CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. DÁMASO RUIZ-JARABO COLOMER
présentées le 11 janvier 2007 1(1)
Affaire C-444/05
Aikaterini Stamatelaki
contre
NPDD Organismos Asfaliseos Eleftheron Epangelmation (OAEE)
[demande de décision préjudicielle introduite par le Dioikitiko Protodikeio Athinon (Grèce)]
«Restrictions à la libre prestation des services – Refus de remboursement des frais d’hospitalisation dans les établissements de soins privés à l’étranger – Justification et proportionnalité de l’exclusion»
I – Introduction
1. Depuis quelque temps, la Cour est amenée à statuer sur les problèmes d’interprétation résultant de la mobilité des malades au sein de la Communauté et du financement des prestations transfrontalières de services médicaux.
2. Un maillon supplémentaire est ajouté à la chaîne par les questions préjudicielles posées par le Dioikitiko Protodikeio Athinon (Grèce), conformément à l’article 234 CE, au sujet de l’incidence de l’article 49 CE sur la législation grecque qui exclut le remboursement des frais d’hospitalisation dans les établissements de soins privés à l’étranger, à l’exception des cas concernant les enfants de moins de 14 ans.
3. Concrètement, les questions qui se posent sont celles de savoir si cette exclusion constitue une entrave à la libre prestation des services, si elle est justifiée par des raisons impérieuses d’intérêt général, telles que la nécessité d’éviter un risque d’atteinte grave à l’équilibre financier du système national de sécurité sociale ou le souci d’assurer des soins adéquats et accessibles à tous, et si elle est proportionnelle au but poursuivi.
II – Le cadre juridique
A – Le droit communautaire
4. Selon l’article 3, paragraphe 1, sous c), CE, l’action de la Communauté dans ce domaine comporte «un marché intérieur caractérisé par l’abolition, entre les États membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux». Ces trois derniers aspects sont développés dans le titre III de la troisième partie du traité CE.
5. Dans le chapitre 3 consacré aux «services», l’article 49, premier alinéa, CE énonce le principe général:
«Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de la Communauté sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un pays de la Communauté autre que celui du destinataire de la prestation.»
6. Ce principe est complété par les dispositions de l’article 50 CE:
«Au sens du présent traité, sont considérées comme services les prestations fournies normalement contre rémunération, dans la mesure où elles ne sont pas régies par les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, des capitaux et des personnes.
Les services comprennent notamment:
a) des activités de caractère industriel;
b) des activités de caractère commercial;
c) des activités artisanales;
d) les activités des professions libérales.
Sans préjudice des dispositions du chapitre relatif au droit d’établissement, le prestataire peut, pour l’exécution de sa prestation, exercer, à titre temporaire, son activité dans le pays où la prestation est fournie, dans les mêmes conditions que celles que ce pays impose à ses propres ressortissants.»
B – La réglementation grecque
1. Dispositions légales
7. L’article 40, paragraphe 1, sous c), de la loi n° 1316/1983 (2), qui a été modifié par l’article 39 de la loi n° 1759/1988 (3), autorise l’hospitalisation à l’étranger en cas de maladies exceptionnellement graves, notamment pour les «assurés des organismes ou services d’assurance dépendant du ministère de la Santé, de la Prévoyance et de la Sécurité sociale». Pour ce faire, ils doivent, conformément à l’article 40, paragraphe 2, obtenir une autorisation délivrée après avis d’une commission sanitaire, qui, en vertu du paragraphe 3, apprécie la nécessité des soins médicaux.
8. Conformément à l’article 40, paragraphe 4, un arrêté du ministre de la Santé, de la Prévention et de la Sécurité sociale détermine le mode et la procédure d’autorisation de l’hospitalisation des malades, de l’éventuel donneur et le recours à un accompagnateur, la nature et l’étendue des prestations, le montant des frais précisant l’éventuelle participation de l’assuré, ainsi que toute autre modalité nécessaire à l’application de cet article.
