Language of document : ECLI:EU:C:2012:150

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

Mme VERICA Trstenjak

présentées le 20 mars 2012 (1)

Affaire C‑31/11

Marianne Scheunemann

contre

Finanzamt Bremerhaven

[demande de décision préjudicielle formée par le Bundezfinanzhof (Allemagne)]

«Libertés fondamentales — Définition — Liberté d’établissement — Article 49 TFUE — Libre circulation des capitaux — Article 63 TFUE — Impôt sur les successions — Acquisition par héritage d’une participation, en tant qu’associé unique, dans une société de capitaux établie dans un État tiers et appartenant à la fortune privée du défunt — Réglementation nationale prévoyant des avantages fiscaux pour les sociétés ayant leur siège ou leur direction commerciale sur le territoire national»





I –    Introduction

1.        Par la présente demande de décision préjudicielle, au titre de l’article 267 TFUE, le Bundesfinanzhof (Allemagne) adresse à la Cour une question portant sur l’interprétation des dispositions de droit primaire relatives à la libre circulation des capitaux.

2.        La demande de décision préjudicielle s’inscrit dans le cadre d’un litige opposant Mme Scheunemann et le Finanzamt Bremerhaven au sujet de la légalité d’une décision établissant la dette de cette dernière en matière de droits de succession. La requérante, qui a hérité, en tant qu’associé unique, notamment d’une participation dans une société de capitaux ayant son siège au Canada, conteste le fait d’avoir été privée d’une série d’avantages fiscaux qui, en vertu du droit national, s’appliquent aux participations dans des sociétés de capitaux ayant leur siège en Allemagne et dans d’autres États de l’Espace économique européen (EEE). Elle invoque une violation des dispositions relatives à la libre circulation des capitaux. Selon la requérante, ces dispositions prévoient également l’octroi des avantages fiscaux litigieux pour des participations dans des sociétés de capitaux ayant leur siège dans un État tiers. Son recours tendant à la modification de la dette fiscale a été rejeté en première instance au motif que les avantages fiscaux litigieux ne devaient être appréciés non pas au regard de la libre circulation des capitaux, mais uniquement selon les critères de la liberté d’établissement. Toutefois, cette dernière ne s’appliquerait pas à l’établissement dans des États tiers.

3.        Outre la problématique de la compatibilité d’une telle différenciation fiscale avec le droit de l’Union, la présente affaire soulève également la question de la distinction entre la libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement; ces deux questions doivent être clarifiées à la lumière de la jurisprudence actuelle de la Cour. À cet égard, il convient tout d’abord de développer des critères clairs de distinction. L’intérêt d’une définition des relations existant entre les libertés fondamentales dans le contexte spécifique de l’affaire au principal résulte aussi, et ce n’est pas le moindre des arguments, du fait que la requérante, si la liberté d’établissement devait prévaloir sur la libre circulation des capitaux, ne peut se fonder sur la protection donnée par le droit de l’Union pour bénéficier des avantages fiscaux prévus par la réglementation nationale.

II – Le cadre juridique

A –    Le droit de l’Union

4.        L’article 43 CE (devenu article 49 TFUE) prévoit:

«Dans le cadre des dispositions ci-après, les restrictions à la liberté d’établissement des ressortissants d’un État membre dans le territoire d’un autre État membre sont progressivement supprimées au cours de la période de transition. Cette suppression progressive s’étend également aux restrictions à la création d’agences, de succursales ou de filiales, par les ressortissants d’un État membre établis sur le territoire d’un État membre.

La liberté d’établissement comporte l’accès aux activités non salariées et leur exercice, ainsi que la constitution et la gestion d’entreprises, et notamment de sociétés au sens de l’article 48, alinéa 2, dans les conditions définies par la législation du pays d’établissement pour ses propres ressortissants, sous réserve des dispositions du chapitre relatives aux capitaux.»

5.        L’article 56, paragraphe 1, CE (devenu l’article 63, paragraphe 1, TFUE) est rédigé comme suit:

«Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites.»

6.        L’annexe I de la directive 88/361/CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en œuvre de l’article 67 du traité [article abrogé par le traité d’Amsterdam] (2) fait notamment référence à la rubrique XI, intitulée «Mouvements de capitaux à caractère personnel», aux «Successions et legs» (point D).

7.        L’article 58 CE (devenu article 65 TFUE) contient les dispositions suivantes:

«1.       L’article 56 ne porte pas atteinte au droit qu’ont les États membres:

a)       d’appliquer les dispositions pertinentes de leur législation fiscale qui établissent une distinction entre les contribuables qui ne se trouvent pas dans la même situation en ce qui concerne leur résidence ou le lieu où leurs capitaux sont investis;

b)       de prendre toutes les mesures indispensables pour faire échec aux infractions à leurs lois et règlements, notamment en matière fiscale ou de contrôle prudentiel des établissements financiers, de prévoir des procédures de déclaration des mouvements de capitaux à des fins d’information administrative ou statistique, ou de prendre des mesures justifiées par des motifs liés à l’ordre public ou à la sécurité publique.

2.       Le présent chapitre ne préjuge pas de la possibilité d’appliquer des restrictions en matière de droit d’établissement qui sont compatibles avec le présent traité.

3.       Les mesures et procédures visées aux paragraphes 1 et 2 ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée à la libre circulation des capitaux et des paiements telle que définie à l’article 56.»

B –    Le droit national

8.        Les dispositions pertinentes résultent de la loi sur les successions et les donations (Erbschaft- und Schenkungsteuergesetz, ci-après l’«ErbStG») de 2007, dans sa version applicable au litige (3).

9.        Selon l’article 1er, paragraphe 1, point 1, de l’ErbStG, les successions sont soumises aux droits de succession.

10.      Selon l’article 2, paragraphe 1, de l’ErbStG, l’obligation fiscale s’applique à la totalité de la dévolution patrimoniale d’un résident à la date à laquelle l’impôt a pris naissance. Cela vise également les biens situés à l’étranger, à savoir que les parts dans une société de capitaux n’ayant pas son siège en Allemagne sont également visées.

11.      L’article 13a, paragraphes 1 et 2, de l’ErbStG, dans sa version pertinente à la période litigieuse, prévoit des avantages pour les patrimoines professionnels, les entreprises agricoles et forestières et pour les parts dans des sociétés de capitaux. Il est écrit:

«1.       Les patrimoines professionnels, les patrimoines agricoles et forestiers et les parts dans des sociétés de capitaux au sens du paragraphe 4 demeurent exonérés jusqu’à une valeur de 225 000 euros sous réserve du deuxième alinéa.

