêtus de celle‑ci. Comme la Commission l’observe à bon droit, l’hypothèse dont il s’agit ici est celle dans laquelle le licencié apposerait la marque sur d’autres produits que ceux qui sont stipulés dans le contrat de licence.

30.      La référence à la fabrication indique que, lorsqu’il évoque la qualité des produits, le législateur entend exclusivement les propriétés que ceux‑ci acquièrent au terme du processus de fabrication et qu’il s’agit de garantir contre l’utilisation, par exemple, de matières premières de moindre qualité. En revanche, les propriétés résultant simplement des modalités de distribution seraient exclues.

31.      Dans le cas de produits de luxe ou de prestige, la réputation du produit est cependant régulièrement un élément pertinent pour apprécier la qualité au sens de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104. Indépendamment des autres propriétés du produit, une atteinte à la réputation de la marque pourrait déjà avoir pour effet qu’il ne pourrait plus être reconnu de la même manière comme étant un produit de luxe ou de prestige. Pour ce type de produit, les formes de distribution qui ternissent son image peuvent en même temps mettre sa qualité en question.

32.      Toute atteinte à la réputation d’une marque ne peut cependant pas automatiquement remettre en cause la qualité d’un produit qui se caractérise également par son image, car, une fois qu’il a été vendu, la filière de distribution suivant laquelle il a été écoulé ne peut normalement plus être identifiée ultérieurement sans de plus amples recherches (7). Un type de distribution non reconnaissable à l’examen du produit concerné n’est dès lors de nature à porter atteinte à la qualité de celui‑ci que si la distribution ternit l’image de tous exemplaires revêtus de la marque concernée.

33.      Il est dès lors possible que l’image de la marque Dior subirait un grave préjudice si les produits portant sa griffe étaient vendus en masse à des prix sacrifiés chez de nombreux soldeurs à grand renfort de publicité, car les consommateurs pourraient avoir l’impression que les produits griffés Dior n’ont plus ce caractère exclusif qui faisait leur valeur autrefois. En revanche, la réputation de la marque pourrait peut‑être même sortir saine et sauve si de tels produits n’apparaissaient chez les soldeurs que de manière isolée.

34.      Comme je vais l’exposer par ailleurs à propos de l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104, seule une telle interprétation large de la notion qualité du produit garantit que le titulaire du droit de marque ne puisse faire valoir à l’encontre de tiers des droits allant au‑delà de ceux dont il dispose à l’encontre du licencié. L’article 7, paragraphe 2, en effet, met en place des droits permettant de s’opposer à la distribution du produit lorsque celle‑ci porte gravement atteinte à la réputation de la marque (8).

35.      Le point de savoir si et dans quelle mesure une forme de distribution déterminée, en particulier la distribution par la filière des soldeurs dont il s’agit en l’espèce, porte effectivement atteinte à la réputation et en même temps à la qualité d’un produit conformément à cet article est une question de fait à laquelle il appartient à la juridiction du fond compétente de répondre sur la base des circonstances propres à chaque espèce.

36.      L’interdiction que le contrat de licence fait en l’espèce au licencié de vendre les marchandises griffées à certains revendeurs n’a qu’une importance limitée pour l’examen des faits. Elle montre en substance que les parties contractantes ont estimé, lors de la conclusion du contrat de licence, que la forme de distribution avait une incidence sur l’image de la marque. En cas de litige, il faudra évidemment examiner plus avant dans quelle mesure cette appréciation est correcte.

37.      L’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 doit dès lors être interprété en ce sens que le titulaire de la marque peut se prévaloir des droits conférés par celle‑ci à l’encontre d’un licencié qui ne respecterait pas une clause du contrat de licence aux termes de laquelle la vente à des soldeurs est interdite lorsque cette vente porte une telle atteinte à l’image du produit que la qualité de celui‑ci est mise en cause.

B –    Sur la deuxième question

38.      La deuxième question concerne l’épuisement du droit conféré par la marque. La Cour de cassation voudrait savoir si l’article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 doit être interprété en ce sens que, lorsqu’il met des produits dans le commerce sous une marque en méconnaissance d’une clause du contrat de licence interdisant la vente à des soldeurs, le licencié agit sans le consentement du titulaire de la marque.