2. Dispositions réglementaires
9. L’habilitation accordée par les dispositions précitées a servi de base à l’arrêté n° F7/oik.15, du 7 janvier 1997 (4), qui réglemente l’hospitalisation à l’étranger des assurés de tous les organismes et branches maladie, dépendant de la Geniki Gramateia Koinonikon Asfaliseon (secrétariat général des Assurances sociales, ci-après la «GGKA»), quelles que soient leur dénomination et leur forme juridique.
10. Sur la même base juridique, l’arrêté n° 35/1385/1999 (5) a approuvé le règlement de la branche santé de l’Organismos Asfaliseos Eleftheron Epangelmation (organisme d’assurance des professions libérales, ci-après l’«OAEE»).
a) L’arrêté de 1997
11. Selon l’article 1er de l’arrêté de 1997, la GGKA assume le coût des soins dans d’autres États dans les cas où «l’assuré:
a) souffre d’une affection grave qui ne peut pas être traitée en Grèce, soit parce que les moyens scientifiques appropriés n’existent pas, soit parce que la méthode médicale spécifique de diagnostic ou de traitement requise n’y est pas applicable;
b) souffre d’une affection grave qui ne peut pas être traitée en Grèce en temps utile et dont un éventuel retard de traitement met sa vie en danger;
c) doit se rendre d’urgence à l’étranger, sans qu’ait été suivie par l’organisme la procédure d’autorisation préalable qui est prévue, car le traitement immédiat de son cas s’impose;
d) se trouve provisoirement, quelle qu’en soit la raison, dans un pays étranger et que, du fait d’un événement violent, soudain et inévitable, il tombe soudainement malade et est hospitalisé dans un établissement de soins.»
Dans tous ces cas, une autorisation préalable des commissions sanitaires spéciales est nécessaire, bien que, dans les cas sous c) et d), cette autorisation puisse être octroyée a posteriori.
12. Conformément à l’article 4, paragraphe 6, de cet arrêté, «[a]ucune dépense n’est remboursée en cas d’hospitalisation dans des cliniques privées à l’étranger, sauf dans les cas concernant des enfants».
b) L’arrêté de 1999
13. L’article 13, paragraphe 1, de cet arrêté qualifie de soins médicaux les soins administrés au patient dans les établissements de soins publics ainsi que dans les établissements de soins privés avec lesquels l’OAEE a conclu des accords.
14. L’article 15, paragraphe 1, reconnaît le droit des assurés de l’OAEE à être «hospitalisés à l’étranger après décision de l’administrateur et autorisation de la commission sanitaire spécifique, dès lors que les conditions définies dans tout arrêté ministériel applicable en matière d’hospitalisation à l’étranger sont remplies». Le paragraphe 2 de cet article énumère les «frais remboursables» dont font partie, selon le point a), les frais d’hospitalisation dans des «établissements de soins publics de l’étranger», et il indique que «[n]e sont pas remboursés les frais d’hospitalisation dans des établissements de soins privés à l’étranger, si ce n’est ceux qui concernent les enfants de moins de quatorze (14) ans».
III – Les faits, le litige au principal et les questions préjudicielles
15. M. Dimitrios Stamatelaki était assuré auprès du Tameio Asfalisesos Emboron (caisse d’assurance des commerçants, ci-après le «TAE»). Il souffrait d’un cancer de la vessie et a été hospitalisé du 18 mai au 12 juin 1998 et du 16 juin au 18 juin 1998 dans un établissement de soins privé, le London Bridge Hospital, en Grande-Bretagne, auquel il a versé la somme de 13 600 GBP.
16. Sa demande de remboursement de cette somme formée devant le Polymeles Protodikeio (tribunal de première instance) Athinon a été rejetée le 26 avril 2000, car le litige relevait de la compétence des tribunaux administratifs.
17. À la suite du décès de l’intéressé, le 29 août 2000, sa veuve, qui était son unique héritière, a demandé le remboursement à l’OAEE, qui a succédé au TAE (6). La décision nº St/4135/00 a rejeté cette demande et la décision n° 392/2/248, du 18 septembre 2001, a rejeté le recours formé contre cette première décision, au motif que le remboursement des frais d’hospitalisation dans des cliniques privées à l’étranger n’est pas autorisé.