1)      En cas de succession;

[…]

2.       La valeur résiduelle du patrimoine au sens du paragraphe 4 doit, après application du paragraphe 1, être évaluée à 65 %.»

12.      Selon l’article 13a, paragraphe 4, point 3, de l’ErbStG, «l’abattement et l’évaluation à une valeur réduite s’appliquent […] aux parts d’une société de capitaux dès lors que celle-ci a son siège ou ses instances dirigeantes sur le territoire national à la date à laquelle l’impôt a pris naissance et que le de cujus ou que le donateur détenait une participation directe, supérieure au quart du capital nominal de cette société».

13.      Selon l’article 13a, paragraphe 5, point 4, de l’ErbStG, «l’abattement ou la part d’abattement ainsi que l’évaluation à une valeur réduite sont supprimés avec effet rétroactif, pour autant que l’acquéreur cède tout ou partie des parts dans la société de capitaux dans un délai de cinq ans à compter de leur acquisition».

14.      Il ressort du dossier que l’administration fiscale a décidé à la suite de l’arrêt Jäger (4) d’appliquer également les avantages de l’article 13a, paragraphes 1 et 2, de l’ErbStG aux parts dans les sociétés de capitaux non cotées ayant leur siège dans un autre État membre. Par ailleurs, après la période litigieuse, l’article 13a de l’ErbStG a lui-même été modifié en ce sens que parmi le patrimoine avantagé figurent désormais les participations relevant du patrimoine privé de plus de 25 % dans une société de capitaux ayant son siège dans un État membre de l’Union européenne ou dans l’EEE. Les participations dans des sociétés établies dans l’Union ou dans l’EEE demeurent exclues.

III – Les faits, la procédure au principal et les questions préjudicielles

15.      La requérante, domiciliée en Allemagne est l’unique héritière de son père décédé en février 2007 et qui était lui aussi domicilié en Allemagne. La succession comprenait, entre autres, une participation du père en tant qu’unique associé d’une société de capitaux ayant son siège au Canada. La succession de la fille a été soumise de manière illimitée à l’imposition allemande sur les successions.

16.      Par décision du 24 novembre 2008, les droits de succession dus pour cette acquisition ont été fixés. Dans la mesure où la société de capitaux n’avait ni son siège ni ses instances dirigeantes sur le territoire national et/ou sur le territoire d’un État membre de l’Union, les avantages fiscaux au titre de l’article 13a, paragraphes 1 et 2, en lien avec le paragraphe 4, de l’ErbStG, dans sa version applicable au jour de référence n’ont pas été accordés (à savoir un abattement à concurrence de 225 000 euros et une réduction de valeur de 35 %).

17.      À la suite de l’échec de sa réclamation, la requérante a introduit un recours à l’encontre de cette décision auprès du Finanzgericht (juridiction fiscale) en se fondant notamment sur la violation de l’article 56 CE. Les faits auraient dû être jugés au regard de la libre circulation des capitaux. Cette dernière exigerait d’accorder également les avantages fiscaux litigieux pour les participations dans des sociétés de capitaux ayant leur siège dans un État tiers.

18.      Le Finanzgericht a rejeté le recours au motif que les avantages fiscaux litigieux devaient être appréciés non pas au regard de la libre circulation des capitaux, mais uniquement à l’aune des critères de la liberté d’établissement, avec la conséquence qu’un avantage fiscal ne pouvait être accordé pour un établissement dans un État tiers. La requérante a alors introduit un recours en «Revision» contre cette décision devant le Bundesfinanzhof.

19.      Le Bundesfinanzhof expose des doutes quant à la motivation adoptée par le Finanzgericht en se fondant sur le fait que, selon la jurisprudence de la Cour, le traitement fiscal des successions de quelque nature qu’elles soient relève des dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux. Selon le Bundesfinanzhof, il est nécessaire que la Cour clarifie s’il est conforme au droit de l’Union que des avantages fiscaux nationaux ne soient pas applicables à l’acquisition de parts dans des sociétés de capitaux ayant leur siège et leurs instances dirigeantes dans un État tiers. Pour cette raison, il a décidé de surseoir à statuer et de soumettre à la Cour la question préjudicielle suivante:

«Les dispositions combinées de l’article 56, paragraphe 1, CE et de l’article 58 CE doivent-elles être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à la réglementation d’un État membre qui prévoit que, aux fins du calcul des droits de succession applicables à un héritage, la participation entrant dans un patrimoine privé, et détenue par une personne en tant qu’actionnaire unique d’une société de capitaux ayant son siège et ses instances dirigeantes au Canada, est estimée à sa valeur réelle, alors que, si une telle participation est acquise dans une société de capitaux ayant son siège et ses instances dirigeantes sur le territoire national, un abattement lié au bien est consenti et la valeur résiduelle n’est prise en considération qu’à hauteur de 65 %?»

IV – La procédure devant la Cour

20.      La demande de décision préjudicielle datée du 15 décembre 2010 est parvenue à la Cour le 20 janvier 2011.

21.      Des observations écrites ont été présentées par le gouvernement allemand ainsi que par la Commission européenne, dans le délai imparti par l’article 23 du statut de la Cour de justice de l’Union européenne.

22.      Étant donné qu’aucune des parties n’a demandé l‘ouverture de la procédure orale, les conclusions dans la présente affaire ont pu être rédigées après l’assemblée générale de la Cour du 7 février 2012.

V –    Les principaux arguments des parties

A –    La liberté de circulation applicable

23.      Tant le gouvernement allemand que la Commission soulignent que, selon la jurisprudence de la Cour, les successions constituent une forme de la libre circulation des capitaux qui, sous réserve des affaires strictement nationales, relève de l’article 63 TFUE. Il ressort de cette jurisprudence qu’une réglementation en matière de droits de succession qui entraîne une réduction de la valeur de la succession constitue une restriction à la libre circulation des capitaux.

24.      En fin de compte, toutefois, pour déterminer si une réglementation nationale donnée relève de la libre circulation des capitaux ou de la liberté d’établissement, il y a lieu d’examiner quelle disposition du droit de l’Union est principalement affectée. À cet égard, il convient de procéder à une appréciation d’ensemble prenant en compte non seulement l’objet de la disposition nationale litigieuse, mais également les objectifs poursuivis et les liens de participation effectifs existant dans l’affaire au principal. Dans cette dernière, ce seraient principalement les dispositions relatives à la liberté d’établissement qui seraient affectées. Le gouvernement allemand et la Commission partagent la thèse selon laquelle la requérante ne peut se fonder sur ces libertés dans la mesure où les dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement ne contiennent pas de règles qui étendent leur champ d’application à des faits dans lesquels il existe un élément transfrontalier en lien avec un État tiers.

