Language of document : ECLI:EU:T:2012:481

DOCUMENT DE TRAVAIL

ARRÊT DU TRIBUNAL (sixième chambre)

27 septembre 2012 (*)

« Concurrence – Ententes – Marché néerlandais du bitume routier – Décision constatant une infraction à l’article 81 CE – Caractère continu de l’infraction – Imputabilité du comportement infractionnel – Amendes – Gravité et durée de l’infraction »

Dans l’affaire T‑348/06,

Total Nederland NV, établie à Voorburg (Pays-Bas), représentée par Me A. Vandencasteele, avocat,

partie requérante,

contre

Commission européenne, représentée par MM. A. Bouquet et F. Castillo de la Torre, en qualité d’agents,

partie défenderesse,

ayant pour objet, à titre principal, une demande d’annulation partielle de la décision C (2006) 4090 final de la Commission, du 13 septembre 2006, relative à une procédure d’application de l’article 81 [CE] [Affaire COMP/F/38.456 – Bitume (Pays-Bas)], et, à titre subsidiaire, une demande de réduction du montant de l’amende infligée à la requérante par ladite décision,

LE TRIBUNAL (sixième chambre),

composé de MM. M. Jaeger, président, N. Wahl et S. Soldevila Fragoso (rapporteur), juges,

greffier : M. N. Rosner, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite des audiences des 7 juin 2011 et 26 janvier 2012,

rend le présent

Arrêt

 Faits à l’origine du litige

1        Total SA, société mère du groupe Total, détient 51,37 % de Total Holdings Europe, qui est par ailleurs détenue par Elf Aquitaine, à hauteur de 31,088 %, et par Elf Exploration Production, à hauteur de 17,537 %. Elf Aquitaine est détenue par Total SA à 99,46 % et est propriétaire de la totalité du capital de Elf Exploration Production. Total Holdings Europe est ainsi détenue indirectement à 99,73 % par Total SA. Total Holdings Europe détient elle-même la totalité de Total Holdings Nederland BV, qui est propriétaire de la totalité du capital de la requérante, Total Nederland NV.

2        Le groupe Total a notamment pour activité la recherche, l’exploitation, la transformation et la distribution d’hydrocarbures ainsi que le commerce de ces matières et de leurs dérivés. Ce groupe énergétique est issu de plusieurs concentrations enregistrées le 1er novembre 1999 et en juin 2001 entre Total, Fina et Elf. Fina a toujours opéré sur le marché de la vente de bitume aux Pays-Bas, Elf est entrée sur ce marché en 1997 et Total n’avait jamais vendu de bitume aux Pays-Bas avant sa fusion avec Fina en novembre 1999, puis avec Elf en 2000. Sur la période comprise entre le 1er avril 1994 et le 15 avril 2002, le groupe Total et ses prédécesseurs étaient présents sur le marché néerlandais du bitume par le biais, jusqu’au 1er novembre 1999, de Fina Nederland BV et d’Elf Oil BV, puis, jusqu’au 31 décembre 2000, de TotalFina Nederland NV et d’Elf Oil BV et, enfin, de TotalFinaElf Nederland NV, devenue Total Nederland le 30 juin 2003.

3        Par lettre du 20 juin 2002, la société British Petroleum (ci-après « BP ») a informé la Commission des Communautés européennes de l’existence alléguée d’une entente relative au marché du bitume routier aux Pays-Bas et a présenté une demande visant à obtenir une immunité d’amendes conformément aux dispositions de la communication de la Commission sur l’immunité d’amendes et la réduction de leur montant dans les affaires portant sur des ententes (JO 2002, C 45, p. 3, ci-après la « communication sur la coopération »).

4        Les 1er et 2 octobre 2002, la Commission a procédé à des vérifications‑surprises, notamment dans les locaux belges et néerlandais de TotalFinaElf Nederland et de TotalFinaElf België NV. La Commission a adressé des demandes de renseignements à plusieurs sociétés, dont la requérante le 30 juin 2003 et les 10 février et 5 avril 2004 et Total les 10 février et 5 avril 2004. La requérante a répondu à l’ensemble de ces demandes le 13 septembre 2003 et les 2 mars et 26 avril 2004.

5        Le 18 octobre 2004, la Commission a engagé une procédure et a adopté une communication des griefs, adressée le 19 octobre 2004 à plusieurs sociétés, dont la requérante et Total.

6        À la suite de l’audition des sociétés concernées, la Commission a adopté la décision C (2006) 4090 final, du 13 septembre 2006, relative à une procédure d’application de l’article 81 [CE] [Affaire COMP/F/38.456 – Bitume (Pays-Bas)] (ci-après la « décision attaquée »), dont un résumé est publié au Journal officiel de l’Union européenne du 28 juillet 2007 (JO L 196, p. 40), et qui a été notifiée à la requérante le 26 novembre 2006.

7        La Commission a indiqué, dans la décision attaquée, que les sociétés destinataires de celle-ci avaient participé à une infraction unique et continue à l’article 81 CE, consistant à fixer ensemble régulièrement, durant les périodes concernées, le prix brut pour la vente et l’achat de bitume routier aux Pays-Bas (ci-après le « prix brut »), une remise uniforme sur le prix brut pour les constructeurs routiers participant à l’entente (ci-après le « W5 ») et une remise maximale réduite sur le prix brut pour les autres constructeurs routiers (ci-après les « petits constructeurs »).

8        La requérante et Total ont été reconnues coupables de cette infraction, respectivement, pour les périodes du 1er avril 1994 au 15 avril 2002 et du 1er novembre 1999 (date d’acquisition de Fina par Total) au 15 avril 2002. La requérante s’est vu infliger une amende de 20,25 millions d’euros, dont Total est solidairement responsable à hauteur de 13,5 millions d’euros.

9        S’agissant du calcul du montant des amendes, la Commission a qualifié l’infraction de très grave, eu égard à sa nature, et ce même si le marché géographique concerné était limité (considérant 316 de la décision attaquée).

10      Afin de tenir compte de l’importance spécifique du comportement illicite de chaque entreprise impliquée dans le cartel et de son impact réel sur la concurrence, la Commission a opéré une distinction entre les entreprises concernées en fonction de leur importance relative sur le marché en cause, mesurée par leurs parts de marché, et les a regroupées en six catégories.

11      Sur la base de ces éléments, la Commission a retenu un montant de départ de 7,5 millions d’euros pour Total et la requérante (considérant 322 de la décision attaquée), auquel elle a appliqué un coefficient multiplicateur de 1,5 destiné à garantir l’effet dissuasif de l’amende, compte tenu de la taille et du chiffre d’affaires du groupe Total (considérant 323 de la décision attaquée).

12      En ce qui concerne la durée de l’infraction, la Commission a retenu une durée de huit ans pour la requérante et de deux ans et cinq mois pour Total, augmentant respectivement les montants de départ de 80 % et de 20 % (considérant 334 de la décision attaquée). Le montant de base de l’amende, déterminé en fonction de la gravité et de la durée de l’infraction, a donc été fixé à 20,25 millions d’euros pour la requérante, dont Total était solidairement responsable à hauteur de 13,5 millions d’euros (considérant 335 de la décision attaquée).

13      La Commission n’a retenu aucune circonstance aggravante à l’égard de la requérante et a rejeté sa demande tendant à considérer sa coopération effective, à savoir ses réponses aux demandes de renseignements et sa reconnaissance des faits, comme une circonstance atténuante (considérants 367 à 370 de la décision attaquée).

14      La Commission n’a pas fait application de la communication sur la coopération, considérant que les informations fournies par la requérante n’avaient pas de valeur ajoutée significative (considérant 388 de la décision attaquée).

 Procédure et conclusions des parties

15      Par requête déposée au greffe du Tribunal le 4 décembre 2006, la requérante a introduit le présent recours.

16      Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (sixième chambre) a décidé d’ouvrir la procédure orale et, dans le cadre des mesures d’organisation de la procédure prévues à l’article 64 de son règlement de procédure, a posé des questions écrites aux parties. Les parties ont répondu à ces questions dans le délai imparti.

17      Le 20 avril 2011, la requérante a demandé la jonction de la présente affaire aux affaires T‑343/06, T‑344/06, T‑347/06, T‑351/06 à T‑362/06 et T‑370/06. Par décision du président de la sixième chambre du Tribunal, il a été décidé le 17 mai 2011 de ne pas faire droit à cette demande.

18      Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions orales posées par le Tribunal lors de l’audience du 7 juin 2011.

19      Un membre de la sixième chambre ayant été empêché de siéger, le président du Tribunal s’est désigné, en application de l’article 32, paragraphe 3, du règlement de procédure, pour compléter la chambre.

20      Par ordonnance du 18 novembre 2011, le Tribunal (sixième chambre), dans sa nouvelle composition, a rouvert la procédure orale et les parties ont été informées qu’elles seraient entendues lors d’une nouvelle audience.

21      Les parties ont été entendues lors d’une nouvelle audience le 26 janvier 2012.

22      La requérante conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler l’article 1er de la décision attaquée en tant qu’il conclut qu’elle a commis une infraction unique et continue de 1994 à 2002 et non de 1996 à 2002 ;

–        annuler l’article 2 de la décision attaquée dans la mesure où il ne prend pas en compte la durée plus courte de l’infraction, n’a pas correctement apprécié la gravité de l’infraction, n’a pas reconnu l’existence de circonstances atténuantes et a pris en compte le chiffre d’affaires de Total afin de garantir un effet dissuasif à l’amende ;

–        afin de refléter de façon adéquate la nature de son implication en pratique, réduire le montant de l’amende qu’elle a été condamnée à verser par la décision attaquée ;

–        condamner la Commission aux dépens.

23      La Commission conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner la requérante aux dépens.

 En droit

1.     Sur les conclusions tendant à l’annulation de l’article 1er de la décision attaquée

 Arguments des parties

24      La requérante invoque un moyen unique à l’appui de ses conclusions tendant à l’annulation de l’article 1er de la décision attaquée, par lequel elle soutient que la Commission a commis des erreurs d’appréciation et a méconnu ses droits de la défense en considérant que les accords conclus en 1994 avaient été maintenus en 1995.

25      La requérante fonde son affirmation selon laquelle la Commission a considéré à tort qu’elle avait participé à une infraction continue de 1994 à 2002 sur trois branches. En premier lieu, elle estime que la Commission n’a pas tenu compte d’éléments probants montrant que les accords de 1994 n’avaient été conclus que pour un an et qu’il y avait été mis fin avant leur échéance. En deuxième lieu, elle considère que la Commission ne s’est pas libérée de la charge de la preuve en invoquant l’absence de commentaire des destinataires de la communication des griefs en ce qui concerne l’interruption de l’infraction en 1995. En troisième lieu, elle reproche à la Commission d’avoir commis des erreurs d’appréciation de la valeur probante des éléments sur lesquels celle-ci s’est fondée pour affirmer que les accords conclus en 1994 ont été appliqués en 1995.