18. Saisi d’un recours contre cette décision, le Dioikitiko Protodikeio Athinon a sursis à statuer pour poser à la Cour les trois questions préjudicielles suivantes:
«1) Une réglementation nationale, qui exclut dans tous les cas le remboursement par un organisme national de sécurité sociale des frais d’hospitalisation d’un de ses assurés dans un établissement de soins privé à l’étranger, à l’exception des cas concernant les enfants de moins de 14 ans, constitue-t-elle une restriction au principe de la libre prestation des services à l’intérieur de la Communauté, consacré par les articles 49 CE et suivants, alors qu’elle prévoit, en revanche, la possibilité de rembourser les frais en question, après autorisation, si ladite hospitalisation a eu lieu dans un établissement de soins public à l’étranger, étant précisé que cette autorisation est accordée dès lors qu’une thérapie appropriée ne peut pas être dispensée en temps utile à l’assuré par un établissement de soins conventionné par l’organisme de sécurité sociale auquel il est affilié?
2) En cas de réponse affirmative à la première question, cette restriction peut-elle être considérée comme étant dictée par des raisons impérieuses d’intérêt général telles que la nécessité d’éviter un risque d’atteinte grave à l’équilibre financier du système grec de sécurité sociale ou le maintien d’un service médical et hospitalier de qualité, équilibré et accessible à tous?
3) En cas de réponse affirmative à la deuxième question, une restriction de cette nature peut-elle être considérée comme permise, en ce sens qu’elle ne viole pas le principe de proportionnalité, c’est-à-dire qu’elle ne va pas au‑delà de ce qui est objectivement nécessaire pour atteindre l’objectif qu’elle poursuit et que ce résultat ne peut pas être atteint par des règles moins contraignantes?»
IV – La procédure devant la Cour
19. Des observations écrites ont été déposées dans le délai fixé à l’article 23 du statut de la Cour de justice par les gouvernements grec et belge ainsi que par la Commission des Communautés européennes.
20. Lors de l’audience, qui s’est tenue le 29 novembre 2006, des observations orales ont été présentées par les représentants des gouvernements grec et néerlandais, ainsi que par l’agent de la Commission.
V – Analyse des questions préjudicielles
A – Observations préliminaires
21. Avant d’examiner les questions de la juridiction de renvoi, il convient de s’intéresser à la disposition de droit communautaire qui les encadre et à la jurisprudence relative aux soins hospitaliers transfrontaliers.
1. Délimitation des règles communautaires applicables
a) L’article 49 CE et l’article 22 du règlement (CEE) n° 1408/71
22. Le gouvernement belge appelle à une délimitation des dispositions de droit communautaire pertinentes dans le cadre du litige au principal et propose, à cet effet, le traité et le règlement (CEE) n° 1408/71 du Conseil, du 14 juin 1971, relatif à l’application des régimes de sécurité sociale aux travailleurs salariés, aux travailleurs non salariés et aux membres de leur famille qui se déplacent à l’intérieur de la Communauté (7), en mentionnant, concrètement, l’article 22 de ce règlement, qui est relatif aux soins effectués dans un autre État membre. Le gouvernement belge se fonde sur les points 30 et 31 de l’arrêt du 12 juillet 2001, Vanbraekel e.a. (8), en vertu desquels le fait que le refus de l’autorisation préalable pour des soins à l’étranger se fonde sur les critères de la législation nationale et non sur ceux du règlement n° 1408/71 n’exclut pas totalement l’application de cette norme communautaire.
23. La Cour a étudié la relation entre les dispositions susmentionnées à l’occasion d’une question préjudicielle d’une juridiction française relative à leur compatibilité. L’arrêt du 23 octobre 2003, Inizan (9), a, conformément à mes conclusions dans cette affaire, admis la concordance des deux règles de droit (10).
24. Conformément à ce que j’expose dans ces conclusions, les deux dispositions s’accordent, bien qu’elles concernent des cas de figure distincts et conduisent à des solutions différentes (point 31).