B –    L’existence d’une restriction à la libre circulation des capitaux

25.      Tant le gouvernement allemand que la Commission formulent des observations à titre subsidiaire sur la question de savoir si, dans l’affaire au principal, il existe une restriction à la libre circulation des capitaux.

26.      Tandis que le gouvernement allemand se limite à déclarer que le champ d’application de la libre circulation des capitaux est affecté, la Commission reconnaît expressément une restriction à cette liberté fondamentale. La réglementation nationale litigieuse exclurait tout abattement et toute évaluation à une valeur réduite des parts dans une société dès lors que le siège et la direction commerciale de cette dernière se trouvent dans un État tiers. Cela conduirait ainsi à une diminution de la valeur de la succession, dans le cas où l’héritage comprend des parts dans une telle société si l’on compare à une succession comprenant des participations dans des sociétés ayant leur siège et leur direction commerciale sur le territoire national. Cela constituerait une restriction à la libre circulation des capitaux.

C –    La justification d’une restriction à la libre circulation des capitaux

27.      Le gouvernement allemand considère qu’une restriction à la libre circulation des capitaux est justifiée en l’espèce. Selon lui, ce sont notamment des considérations relatives à la politique de l’emploi qui justifient les présentes restrictions que constituent ces avantages fiscaux. La succession des entreprises dans des États tiers n’est objectivement pas comparable à la succession des entreprises ayant leur siège dans l’Union ou dans l’EEE. Dans la mesure où les avantages fiscaux sont liés à des conditions, il existerait en outre un besoin important de surveillance fiscale qui ne peut être garanti d’une façon comparable pour une société de capitaux ayant son siège au Canada.

28.      En revanche, la Commission considère qu’une restriction à la libre circulation des capitaux n’est pas justifiée. S’agissant de l’objectif du législateur national de restreindre la charge fiscale de l’héritier d’un patrimoine relevant d’une exploitation (c’est-à-dire de ne pas le charger de la même façon qu’une personne qui hérite d’une somme en liquide) et d’éviter que cet héritier soit obligé de vendre ou de dissoudre l’exploitation pour s’acquitter des droits de succession, la Commission soutient qu’il n’existe pas d’éléments indiquant que les effets poursuivis ne pourraient être atteints que si l’avantage était limité aux participations dans des sociétés nationales. S’agissant de l’impossibilité de comparer, la Commission fait observer qu’aucun élément ne permet de constater que la situation dans laquelle la société a son siège ou sa direction commerciale sur le territoire national se distingue de celle dans laquelle ces deux points de rattachement se trouvent à l’étranger, que ce soit dans un autre État membre ou dans un État tiers. Enfin, elle expose qu’il ressort de la jurisprudence de la Cour que les États membres ne sauraient faire valoir des arguments s’appuyant sur l’absence de réciprocité pour restreindre la libre circulation des capitaux dans des situations impliquant des États tiers.

VI – Appréciation

A –    Remarques introductives

29.      Compte tenu de la complexité de la réglementation litigieuse ainsi que des modifications législatives qui se sont produites au cours des années, il est souhaitable de résumer les éléments essentiels de celle-ci. Ainsi qu’il apparaît de la décision de renvoi, la présente affaire porte sur une réglementation nationale relative au calcul des droits de succession dans une situation dans laquelle la succession comporte une participation relevant du patrimoine privé dans le capital d’une société et, à cet égard, cette participation doit représenter plus de 25 % dudit capital. Selon cette réglementation, un abattement est accordé sur cette participation et la valeur résiduelle est prise en considération uniquement à concurrence de 65 %. Initialement, ces avantages s’appliquaient uniquement si le siège ou la direction commerciale de la société concernée se trouvait sur le territoire national et non dans le cas de sociétés ayant leur siège et leur direction commerciale à l’étranger. À la suite de l’arrêt Jäger dans lequel la Cour a jugé que cette réglementation était incompatible avec la libre circulation des capitaux (5), le législateur national a renoncé partiellement à cette distinction et a étendu les avantages fiscaux cités précédemment aux sociétés ayant leur siège et leur direction commerciale dans l’EEE. La particularité de la présente affaire réside dans le fait que, en l’espèce, les deux critères de rattachement se situent dans un État tiers non européen. La juridiction de renvoi aimerait savoir si, dans de telles circonstances, la réglementation litigieuse est compatible avec la libre circulation des capitaux.

30.      Par souci de clarté, il convient préalablement de définir les différents éléments sur la base de certaines considérations. La réponse à la question préjudicielle requiert tout d’abord d’établir si les dispositions relatives à la libre circulation des capitaux sont bien applicables. Cela dépend du type de relations existant entre cette liberté fondamentale et les dispositions relatives à la liberté d’établissement qui sont également pertinentes à certaines conditions. Il s’agit là d’un élément central de l’appréciation qui est déterminant pour la suite. Ce n’est qu’alors que l’on pourra déterminer selon quels critères juridiques il convient d’apprécier la compatibilité de la réglementation litigieuse avec le droit de l’Union. Compte tenu du fait que le champ d’application de la libre circulation des capitaux vise — et aucune autre liberté fondamentale ne le fait — des situations qui présentent des liens avec des États tiers, la question de la justification d’une éventuelle restriction se poserait uniquement si cette liberté fondamentale n’était pas évincée.

B –    La liberté fondamentale applicable

1.      Les critères de délimitation

31.      Pour répondre à la question de savoir quelle liberté fondamentale constitue le critère pertinent d’appréciation, il convient d’examiner quelles sont les dispositions du droit de l’Union qui sont principalement affectées (6). À cet égard, il convient de procéder à une appréciation d’ensemble prenant en compte non seulement l’objet de la disposition nationale litigieuse (7), mais également les objectifs poursuivis et les liens de participation effectifs existant dans le litige principal.

32.      Une mesure nationale qui se rattache tant à la libre circulation des marchandises qu’à la libre prestation des services doit en principe être uniquement examinée au regard de l’une seulement de ces deux libertés fondamentales s’il s’avère que l’une de celles-ci est tout à fait secondaire par rapport à l’autre et peut lui être rattachée (8). Tel est le cas lorsque les effets de la réglementation sur l’exercice d’une liberté fondamentale ne sont que la conséquence inéluctable d’une autre liberté fondamentale affectée en premier lieu par cette réglementation (9). En revanche, s’il n’apparaît pas clairement quelle est la liberté fondamentale principalement affectée, au motif que la réglementation affecte directement les deux libertés fondamentales considérées, alors ces deux libertés sont applicables de la même manière (10).