39.      Il convient de rappeler à cet égard que l’article 5 de la directive 89/104 confère au titulaire de la marque un droit exclusif qui lui permet, notamment, d’interdire à des tiers d’importer des produits revêtus de sa marque, de les offrir, de les mettre dans le commerce ou de les détenir à ces fins. L’article 7, paragraphe 1, énonce une exception à ce principe en ce qu’il prévoit que le droit conféré par la marque est épuisé lorsque les produits ont été mis dans le commerce par le titulaire de la marque ou avec son consentement (9).

40.      Dior constate tout d’abord à bon droit que le fait d’accorder à SIL un contrat de licence lui permettant d’utiliser la marque ne constitue pas encore une mise dans le commerce des produits. Ce contrat énonce seulement les règles conformément auxquelles SIL peut mettre les produits dans le commerce. Le droit conféré par la marque ne peut être épuisé que pour les exemplaires du produit qui ont effectivement été mis dans le commerce. Ces exemplaires n’existaient pas encore au moment de la conclusion du contrat de licence, ce qui signifie que celle‑ci n’entraîne pas encore à elle seule l’épuisement du droit conféré par la marque.

41.      Ce droit pourrait néanmoins avoir été épuisé en l’espèce par le fait que SIL a vendu les marchandises en cause à Copad. En apposant sa signature au bas du contrat de licence, Dior, titulaire de la marque, a consenti à ce que SIL distribue ces marchandises (10).

42.      Le contrat de licence exclut cependant expressément la vente à un soldeur. Dior et le gouvernement français en déduisent que le consentement contractuel à la distribution n’inclut pas la vente à Copad. Dans ce cas, les marchandises auraient été mises dans le commerce sans le consentement du titulaire de la marque et le droit conféré par celle‑ci ne serait pas encore épuisé.

43.      Cette conclusion est étayée par l’arrêt Zino Davidoff et Levi Strauss, aux termes duquel, compte tenu de l’importance de son effet d’extinction du droit exclusif des titulaires des marques en cause dans l’affaire au principal, droit qui leur permet de contrôler la première mise dans le commerce, le consentement doit être exprimé d’une manière qui traduise de façon certaine une volonté de renoncer à ce droit. Une telle volonté résulte normalement d’une formulation expresse du consentement (11). Le contrat de licence ne peut pas être interprété comme étant l’expression d’un consentement parce qu’il interdit – au contraire – expressément la vente à des soldeurs.

44.      L’arrêt Peak Holding n’impose pas lui non plus d’admettre que le titulaire de la marque aurait donné son consentement. Cette affaire concernait des accords intervenus lors de la vente de produits griffés par le titulaire du droit. De tels accords concernent uniquement le rapport entre les parties contractantes et ne peuvent pas faire obstacle à l’épuisement du droit exclusif du titulaire (12), épuisement qui est opposable erga omnes. La présente espèce, en revanche, ne porte pas sur la conclusion accessoire d’un contrat de vente avec la participation du titulaire de la marque, mais traite de l’effet qu’un contrat de licence peut avoir sur les opérations que le licencié effectue avec des tiers.

45.      La présente affaire se distingue cependant des affaires résolues jusqu’à présent, car, contrairement aux autres types de conventions, le contrat de licence produit des effets particuliers sur la portée des droits conférés par la marque. C’est l’article 8, paragraphe 2, de la directive qui en définit expressément l’étendue à l’égard du licencié. Les obstacles que le droit des marques dresse à l’utilisation de la marque ne peuvent pas avoir à l’égard des tiers une portée plus étendue que celle qu’ils ont à l’égard du licencié, qui connaît les limites contractuelles de ses droits. On ne voit guère pourquoi les droits conférés par la marque ne devraient avoir qu’une portée limitée à l’égard d’un licencié alors qu’ils seraient entièrement opposables à des tiers étrangers au contrat de licence.

46.      Or c’est précisément ce qui se passerait si l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 définissait les droits conférés par la marque d’une manière plus étroite à l’égard du licencié qu’à l’égard des tiers. Les droits conférés par la marque n’empêcheraient pas le licencié d’utiliser celle‑ci dans le trafic commercial. En revanche, ses clients, qui ne connaissent normalement pas les clauses du contrat de licence, seraient exposés au risque que le titulaire de la marque leur impose les droits conférés par celle‑ci en leur interdisant, par exemple, de revendre les produits revêtus de celle‑ci.