26      Premièrement, la requérante estime que plusieurs documents, et notamment une note de Hollandsche Beton Groep (ci-après « HBG ») du 8 juillet 1994, permettent d’établir que les accords de 1994 n’ont été conclus que pour une année et qu’ils n’ont en tout état de cause pas été respectés pour la totalité de cette année, en raison d’une violation collective de ses termes par les fournisseurs de bitume (ci-après les « fournisseurs »). Elle affirme que la Commission ne saurait soutenir au stade contentieux que les accords de 1994 ont été amendés à deux reprises cette année-là, alors qu’elle n’a jamais mentionné cet élément dans la communication des griefs ou dans la décision attaquée.

27      Deuxièmement, la requérante considère que la Commission n’a pas établi la nature continue de l’infraction en se bornant à se prévaloir de déclarations de certains fournisseurs ne mentionnant aucune interruption de l’entente. Elle souligne que la Commission a ainsi reconnu ne pas disposer de suffisamment d’éléments probants pour l’année 1993 et que la même conclusion aurait dû être tirée pour les années 1994 et 1995. Elle estime enfin que, dès lors que les accords de 1994 avaient été rompus, il appartenait à la Commission de démontrer une reprise de l’entente en 1995, selon des exigences en terme de preuve identiques à celles qui s’appliquent au début d’une entente, et que la jurisprudence relative aux ententes ayant subi une interruption n’était pas applicable en l’espèce.

28      Troisièmement, la requérante souligne que la Commission a commis une erreur d’appréciation des éléments de preuve dont elle disposait en considérant que la partie des accords relative à la remise spécifique accordée au W5 avait continué à s’appliquer au cours de l’année 1995, alors même que deux documents permettaient d’établir que, en 1995, les fournisseurs n’avaient pas accordé la même remise aux différents membres du W5. Elle considère que, au regard de ces deux notes, la Commission aurait dû constater que, en 1995, les fournisseurs n’appliquaient pas une remise uniforme aux membres du W5, certains bénéficiant d’une remise « normale » de 50 florins néerlandais (NLG) par tonne, alors qu’elle s’élevait pour d’autres à 75 NLG par tonne, et que cet élément permettait de confirmer que l’entente mise en place en 1994 avait pris fin. Elle estime par ailleurs que, compte tenu des conditions du marché, le W5 n’avait que tenté de préserver la remise qu’il avait obtenue l’année précédente, même en l’absence d’entente. Elle souligne par ailleurs que la décision attaquée laisserait sous-entendre que les négociations concernant les remises individuelles supplémentaires n’auraient pas commencé dès le début de l’entente. Enfin, elle reproche à la Commission de chercher à se prévaloir de la déclaration d’un salarié de Kuwait Petroleum du 9 octobre 2003, qui aurait reconnu le caractère continu de l’entente depuis 1994, alors même que cette déclaration comporte de nombreuses incohérences et est ainsi peu crédible.

29      La requérante estime en conclusion que la Commission ne pouvait considérer qu’elle avait commis une infraction continue depuis 1994. Elle en conclut que les accords de 1994 sont couverts par la prescription et que la période eu égard à laquelle l’amende a été calculée est erronée.

30      La Commission conteste l’ensemble des éléments avancés par la requérante.

 Appréciation du Tribunal

31      Afin d’examiner le premier moyen soulevé par la requérante, il convient, à titre préalable, de rappeler les grands principes régissant la charge de la preuve de l’existence d’une infraction à l’article 81 CE.

32      Conformément aux dispositions de l’article 2 du règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil, du 16 décembre 2002, relatif à la mise en œuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 [CE] et 82 [CE] (JO 2003, L 1, p. 1), « [d]ans toutes les procédures nationales et communautaires d’application des articles 81 [CE] et 82 [CE], la charge de la preuve d’une violation de l’article 81, paragraphe 1, [CE] ou de l’article 82 [CE] incombe à la partie ou à l’autorité qui l’allègue ». Ainsi, en ce qui concerne l’administration de la preuve d’une infraction à l’article 81, paragraphe 1, CE, la Commission doit apporter la preuve des infractions qu’elle constate et établir les éléments de preuve propres à démontrer, à suffisance de droit, l’existence des faits constitutifs d’une infraction et il est nécessaire que la Commission fasse état de preuves précises et concordantes pour fonder la ferme conviction que l’infraction a été commise. Toutefois, il importe de souligner que chacune des preuves apportées par la Commission ne doit pas nécessairement répondre à ces critères par rapport à chaque élément de l’infraction. Il suffit que le faisceau d’indices invoqué par l’institution, apprécié globalement, réponde à cette exigence (voir arrêt du Tribunal du 8 juillet 2004, JFE Engineering e.a./Commission, T‑67/00, T‑68/00, T‑71/00 et T‑78/00, Rec. p. II‑2501, points 173, 179 et 180, et la jurisprudence citée). Enfin, compte tenu du caractère notoire de l’interdiction des accords anticoncurrentiels, des éléments de preuve fragmentaires et épars peuvent être complétés par des déductions permettant la reconstitution des circonstances pertinentes et l’existence d’une pratique ou d’un accord anticoncurrentiel peut être inférée d’un certain nombre de coïncidences et d’indices qui, considérés ensemble, peuvent constituer, en l’absence d’une autre explication cohérente, la preuve d’une violation des règles de la concurrence (arrêt de la Cour du 7 janvier 2004, Aalborg Portland e.a./Commission, C‑204/00 P, C‑205/00 P, C‑211/00 P, C‑213/00 P, C‑217/00 P et C‑219/00 P, Rec. p. I‑123, points 55 à 57).

33      Dans le cadre d’un recours en annulation introduit en vertu de l’article 230 CE, il n’appartient au juge de l’Union que de contrôler la légalité de l’acte attaqué. Ainsi, le rôle du juge saisi de conclusions en annulation dirigées contre une décision de la Commission constatant l’existence d’une infraction aux règles de concurrence consiste à apprécier si les preuves et les autres éléments invoqués par la Commission dans sa décision sont suffisants pour établir l’existence de l’infraction reprochée. L’existence d’un doute dans l’esprit du juge doit profiter à l’entreprise destinataire de la décision constatant une infraction. Le juge ne saurait donc conclure que la Commission a établi l’existence de l’infraction en cause à suffisance de droit si un doute subsiste encore dans son esprit sur cette question (voir arrêt JFE Engineering e.a./Commission, point 32 supra, points 174, 175 et 177, et la jurisprudence citée).

34      Premièrement, en ce qui concerne l’erreur manifeste d’appréciation des éléments relatifs à la conclusion des accords de 1994 pour une seule année, il ressort de la décision attaquée (considérants 93 à 97 de la décision attaquée) que la Commission s’est fondée sur plusieurs éléments afin de constater que l’entente avait été mise en place pour une dure indéterminée au 1er avril 1994. En premier lieu, elle a utilisé une note de HBG du 28 mars 1994 indiquant que des accords ont été conclus entre Shell Nederland Verkoopmaatschappij BV (ci-après « SNV ») et Koninklijke Wegenbouw Stevin BV (ci-après « KWS »), les deux leaders du marché, au nom de l’ensemble des participants à l’entente, fixant, à partir du 1er avril 1994, le prix brut, la remise accordée au W5 et la remise maximale accordée aux petits constructeurs. En deuxième lieu, elle s’est fondée sur une note de HBG du 8 juillet 1994 faisant état de la décision des fournisseurs d’augmenter le prix brut, contrairement aux accords convenus, et évoquant une hypothèse de dédommagement des hausses de coûts pour le W5, mais qui ne fait aucune mention d’une cessation desdits accords. En troisième lieu, elle a utilisé la réponse de KWS à la communication des griefs, confirmant le mécanisme principal de l’entente, articulé autour des trois éléments clés que sont les fixations du prix brut, de la remise minimale accordée au W5 et de la remise maximale accordée aux petits constructeurs.

35      Ces différents éléments sont suffisants pour établir l’existence et les principales caractéristiques des accords de 1994. Le fait que le prix brut ait fait l’objet de modifications au cours de l’année ne suffit à remettre en cause ni l’existence des accords ni leur mécanisme de fonctionnement. Le juge de l’Union a d’ailleurs déjà considéré qu’il ne saurait être déduit de la seule mésentente ou de différends entre participants à une entente que celle-ci avait pris fin (arrêt du Tribunal du 5 avril 2006, Degussa/Commission, T‑279/02, Rec. p. II‑897, points 127 à 137). En l’espèce, la requérante n’a en outre fourni aucun élément permettant de constater que les accords auraient pris fin au cours de cette année. Enfin, la note de HBG du 8 juillet 1994 montre que le W5 envisageait de trouver une solution au problème né de la décision unilatérale des fournisseurs d’augmenter le prix brut au sein de l’entente. Dès lors, la Commission a pu considérer à bon droit que l’entente avait été mise en place pour une dure indéterminée le 1er avril 1994.

36      Cette analyse est confirmée par les éléments relatifs au fonctionnement de l’entente au cours de l’année 1995. En effet, la Commission disposait de deux documents contemporains de l’infraction relatifs à l’application d’une remise spécifique au W5 en 1995. Ainsi, la note de HBG du 7 juillet 1995 indique que Kuwait Petroleum et Wintershall AG (ci-après « Wintershall ») offraient une remise supplémentaire à HBG en plus de la « remise normale » et un rapport interne de Wintershall du 4 mars 1996 relatif à une visite au sein de Heijmans fait mention du « montant de la remise dû » à cette société pour 1995 (considérant 98 de la décision attaquée). Comme l’a souligné à juste titre la Commission dans la décision attaquée, l’existence même de la remise spécifique au W5 est suffisante pour en déduire que l’entente a continué en 1995, dès lors que les fournisseurs n’avaient aucun intérêt à accorder une remise plus importante à certains constructeurs sans aucune compensation en retour.

37      En tout état de cause, selon la jurisprudence, l’article 81 CE est également applicable aux accords qui ont cessé d’être en vigueur, mais qui poursuivent leurs effets au-delà de leur cessation formelle (arrêt du Tribunal du 11 décembre 2003, Ventouris/Commission, T‑59/99, Rec. p. II‑5257, point 182).

38      Ainsi, compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve relatifs à l’année 1995, l’absence de preuve écrite explicite précise relative à l’existence de l’entente en 1995 ne saurait suffire à conclure à sa cessation à la fin de l’année 1994.