33.      La réglementation nationale litigieuse porte sur les conséquences fiscales d’une transmission pour cause de mort. Certes, les impôts directs — parmi lesquels figurent également les droits de succession en cause en l’espèce — relèvent en principe de la compétence des États membres. Toutefois, la Cour a jugé que les États membres ne peuvent exercer leurs compétences en la matière que dans le respect du droit de l’Union et notamment des libertés fondamentales (11). Par conséquent, la réglementation nationale litigieuse peut faire l’objet d’une appréciation par la Cour au regard de sa compatibilité avec le droit de l’Union. Dès lors, la seule question qui se pose est celle de ses effets éventuels sur la libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement.

2.      Les effets de la réglementation nationale sur les libertés fondamentales

a)      La libre circulation des capitaux

i)      Le champ d’application matériel

34.      S’agissant de la libre circulation des capitaux, il convient de noter en tout état de cause que son champ d’application est affecté en raison du fait que, en l’espèce, il existe une transmission pour cause de mort. Une telle situation est visée par la libre circulation des capitaux, ainsi que je l’examinerai ci-dessous de manière détaillée.

35.      Le traité ne contient pas de définition de la notion de «mouvement de capitaux». Néanmoins, dans la mesure où l’article 63 TFUE a repris pour l’essentiel le contenu de l’article 1er de la directive 88/361, et même si cette directive est fondée sur les articles 69 et 70, paragraphe 1, du traité CEE (les articles 67 à 73 du traité CEE ont été remplacés par les articles 73 B à 73 G du traité CE, ensuite par les articles 56 CE à 60 CE et actuellement par les articles 63 TFUE à 66 TFUE), selon la jurisprudence constante, la nomenclature des mouvements de capitaux en lien avec l’annexe à cette directive garde sa valeur indicative pour la définition de la notion de «mouvement de capitaux» (12).

36.      À cet égard, la Cour, en rappelant notamment que les successions, qui consistent en une transmission à une ou à plusieurs personnes du patrimoine laissé par une personne décédée, relèvent de la rubrique XI de l’annexe I de la directive 88/361, intitulée «Mouvements de capitaux à caractère personnel», a jugé que les successions constituent des mouvements de capitaux, à l’exception des cas où leurs éléments constitutifs se cantonnent à l’intérieur d’un seul État membre (13).

37.      La libre circulation des capitaux est affectée par des règles nationales en matière de droits de succession en raison de l’acquisition d’un patrimoine situé dans un autre État. La Cour voit dans la transmission pour cause de mort la transaction transfrontalière et la condition pour relever du champ d’application de la libre circulation des capitaux (14). En effet, en cas de succession, le patrimoine de la personne décédée est transmis à une ou à plusieurs personnes, ce qui veut dire que les droits et obligations qui constituent ce patrimoine sont transmis aux héritiers.

38.      Or, une situation dans laquelle une personne résidant dans un État membre au moment de son décès laisse en héritage à une autre personne résidant dans ce même État membre des immeubles situés dans un autre État membre ne constitue nullement, ainsi que l’a jugé la Cour, une situation purement interne (15). Il doit en aller de même dans des cas tels que le présent cas d’espèce dans lequel la seule héritière a hérité du de cujus de 100 % des parts dans une société de capitaux ayant son siège dans un État tiers. Par ailleurs, la succession de parts dans une société établie dans un État tiers tombe en principe dans le champ d’application de la libre circulation des capitaux parce que cette dernière est également garantie aux États tiers en vertu de l’article 63, paragraphe 1, TFUE. Par conséquent, la succession en cause dans l’affaire au principal constitue une transaction transfrontalière qui correspond à la définition citée ci-dessus du «mouvement de capitaux».

39.      Par conséquent, il y a lieu de constater qu’une réglementation telle que celle en cause dans l’affaire au principal peut en principe relever des dispositions du traité relatives à la libre circulation des capitaux.

ii)    La restriction

40.      L’article 63, paragraphe 1, TFUE interdit de manière générale toute restriction à la circulation des capitaux entre États membres. Il est de jurisprudence constante que parmi les mesures qui, en tant que restriction à la circulation des capitaux, sont interdites par l’article 63, paragraphe 1, TFUE figurent celles qui auraient pour effet de diminuer la valeur d’une succession d’un résident d’un État autre que l’État membre où se trouvent les biens concernés et qui impose la succession desdits biens (16).

41.      En l’espèce, selon la réglementation litigieuse, dans le cas de parts sociales, l’application de l’abattement au titre de l’article 13a, paragraphe 1, point 1, de l’ErbStG et de l’évaluation à une valeur réduite au titre de l’article 13a, paragraphe 2, de l’ErbStG est exclue si le siège et la direction commerciale de la société en cause sont situés à l’étranger. De ce fait, du point de vue du contribuable, la succession qui contient des parts dans de telles sociétés reçoit un traitement moins favorable par rapport à une succession comprenant des parts dans des sociétés ayant leur siège et leur direction commerciale sur le territoire national. Enfin, du point de vue des héritiers, il y a là une diminution de la valeur de la succession et il convient dès lors d’y voir une restriction à la libre circulation des capitaux.

b)      La liberté d’établissement

42.      Compte tenu de son objectif particulier et de son objet, il est possible que la réglementation litigieuse concerne également le champ d’application de la liberté d’établissement.

i)      Le critère de l’influence certaine sur la société

43.      Ce qui pourrait plaider en faveur de ce critère est le fait que cette réglementation est applicable non pas de manière générale à toute situation d’acquisition pour cause de mort, mais plutôt à certaines situations bien précises. Selon l’article 13a, paragraphes 1 et 2, de l’ErbStG en lien avec le paragraphe 4, point 3, de ce même article, les avantages fiscaux que sont l’abattement ou l’évaluation à une valeur réduite n’entrent en ligne de compte que «si le de cujus détenait une participation directe, supérieure au quart du capital nominal d’une société». Le fait de restreindre l’application de cette réglementation à des participations dans une société à partir d’un pourcentage donné pourrait, ainsi que je l’exposerai ci-dessous, avoir des conséquences quant à la distinction à faire entre la libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement.

44.       La liberté d’établissement au titre des articles 49 TFUE et suivants a pour objet l’établissement de personnes physiques ou morales dans un autre État membre en vue d’y exercer une activité non salariée. Cela implique l’exercice effectif d’une activité économique au moyen d’une installation stable dans un autre État membre pour une durée indéterminée (17). La notion d’établissement est très large; elle implique la possibilité pour un ressortissant communautaire de participer, de façon stable et continue, à la vie économique d’un État membre autre que son État d’origine (18).