25. D’une part, «le champ d’application personnel de l’article 49 CE et celui de l’article 22 du règlement n° 1408/71 sont différents, le second étant plus réduit que le premier. L’article 49 CE s’applique à tous les ressortissants des États membres qui sont établis dans la Communauté, alors que l’article 22 du règlement n° 1408/71 ne bénéficie qu’aux citoyens de l’Union et à leur famille qui sont assurés par l’un des régimes légaux de sécurité sociale des États membres» (point 27).
26. D’autre part, «[l]a situation des patients est différente selon qu’ils font usage de la procédure prévue à l’article 22 du règlement n° 1408/71 ou invoquent directement l’article 49 CE» (point 28). Alors que le règlement «régit exclusivement les relations entre les institutions de sécurité sociale», en imposant «des critères uniformes quant aux conditions dans lesquelles l’autorisation ne peut pas être refusée et contribue à faciliter la libre circulation des bénéficiaires d’un régime légal de sécurité sociale» (point 29), le traité «permet à tous les ressortissants des États membres […] de solliciter le remboursement, selon le barème de l’État d’affiliation, des frais médicaux exposés dans un autre État membre sans qu’ils aient à disposer d’une autorisation» (point 30).
27. Ces idées inspireront mes réflexions relatives aux règles juridiques permettant de résoudre la présente affaire.
b) La disposition applicable au litige au principal
28. La décision de renvoi ne fait aucune allusion au règlement n° 1408/71, mais contient certains éléments qui suggèrent sa possible application: l’assurance de M. Stamatelaki par le TAE et la réclamation postérieure auprès de l’OAEE.
29. Le système grec de sécurité sociale est caractérisé par l’existence de nombreuses institutions publiques chargées de couvrir les différentes catégories de la population en fonction de critères professionnels. Au fil du temps, le nombre d’organismes a diminué et ces fonctions se sont concentrées au sein de l’Idrima Koinonikon Asfaliseon (l’institut des assurances sociales, ci-après l’«IKA») pour les salariés et au sein de l’OAEE pour les travailleurs indépendants et pour ceux qui exercent des professions libérales (11).
30. L’OAEE, qui est la personne morale de droit public qui a absorbé le TAE, assure obligatoirement les personnes qui exercent le métier de commerçant, d’artisan, de conducteur et d’hôtelier (12). L’article 2 du règlement n° 1408/71 mentionne les travailleurs non salariés et l’on peut donc imaginer qu’il concerne les personnes couvertes par l’OAEE.
31. Or, comme l’indique la Commission, aucun élément du dossier n’indique que l’intéressé ait demandé une autorisation préalable conformément à l’article 22 du règlement n° 1408/71 et aucun motif n’est fourni pour justifier cette abstention. Même dans l’hypothèse où l’intéressé aurait demandé cette autorisation, il convient de relever que, conformément à la jurisprudence, cette disposition vise à permettre à l’assuré, qui est autorisé à se rendre dans un autre État membre pour y recevoir un traitement, de bénéficier de soins de santé aux frais de l’institution compétente, conformément à la législation du lieu dans lequel les prestations sont servies, sans pour autant réglementer le remboursement aux tarifs en vigueur dans l’État compétent des montants payés pour ces prestations (13).
32. Toutefois, les doutes du juge national ne résultent pas du système d’autorisation, mais du fait que, à l’exception des enfants de moins de 14 ans, les soins dans les établissements privés à l’étranger se font toujours à la charge du patient.
33. De plus, l’arrêt Vanbraekel e.a. indique que, dans certaines situations, conformément à l’article 49 CE, l’intéressé a droit à des soins de santé dans un autre État membre à des conditions de prise en charge différentes de celles prévues à l’article 22 du règlement n° 1408/71 (points 37 à 53) (14).
34. Dans ce contexte, il convient d’étudier les questions de la juridiction de renvoi à la lumière de l’article 49 CE, qui, ne l’oublions pas, constitue une expression particulière du principe d’égalité de traitement.
2. Les soins hospitaliers dans la jurisprudence
35. Les auteurs des observations déposées dans le cadre de la présente procédure préjudicielle ont mis en relief les arrêts rendus par la Cour en la matière. Il convient de rappeler ces arrêts afin de comprendre les questions du Dioikitiko Protodikeio Athinon.