39      La requérante reproche en outre à la Commission d’avoir développé une nouvelle théorie au stade contentieux, selon laquelle les accords conclus en 1994 ont été amendés à deux reprises au cours de cette année, alors même que celle-ci n’avait jamais mentionné cet élément dans la communication des griefs, ni dans la décision attaquée. Il est vrai que, dès lors que, dans le cadre d’un recours en annulation introduit en vertu de l’article 230 CE, il appartient au juge de l’Union seulement de contrôler la légalité de l’acte attaqué, la Commission ne saurait avancer, à l’appui de la décision attaquée, de nouveaux éléments de preuve à charge non retenus dans celle-ci (arrêt JFE Engineering e.a./Commission, point 32 supra, points 174 et 176). Il ressort cependant de la décision attaquée que la Commission avait déjà signalé que les accords conclus en 1994 étaient « identiques, en nature, à ceux conclus plus tard, au sens où les accords concernaient le niveau du prix brut, les remises à accorder aux constructeurs routiers du W5 et les remises moins importantes à accorder aux constructeurs routiers ne faisant pas partie du W5 » (considérant 95 de la décision attaquée), après avoir reproduit un extrait de la note de HBG du 8 juillet 1994 dans laquelle il était fait mention, contrairement aux accords de mars 1994, de la prévision d’augmentation du prix brut. Il ne saurait dès lors être fait grief à la Commission d’avoir développé une nouvelle théorie relative à la modification des accords au cours de l’année 1994 au seul stade contentieux.

40      Il convient dès lors de rejeter la première branche de ce moyen.

41      Deuxièmement, en ce qui concerne la critique tirée de la charge de la preuve et de la violation des droits de la défense, la requérante estime que, en invoquant l’absence de commentaire des destinataires de la communication des griefs quant à l’interruption de l’entente en 1995, la Commission n’a pas respecté les règles applicables en matière de preuve d’une infraction et a ainsi méconnu ses droits de la défense. En substance, ces arguments visent à démontrer que la Commission n’a pas apporté la preuve du caractère continu de l’infraction en 1995. Il appartient dès lors au Tribunal d’apprécier si la Commission a apporté une telle preuve.

42      Selon la jurisprudence, s’agissant de la durée alléguée d’une infraction, le principe de sécurité juridique impose que, en l’absence d’éléments de preuve susceptibles d’établir directement la durée de l’infraction, la Commission invoque, au moins, des éléments de preuve qui se rapportent à des faits suffisamment rapprochés dans le temps, de façon à ce qu’il puisse être raisonnablement admis que cette infraction s’est poursuivie de façon ininterrompue entre deux dates précises (arrêt du Tribunal du 7 juillet 1994, Dunlop Slazenger/Commission, T‑43/92, Rec. p. II‑441, point 79). La Cour a cependant par la suite précisé que cette jurisprudence ne trouvait pas à s’appliquer dans le cas d’un accord global s’étendant sur plusieurs années et rassemblant différentes actions s’inscrivant, en raison de leur objet identique, dans un « plan d’ensemble » faussant le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun (arrêt Aalborg Portland e.a./Commission, point 32 supra, points 258 à 260). La Cour a ultérieurement confirmé que, dans le cadre d’une infraction s’étendant sur plusieurs années, le fait que les manifestations de l’entente interviennent à des périodes différentes, pouvant être séparées par des laps de temps plus ou moins longs, demeurait sans incidence sur l’existence de cette entente, pour autant que les différentes actions faisant partie de cette infraction poursuivent une seule finalité et s’inscrivent dans le cadre d’une infraction à caractère unique et continu. Ainsi, le fait que la Commission n’a pas apporté la preuve de l’existence d’une infraction continue pour certaines périodes déterminées ne fait pas obstacle à ce que l’infraction soit regardée comme constituée durant une période globale plus étendue que celles‑ci dès lors qu’une telle constatation repose sur des indices objectifs et concordants (arrêt de la Cour du 21 septembre 2006, Technische Unie/Commission, C‑113/04 P, Rec. p. I‑8831, point 169).

43      Il convient dès lors d’examiner les éléments de preuve utilisés par la Commission afin d’étayer en fait le caractère continu, entre 1994 et 1996, de l’infraction reprochée à la requérante.

44      Il ressort de la décision attaquée que la Commission s’est appuyée sur cinq éléments pour considérer que l’entente née en 1994 s’était poursuivie en 1995 (considérants 98 et 175 à 178 de la décision attaquée). En premier lieu, trois fournisseurs (déclaration d’un salarié de Kuwait Petroleum du 9 octobre 2003, réponse de Nynas du 2 octobre 2003 à une demande de renseignements et déclaration de BP du 12 juillet 2002) ont indiqué que l’entente avait débuté en avril 1994 et aucun de ces trois fournisseurs n’a mentionné une interruption en 1995. En deuxième lieu, dans sa déclaration d’entreprise du 10 octobre 2003, SNV a indiqué que, après 1993, le W5 avait trouvé une autre méthode pour éviter les perturbations du marché de la construction routière, en organisant des réunions avec les fournisseurs (considérant 91 de la décision attaquée). En troisième lieu, un salarié de Kuwait Petroleum a expressément reconnu le caractère continu de l’infraction de 1994 à 2002 dans le cadre de sa déclaration orale du 9 octobre 2003. En quatrième lieu, plusieurs documents saisis par la Commission permettent de confirmer que le système de remises et de sanctions fonctionnait en 1995 : une note interne de HBG du 7 juillet 1995 indique ainsi que Kuwait Petroleum et Wintershall offrent une remise supplémentaire à HBG en plus de la « remise normale » et un rapport interne de Wintershall du 4 mars 1996 relatif à une visite au sein de Heijmans fait mention du montant de la remise due à cette société (considérant 98 de la décision attaquée). De plus, ce même rapport de Wintershall indique que, en 1995, il avait été constaté que les fournisseurs avaient accordé une remise indue aux petits constructeurs (considérant 82 de la décision attaquée). En cinquième lieu, des notes internes de SNV des 6 et 9 février 1995 font état d’une tentative de SNV de mettre fin à sa participation à l’entente à partir de 1992, qui n’a cependant pas abouti, et mentionnent la conclusion d’accords sur les prix entre le W5 et les fournisseurs, au détriment des adjudicateurs et des entreprises n’appartenant pas au W5. La note du 9 février 1995 envisage les différentes options pouvant permettre à SNV de se retirer de cette entente, tout en soulignant les difficultés qu’une telle décision comporterait.

45      Il y a ainsi lieu de conclure que la Commission a pu considérer, sans commettre d’erreur d’appréciation et sans violer les droits de la défense, qu’elle disposait d’éléments de preuve se rapportant à des faits suffisamment rapprochés dans le temps afin d’admettre raisonnablement que l’infraction s’était poursuivie de façon ininterrompue entre 1994 et 1996. Le fait que la Commission n’ait pas apporté la preuve directe de la conclusion de nouveaux accords en 1995 ne fait pas obstacle à ce qu’il soit constaté que l’infraction a été poursuivie durant cette année, dès lors qu’un tel constat repose sur des indices objectifs et concordants, comme cela est le cas en l’espèce. Il convient par ailleurs de souligner que l’absence de commentaire des destinataires de la communication des griefs quant à l’interruption de l’entente en 1995 ne constitue que l’un des éléments utilisés par la Commission pour considérer que l’entente née en 1994 s’était poursuivie en 1995.

46      En conséquence, le Tribunal estime que la Commission n’a pas méconnu la charge de la preuve du caractère continu de l’infraction en 1995 reposant sur elle. Il convient dès lors de rejeter la deuxième branche du premier moyen.

47      Troisièmement, en ce qui concerne les critiques tirées d’erreurs d’appréciation relatives à certains éléments de preuve, il y a lieu de rappeler à titre liminaire que le seul critère pour apprécier la valeur de preuves réside dans leur crédibilité et que, pour apprécier la valeur probante d’un document, il faut en premier lieu vérifier la vraisemblance de l’information qui y est contenue, en tenant compte, notamment, de l’origine du document, des circonstances de son élaboration, de son destinataire, et se demander si, d’après son contenu, il semble sensé et fiable (arrêt du Tribunal du 15 mars 2000, Cimenteries CBR e.a./Commission, dit « Ciments », T‑25/95, T‑26/95, T‑30/95 à T‑32/95, T‑34/95 à T‑39/95, T‑42/95 à T‑46/95, T‑48/95, T‑50/95 à T‑65/95, T‑68/95 à T‑71/95, T‑87/95, T‑88/95, T‑103/95 et T‑104/95, Rec. p. II‑491, point 1838). En l’espèce, comme le relève la Commission, si la déclaration du salarié de Kuwait Petroleum du 9 octobre 2003 effectuée dans le cadre de sa demande de clémence comporte certains points sur lesquels ce salarié est revenu ultérieurement en ce qui concerne la participation d’ExxonMobil, société fournisseur non sanctionnée par la Commission, à l’entente, elle s’est cependant révélée exacte sur d’autres points, notamment sur les événements postérieurs à 1994, date d’arrivée dudit salarié dans le secteur du bitume aux Pays-Bas, tels que la liste des participants aux réunions de l’entente, les lieux de ces réunions ou leur contenu (considérants 51, 57, 61 et 69 de la décision attaquée). Le Tribunal estime dès lors que, à la condition qu’elle soit corroborée par d’autres indices, cette déclaration constitue un élément de preuve fiable du caractère continu de l’entente.

48      La requérante reproche en outre à la Commission d’avoir interprété de façon erronée les deux documents mentionnés au point 98 de la décision attaquée.

49      L’interprétation retenue par la Commission de ces documents contemporains de l’infraction est cependant correcte. En effet, la Commission a indiqué dans la décision attaquée que plusieurs documents permettaient d’établir que la remise accordée au W5 ne constituait qu’une remise de base qui pouvait être augmentée en fonction de l’importance d’un projet ou du volume global d’achat (considérant 97 de la décision attaquée, fondé sur la réponse de KWS à la communication des griefs) et que, en l’espèce, la note de HBG du 7 juillet 1995 était relative à un projet d’une plus grande ampleur, expliquant la remise supplémentaire accordée. Cette note de HBG précise d’ailleurs que, jusqu’à cette date, aucune autre société n’avait demandé à bénéficier d’une réduction supplémentaire et que les fournisseurs avaient promis qu’ils n’en accorderaient pas d’autres.

50      Le Tribunal estime dès lors que la Commission n’a pas commis d’erreur d’appréciation en considérant que la partie des accords relative à la remise accordée au  W5 avait continué à s’appliquer au cours de l’année 1995, alors même que deux membres du W5 avaient bénéficié de remises différentes. Il convient dès lors de rejeter la troisième branche du premier moyen.

51      Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que l’infraction commise par la requérante a été continue du 1er avril 1994 au 15 avril 2002 et que les délais relatifs à la prescription ne couraient dès lors qu’à compter du 16 avril 2002.

52      Dès lors, il y a lieu de rejeter les conclusions tendant à l’annulation de l’article 1er de la décision attaquée.

2.     Sur les conclusions tendant à l’annulation de l’article 2 de la décision attaquée

53      La requérante invoque trois moyens à l’appui de ses conclusions tendant à l’annulation de l’article 2 de la décision attaquée. Le premier moyen est tiré d’une appréciation erronée de la gravité de l’infraction. Par son deuxième moyen, la requérante soutient que la Commission aurait commis une erreur manifeste d’appréciation en ne prenant pas en compte une circonstance atténuante eu égard à la détermination du montant de l’amende. Enfin, le troisième moyen vise à montrer que la Commission a commis une erreur manifeste d’appréciation ainsi qu’une erreur de droit dans son application d’un coefficient de dissuasion.