45.      L’arrêt Baars (19) est le plus approprié pour faire comprendre l’essence de la liberté d’établissement et ce dans la situation spécifique d’une participation d’un actionnaire dans une société de capitaux, ce qui est également la situation du cas d’espèce. Dans cet arrêt, la Cour a jugé que les dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement étaient applicables dans une situation dans laquelle le ressortissant d’un État membre dans lequel il réside détenait une participation égale à 100 % du capital d’une société ayant son siège dans un autre État membre. La Cour a motivé son arrêt par le fait qu’une telle participation lui confère une influence certaine sur les décisions de la société et lui permet d’en déterminer les activités. Compte tenu du fait que la liberté d’établissement comporte, entre autres, la constitution et la gestion d’entreprises, et notamment de sociétés, dans un État membre par un ressortissant d’un autre État membre, l’application des dispositions de droit primaire relatives à cette liberté fondamentale dans une situation telle que celle du cas d’espèce dans laquelle l’actionnaire exerce une fonction importante au sein de la société doit également être considérée comme juste.

46.      Depuis l’arrêt Baars, précité, il a été reconnu dans la jurisprudence que des dispositions nationales relatives à la détention de participations permettant d’exercer une influence certaine sur les décisions de la société concernée et d’en déterminer les activités relèvent du champ d’application matériel des dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement (20). Cette jurisprudence peut depuis lors être considérée comme constante. C’est la raison pour laquelle il est également logique que la réglementation nationale en cause soit examinée pour déterminer si celle-ci relève également des dispositions relatives à la liberté d’établissement. Dans un tel cas, compte tenu de l’objectif du législateur, elle devrait viser une telle participation conférant à l’actionnaire une influence certaine sur la société au sens de la jurisprudence. À cet égard, la question se pose de savoir si le seuil de plus de 25 % du capital nominal d’une société fixé par le législateur national peut être considéré comme suffisamment élevé pour satisfaire aux exigences de la jurisprudence.

47.      Il est certain que lesdites dispositions nationales fixent simplement une participation minimale à partir de laquelle les avantages fiscaux peuvent être accordés. C’est la raison pour laquelle la réglementation nationale peut bien entendu également viser une situation dans laquelle l’actionnaire, comme en l’espèce, détient une participation bien supérieure dans le capital de la société. C’est précisément dans un cas comme le cas d’espèce dans lequel la requérante détient une participation égale à 100 % dans le capital de la société qu’il ne devrait y avoir aucun doute que son influence sur les décisions de la société est, selon les critères fixés par le droit allemand des sociétés et par les statuts, considérable sinon totale. Je considère que les conclusions adoptées par la Cour dans l’arrêt Baars sont transposables à la présente affaire compte tenu des parallèles existant entre les situations de fait de ces deux affaires. Comme la Cour l’a reconnu à juste titre, celui qui détient une telle influence dans une société exerce son droit d’établissement (21). En revanche, il n’existe pas de possibilité d’appliquer les dispositions relatives à la libre circulation des capitaux. Par conséquent, cette dernière passe au second plan derrière la liberté d’établissement.

48.      Toutefois, par souci d’exhaustivité et au-delà des circonstances du cas d’espèce, cela ne m’empêche pas d’émettre quelques réflexions fondamentales relatives à la hauteur de ce seuil. Certes, une participation de plus de 25 % du capital nominal ne garantit pas dans chaque cas la possibilité de déterminer les activités de la société. Il est beaucoup plus pertinent de savoir comment sont réparties les parts dans la société (22). Cependant, comme l’a exposé le gouvernement allemand de manière convaincante en se fondant sur les dispositions pertinentes du droit allemand des sociétés, même une participation relativement modeste d’au moins 25 % permet à l’actionnaire d’exercer une influence sur la destinée de la société de capitaux. En effet, une telle participation lui confère une minorité de blocage en cas de décisions importantes déterminant la poursuite de l’entreprise. Ainsi, par exemple, toute modification des statuts d’une société anonyme («Aktiengesellschaft») requiert, en vertu de l’article 179, paragraphe 2, premier alinéa, de la loi sur les sociétés anonymes (23) une décision de l’assemblée générale qui doit être adoptée à la majorité des trois quarts du capital social représenté à la prise de décision. Il en résulte qu’une modification des statuts peut être empêchée par le refus d’une minorité constituée d’au moins 25 % du capital social représenté. Il en va de même d’une société à responsabilité limitée («Gesellschaft mit beschränkter Haftung») pour laquelle toute modification du statut requiert, en vertu de l’article 53, paragraphe 2, de la loi sur les sociétés à responsabilité limitée (24), une décision des associés composée d’une majorité des trois quarts des votes émis. Si cette majorité n’est pas réunie, aucune décision de modification des statuts n’est adoptée.

49.      Ces considérations ont dû jouer un rôle lorsque le législateur allemand a fixé de manière contraignante le seuil à partir duquel les avantages fiscaux devaient être accordés. Comme il ressort des observations du gouvernement allemand (25) et de la Commission (26), ces avantages fiscaux étaient destinés précisément aux héritiers de participations importantes. L’objectif de la réglementation était d’exonérer ceux-ci et de les inciter à se lancer dans des activités commerciales. En fin de compte, on visait à assurer ainsi le maintien de leur entreprise ainsi que des emplois pendant la phase considérée comme critique de la transmission de l’entreprise dans le cadre d’une succession. Toutefois, cela impliquait la détention d’une influence certaine sur l’entreprise en sorte que le groupe visé par l’avantage était censé être constitué uniquement des héritiers de ces participations leur donnant un pouvoir de décision. Par conséquent, les conclusions qui découlent de l’examen des dispositions du droit des sociétés et du droit fiscal allemand se fondent sur l’idée selon laquelle cette réglementation visait précisément de telles participations qui confèrent une influence certaine sur une société au sens de la jurisprudence.

50.      Une appréciation à la lumière de la jurisprudence existante ne permet pas de conclure autrement. Je fais référence à cet égard à l’affaire Lasertec (27) dans laquelle la mesure nationale litigieuse s’appliquait à une situation dans laquelle une société étrangère participait à concurrence de plus de 25 % dans une société établie sur le territoire national. L’intéressée détenait en outre deux tiers du capital social en sorte que la liberté d’établissement était applicable. Dans l’affaire Truck Center (28), la mesure nationale litigieuse se limitait à des participations à concurrence d’au moins 25 %. L’intéressée détenait 48 % du capital, ce qui, selon la Cour, lui garantissait une influence certaine. Il est permis de déduire de cette jurisprudence que la simple obligation légale minimale de 25 % du capital nominal d’une société suffit pour relever du champ d’application des dispositions relatives à la liberté d’établissement. Il en va d’autant plus ainsi si l’actionnaire, comme en l’espèce, détient même une participation égale à 100 % du capital de la société.