36. Tout d’abord, la libre prestation des services comprend les soins médicaux fournis contre rémunération (15), dans un cadre hospitalier ou en dehors d’un tel cadre (16); elle englobe également la liberté des destinataires des soins de se rendre dans un autre État membre pour y recevoir les soins appropriés (17).
37. Dans l’affaire au principal, il est établi que M. Stamatelaki a directement payé la clinique britannique. Le fait qu’il ait ensuite demandé le remboursement auprès de l’OAEE ne rend pas inopérantes les dispositions du traité (18), car une prestation médicale ne cesse pas de relever du champ d’application de l’article 49 CE du fait que le patient demande le remboursement des frais exposés à un organisme national d’assurance maladie (19).
38. Le droit communautaire ne porte pas atteinte à la compétence des autorités nationales pour aménager leurs systèmes de sécurité sociale (20); en l’absence d’une harmonisation communautaire, il appartient à la législation de chaque pays de déterminer les conditions qui donnent droit à des prestations (21), mais, dans l’exercice de cette compétence, les États membres doivent respecter le droit communautaire (22), ce qui signifie qu’ils ne peuvent pas introduire ou maintenir des restrictions injustifiées à l’exercice de la libre prestation des services médicaux (23).
39. Par conséquent, il convient d’examiner si l’interdiction grecque de remboursement du coût des prestations des établissements de soins privés à l’étranger porte atteinte à la liberté susmentionnée (première question préjudicielle), si elle est justifiée (deuxième question préjudicielle) et si elle est proportionnelle à l’objectif poursuivi (troisième question préjudicielle).
40. Néanmoins, bien que la jurisprudence prenne pour référence principale les libertés fondamentales du traité, il existe un autre aspect de plus en plus important dans le domaine communautaire, qui est celui du droit des citoyens aux soins médicaux et qui est proclamé par l’article 35 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (24), car «[l]a santé, parce qu’elle est un bien supérieur, ne peut être considérée exclusivement sous l’angle de dépenses sociales et de difficultés économiques latentes» (25). Ce droit présente une configuration personnelle, qui se trouve en marge de la relation entre la personne et la sécurité sociale (26), et la Cour ne peut pas ignorer cet aspect.
B – L’existence d’une restriction à la libre prestation des services
41. Le gouvernement belge et la Commission soutiennent que la législation grecque restreint la libre prestation des services, car, bien qu’elle n’interdise pas de s’adresser aux établissements de soins privés d’autres États membres, elle dissuade leurs usagers potentiels de le faire, puisque, s’ils ont plus de 14 ans, ils doivent prendre en charge le coût de leur traitement.
42. Au contraire, la République hellénique ne voit aucune entrave, car sa réglementation prévoit le remboursement uniquement si les soins ont été dispensés dans un établissement de soins privé conventionné sur son territoire. L’exclusion généralisée de la prise en charge des coûts, sans distinction en fonction de la localisation de l’établissement de soins, aurait pour conséquence qu’aucune objection ne pourrait être faite du point de vue communautaire.
43. La prémisse de cette allégation me paraît pertinente, contrairement à son développement et à sa conclusion.
44. La juridiction de renvoi a posé les questions en examinant les possibilités de remboursement en fonction du fait que l’hospitalisation a eu lieu dans des établissements étrangers publics ou privés. Un tel raisonnement, soutenu par le Royaume de Belgique et, en partie, par la Commission, ne tient pas compte du lien qui existe entre la libre prestation de services et la liberté de se déplacer et qui permet à l’article 49 CE d’interdire les restrictions en ce qui concerne les ressortissants d’un pays établis dans un autre État membre.