 Sur l’appréciation erronée de la gravité de l’infraction

 Sur la nature de l’infraction

–       Arguments des parties

54      La requérante considère que, en qualifiant les accords en cause d’infraction particulièrement grave (considérants 142, 152 et 312 de la décision attaquée), la Commission a violé son droit d’être entendue, n’a pas suffisamment motivé sa décision et a mal apprécié certains éléments de fait. Elle reproche ainsi à la Commission d’avoir modifié son interprétation des caractéristiques essentielles des accords entre la communication des griefs et la décision attaquée, dans laquelle elle a considéré pour la première fois que les accords avaient eu pour effet des prix de vente fixes et uniformes.

55      Elle estime que, en procédant à une telle modification, la Commission l’a empêchée de faire connaître sa position sur cette nouvelle appréciation des faits. Elle reproche en outre à la Commission de ne pas avoir indiqué dans la décision attaquée les motifs pour lesquels elle a procédé à une telle modification. Enfin, elle considère que cette nouvelle interprétation ne résiste pas à l’examen des faits, dès lors que, selon les propres calculs de la Commission, dans la plupart des cas, la remise effectivement accordée au W5 ne correspondait pas aux accords et divergeait fortement d’un fournisseur à l’autre. Ainsi, la Commission ne pouvait affirmer que les accords avaient eu pour effet des prix de vente fixes.

56      La Commission rejette les arguments de la requérante.

–       Appréciation du Tribunal

57      Tout d’abord, il apparaît nécessaire de déterminer si la qualification d’infraction très grave ne peut être réservée qu’aux accords fixant un prix de vente uniforme, comme semble le soutenir la requérante.

58      Aux termes des dispositions du point 1 des lignes directrices pour le calcul des amendes infligées en application de l’article 15, paragraphe 2, du règlement n° 17 et de l’article 65, paragraphe 5, [CA] (JO 1998, C 9, p. 3, ci-après les « lignes directrices »), le montant de base de l’amende est déterminé en fonction de la gravité et de la durée de l’infraction, l’évaluation du caractère de gravité de l’infraction devant prendre en considération la nature propre de l’infraction, son impact concret sur le marché quand il est mesurable et l’étendue du marché géographique concerné. Les lignes directrices opèrent ainsi une distinction entre les infractions peu graves (par exemple, restrictions le plus souvent verticales visant à limiter les échanges, mais dont l’impact sur le marché reste limité), les infractions graves (le plus souvent, restrictions horizontales ou verticales dont l’application est plus rigoureuse et dont l’impact sur le marché commun est plus large) et les infractions très graves (pour l’essentiel, restrictions horizontales de type « cartels de prix », quotas de répartition du marché ou autres pratiques portant atteinte au bon fonctionnement du marché intérieur).

59      Il convient de rappeler que, conformément à une jurisprudence constante, la gravité d’une infraction est déterminée en tenant compte de nombreux éléments, tels que les circonstances particulières de l’affaire, son contexte et la portée dissuasive des amendes, et au regard desquels la Commission dispose d’un large pouvoir d’appréciation (arrêts de la Cour du 28 juin 2005, Dansk Rørindustri e.a./Commission, C‑189/02 P, C‑202/02 P, C‑205/02 P à C‑208/02 P et C‑213/02 P, Rec. p. I‑5425, point 241, et du 10 mai 2007, SGL Carbon/Commission, C‑328/05 P, Rec. p. I‑3921, point 43 ; arrêt du Tribunal du 8 octobre 2008, Schunk et Schunk Kohlenstoff-Technik/Commission, T‑69/04, Rec. p. II‑2567, point 153). Par ailleurs, le juge de l’Union considère que, lors de la détermination du montant des amendes, il y a lieu de tenir compte de tous les éléments de nature à entrer dans l’appréciation de la gravité des infractions, tels que, notamment, le rôle joué par chacune des parties dans l’infraction et le risque que des infractions de ce type représentent pour les objectifs de l’Union (arrêts de la Cour du 7 juin 1983, Musique Diffusion française e.a./Commission, 100/80 à 103/80, Rec. p. 1825, points 120 et 129, et du 8 novembre 1983, IAZ International Belgium e.a./Commission, 96/82 à 102/82, 104/82, 105/82, 108/82 et 110/82, Rec. p. 3369, point 52 ; arrêt du Tribunal du 27 juillet 2005, Brasserie nationale e.a./Commission, T‑49/02 à T‑51/02, Rec. p. II‑3033, points 168 à 183). Lorsqu’une infraction a été commise par plusieurs entreprises, il y a lieu d’examiner la gravité relative de la participation de chacune d’entre elles (arrêts de la Cour du 8 juillet 1999, Hercules Chemicals/Commission, C‑51/92 P, Rec. p. I‑4235, point 110, et Montecatini/Commission, C‑235/92 P, Rec. p. I‑4539, point 207).

60      Le juge de l’Union a également reconnu la qualification d’infraction très grave par nature pour les ententes horizontales en matière de prix ou les accords visant notamment à la répartition des clientèles ou au cloisonnement du marché commun (arrêts du Tribunal du 6 avril 1995, Tréfilunion/Commission, T‑148/89, Rec. p. II‑1063, point 109 ; du 15 septembre 1998, European Night Services e.a./Commission, T‑374/94, T‑375/94, T‑384/94 et T‑388/94, Rec. p. II‑3141, point 136 ; du 25 octobre 2005, Groupe Danone/Commission, T‑38/02, Rec. p. II‑4407, point 147, et du 8 juillet 2008, BPB/Commission, T‑53/03, Rec. p. II‑1333, point 279). Ces accords peuvent emporter, sur le seul fondement de leur nature propre, la qualification de très grave, sans qu’il soit nécessaire que de tels comportements se caractérisent par une étendue géographique ou un impact particuliers (arrêt Brasserie nationale e.a./Commission, point 59 supra, point 178). Par ailleurs, une entente horizontale qui couvre le territoire entier d’un État membre et qui a pour objet un partage de marché et un cloisonnement du marché commun ne saurait être qualifiée de peu grave au sens des lignes directrices (arrêt Brasserie nationale e.a./Commission, point 59 supra, point 181).

61      Il résulte de la jurisprudence précitée que la qualification d’infraction très grave par nature n’est pas réservée aux ententes fixant un prix de vente uniforme. Un accord visant à fixer un prix de base fixe à certains clients et à appliquer un prix systématiquement plus élevé aux clients non membres de l’entente constitue également l’une des formes les plus graves d’atteinte à la concurrence et relève ainsi de cette catégorie d’infraction très grave par nature.

62      En l’espèce, la Commission a estimé à juste titre, aux considérants 312 à 317 de la décision attaquée, que la requérante avait commis une infraction très grave à l’article 81, paragraphe 1, CE. Elle a souligné qu’une infraction consistant à fixer directement ou indirectement les prix de vente et d’achat et à appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant ainsi un désavantage concurrentiel, faisait partie des infractions les plus graves par leur nature.

63      La requérante, qui fait grief à la Commission d’avoir considéré que les accords avaient eu pour effet des prix de vente fixes et uniformes, fait notamment valoir que, dans la plupart des cas, la remise effectivement accordée au W5 ne correspondait pas aux accords et divergeait fortement d’un fournisseur à l’autre. Toutefois, il y a lieu de constater que la Commission, qui a notamment précisé, au point 152 de la décision attaquée, que des remises individuelles sur le volume ou pour certains projets étaient consenties en plus de la remise octroyée au W5, n’a pas estimé que les prix de vente et d’achat du bitume routier étaient uniformes.

64      Par ailleurs, il convient d’examiner si la Commission a effectivement modifié sa position quant à la nature de l’infraction entre la communication des griefs et la décision attaquée.

65      Il convient de rappeler à cet égard que, si la communication des griefs doit énoncer, de manière claire, tous les éléments essentiels sur lesquels la Commission se fonde à ce stade de la procédure, cette indication peut être faite de manière sommaire et que la décision ne doit pas nécessairement être une copie de l’exposé des griefs (arrêt Musique Diffusion française e.a./Commission, point 59 supra, point 14), car cette communication constitue un document préparatoire dont les appréciations de fait et de droit ont un caractère purement provisoire.

66      En l’espèce, dans la communication des griefs, la Commission a souligné que l’entente consistait à fixer les prix bruts, la remise minimale accordée au W5 et la remise maximale applicable aux petits constructeurs (voir notamment points 250 à 252 et 264 de la communication des griefs). Dans la décision attaquée, la Commission a considéré que l’infraction en cause consistait à fixer directement ou indirectement les prix bruts et à appliquer, à l’égard de partenaires commerciaux n’appartenant pas à l’entente, des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant ainsi un désavantage concurrentiel, et qu’elle faisait donc partie des infractions les plus graves par leur nature (considérant 312 de la décision attaquée). Elle n’a cependant pas estimé que les prix de vente et d’achat du bitume routier étaient uniformes. En effet, au point 142 de la décision attaquée, la Commission s’est contentée de décrire les réunions de l’entente qui consistaient à fixer « le prix brut du bitume routier aux Pays-bas, la remise uniforme sur le prix brut pour les membres du W5 et la remise maximale moins importante sur le prix brut accordée aux autres constructeurs routiers ». De même, au point 152 de la décision attaquée, la Commission a certes souligné l’avantage pour le W5 de l’uniformité de la remise accordée, tout en précisant cependant qu’« elle n’éliminait pas entièrement la concurrence en raison des remises individuelles sur le volume ou pour certains projets dont ils bénéficiaient en plus de la remise accordée au W5 ». Dès lors, la Commission n’a pas méconnu le droit de la requérante à être entendue, ni son obligation de motivation sur ce point.

67      Il convient dès lors de rejeter la première branche de ce moyen.

 Sur l’impact réel de l’entente sur le marché

–       Arguments des parties

68      La requérante reproche en outre à la Commission de ne pas avoir pris en compte l’impact de l’entente sur le marché ainsi que son degré de mise en œuvre pour déterminer la gravité de l’infraction, contrairement à ce que lui impose la jurisprudence (arrêt du Tribunal du 9 juillet 2003, Cheil Jedang/Commission, T‑220/00, Rec. p. II‑2473, point 189). Elle souligne que la Commission aurait ainsi dû tenir compte de l’absence de mise en œuvre effective des accords, dès lors qu’elle lui avait fourni des éléments établissant que la remise accordée au W5 s’écartait dans la pratique de la remise de base des accords et qu’elle avait à l’inverse accordé des remises plus élevées aux petits constructeurs. Par ailleurs, la Commission ne saurait affirmer que l’incidence de l’impact sur le marché ne pouvait être mesurée alors même qu’elle a procédé à des calculs faisant état d’écarts de prix importants eu égard aux accords.