51.      Dans la mesure où il y avait lieu de se fonder dans l’affaire au principal sur une influence certaine dans la société, selon la jurisprudence de la Cour, les dispositions relatives à la liberté d’établissement devraient en principe être applicables.

ii)    Les objections au caractère transposable de cette jurisprudence

52.      Toutefois, dans sa décision de renvoi (29), la juridiction nationale exprime des doutes quant au caractère transposable de cette jurisprudence dans l’affaire au principal. Elle souligne que les décisions de la Cour qui auraient fait jurisprudence concernent non pas les droits de succession, mais d’autres situations. En conséquence, la juridiction de renvoi semble donner sa préférence à une application des dispositions relatives à la libre circulation des capitaux. Selon elle, la liberté d’établissement n’est au mieux concernée que de manière indirecte et elle ne saurait dès lors pas exclure l’application des dispositions relatives à la libre circulation. La juridiction de renvoi est consciente du fait qu’une clarification définitive de cette question relève des prérogatives de la Cour.

53.      On peut opposer aux doutes de la juridiction de renvoi que la Cour a déjà appliqué cette jurisprudence dans l’arrêt Geurts et Vogten (30) à une réglementation nationale en matière de droits de succession. Cette réglementation visait les sociétés familiales dans lesquelles le défunt — éventuellement avec des parents proches — détenait au moins 50 % du capital de la société, ce qui lui donnait une influence certaine sur les décisions de la société concernée et lui permettait de déterminer les activités de celle-ci. Le de cujus détenait conjointement avec son épouse, en partie indirectement et en partie directement, 100 % du capital d’une société ayant son siège dans un autre État membre. Dès lors, les dispositions relatives à la liberté d’établissement étaient applicables.

54.      La Cour a jugé dans cet arrêt que la réglementation litigieuse au principal affectait de manière prépondérante la liberté d’établissement et relevait du champ d’application des seules dispositions du traité relatives à cette liberté. La Cour a considéré que, si une telle mesure nationale devait avoir des effets restrictifs sur la libre circulation des capitaux, de tels effets seraient à considérer comme la conséquence inéluctable d’une éventuelle entrave à la liberté d’établissement et ne justifient pas un examen de ladite mesure au regard des dispositions relatives à la libre circulation des capitaux (31). En conséquence, l’arrêt Geurts et Vogten, précité, montre clairement que la liberté d’établissement doit prévaloir sur la libre circulation des capitaux dans la mesure où cette dernière est principalement affectée.

55.      Cet arrêt montre en même temps qu’il n’existe aucune raison de ne pas appliquer cette jurisprudence à des situations mettant en cause des droits de succession. La circonstance que la transmission pour cause de mort constitue une forme particulière de la circulation des capitaux ne fait en rien obstacle à cela. D’un côté, la transmission pour cause de mort constitue une transmission de parts comme une autre et toute participation dans une entreprise implique un transfert de capital. D’un autre côté, il convient de tenir compte du fait que, puisque la législation sur les droits de succession touche directement les intérêts des héritiers, ainsi que la Commission l’a exposé à juste titre, il faut dès lors également tenir compte du point de vue de ces derniers (32). Dans ce contexte, je souhaite souligner que l’héritier, à la suite du transfert de droits, se trouve dans la même situation que tout autre détenteur de parts d’une société. En effet, l’héritier se substitue à la personne du de cujus en ce qui concerne l’objet de la succession. Par conséquent, il dispose des mêmes libertés fondamentales fondées sur le droit de l’Union que le de cujus de son vivant, lorsque celui-ci était lui-même détenteur des parts de la société. Dans ce contexte, la distinction opérée par la Cour entre les participations de portefeuille et celles qui permettent à leur propriétaire de déterminer les activités de la société concernée conserve toute sa pertinence. Cette dernière situation équivaut à tous égards à un établissement de l’héritier dans un autre État.

56.      Par souci d’exhaustivité, j’aimerais en outre souligner que l’arrêt Busley et Cibrian Fernandez (33), contrairement à ce qu’affirme la juridiction de renvoi, ne contient pas d’indications utiles permettant d’apprécier la relation existant entre les deux libertés fondamentales, d’autant que les affirmations de la Cour se rapportaient exclusivement aux circonstances du cas d’espèce. Dans cette affaire, la Cour a jugé qu’il n’y avait aucun élément justifiant d’examiner la question de l’application de la liberté d’établissement, au motif que les faits au principal concernaient d’autres biens successoraux — à savoir un bien immobilier et non, comment l’espèce, une participation dans une société. Il en va de même pour les autres affaires mentionnées dans la décision de renvoi, à savoir les arrêts Eckelkamp (34), Arens-Sikken (35) et Mattner (36). C’est ainsi que, dans ces affaires, la Cour a également décidé que la transmission pour cause de mort de biens immeubles est en principe soumise aux dispositions relatives à la libre circulation des capitaux. Cette jurisprudence n’est en soi pas contestable. Toutefois, elle est peu utile pour apprécier le présent cas d’espèce dans l’affaire au principal.

57.      C’est la raison pour laquelle les doutes de la juridiction de renvoi apparaissent non fondés si l’on procède à un examen plus détaillé. Par conséquent, je ne perçois pas d’arguments convaincants s’opposant à ce que les principes de la jurisprudence Baars, précitée, soient transposés au présent cas d’espèce. Il en résulte qu’une réglementation nationale, telle que celle en cause au principal, relève également du champ d’application matériel de la liberté d’établissement.

3.      Conclusion intermédiaire

58.       Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de constater que la réglementation nationale litigieuse affecte à la fois la libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement.

C –    La distinction entre les libertés fondamentales

59.      Après avoir examiné de manière détaillée quelles étaient les conséquences de la réglementation litigieuse sur la libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement, la question se pose à présent de savoir si une des deux libertés fondamentales est éventuellement principalement affectée. Á cette fin, il convient d’apprécier la réglementation dans son ensemble ainsi qu’au regard des relations existant entre les différentes dispositions.

60.      Tout d’abord, et c’est un fait pertinent, ces réglementations visent exclusivement des participations dans des sociétés permettant à leurs détenteurs d’avoir une influence certaine sur celles-ci. Cette considération plaide pour la thèse selon laquelle c’est précisément la liberté d’établissement et non la libre circulation des capitaux qui est directement affectée. Selon la jurisprudence de la Cour en matière de distinction entre les deux libertés fondamentales et déjà examinée ci-dessus, dans une telle situation, c’est la libre circulation des capitaux qui doit céder le pas à la liberté d’établissement.