47.      Il faut en conclure que seules les violations du contrat de licence visées à l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 font obstacle à l’épuisement du droit conféré par la marque. Lorsque le licencié peut mettre les marchandises griffées dans le commerce sans enfreindre le droit conféré par la marque, ses clients doivent pouvoir se fier à l’épuisement de celui‑ci, comme la Commission, notamment, l’a souligné.

48.      La Cour n’a rien voulu dire d’autre lorsque, comme la Commission et Copad le font observer, elle a fait, dans l’arrêt Peak Holding, une distinction entre l’épuisement du droit conféré par la marque et la violation des obligations que le contrat de licence fait à l’acheteur (13). Les contrats ne lient que les parties contractantes alors que le droit conféré par la marque et son épuisement sortissent leurs effets erga omnes.

49.      Le droit exclusif du titulaire d’utiliser la marque pour la première mise en circulation des produits qui en sont revêtus (14) ne signifie d’ailleurs rien d’autre. En effet, la conclusion d’un contrat de licence permet déjà une utilisation du droit conféré par la marque. Les droits qui résultent de ce contrat constituent pour Dior la contrepartie du fait que SIL distribue les produits revêtus de la marque.

50.      Le droit conféré par la marque doit ainsi garantir la possibilité de contrôler la qualité des produits et non l’exercice effectif d’un tel contrôle. Le concédant peut contrôler le licencié en inscrivant dans le contrat des dispositions obligeant celui‑ci à respecter ses instructions et lui aménageant à lui-même la possibilité d’assurer leur respect. Si le concédant tolère, par exemple, que le licencié fabrique des produits de moindre qualité alors que le contrat lui permettrait de s’y opposer, c’est à lui d’en assumer la responsabilité (15). Néanmoins, dès l’instant où l’on quitte le champ d’application de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104, les moyens de contrôler le licencié sont de nature contractuelle et ne relèvent donc pas du droit des marques.

51.      Il en va de même pour les formes de distribution non souhaitées. Lorsque le titulaire de la marque renonce à contrôler la distribution ou n’utilise pas les possibilités de contrôle que lui offre le contrat, il n’y a aucune raison de lui reconnaître des droits de marque à l’encontre des tiers.

52.      L’article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 doit dès lors être interprété en ce sens qu’un licencié qui met des produits dans le commerce sous une marque en méconnaissance d’une clause du contrat de licence n’agit sans le consentement du titulaire de la marque que si, en distribuant les produits, il enfreint en même temps les droits conférés par la marque au sens de l’article 8, paragraphe 2.

C –    Sur la troisième question

53.      Enfin, la Cour de cassation demande à la Cour, dans l’hypothèse où le titulaire de la marque ne peut pas empêcher l’épuisement de ses droits par l’interdiction de la vente à des soldeurs, s’il peut se fonder sur l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104 pour s’opposer à une nouvelle commercialisation des produits.

54.      Conformément à l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104, la règle de l’épuisement consacrée au paragraphe 1 n’est pas applicable lorsque des motifs légitimes justifient que le titulaire de la marque s’oppose à la commercialisation ultérieure des produits revêtus de celle‑ci, notamment lorsque l’état des produits est modifié ou altéré après leur mise dans le commerce (16).

55.      En mentionnant expressément l’hypothèse d’une modification ou d’une altération de l’état des produits après leur mise dans le commerce, le législateur visait la garantie, déjà évoquée à propos de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104, que le titulaire de la marque doit fournir concernant la qualité du produit. Modifier les produits revêtus de la marque après leur mise dans le commerce compromettrait cette garantie de qualité (17). Le titulaire de la marque doit donc avoir le droit de s’opposer à ce que sa marque soit apposée sur des produits modifiés.

56.      Si la vente à des soldeurs devait avoir pour effet de détériorer la qualité des marchandises, la question de l’application de l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104 ne se pose cependant pas dans la situation présente si l’on s’en tient à la conception préconisée ici. Le titulaire de la marque pourrait alors continuer à exercer les droits qui lui sont conférés par la marque à l’encontre du licencié puisqu’ils ne seraient pas épuisés.

57.      Il faut néanmoins vérifier si, indépendamment d’une altération de la qualité des produits, la violation de l’interdiction que le contrat de licence fait au licencié de vendre à des soldeurs est susceptible de justifier un intérêt légitime à empêcher l’épuisement du droit conféré par la marque.