45. Dans le cadre de la libre prestation de services, deux territoires sont concernés; dans l’affaire au principal, il s’agit de celui de la nationalité de M. Stamatelaki, la Grèce, et de celui dans lequel les soins ont été effectués, le Royaume-Uni. Pour évaluer une restriction à une liberté fondamentale, il convient de tenir compte des dispositions adoptées par le législateur national pour le remboursement en recherchant si le malade s’est déplacé. La situation est dénaturée lorsque, comme le fait la décision de renvoi, seuls les établissements de soins publics ou privés situés à l’étranger sont pris en compte, en faisant abstraction des établissements de soins nationaux. Cette optique ignore le déplacement. Selon une jurisprudence bien établie, l’article 49 CE s’oppose à une réglementation nationale qui rend la prestation de services entre États membres plus difficile que la prestation de services purement interne (27).
46. Par conséquent, je suggère de reformuler les questions préjudicielles et rejoins le représentant de la République hellénique quant à la nécessité d’examiner l’hypothèse dans laquelle les ressortissants grecs se voient rembourser les frais d’hospitalisation dans les établissements de soins privés nationaux et dans laquelle rien n’est prévu pour les soins dispensés dans les hôpitaux étrangers, quelle qu’en soit la nature. Ma divergence d’opinion réside dans la constatation du fait que la réglementation grecque est plus restrictive pour ceux qui se rendent dans d’autres États membres de la Communauté.
47. D’une part, la réglementation ne prévoit aucune possibilité d’accord entre un établissement de soins privé et le service de santé publique étranger, contrairement à ce qui se produit au niveau national. Ainsi, si une personne se rend dans un établissement de soins privé conventionné en Grèce, elle ne devra rien débourser, mais si elle se rend dans ce même type d’établissement à l’étranger, elle devra s’acquitter de la facture. L’affirmation du gouvernement grec en vertu de laquelle, dans ce cas ainsi que dans celui où le formulaire E 112 est utilisé (28), le patient ne supporte pas les coûts est dépourvue de fondement, car les arrêtés de 1997 et de 1999 excluent le remboursement, la seule exception étant relative aux enfants de moins de 14 ans (29).
48. D’autre part, la règle de l’exclusion du remboursement des sommes déboursées dans les établissements de soins privés grecs non conventionnés connaît une exception, puisque l’organisme assureur prend en charge l’hospitalisation d’urgence si certaines formalités sont remplies (30). Toutefois, il n’existe pas d’exception lorsque l’urgence se produit à l’étranger et qu’il est objectivement impossible pour l’intéressé de se rendre dans les établissements de soins publics du pays dans lequel il se trouve (31).
49. Par conséquent, la première question préjudicielle appelle une réponse affirmative, non pas parce que la prise en charge des frais d’hospitalisation dans les établissements de soins publics à l’étranger est prévue, alors qu’elle est exclue pour les établissements de soins privés à l’étranger, mais parce que cette exclusion, exception faite pour les enfants de moins de 14 ans, revêt une connotation plus absolue que lorsqu’une telle prestation est réalisée en Grèce dans des conditions similaires, ce qui réduit les possibilités pour les établissements de soins privés d’autres États membres de soigner des patients grecs.
C – La justification de la restriction
50. Une fois identifiée cette entrave à une liberté fondamentale, il convient de rechercher si elle est justifiée.
51. La Cour a admis certaines raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier des obstacles à la libre prestation des services pour les établissements de soins, comme le risque d’atteinte grave à l’équilibre financier du système de sécurité sociale (32), l’objectif de maintien d’un service médical et hospitalier de qualité, équilibré et accessible à tous (33) ou le maintien d’une capacité de soins ou d’une compétence médicale sur le territoire national (34).
52. Concrètement, elle a reconnu que le nombre des infrastructures hospitalières, leur répartition géographique, leur aménagement, leurs équipements et les services qu’elles offrent doivent pouvoir faire l’objet d’une planification pour répondre à diverses préoccupations, notamment afin de garantir une accessibilité suffisante et permanente à une gamme de soins de niveau élevé ou afin de maîtriser les coûts et d’éviter tout gaspillage de ressources, principalement financières, dont l’insuffisance est avérée, et ce quel que soit le mode de financement (35). La Cour a ajouté que, si les patients pouvaient librement faire appel à des établissements de soins de tout type, même non conventionnés, les efforts de planification seraient compromis (36).