69      La Commission rejette l’ensemble des arguments de la requérante.

–       Appréciation du Tribunal

70      Au considérant 314 de la décision attaquée, la Commission a indiqué que la détermination de la gravité de l’infraction et du montant de l’amende ne dépendait pas de l’impact sur le marché de l’entente. Elle a précisé qu’il n’était pas possible de mesurer l’impact concret de l’entente sur le marché en raison du manque d’informations sur l’évolution du prix du bitume en l’absence d’accords, mais qu’elle pouvait s’en tenir à des estimations de probabilité des effets de l’entente. À cette fin, elle a souligné que les accords conclus avaient effectivement été mis en œuvre, y compris l’application d’une remise préférentielle aux seuls membres du W5 et l’application d’un mécanisme de sanction en cas de non‑respect des accords, créant ainsi des conditions de marché artificielles. Elle a en outre indiqué que le prix brut était supérieur à celui en vigueur dans les pays voisins et que la remise spécifique accordée au W5 pouvait jouer un rôle déterminant dans l’obtention de marchés publics.

71      Aux termes des dispositions du point 1 des lignes directrices, le montant de base de l’amende est déterminé « en fonction de la gravité et de la durée de l’infraction, […] l’évaluation du caractère de gravité de l’infraction [devant] prendre en considération la nature propre de l’infraction, son impact concret sur le marché lorsqu’il est mesurable et l’étendue du marché géographique concerné ». Le juge de l’Union a confirmé que la Commission n’était pas tenue d’établir l’impact concret de l’infraction sur le marché, la question de savoir dans quelle mesure la restriction de concurrence a abouti à un prix de marché supérieur à celui qui aurait prévalu dans l’hypothèse de l’absence de cartel n’étant pas un critère décisif pour la détermination du niveau des amendes (voir, en ce sens, arrêts de la Cour Musique Diffusion française e.a./Commission, point 59 supra, points 120 et 129, et du 16 novembre 2000, Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, C‑286/98 P, Rec. p. I‑9925, points 68 à 77 ; voir arrêt du Tribunal du 19 mai 2010, KME Germany e.a./Commission, T‑25/05, non publié au Recueil, point 82, et la jurisprudence citée). La Cour a ainsi rappelé qu’il résultait des lignes directrices que la nature propre de l’infraction pouvait suffire à la qualifier de « très grave », et ce indépendamment de son impact concret sur le marché et de son étendue géographique (arrêt de la Cour du 24 septembre 2009, Erste Group Bank e.a./Commission, C‑125/07 P, C‑133/07 P, C‑135/07 P et C‑137/07 P, Rec. p. I‑8681, point 103). Cette conclusion est corroborée par le fait que, si la description des infractions « graves » mentionne expressément l’impact sur le marché et les effets sur des zones étendues du marché commun, celle des infractions « très graves », en revanche, ne mentionne aucune exigence d’impact concret sur le marché ni de production d’effets sur une zone géographique particulière (arrêts Groupe Danone/Commission, point 60 supra, point 150, et KME Germany e.a./Commission, précité, point 83). La Cour a également rappelé qu’il ressortait du point 1 A, premier alinéa, des lignes directrices que cet impact était à prendre en considération uniquement lorsqu’il était mesurable (arrêts de la Cour du 9 juillet 2009, Archer Daniels Midland/Commission, C‑511/06 P, Rec. p. I‑5843, point 125, et du 3 septembre 2009, Prym et Prym Consumer/Commission, C‑534/07 P, Rec. p. I‑6525, point 74).

72      En l’espèce, il résulte des points 57 à 62 ci-dessus que la Commission a qualifié à juste titre de très grave l’infraction par la référence à sa nature propre. En tout état de cause, la Commission ayant précisé dans la décision attaquée que l’impact concret de l’infraction n’était pas mesurable (considérants 314 et 316 de la décision attaquée), elle n’était pas tenue de procéder à une appréciation de cet impact concret sur le marché pour la qualifier d’infraction très grave.

73      Il convient par ailleurs de rejeter l’argument de la requérante relatif à la jurisprudence issue de l’arrêt Cheil Jedang/Commission, point 68 supra, dès lors que, dans cette affaire, le Tribunal s’est borné à rappeler qu’il convenait d’effectuer une distinction entre, d’une part, l’appréciation de l’impact concret d’une infraction sur le marché aux fins de l’évaluation de sa gravité (point 1 A, premier alinéa, des lignes directrices), dans le cadre de laquelle il y a lieu de prendre en considération les effets résultant de l’ensemble de l’infraction et non le comportement effectif de chaque entreprise, et, d’autre part, l’appréciation du comportement individuel de chaque entreprise aux fins de l’évaluation des circonstances aggravantes ou atténuantes (points 2 et 3 des lignes directrices), dans le cadre de laquelle il y a lieu, conformément au principe d’individualité des peines et des sanctions, d’examiner la gravité relative de la participation de l’entreprise à l’infraction.

74      Enfin, selon la jurisprudence, si l’existence d’un impact concret de l’infraction n’est pas un élément nécessaire à la qualification de l’infraction comme très grave dans le cas d’un accord ayant un objet anticoncurrentiel, la prise en considération supplémentaire de cet élément permet cependant à la Commission d’augmenter le montant de départ de l’amende au-delà du montant minimal envisageable de 20 millions d’euros fixé par les lignes directrices, sans autre plafond que la limite maximale de 10 % du chiffre d’affaires total réalisé par l’entreprise concernée au cours de l’exercice social précédent, fixé pour le montant total de l’amende à l’article 23, paragraphe 2, du règlement n° 1/2003. Dès lors, la Commission doit, lorsqu’elle estime opportun, aux fins du calcul du montant de l’amende, de tenir compte de cet élément facultatif qu’est l’impact concret de l’infraction sur le marché, apporter des indices concrets, crédibles et suffisants permettant d’apprécier l’influence effective que l’infraction a pu avoir au regard de la concurrence sur ledit marché (arrêt Prym et Prym Consumer/Commission, point 71 supra, points 81 et 82). En l’espèce, il ressort de la décision attaquée que la Commission a choisi de ne pas tenir compte de l’impact de l’entente sur le marché, en estimant que celui-ci n’était pas mesurable, afin de déterminer le montant de départ de l’amende infligée à la requérante, qui est en tout état de cause inférieur au montant de 20 millions d’euros indiqué dans les lignes directrices pour ce type d’infractions. La Commission n’était dès lors pas tenue de fournir des éléments permettant d’apprécier l’impact effectif que l’infraction avait pu avoir au regard de la concurrence sur ledit marché, ni d’établir qu’elle n’était pas en mesure d’apprécier cet impact.

75      La seconde branche de ce moyen doit dès lors être rejetée, ainsi que ce dernier dans son intégralité.

 Sur l’absence de prise en compte de circonstances atténuantes

 Arguments des parties

76      La requérante reproche à la Commission de ne pas avoir tenu compte des circonstances atténuantes qu’elle avait fait valoir en réponse à la communication des griefs. Elle estime en effet que la Commission aurait dû prendre en considération des écarts de prix pratiqués par elle eu égard aux remises convenues au sein de l’entente, lesquelles en perturbaient gravement le fonctionnement, à tel point que le W5 a tenté de lui infliger des sanctions. Les prix qu’elle aurait pratiqués auraient ainsi eu un effet anticoncurrentiel minime. Elle souligne en outre que de nombreux éléments permettent d’établir que les fournisseurs parvenaient à dissimuler au W5 le montant exact de la remise accordée aux petits constructeurs. Elle précise enfin que la Commission a elle-même reconnu dans la communication des griefs que la remise qu’elle avait accordée au W5 entre 1998 et 2002 ne correspondait à celle figurant dans les accords que dans seulement 47 % des cas (point 181 de la communication des griefs).

77      La Commission estime que la requérante n’était en mesure de bénéficier d’aucune circonstance atténuante.

 Appréciation du Tribunal

78      Aux termes des dispositions figurant au point 3, deuxième tiret, des lignes directrices, la Commission peut diminuer le montant de base de l’amende pour une circonstance atténuante particulière telle que la non‑application effective des accords ou des pratiques infractionnelles. Il est de jurisprudence constante que, afin d’apprécier si une entreprise peut bénéficier d’une circonstance atténuante au titre d’une non‑application effective des accords, il importe de vérifier si les circonstances avancées par la requérante sont de nature à établir que, pendant la période au cours de laquelle elle a adhéré aux accords infractionnels, elle s’est effectivement soustraite à leur application en adoptant un comportement concurrentiel sur le marché (arrêts Ciments, point 47 supra, points 4872 à 4874, et Cheil Jedang/Commission, point 68 supra, point 192).

79      En premier lieu, il convient cependant de rappeler qu’il ressort de la décision attaquée que les accords en cause comportaient plusieurs éléments, dès lors qu’ils avaient pour objet, d’une part, de fixer le prix brut et, d’autre part, d’appliquer, à l’égard de l’ensemble des constructeurs, par le biais du mécanisme de remise minimale au W5 et de remise maximale aux petits constructeurs, des conditions inégales à des prestations équivalentes, en leur infligeant ainsi un désavantage concurrentiel. Dès lors, le simple fait que des remises d’un niveau variable aient été accordées aux membres du W5 et aux petits constructeurs ne suffit pas, à lui seul, à établir que la requérante se serait soustraite à l’application des accords en cause et ait adopté un comportement concurrentiel sur le marché. En effet, la requérante ne conteste pas avoir respecté la partie des accords relative aux modifications du prix brut (voir points 178 à 180 de la communication des griefs), démontrant ainsi son absence de volonté de se soustraire effectivement à l’application des accords sur les prix.

80      En deuxième lieu, la requérante n’a apporté aucun élément de preuve permettant d’établir qu’elle aurait effectivement accordé une remise plus importante à des petits constructeurs. Elle s’est en effet bornée à fournir un tableau, établi par elle postérieurement à la période infractionnelle, relatif aux prix nets du bitume facturés entre 1995 à 2002 à différentes sociétés, dont certaines appartenaient au W5. Ce tableau fait apparaître des niveaux de prix variables d’une société à l’autre et d’une année à l’autre, certaines données n’ayant pas pu être reconstituées, sans fournir un quelconque élément de preuve objectif permettant de corroborer ces informations. Il en résulte que ce tableau ne permet pas à lui seul de reconnaître à la requérante le bénéfice d’une circonstance atténuante que la Commission a, dès lors, pu refuser à juste titre.

81      En troisième lieu, il faut souligner que la requérante n’était pas le seul fournisseur qui accordait une remise variable aux différents membres du W5 (voir point 181 de la communication des griefs) et que la Commission a en tout état de cause toujours reconnu que les accords n’avaient pas totalement éliminé la concurrence en raison de remises individuelles sur le volume ou pour certains projets, dont bénéficiait le W5 en plus de la remise spécifique (voir point 65 ci-dessus). Dès lors, les différences constatées dans la remise accordée aux membres du W5 ne sauraient être considérées comme significatives et traduisant un comportement sur le marché réellement indépendant et concurrentiel.

82      En quatrième lieu, il convient de constater, comme le souligne la Commission, que l’existence d’un mécanisme de sanctions en cas de violation des accords et le fait que la requérante ait accepté de s’y soumettre permettent de démontrer qu’elle se sentait liée par ces accords.