58.      L’emploi du terme «notamment» à l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104 démontre que l’hypothèse relative à la modification ou à l’altération de l’état des produits revêtus de la marque n’est donnée qu’à titre d’exemple de ce qui peut constituer des motifs légitimes (18).

59.      La Cour a reconnu dans ce contexte que l’atteinte portée à la renommée de la marque peut, en principe, être un motif légitime au sens de l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104 justifiant que le titulaire s’oppose à la commercialisation ultérieure des produits qu’il a mis dans le commerce dans la Communauté ou qui l’ont été avec son consentement (19). Elle en a conclu que le titulaire de la marque a un intérêt légitime à s’opposer à une publicité pour des produits de luxe ou de prestige qui affecterait la valeur de la marque en portant préjudice à l’allure et à l’image de prestige des produits en cause ainsi qu’à la sensation de luxe qui émane de ceux‑ci (20).

60.      Un motif légitime au sens de l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104 n’existe néanmoins que lorsqu’une atteinte sérieuse à la renommée de la marque a été démontrée (21). La Cour en donne pour exemple le fait que, dans le dépliant publicitaire qu’il diffuse, le revendeur n’aurait pas pris soin de ne pas placer la marque dans un voisinage qui risquerait d’amoindrir gravement l’image que le titulaire a réussi à créer autour de sa marque (22).

61.      Il en résulte que, lorsqu’un revendeur porte gravement atteinte à la réputation d’une marque par la façon dont il revend les produits, il peut exister des motifs légitimes au sens de l’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104 justifiant que le titulaire de la marque s’oppose à cette forme de distribution, comme l’explique notamment le gouvernement français.

62.      En revanche, on ne saurait déduire de cette jurisprudence que seule la violation d’une interdiction faite par le contrat de licence de vendre les produits à des soldeurs serait un motif légitime de s’opposer à la revente. La Commission souligne à bon droit que l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104 serait privé de son effet utile si toute violation d’une clause du contrat de licence par le licencié permettait au titulaire de la marque d’empêcher la revente des produits revêtus de celle‑ci.

63.      La vente à des soldeurs n’entraîne pas non plus nécessairement une atteinte grave à la renommée d’une marque de prestige ou de luxe.

64.      D’une part, on ne saurait exclure que le soldeur ne vende pas lui‑même les produits aux consommateurs, mais à des revendeurs qui les présentent dans un environnement compatible avec leur caractère de luxe ou de prestige. Ils pourraient, par exemple, les revendre à des magasins de prestige qui n’avaient pas eu la possibilité de les acheter jusqu’à présent parce qu’ils ne font pas partie du réseau de distribution de cette marque. Les consommateurs se fournissant auprès d’une telle enseigne ne pourraient pas en conclure que les produits revêtus de la marque seraient moins luxueux qu’ils ne l’avaient été jusqu’alors.

65.      D’autre part, lorsqu’un type de distribution est susceptible de porter atteinte à la renommée de la marque, il faut encore déterminer s’il y a effectivement eu un dommage et si ce dommage est grave. De même que, lorsqu’il fallait examiner si l’éventuelle atteinte portée à la renommée d’une marque met en cause la qualité des produits revêtus de celle‑ci (23), il faudra ici également tenir compte des circonstances propres à l’espèce. C’est à la juridiction du fond qu’il appartiendra donc de faire les constatations (24) que le contrat de licence ne rend pas superflues.

66.      L’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104 ne permet donc pas au titulaire de la marque de s’opposer à ce que les produits revêtus de celle‑ci soient distribués par un soldeur uniquement parce qu’une clause du contrat de licence interdit au licencié de vendre les produits à des soldeurs.

V –    Conclusion

67.      Je propose dès lors à la Cour de répondre comme suit aux questions préjudicielles posées par la Cour de cassation:

«1)      L’article 8, paragraphe 2, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1958, rapprochant les législations des États membres sur les marques, doit être interprété en ce sens que le titulaire de la marque peut se prévaloir des droits conférés par celle‑ci à l’encontre d’un licencié qui ne respecterait pas une clause du contrat de licence aux termes de laquelle la vente à des soldeurs est interdite lorsque cette vente porte une telle atteinte à l’image du produit que la qualité de celui‑ci est mise en cause.