53. Dans la présente affaire, les motifs indiqués servent de prétexte au juge de renvoi et à une bonne partie des observations présentées dans la procédure préjudicielle pour orienter le débat vers le dualisme entre services de santé publics et services de santé privés. Il conviendrait d’éluder cette question, car, comme je l’ai mis en relief dans les points précédents, elle ne se trouve pas à la base de la restriction de la liberté fondamentale communautaire; en outre, ce débat se trouve à la confluence de circonstances de différentes natures et, en particulier, de nature extrajuridique.
54. En ce qui concerne les soins fournis par un établissement privé – que ce soit en Grèce ou dans un autre État membre –, le fait d’exclure les prestations fournies par les établissements de soins privés conventionnés à l’étranger ou les urgences est difficilement conciliable avec les justifications susmentionnées si les frais ne sont pris en charge que s’ils proviennent d’un établissement national ou si l’urgence survient sur le territoire national.
55. Les conséquences économiques et la couverture médicale se présentent de la même manière dans les deux situations. On peut citer l’exemple d’un citoyen grec victime d’un accident qui, compte tenu de la gravité de ses blessures, est transporté inconscient vers le centre de soins le plus proche, qui s’avère être un établissement privé. J’imagine la perplexité du patient qui apprend que, si l’accident s’est produit en Grèce, il n’aura pas à payer les soins, à condition que l’établissement de soins soit conventionné ou que l’intervention ait été urgente, alors que, si l’accident s’est produit à l’étranger, il devra payer, à moins qu’il n’ait moins de 14 ans et que les conditions de remboursement soient remplies.
56. Les justifications avancées cèdent le pas à la liberté de prestation de services des établissements de soins privés conventionnés étrangers et au droit à la santé.
57. De plus, certains aspects de la réglementation grecque contredisent ces justifications. Ainsi, il est difficile de comprendre comment l’exclusion des établissements privés conventionnés étrangers peut reposer sur l’absence de contrôle de la qualité de leurs prestations par les autorités grecques, car cette surveillance incombe, par nature, aux autorités du pays dans lequel ces prestations sont fournies (37); un tel motif permettrait de rejeter de nombreuses autres activités et, ainsi, de saper les fondements communautaires. La Cour a jugé que, dans le domaine de la libre prestation de services, les médecins établis dans d’autres États membres offrent des garanties professionnelles équivalentes (38) à celles des médecins établis sur le territoire national (39), ce principe pouvant être transposé aux hôpitaux, dans lesquels les médecins constituent l’élément professionnel fondamental.
58. Je ne m’explique pas non plus la prise en charge de l’hospitalisation dans des établissements privés à l’étranger pour les enfants de moins de 14 ans, car, si l’on admet les affirmations du gouvernement grec en vertu desquelles cette prise en charge répond à un souci de protection d’une catégorie sensible de la population, je ne vois pas pourquoi d’autres catégories qui nécessitent également une protection spéciale, comme les personnes âgées, les handicapés ou les femmes enceintes, n’en bénéficient pas (40). De plus, en ce qui concerne les enfants, l’argument lié à l’impossibilité d’évaluer les prestations n’est pas applicable.
59. Par conséquent, il n’existe pas de justification valable pour restreindre la liberté de prestation des services médicaux dans les établissements de soins privés d’autres États membres de manière plus rigoureuse que dans les établissements nationaux similaires. Il convient donc de répondre par la négative à la deuxième question préjudicielle.
D – La proportionnalité de la règle litigieuse
60. La proportionnalité suppose une cohérence et une harmonie entre le but recherché et les mesures prises pour l’atteindre, mais, si ce but est dépourvu de justification adéquate, comme c’est le cas en l’espèce, l’analyse de son rapport avec les mesures ne présente pas d’utilité. C’est pourquoi la juridiction de renvoi formule à bon droit cette question à titre subsidiaire.
61. Toutefois, pour le cas où la Cour identifierait une raison justifiant la restriction, je vais examiner succinctement la proportionnalité.
62. Je pense que, abstraction faite de la situation des enfants, l’exemple présenté dans la section antérieure illustre le caractère excessif de l’interdiction absolue du remboursement des prestations des établissements de soins privés dans d’autres États membres, aussi bien en ce qui concerne le cas des établissements qui ont conclu des conventions avec les autorités ou les organismes du secteur public de la santé qu’en ce qui concerne le cas de l’existence d’un risque vital.