83      Il résulte de l’ensemble de ces considérations que la non‑application effective des accords par la requérante n’est pas démontrée, la différence de degré dans la mise en œuvre des accords ne pouvant être confondue avec une non-exécution effective de ceux-ci (arrêt Cheil Jedang/Commission, point 68 supra, points 195 à 199). Dès lors, c’est à bon droit et sans commettre d’erreur manifeste d’appréciation que la Commission n’a retenu aucune circonstance atténuante en faveur de la requérante au titre de la non-exécution effective des accords.

84      Ce moyen doit ainsi être rejeté.

 Sur l’application d’un coefficient de dissuasion erroné

 Arguments des parties

85      La requérante considère que, en augmentant le montant de base de son amende de 50 % au titre de l’application d’un coefficient de dissuasion, la Commission s’est fondée à tort sur le chiffre d’affaires de sa société mère Total, qu’elle a tenu pour responsable de l’infraction.

86      Elle rappelle que le juge de l’Union interdit d’engager la responsabilité collective d’un groupe pour le comportement d’une seule de ses sociétés en vertu du principe d’individualité des peines et des sanctions (arrêt du Tribunal du 4 juillet 2006, Hoek Loos/Commission, T‑304/02, Rec. p. II‑1887). De plus, le juge de l’Union ne permettrait d’imputer le comportement d’une filiale à sa société mère que si elle ne déterminait pas de façon autonome sa ligne d’action sur le marché, mais appliquait pour l’essentiel les instructions imparties par la société mère (arrêt de la Cour du 14 juillet 1972, Imperial Chemical Industries/Commission, 48/69, Rec. p. 619, point 133). Dans l’arrêt Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, point 71 supra, la Cour aurait ainsi accepté que la responsabilité de l’infraction commise par sa filiale soit imputée à la société mère, car cette dernière n’avait pas contesté avoir été en mesure d’influencer de façon déterminante la politique de sa filiale (arrêt Stora Kopparbergs/Commission, point 71 supra, points 28 et 29). La seule détention de la totalité du capital d’une filiale par une société mère ne saurait suffire à imputer à cette dernière la responsabilité du comportement de cette filiale. Une solution contraire porterait atteinte aux droits de la défense en méconnaissant le principe de la présomption d’innocence et l’obligation pour la Commission d’établir la culpabilité individuelle de toute société avant de lui infliger une sanction.

87      La requérante estime que, en l’espèce, il appartenait à la Commission de prouver la participation de Total à l’infraction et qu’elle n’y est pas parvenue. Ainsi, la seule compétence de Total en matière de stratégie globale et d’investissements ne saurait suffire à démontrer une telle implication, dans l’entente, dès lors que toutes les sociétés mères remplissent ce type de fonctions. La Commission aurait en revanche dû démontrer l’absence d’indépendance stratégique de la requérante sur le marché relatif à l’infraction. Par ailleurs, la requérante conteste l’élément relatif au lien personnel existant entre elle et sa société mère, les membres du « comité de gestion » de Total n’ayant eu aucune raison d’aborder la question de la vente de bitume aux Pays-Bas avec l’un de ses salariés, ce sujet ne relevant pas de leur mission. Enfin, elle souligne que la très faible importance de son chiffre d’affaires relatif au bitume au regard du chiffre d’affaires de sa société mère et du groupe Total démontrerait qu’il était impossible que la société mère ait été impliquée directement dans l’infraction.

88      En réponse à une question écrite du Tribunal, sur les conséquences qu’elle tirait des arrêts de la Cour du 10 septembre 2009, Akzo Nobel e.a./Commission (C‑97/08 P, Rec. p. I‑8237), et du 20 janvier 2011, General Química e.a./Commission (C‑90/09 P, non encore publié au Recueil), la requérante a maintenu l’argumentation développée dans ses écritures et a soutenu que l’arrêt General Quimica e.a./Commission, précité, pouvait être interprété comme renversant la jurisprudence issue de l’arrêt Akzo Nobel e.a./Commission, précité, en ce qu’il permettrait à une société mère de renverser la présomption d’influence déterminante sur sa filiale en établissant qu’elle n’avait participé ni directement ni indirectement à la pratique infractionnelle de sa filiale.

89      La Commission réfute l’ensemble des arguments de la requérante. Elle souligne en outre que, si Total n’a pas représenté la requérante lors de la procédure administrative, il convient cependant de relever que la requérante a répondu à l’ensemble des demandes de renseignements adressées à Total, au nom de cette dernière.

 Appréciation du Tribunal

90      Il ressort des considérants 239 à 251 de la décision attaquée que la Commission a considéré qu’elle pouvait faire application de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante de Total sur la requérante pendant la période allant du 1er novembre 1999 au 15 avril 2002, en raison de la structure de participation, certes indirecte, mais à presque 100 %, existant entre ces sociétés. Elle a ensuite estimé que les éléments fournis durant la procédure administrative ne permettaient pas de réfuter cette présomption et a finalement considéré que Total devait être tenue solidairement pour responsable de l’amende infligée à la requérante. Cette amende, qui a été calculée en prenant notamment en compte le chiffre d’affaires du groupe Total, a été fixée à 13,5 millions d’euros.

91      Il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, les principes relatifs à l’application d’un coefficient de dissuasion avant d’examiner, premièrement, l’argument de la requérante relatif à l’erreur de droit concernant l’imputation du comportement d’une société à sa société mère sur le fondement de la seule détention capitalistique, deuxièmement, l’argument de la Commission relatif à l’existence d’éléments de la procédure administrative qui permettraient de considérer que le groupe Total s’est présenté comme un interlocuteur unique lors de ladite procédure administrative et, troisièmement, les éléments avancés par la requérante afin de renverser la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante de Total sur elle-même.

–       Sur les principes relatifs à l’application d’un coefficient de dissuasion

92      Aux termes du point 1 A, quatrième et cinquième alinéas, des lignes directrices : « Il sera en outre nécessaire de prendre en considération la capacité économique effective des auteurs d’infraction à créer un dommage important aux autres opérateurs, notamment aux consommateurs, et de déterminer le montant de l’amende à un niveau qui lui assure un caractère suffisamment dissuasif. De manière générale, il pourra également être tenu compte du fait que les entreprises de grande dimension disposent la plupart du temps de connaissances et des infrastructures juridico-économiques qui leur permettent de mieux apprécier le caractère infractionnel de leur comportement et les conséquences qui en découlent du point de vue du droit de la concurrence. »

93      Selon la jurisprudence, il résulte de ces dispositions que, eu égard à la détermination du montant des amendes pour infraction au droit de la concurrence, la Commission doit non seulement prendre en compte la gravité de l’infraction et les circonstances particulières de l’espèce, mais aussi le contexte dans lequel ladite infraction a été commise et veiller au caractère dissuasif de son action, surtout pour les types d’infractions particulièrement nuisibles pour la réalisation des objectifs de l’Union (voir, en ce sens, arrêt Musique Diffusion française e.a./Commission, point 59 supra, point 106). À cet égard, les lignes directrices prévoient ainsi que, mis à part la nature propre de l’infraction, son impact concret sur le marché et l’étendue géographique de celui-ci, il est nécessaire de prendre en considération la capacité économique effective des auteurs de l’infraction à créer un dommage important aux autres opérateurs, notamment aux consommateurs, et de déterminer le montant de l’amende à un niveau qui lui assure un caractère suffisamment dissuasif (point 1 A, quatrième alinéa, des lignes directrices).

94      En premier lieu, il est de jurisprudence constante que l’objectif de dissuasion que la Commission est en droit de poursuivre lors de la fixation du montant d’une amende vise à assurer le respect par les entreprises des règles de concurrence fixées par le traité pour la conduite de leurs activités au sein de l’Union et que cet objectif ne peut être valablement atteint qu’en considération de la situation de l’entreprise au jour où l’amende est infligée (arrêts du Tribunal Degussa/Commission, point 35 supra, points 279 à 285, et du 29 avril 2004, Tokai Carbon e.a./Commission, dit « Tokai I », T‑236/01, T‑239/01, T‑244/01 à T‑246/01, T‑251/01 et T‑252/01, Rec. p. II‑1181, point 241). La jurisprudence a notamment précisé que la nécessité d’assurer un effet dissuasif suffisant à l’amende exigeait que le montant de l’amende soit modulé afin de tenir compte de l’impact recherché sur l’entreprise à laquelle elle est infligée, et ce afin que l’amende ne soit pas rendue négligeable, ou au contraire excessive, notamment au regard de la capacité financière de l’entreprise en question, conformément aux exigences tirées, d’une part, de la nécessité d’assurer l’effectivité de l’amende et, d’autre part, du respect du principe de proportionnalité (arrêt Degussa/Commission, point 35 supra, point 283).

95      En second lieu, la Commission peut, conformément aux lignes directrices, prendre en compte, aux fins de la majoration du montant de base de l’amende, les infrastructures juridico-économiques dont disposent les entreprises afin d’être en mesure d’apprécier le caractère infractionnel de leur comportement (arrêt Degussa/Commission, point 35 supra, point 289). Selon la jurisprudence, cet élément vise à punir davantage les grandes entreprises, dont il est présumé qu’elles jouissent des connaissances et des moyens structurels suffisants afin d’avoir conscience du caractère infractionnel de leur comportement et d’en évaluer les bénéfices éventuels, et, dans cette hypothèse, le chiffre d’affaires sur la base duquel la Commission détermine la taille des entreprises en cause, et donc leur capacité à déterminer le caractère et les conséquences de leur comportement, doit se rapporter à leur situation au moment de l’infraction (arrêt Degussa/Commission, point 35 supra, points 289 et 290).

96      En l’espèce, afin de garantir l’effet dissuasif suffisant de l’amende, la Commission a fait application d’un coefficient multiplicateur de 1,5 à la requérante, compte tenu du chiffre d’affaires mondial réalisé par le groupe Total en 2005, soit l’année antérieure à l’adoption de la décision. Elle a précisé que ce coefficient multiplicateur avait pour objet de dissuader l’entreprise concernée et d’autres entreprises de taille comparable d’adopter à l’avenir un tel comportement illicite et qu’il devait correspondre à la taille globale de l’entreprise peu de temps avant que l’amende ne lui soit effectivement infligée (considérants 323 et 324 de la décision attaquée).

–       Sur l’erreur de droit

97      La Commission a estimé dans la décision attaquée que, bien que la requérante ait été la personne morale ayant participé directement à l’infraction, Total, en tant que société mère la détenant indirectement à presque 100 %, était capable d’exercer une influence déterminante sur sa politique commerciale pendant une partie de la période infractionnelle et devait dès lors également être tenue pour responsable de l’infraction commise par la requérante. En conséquence, la Commission a fait application d’un coefficient multiplicateur de 1,5 à la requérante, compte tenu du chiffre d’affaires mondial réalisé par le groupe Total en 2005.