61.       Dans l’examen de cette question, il convient également de prendre en considération l’article 13, paragraphe 5, de l’ErbStG qui impose à l’héritier, comme condition d’octroi des avantages fiscaux — et pour autant que la société ait son siège et/ou sa direction commerciale dans un État de l’EEE — de poursuivre effectivement les activités de ses entreprises pour une durée minimale de cinq ans et de ne pas vendre ses parts. En outre, cette réglementation prévoit la suppression rétroactive des avantages si l’héritier ne respecte pas ces obligations. Elle vise manifestement des situations dans lesquelles l’héritier, exerçant sa liberté d’établissement, participe de manière continue à la vie économique dans un autre État. En effet, elle prescrit que celui-ci est tenu de continuer l’entreprise et ce pour une durée qui n’est pas insignifiante. La perspective d’une suppression rétroactive des avantages vise à assurer que l’héritier, en sa nouvelle qualité d’entrepreneur, adopte durablement un comportement respectueux des dispositions de la législation nationale après la transmission des droits. Le fait d’offrir à l’héritier des avantages financiers en cas de poursuite de l’entreprise fait que celui-ci est en fin de compte incité par la loi à exercer le rôle d’un entrepreneur. S’il ne souhaite pas perdre les avantages fiscaux, sa marge de manœuvre est, de ce fait, sensiblement restreinte, surtout en ce qui concerne la possibilité de vendre les parts dans la société ou de décider de déplacer le siège de la société en dehors de l’EEE. C’est précisément en raison des conséquences voulues sur l’héritier qui, en cette qualité, a pris une position tellement particulière au sein de l’entreprise du de cujus lui permettant de diriger les activités commerciales de l’entreprise qu’il apparaît qu’une restriction à la libre circulation des capitaux constitue en fin de compte une conséquence inévitable de la limitation à la liberté d’établissement.

62.      Il résulte des considérations qui précèdent que la réglementation nationale litigieuse affecte principalement la liberté d’établissement et relève uniquement du champ d’application des dispositions du traité relatives à cette liberté fondamentale. Ainsi que la Cour l’a jugé dans l’arrêt Geurts et Vogten rendu dans une situation comparable (37), il n’est plus nécessaire d’examiner des éventuelles restrictions à la libre circulation des capitaux au regard de leur compatibilité avec les articles 63 TFUE à 65 TFUE.

63.      Il en va de même lorsque, comme dans l’affaire au principal, l’établissement considéré s’effectue dans un État tiers et que, de ce fait, les dispositions relatives à la liberté d’établissement ne sont en fin de compte pas applicables (38).

64.      Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la requérante ne peut se fonder sur la libre circulation des capitaux pour bénéficier des avantages fiscaux prévus en droit national. En effet, seules les dispositions de droit primaire relatives à la liberté d’établissement constituent le critère juridique à l’aune duquel il convient d’apprécier la compatibilité de la réglementation nationale litigieuse avec le droit de l’Union. Toutefois, la requérante ne peut se prévaloir de celles-ci parce que l’élément transfrontalier n’est formé que par le Canada en tant qu’État tiers.

65.      En conséquence, eu égard à l’objet de la question préjudicielle, il convient également de constater que les dispositions de droit primaire relatives à la libre circulation des capitaux ne s’opposent pas à une réglementation nationale telle que celle de l’affaire au principal qui prévoit que, aux fins du calcul des droits de succession applicables à un héritage, la participation entrant dans un patrimoine privé, et détenue par une personne en tant qu’actionnaire unique d’une société de capitaux ayant son siège et ses instances dirigeantes au Canada, est estimée à sa valeur réelle, alors que, si une telle participation est acquise dans une société de capitaux ayant son siège et ses instances dirigeantes sur le territoire national, un abattement lié au bien est consenti et la valeur résiduelle n’est prise en considération qu’à hauteur de 65 %.

VII – Conclusion

66.      Eu égard aux considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit à la question posée par le Bundesfinanzhof:

«Les dispositions combinées de l’article 63, paragraphe 1, TFUE et de l’article 65 TFUE doivent être interprétées en ce sens qu’elles ne s’opposent pas à la réglementation d’un État membre qui prévoit que, aux fins du calcul des droits de succession applicables à un héritage, la participation entrant dans un patrimoine privé, et détenue par une personne en tant qu’actionnaire unique d’une société de capitaux ayant son siège et ses instances dirigeantes au Canada, est estimée à sa valeur réelle, alors que, si une telle participation est acquise dans une société de capitaux ayant son siège et ses instances dirigeantes sur le territoire national, un abattement lié au bien est consenti et la valeur résiduelle n’est prise en considération qu’à hauteur de 65 %.»


1 —      Langue originale: l’allemand.


2 —      JO L 178, p. 5.


3 —      Version de la publication du 27 février 1997 (BGBl. 1997 I, p. 378), modifiée ultérieurement.


4 — Arrêt du 17 janvier 2008 (C‑256/06, Rec. p. I‑123).


5 —      Arrêt précité à la note 4, point 56.


6 —      Conclusions de l’avocat général Alber du 14 octobre 1999 dans l’affaire Baars (C‑251/98, arrêt du 13 avril 2000, Rec. p. I‑2787, points 28 à 30).


7 — Arrêts du 12 septembre 2006, Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (C‑196/04, Rec. p. I‑7995, points 31 à 33); du 3 octobre 2006, Fidium Finanz (C‑452/04, Rec. p. I‑9521, points 34 et 44 à 49); du 12 décembre 2006, Test Claimants in Class IV of the ACT Group Litigation (C‑374/04, Rec. p. I‑11673, points 37 et suiv.), et Test Claimants in the FII Group Litigation (C‑446/04, Rec. p. I‑11753, point 36); du 13 mars 2007, Test Claimants in the Thin Cap Group Litigation (C‑524/04, Rec. p. I‑2107, points 26 à 34), et du 10 février 2011, Haribo Lakritzen Hans Riegel et Österreichische Salinen (C‑436/08 et C‑437/08, Rec. p. I‑305, point 34).


8 — Arrêts du 24 mars 1994, Schindler (C‑275/92, Rec. p. I‑1039, point 22); du 22 janvier 2002, Canal Satélite Digital (C‑390/99, Rec. p. I‑607, point 31); du 25 mars 2004, Karner (C‑71/02, Rec. p. I‑3025, point 46); du 14 octobre 2004, Omega (C‑36/02, Rec. p. I‑9609, point 26); du 26 mai 2005, Burmanjer e.a. (C‑20/03, Rec. p. I‑4133, point 35), et Fidium Finanz (précité à la note 7, point 34).