2)      L’article 7, paragraphe 1, de la directive 89/104 doit dès lors être interprété en ce sens qu’un licencié qui met des produits dans le commerce sous une marque en méconnaissance d’une clause du contrat de licence n’agit sans le consentement du titulaire de la marque que si, en distribuant les produits, il enfreint en même temps les droits conférés par la marque au sens de l’article 8, paragraphe 2.

3)      L’article 7, paragraphe 2, de la directive 89/104 ne permet pas au titulaire de la marque de s’opposer à ce que les produits revêtus de celle‑ci soient distribués par un soldeur uniquement parce qu’une clause du contrat de licence interdit au licencié de vendre les produits à des soldeurs.»


1 – Langue originale: allemand.


2 – JO 1989, L 40, p. 1, telle que modifiée par l’annexe XVII de l’accord sur l’Espace économique européen (JO 1994, L 1, p. 482, ci‑après la «directive 89/104»).


3 – Arrêt du 30 novembre 2004, Peak Holding (C-16/03, Rec. p. I-11313, point 34).


4 – L’arrêt du 1er juillet 1999, Sebago et Maison Dubois (C-173/98, Rec. 1999, p. I-4103), que la Commission cite à ce propos, ne concerne pas l’interprétation de l’article 8, paragraphe 2, de la directive 89/104, mais bien l’interprétation de l’article 7, paragraphe 1.


5 – Comme c’était le cas, par exemple, dans l’arrêt du 7 juillet 2005, Praktiker Bau‑ und Heimwerkermärkte (C‑418/02, Rec. p. I‑5873).


6 – Arrêts du 17 octobre 1990, HAG GF (C‑10/89, Rec. p. I‑3711, point 13); du 11 novembre 1997, Loendersloot (C‑349/95, Rec. p. I‑6227, point 22); du 29 septembre 1998, Canon (C‑39/97, Rec. p. I‑5507, point 28), et du 18 juin 2002, Philips (C‑299/99, Rec. p. I‑5475, point 30).


7 – Ce qui n’est, notamment, pas le cas des produits qui présentent certaines caractéristiques particulières, tels que les livres défectueux renvoyés à l’imprimeur.


8 – Voir les points 57 et suiv.


9 – Voir arrêts du 20 novembre 2001, Zino Davidoff et Levi Strauss (C‑414/99 à C‑416/99, Rec. p. I‑8691, point 40); du 8 avril 2003, Van Doren + Q (C‑244/00, Rec. p. I‑3051, point 33), et Peak Holding (déjà cité à la note 3, point 34).


10 – C’est ainsi que, dans l’arrêt du 22 juin 1994, IHT Internationale Heiztechnik et Danzinger (C‑9/93, Rec. p. I‑2789, point 34), la Cour a cité la mise dans le commerce par le licencié comme étant un cas d’épuisement du droit conféré par la marque.


11 – Déjà cité à la note 7, points 45 et 46.


12 – Déjà cité à la note 3, points 52 et suiv.


13 – Déjà cité à la note 3, point 54.


14 – Arrêts du 11 juillet 1996, Bristol‑Myers Squibb e.a. (C‑427/93, C‑429/93 et C‑436/93, Rec. p. I‑3457, points 31, 40 et 44), et Peak Holding (déjà cité à la note 3, point 35).


15 – Arrêt IHT Internationale Heiztechnik et Danzinger (déjà cité à la note 10, points 37 et suiv.).


16 – Arrêt du 4 novembre 1997, Parfums Christian Dior (C‑337/95, Rec. p. I‑6013, point 40).


17 – La Cour a examiné cette situation surtout à propos du réemballage de médicaments; voir, en dernier lieu, l’arrêt du 26 avril 2007, Boehringer Ingelheim e.a. (C‑348/04, Rec. p. I‑3391).


18 – Arrêt Parfums Christian Dior (déjà cité à la note 16, point 42, ainsi que les références citées à cet endroit).


19 – Ibidem, point 43, ainsi que les références citées à cet endroit.


20 – Ibidem, point 45, ainsi que les références citées à cet endroit.


21 – Ibidem, point 46, ainsi que les références citées à cet endroit.


22 – Ibidem, point 47.


23 – Voir les points 32 et suiv. plus haut.


24 – Voir les arrêts du 23 février 1999, BMW (C‑63/97, Rec. p. I‑905, points 51 et 55), et Boehringer Ingelheim e.a. (déjà cité à la note 17, point 46).