98      Il y a lieu de rappeler, à titre liminaire, que le droit de la concurrence de l’Union vise les activités des entreprises (arrêt Aalborg Portland e.a./Commission, point 32 supra, point 59) et que la notion d’entreprise au sens de l’article 81 CE inclut des entités économiques consistant chacune en une organisation unitaire d’éléments personnels, matériels et immatériels poursuivant de façon durable un but économique déterminé, organisation pouvant concourir à ce qu’une infraction visée par cette disposition soit commise (voir arrêt du Tribunal du 20 mars 2002, HFB e.a./Commission, T‑9/99, Rec. p. II‑1487, point 54, et la jurisprudence citée). La notion d’entreprise, placée dans ce contexte, doit être comprise comme désignant une unité économique même si, du point de vue juridique, cette unité économique est constituée de plusieurs personnes physiques ou morales (arrêt de la Cour du 14 décembre 2006, Confederación Española de Empresarios de Estaciones de Servicio, C‑217/05, Rec. p. I‑11987, point 40).

99      Le comportement anticoncurrentiel d’une entreprise peut être imputé à une autre lorsqu’elle n’a pas déterminé son comportement sur le marché de manière autonome, mais a appliqué pour l’essentiel les directives émises par cette dernière, eu égard en particulier aux liens économiques et juridiques qui les unissaient (arrêts de la Cour du 16 novembre 2000, Metsä-Serla e.a./Commission, C‑294/98 P, Rec. p. I‑10065, point 27 ; Dansk Rørindustri e.a./Commission, point 59 supra, point 117, et Akzo Nobel e.a./Commission, point 88 supra, point 58). Ainsi, le comportement d’une filiale peut être imputé à la société mère lorsque la filiale ne détermine pas de façon autonome son comportement sur le marché, mais applique pour l’essentiel les instructions qui lui sont imparties par la société mère, ces deux entreprises constituant une entité économique (arrêt Imperial Chemical Industries/Commission, point 86 supra, points 133 et 134).

100    Ce n’est donc pas une relation d’instigation relative à l’infraction entre la société mère et sa filiale, ni, à plus forte raison, une implication de la première dans ladite infraction, mais le fait qu’elles constituent une seule entreprise, au sens susmentionné, qui habilite la Commission à adresser la décision imposant des amendes à la société mère d’un groupe de sociétés et, partant, à prendre en compte le chiffre d’affaires du groupe pour fixer le montant de l’amende. En effet, il y a lieu de rappeler que le droit de la concurrence de l’Union reconnaît que différentes sociétés appartenant à un même groupe constituent une entité économique, et donc une entreprise au sens des articles 81 CE et 82 CE, si les sociétés concernées ne déterminent pas de façon autonome leur comportement sur le marché (arrêt du Tribunal du 30 septembre 2003, Michelin/Commission, T‑203/01, Rec. p. II‑4071, point 290).

101    Dans le cas particulier où une société mère détient 100 % du capital de sa filiale auteur d’un comportement infractionnel, d’une part, cette société mère peut exercer une influence déterminante sur le comportement de cette filiale et, d’autre part, il existe une présomption réfragable selon laquelle ladite société mère exerce effectivement une telle influence (voir arrêt Akzo Nobel e.a./Commission, point 88 supra, point 60, et la jurisprudence citée). Le juge de l’Union a en outre déjà considéré que la présomption d’absence de comportement autonome sur le marché était également applicable aux filiales détenues à presque 100 % par une société mère (arrêts du Tribunal Michelin/Commission, point 100 supra, point 290, et du 30 septembre 2009, Elf Aquitaine/Commission, T‑174/05, non publié au Recueil, point 197), et que l’existence de sociétés intermédiaires entre la filiale et la société mère était sans influence sur la possibilité de faire application de cette présomption (arrêts Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, point 71 supra, points 80 à 85, et Akzo Nobel e.a./Commission, point 88 supra, points 78 et 83 ; arrêt Michelin/Commission, point 100 supra, point 290). En l’espèce, une telle présomption est dès lors applicable à Total SA qui détenait indirectement 99,73 % du capital de la requérante.

102    Dans ces conditions, il suffit que la Commission prouve que la totalité du capital d’une filiale est détenue par sa société mère pour présumer que cette dernière exerce une influence déterminante sur la politique commerciale de cette filiale. La Commission sera en mesure, par la suite, de considérer la société mère comme tenue solidairement au paiement de l’amende infligée à sa filiale, à moins que cette société mère, à laquelle il incombe de renverser cette présomption, n’apporte des éléments de preuve suffisants de nature à démontrer que sa filiale se comporte de façon autonome sur le marché (arrêts Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, point 71 supra, point 29 ; Akzo Nobel e.a./Commission, point 88 supra, point 61, et General Química e.a./Commission, point 88 supra, point 40).

103    S’il est vrai que la Cour a évoqué aux points 28 et 29 de l’arrêt Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, point 71 supra, hormis la détention de 100 % du capital de la filiale, d’autres circonstances, telles que l’absence de contestation de l’influence exercée par la société mère sur la politique commerciale de sa filiale et la représentation commune des deux sociétés durant la procédure administrative, il n’en demeure pas moins que de telles circonstances n’ont été relevées par la Cour que dans le but d’exposer l’ensemble des éléments sur lesquels le Tribunal avait fondé son raisonnement dans cette affaire, et non pour subordonner la mise en œuvre de la présomption susmentionnée à la production d’indices supplémentaires relatifs à l’exercice effectif d’une influence de la société mère sur sa filiale (arrêts Akzo Nobel e.a./Commission, point 88 supra, point 62, et General Química e.a./Commission, point 88 supra, point 41).

104    Afin de récuser l’utilisation de la présomption faite par la Commission, la requérante lui reproche d’avoir méconnu le principe de la présomption d’innocence et le principe actori incumbit probatio en vertu duquel il est impossible de faire peser sur une partie la charge de la preuve de son innocence.

105    Cet argument n’est pas fondé. En effet, si, en vertu des dispositions de l’article 2 du règlement n° 1/2003, la charge de la preuve d’une violation de l’article 81, paragraphe 1, CE incombe à l’autorité qui l’allègue, le recours à une telle présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante d’une société mère sur sa filiale détenue à 100 % n’entraîne pas un renversement de la charge de la preuve, mais fixe le niveau de preuve à respecter pour déterminer si la responsabilité d’une infraction incombe à la société mère ou à la filiale (conclusions de l’avocat général Mme Kokott sous l’arrêt Akzo Nobel e.a./Commission, point 88 supra, Rec. p. I‑8241). Dans la mesure où le fait que la société mère détient la totalité du capital de sa filiale permet de présumer qu’une influence est exercée, cette présomption est réputée satisfaire aux exigences en matière de charge de la preuve si la société mère ne la réfute pas en présentant des preuves concluantes en sens contraire (voir, en ce sens, arrêt Aalborg Portland e.a./Commission, point 32 supra, point 79). Ainsi, en amont de la question de la répartition de la charge de la preuve, les parties sont toutes appelées à satisfaire à leur obligation d’exposer leurs thèses (conclusions de l’avocat général Mme Kokott sous l’arrêt Akzo Nobel e.a/Commission, précitées, point 74, et sous l’arrêt de la Cour du 21 septembre 2006, Nederlandse Federatieve Vereniging voor de Groothandel op Elektrotechnisch Gebied/Commission, C‑105/04 P, Rec. p. I‑8725, I‑8730, point 73).

106    La requérante soutient également que la Commission a méconnu le principe d’individualité des peines et des sanctions en vertu duquel une entreprise ne doit être sanctionnée que pour les faits qui lui sont individuellement reprochés, principe qui est applicable dans toute procédure administrative susceptible d’aboutir à des sanctions en vertu des règles de concurrence de l’Union (arrêt du Tribunal du 13 décembre 2001, Krupp Thyssen Stainless et Acciai speciali Terni/Commission, T‑45/98 et T‑47/98, Rec. p. II‑3757, point 63, confirmé sur pourvoi par arrêt de la Cour du 14 juillet 2005, ThyssenKrupp Stainless et ThyssenKrupp Acciai speciali Terni/Commission, C‑65/02 P et C‑73/02 P, Rec. p. I‑6773, point 82). Toutefois, comme l’a déjà souligné le Tribunal, ce principe doit se concilier avec la notion d’entreprise, au sens de l’article 81 CE, telle qu’interprétée par le juge de l’Union (voir point 98 ci‑dessus). En effet, comme cela a été rappelé au point 100 ci‑dessus, ce n’est pas une relation d’instigation relative à l’infraction entre la société mère et sa filiale, ni, à plus forte raison, une implication de la première dans ladite infraction, mais le fait qu’elles constituent une seule entreprise au sens de l’article 81 CE qui habilite la Commission à adresser la décision imposant des amendes à la société mère d’un groupe de sociétés et à prendre en compte le chiffre d’affaires du groupe pour déterminer le montant de l’amende. En l’espèce, Total a été personnellement condamnée pour une infraction qu’elle est censée avoir commise elle-même en raison des liens économiques et juridiques qui l’unissaient à la requérante et qui lui permettaient de déterminer le comportement de cette dernière sur le marché (voir, en ce sens, arrêt Metsä‑Serla e.a./Commission, point 99 supra, point 34). Il s’ensuit que, en l’espèce, l’imputation à la société mère de l’infraction commise par sa filiale, qui a pour conséquence la prise en compte du chiffre d’affaires du groupe pour le calcul de l’amende, ne va pas à l’encontre du principe d’individualité des peines et des sanctions (arrêts du Tribunal Elf Aquitaine/Commission, point 101 supra, points 184 à 188, et du 30 septembre 2009, Arkema/Commission, T‑168/05, non publié au Recueil, points 105 à 108).

107    Enfin, la requérante estime que l’interprétation retenue par la Commission de la présomption d’exercice effectif d’une influence décisive d’une société mère sur sa filiale détenue à 100 % rend son renversement impossible.

108    Il ressort cependant d’une jurisprudence constante de la Cour que, afin de renverser la présomption selon laquelle une société mère détenant 100 % du capital social de sa filiale exerce effectivement une influence déterminante sur celle‑ci, il incombe à ladite société mère de soumettre à l’appréciation de la Commission puis, le cas échéant, du juge de l’Union, tout élément, qu’elle considère de nature à démontrer qu’elles ne constituent pas une entité économique unique, relatif aux liens organisationnels, économiques et juridiques, entre sa filiale et elle-même, lesquels peuvent varier selon les cas et ne sauraient donc faire l’objet d’une énumération exhaustive (arrêts Akzo Nobel e.a./Commission, point 88 supra, point 65, et General Química e.a./Commission, point 88 supra, points 51 et 52). Contrairement à ce que soutient la requérante, il s’agit dès lors d’une présomption réfragable qu’il lui appartenait de renverser.

109    Il résulte de l’ensemble de ce qui précède que la Commission n’a pas commis d’erreur de droit en imputant à Total la responsabilité de l’infraction commise par la requérante et en ayant en conséquence pris en compte le chiffre d’affaires du groupe pour déterminer le montant de l’amende.