9 —      Arrêts Omega, précité (point 27); Cadbury Schweppes et Cadbury Schweppes Overseas (précité à la note 7, point 33); Fidium Finanz (précité à la note 7, point 48); ordonnances du 10 mai 2007, Lasertec (C‑492/04, Rec. p. I-3775, point 25), ainsi que A et B (C‑102/05, Rec. p. I‑3871, point 27); arrêts du 18 juillet 2007, Oy AA (C‑231/05, Rec. p. I‑6373, point 24); du 25 octobre 2007, Geurts et Vogten (C‑464/05, Rec. p. I‑9325, point 16); du 15 mai 2008, Lidl Belgium (C‑414/06, Rec. p. I‑3601, point 16); du 26 juin 2008, Burda (C‑284/06, Rec. p. I‑4571, point 74); du 26 mars 2009, Commission/Italie (C‑326/07, Rec. p. I‑2291, point 39); du 18 juin 2009, Aberdeen Property Fininvest Alpha (C‑303/07, Rec. p. I‑5145, point 35), et du 11 mars 2010, Attanasio Group (C‑384/08, Rec. p. I‑2055, point 40).


10 — Arrêts du 24 mai 2007, Holböck (C‑157/05, Rec. p. I‑4051, point 24); Commission/Italie (précité à la note 9, point 36), et du 11 novembre 2010, Commission/Portugal (C‑543/08, Rec. p. I‑11241, point 43).


11 —      Arrêts du 7 septembre 2004, Manninen (C‑319/02, Rec. p. I‑7477, point 19); du 14 septembre 2006, Centro di Musicologia Walter Stauffer (C‑386/04, Rec. p. I‑8203, point 15); du 29 mars 2007, Rewe Zentralfinanz (C‑347/04, Rec. p. I‑2647, point 21), et Jäger (précité à la note 4, point 23).


12 —      Arrêts du 16 mars 1999, Trummer et Mayer (C‑222/97, Rec. p. I‑1661, point 21); du 5 mars 2002, Reisch e.a. (C-515/99, C‑519/99 à C‑524/99 et C‑526/99 à 540/99, Rec. p. I‑2157, point 30); du 23 février 2006, van Hilten-van der Heijden (C‑513/03, Rec. p. I‑1957, point 39); Fidium Finanz (précité à la note 7, point 41), et du 10 février 2011, Missionswerk Werner Heukelbach (C‑25/10, Rec. p. I‑497, point 15). L’interprétation de la notion de «circulation des capitaux» au sens de l’article 63 TFUE est un exemple de l’interprétation systématique d’actes ayant des rangs différents dans la hiérarchie des normes du droit de l’Union. À cet égard, la Cour procède à l’interprétation du droit primaire en se référant au droit dérivé ayant été adopté à cet effet (voir à ce sujet Grundmann, S., «Inter-Instrumental-Interpretation, Systembildung durch Auslegung im Europäischen Unionsrecht», Rabels Zeitschrift für ausländisches und internationales Privatrecht, vol. 75, 2011, p. 898).


13 —      Arrêt Jäger (précité à la note 4, point 25).


14 —      Arrêts du 11 décembre 2003, Barbier (C‑364/01, Rec. p. I‑15013, point 58), et van Hilten-van der Heijden (précité à la note 12, points 41 et 42).


15 —      Arrêt Jäger (précité à la note 4, point 26).


16 —      Arrêts van Hilten-van der Heijden (précité à la note 12, point 44); Jäger (précité à la note 4, point 32), et Missionswerk Werner Heukelbach (précité à la note 12, point 22).


17 —      Arrêts du 25 juillet 1991, Factortame e.a. (C‑221/89, Rec. p. I‑3905, point 20), et du 30 novembre 1995, Gebhard (C‑55/94, Rec. p. I‑4165, point 25).


18 —      Arrêts Gebhard (précité à la note 17, point 25), et du 7 septembre 2006, N (C‑470/04, Rec. p. I‑7409, point 26).


19 —      Arrêt précité à la note 6.


20 —      Arrêts du 23 octobre 2007, Commission/Allemagne (C‑112/05, Rec. p. I‑8995, point 13); Commission/Italie (précité à la note 9, point 34); du 21 octobre 2010, Idryma Typou (C‑81/09, Rec. p. I‑10161, point 47); Commission/Portugal (précité à la note 10, point 41), et du 10 novembre 2011, Commission/Portugal (C‑212/09, Rec. p. I‑10889, point 43).


21 —      Arrêt Baars (précité à la note 6, point 22).


22 —      Arrêt Commission/Italie (précité à la note 9, point 38).


23 —      Aktiengesetz, du 6 septembre 1965 (BGBl. I p. 1089), modifiée en dernier lieu par l’article 2, paragraphe 49, de la loi du 22 décembre 2011 (BGBl. I p. 3044).


24 —      Gesetz betreffend die Gesellschaften mit beschränkter Haftung, telle que publiée dans sa version corrigée dans le Bundesgesetzblatt, partie III, no 4123‑1, modifiée en dernier lieu par l’article 2, paragraphe 51, de la loi du 22 décembre 2011 (BGBl. I p. 3044).


25 —      Point 60 des observations du gouvernement allemand.


26 —      Point 50 des observations de la Commission.


27 —      Ordonnance précitée à la note 9.


28 —      Arrêt du 22 décembre 2008 (C‑282/07, Rec. p. I‑10767).


29 —      Voir décision de renvoi, p. 8.


30 —      Arrêt Geurts et Vogten (précité à la note 9).


31 —      Arrêt Geurts et Vogten (précité à la note 9, point 16).


32 —      Point 48 des observations de la Commission.


33 —      Arrêt du 15 octobre 2009, Busley et Cibrian Fernandez (C‑35/08, Rec. p. I‑9807).


34 —      Arrêt du 11 septembre 2008, Eckelkamp e.a. (C‑11/07, Rec. p. I‑6845).


35 —      Arrêt du 11 septembre 2008, Arens-Sikken (C‑43/07, Rec. p. I‑6887).


36 —      Arrêt du 22 avril 2010, Mattner (C‑510/08, Rec. p. I‑3553).


37 —      Point 54 des présentes conclusions.


38 —      Ordonnances Lasertec (précitée à la note 9, point 27), et du 6 novembre 2007, Stahlwerk Ergste Westig (C‑415/06, point 13); arrêt Holböck (précité à la note 10, point 28). Mutatis mutandis, s’agissant des relations entre la liberté de prestation de service et la libre circulation des capitaux, voir arrêt Fidium Finanz (précité à la note 7, point 50).