63. Il existe d’autres moyens moins coercitifs et plus respectueux de la liberté communautaire. Compte tenu de l’orientation prise par les questions préjudicielles, il suffirait d’éliminer les différences au niveau de la réglementation des paiements des soins fournis par les établissements privés à l’étranger.
64. Par conséquent, la réponse à la troisième question doit également être négative.
E – Corollaire et alternative
65. Il résulte des réflexions figurant ci-dessus qu’une législation nationale qui permet au patient de demander le remboursement de la facture relative à son hospitalisation dans un établissement de soins privé conventionné national ou dans le cas d’une urgence, alors que, exception faite des enfants de moins de 14 ans, elle exclut le remboursement si les soins sont effectués dans un établissement de soins privé à l’étranger, viole l’article 49 CE, car elle restreint de manière injustifiée et disproportionnée la liberté de prestation des services et le droit à la santé des citoyens.
66. Or, j’ai déjà indiqué dans les présentes conclusions que la violation du droit communautaire ne résulte pas du fait que la réglementation grecque exclut le remboursement des frais de traitement pour les établissements de soins privés à l’étranger et qu’elle l’accepte, dans certaines conditions, pour les établissements de soins publics à l’étranger. Cependant, si la Cour, conformément à l’exposé du Dioikitiko Protodikeio, s’orientait par rapport à la classification différente des frais hospitaliers générés en dehors de Grèce, il conviendrait d’ajouter quelques réflexions supplémentaires.
67. Premièrement, la mobilité des patients au sein de la Communauté constitue un des aspects du débat général relatif aux soins de santé qui préoccupe le plus les instituions et les États membres (41), compte tenu de l’insuffisance des moyens budgétaires, matériels et humains pour entreprendre une libéralisation absolue (42). La Cour doit seulement veiller au respect de l’ordre juridique, sans essayer de se substituer à la volonté du législateur (43).
68. Deuxièmement, il ne fait pas de doute que la réglementation grecque décourage les assurés couverts par les organismes publics de s’adresser à des établissements privés dans d’autres États, ce qui constitue une restriction à la liberté de prestation de services, si l’on considère cette circonstance indépendamment de la situation au niveau national.
69. Troisièmement, la restriction a pour objectif, selon les informations fournies par la République hellénique, de garantir la viabilité du système de sécurité sociale.
70. Finalement, même si elles sont justifiables, les mesures sont disproportionnées, car, abstraction faite de l’unique dérogation relative aux mineurs, elles ne prévoient aucune exception comme celles qui existent pour les soins effectués dans les établissements publics à l’étranger, qui restent néanmoins soumis à l’exigence d’autorisation. Elles ne prévoient pas non plus de barèmes de remboursement. Le caractère absolu des termes de l’interdiction n’est pas adapté à l’objectif poursuivi, car il existe des mesures moins restrictives et plus respectueuses de la liberté fondamentale et, j’insiste, du droit à la santé.
71. Par conséquent, dans cette perspective, une disposition nationale qui exclut dans tous les cas le remboursement par un organisme national des frais d’hospitalisation d’un de ses assurés dans les établissements de soins privés à l’étranger, à l’exception des cas concernant les enfants de moins de 14 ans, constitue une restriction au principe de la libre prestation des services de l’article 49 CE, certes justifiable, mais qui dépasse ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif poursuivi.
VI – Conclusion
72. Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre aux questions préjudicielles du Dioikitiko Protodikeio Athinon comme suit:
«Une réglementation nationale qui exclut le remboursement par un organisme national de sécurité sociale des frais d’hospitalisation de ses assurés dans les établissements de soins privés à l’étranger, à l’exception des cas concernant les enfants de moins de 14 ans, alors qu’elle l’autorise si les soins ont été effectués dans un établissement de soins privé conventionné national ou dans une situation d’urgence, constitue une restriction injustifiée et disproportionnée au principe de la libre prestation des services visé à l’article 49 CE.»