–       Sur l’existence d’éléments permettant d’établir que le groupe Total s’est présenté comme un seul interlocuteur pendant la procédure administrative

110    La Commission souligne par ailleurs dans ses écritures que certains éléments de la procédure administrative indiquent que Total et la requérante ont entendu parler d’une seule voix, la requérante ayant répondu à la place de Total à plusieurs reprises au cours de la procédure administrative, et que cette circonstance aurait conforté la présomption selon laquelle elles faisaient partie d’une même entreprise. Ainsi, jusqu’à la communication des griefs, la requérante aurait répondu de manière commune aux demandes adressées aux deux sociétés et, par la suite, Total n’aurait jamais remis en cause les réponses apportées par la requérante à la Commission.

111    Il convient d’examiner cet argument de manière purement subsidiaire, dès lors qu’une telle circonstance, à la supposer établie, ne saurait constituer qu’un indice supplémentaire et facultatif de l’exercice effectif d’une influence de la société mère sur sa filiale (voir point 103 ci-dessus).

112    Il faut par ailleurs souligner, à titre préalable, que la Commission n’avait pas fait mention de ces réponses communes à ses demandes de renseignements dans la communication des griefs ou dans la décision attaquée.

113    Le juge de l’Union a cependant déjà reconnu que l’auteur d’une décision attaquée pouvait apporter des précisions au stade de la procédure contentieuse afin de compléter une motivation déjà suffisante en elle-même, celles-ci pouvant être utiles au contrôle interne des motifs de la décision exercé par le juge de l’Union, en ce qu’elles permettent à l’institution d’expliciter les raisons qui sont à la base de sa décision (arrêt de la Cour du 16 novembre 2000, Finnboard/Commission, C‑298/98 P, Rec. p. I‑10157, point 46).

114    En ce qui concerne la circonstance selon laquelle la requérante et Total auraient entendu parler d’une seule voix au cours de la procédure administrative, le juge de l’Union considère que le fait pour une société mère de se présenter comme l’unique interlocuteur de la Commission lors de la phase administrative pouvait constituer un indice confortant la présomption selon laquelle elles faisaient, avec sa filiale, partie d’une même entreprise (arrêt Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, point 71 supra, point 29, et arrêt du Tribunal du 18 décembre 2008, General Química e.a./Commission, T‑85/06, non publié au Recueil, point 66). Il convient cependant de relever que, en l’espèce, la requérante et Total ne se sont pas présentées comme un interlocuteur unique durant la totalité de la procédure administrative, comme cela était le cas dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, point 71 supra, et à l’arrêt du 18 décembre 2008, General Química e.a./Commission, précité, mais uniquement jusqu’à leur réponse à la communication des griefs. Dès lors, le Tribunal estime que les réponses communes apportées par la requérante et Total aux deux demandes de renseignements de la Commission ne constituent qu’un indice faible de l’existence d’une entité économique unique, qui doit être corroboré par d’autres éléments.

–       Sur l’erreur manifeste d’appréciation relative à l’exercice effectif par Total d’une influence déterminante sur la requérante

115    Comme indiqué au point 90 ci-dessus, la Commission a exposé aux considérants 239 à 251 de la décision attaquée qu’elle pouvait faire application de la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante de Total sur la requérante pendant la période du 1er novembre 1999 au 15 avril 2002, en raison de la structure de participation, certes indirecte, mais à presque 100 %, existant entre ces sociétés. Elle a ensuite estimé que les éléments fournis durant la procédure administrative ne permettaient pas de réfuter cette présomption et a en outre considéré qu’un certain nombre d’éléments venait renforcer cette présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante de Total sur la requérante. Elle a notamment constaté que l’ensemble des activités des filiales d’exploitation de bitume en Europe était coordonné par la direction « Marketing Europe » de Total France SA, société qui n’était reliée économiquement et juridiquement à la requérante que par l’intermédiaire de Total, société mère du groupe. Au sein du groupe, les décisions stratégiques et d’investissement étaient prises par le comité exécutif (COMEX), qui constituait l’instance de direction du groupe, tandis que la coordination et le suivi des résultats de l’ensemble des filiales du groupe étaient assurés par le comité directeur (CODIR), ces deux organes relevant de Total. La Commission a également considéré que les éléments fournis par Total tendant à établir que ses fonctions étaient limitées à celles d’une société holding en charge de la politique de ressources humaines, de la consolidation du chiffre d’affaires, de la supervision de questions transversales, telles que l’environnement ou les fonctions financières et juridiques, et de l’examen des grands projets d’investissement des filiales constituaient précisément les éléments caractéristiques de l’existence d’une entité économique unique. Elle a également pris en compte le fait que plusieurs filiales d’exploitation du groupe opéraient sous la même marque et que leur chiffre d’affaires était consolidé au niveau du groupe. Enfin, elle a tenu compte du fait que des liens personnels auraient renforcé l’influence de Total sur la direction « Marketing Europe » et, ainsi, sur la requérante. En effet, le directeur « Marketing Europe » du groupe Total, qui était également membre du CODIR, avait été membre du conseil de surveillance de la requérante et de sa société mère directe.

116    La requérante considère que la Commission a commis une erreur manifeste d’appréciation en surestimant le lien personnel existant entre elle et Total et en ne tenant pas compte de la faiblesse de son chiffre d’affaires au regard de celui du groupe. Ainsi, contrairement à l’affirmation de la Commission, elle ne constituerait pas, avec Total, une unité économique et elles n’auraient pas agi, en l’espèce, comme une entreprise au sens de l’article 81 CE, justifiant l’application d’un coefficient de dissuasion fondé sur le chiffre d’affaires du groupe.

117    Il appartient dès lors au Tribunal d’examiner si ces deux arguments permettent de renverser la présomption d’exercice effectif d’une influence déterminante de Total sur la requérante.

118    En premier lieu, selon la requérante, le lien personnel existant avec sa société mère est sans pertinence, dès lors que la Commission n’a pas établi que cette personne aurait eu intérêt à aborder la question de la vente de bitume aux Pays-Bas.

119    Il ressort cependant du dossier que le directeur « Marketing Europe » du groupe Total, qui était également membre du CODIR, avait été le directeur général de Fina Nederland, prédécesseur de la requérante, de 1991 à 1993, et était devenu membre du conseil de surveillance de la requérante en novembre 2001. Or, selon la jurisprudence, la représentation de la société mère au sein des organes de direction de sa filiale constitue un élément de preuve pertinent de l’exercice d’un contrôle effectif sur la politique commerciale de sa filiale (arrêt Stora Kopparbergs Bergslags/Commission, point 114 supra, points 80 à 85) et il n’est pas nécessaire que cette présence des membres de la société mère dans les organes de direction de la filiale soit massive. En l’espèce, même si cette personne n’a été nommée au CODIR qu’en février 2002, soit deux mois avant la cessation de l’infraction, et indépendamment de l’étendue des pouvoirs du CODIR sur les filiales de Total, il ressort de l’ensemble des éléments qui précèdent qu’il existe des liens personnels étroits et durables entre la direction de Total, la direction « Marketing Europe » et la requérante.

120    En second lieu, la requérante soutient que les membres du « comité de gestion » de Total n’auraient jamais abordé la question de la vente de bitume aux Pays-Bas, qui ne relevait pas de leurs compétences. Il ressort cependant du dossier que le COMEX met en œuvre les orientations stratégiques déterminées par le conseil d’administration et autorise les investissements correspondants. Le CODIR, quant à lui, assure la coordination des différentes entités du groupe, le suivi des résultats d’exploitation des directions opérationnelles et l’examen des rapports d’activité des directions fonctionnelles. Les fonctions de ces organes constituent des indices forts de leur exercice effectif d’une influence importante sur l’ensemble des filiales du groupe, dont la requérante. De plus, la requérante n’a fourni aucune preuve à l’appui de ses allégations selon lesquelles le COMEX n’aurait jamais été amené à se prononcer sur le marché du bitume aux Pays-Bas. Ces éléments constituent donc plutôt des indices de l’exercice effectif d’une influence importante de ces deux organes de Total sur la requérante.

121    La requérante soulève en outre un argument relatif à l’importance mineure de son chiffre d’affaires au sein du groupe Total. Cette affirmation, à la supposer établie, ne prouve cependant pas que Total lui ait laissé une autonomie totale pour définir son comportement sur le marché.

122    En conclusion, il résulte de l’ensemble de ce qui précède que les éléments présentés par la requérante ne permettent pas de renverser la présomption selon laquelle, en détenant près de 100 % de son capital, Total a exercé sur elle une influence déterminante. Il y a lieu, dès lors, de conclure que la Commission a augmenté à juste titre le montant de base de l’amende de la requérante au titre de l’application d’un coefficient de dissuasion en se fondant sur le chiffre d’affaires du groupe Total. Il convient ainsi de rejeter le moyen tiré de l’application d’un coefficient de dissuasion erroné.

123    Il résulte de l’ensemble de ce qui précède qu’il convient de rejeter les conclusions de la requête tendant à l’annulation de l’article 2 de la décision attaquée.

3.     Sur les conclusions tendant à la réduction du montant de l’amende

124    S’agissant des conclusions tendant à la réformation de la décision attaquée, aucun élément n’étant en l’espèce de nature à justifier une réduction du montant de l’amende, il n’y a pas lieu de faire droit à cette demande. Il résulte de tout ce qui précède que le recours doit être rejeté dans son ensemble.

 Sur les dépens

125    Aux termes de l’article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé, il y a lieu de la condamner aux dépens, conformément aux conclusions de la Commission.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (sixième chambre)

déclare et arrête :

1)      Le recours est rejeté.

2)      Total Nederland NV est condamnée aux dépens.

Jaeger

Wahl

Soldevila Fragoso

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 27 septembre 2012.

Signatures

Table des matières


Faits à l’origine du litige

Procédure et conclusions des parties

En droit

1.  Sur les conclusions tendant à l’annulation de l’article 1er de la décision attaquée

Arguments des parties

Appréciation du Tribunal

2.  Sur les conclusions tendant à l’annulation de l’article 2 de la décision attaquée

Sur l’appréciation erronée de la gravité de l’infraction

Sur la nature de l’infraction

–  Arguments des parties

–  Appréciation du Tribunal

Sur l’impact réel de l’entente sur le marché

–  Arguments des parties

–  Appréciation du Tribunal

Sur l’absence de prise en compte de circonstances atténuantes

Arguments des parties

Appréciation du Tribunal

Sur l’application d’un coefficient de dissuasion erroné

Arguments des parties

Appréciation du Tribunal

–  Sur les principes relatifs à l’application d’un coefficient de dissuasion

–  Sur l’erreur de droit

–  Sur l’existence d’éléments permettant d’établir que le groupe Total s’est présenté comme un seul interlocuteur pendant la procédure administrative

–  Sur l’erreur manifeste d’appréciation relative à l’exercice effectif par Total d’une influence déterminante sur la requérante

3.  Sur les conclusions tendant à la réduction du montant de l’amende

Sur les dépens


* Langue de procédure : l’anglais.