Language of document : ECLI:EU:T:2017:1

Affaire T577/14

Gascogne Sack Deutschland GmbH
et
Gascogne

contre

Union européenne, représentée par la Cour de justice de l’Union européenne

« Responsabilité non contractuelle – Précision de la requête – Prescription – Recevabilité – Article 47 de la charte des droits fondamentaux – Délai raisonnable de jugement – Préjudice matériel – Pertes subies – Intérêts sur le montant de l’amende non acquittée – Frais de garantie bancaire – Perte d’une chance – Préjudice immatériel – Lien de causalité »

Sommaire – Arrêt du Tribunal (troisième chambre élargie) du 10 janvier 2017

1.      Procédure juridictionnelle – Requête introductive d’instance – Exigences de forme – Identification de l’objet du litige – Exposé sommaire des moyens invoqués – Requête visant à la réparation de dommages prétendument causés par une institution de l’Union

[Statut de la Cour de justice, art. 21, al. 1, et 53, al. 1 ; règlement de procédure du Tribunal, art. 44, § 1, c)]

2.      Recours en indemnité – Délai de prescription – Point de départ – Responsabilité du fait d’une méconnaissance du délai raisonnable de jugement par le juge de l’Union – Date du prononcé de l’arrêt en cause

(Art. 340, al. 2, TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 46 et 53, al. 1)

3.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Illégalité – Préjudice – Lien de causalité – Conditions cumulatives – Absence de l’une des conditions – Rejet du recours en indemnité dans son ensemble

(Art. 340, al. 2, TFUE)

4.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit conférant des droits aux particuliers – Règle de droit conférant des droits aux particuliers – Notion – Méconnaissance du délai raisonnable de jugement par le juge de l’Union – Inclusion – Critères d’appréciation

(Art. 340, al. 2, TFUE ; charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47, al. 2)

5.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Illégalité – Préjudice – Lien de causalité – Charge de la preuve

(Art. 340, al. 2, TFUE)

6.      Concurrence – Procédure administrative – Décision de la Commission constatant une infraction et infligeant une amende – Caractère exécutoire – Contestation de la décision devant le juge de l’Union – Absence de remise en cause du caractère exécutoire

(Art. 101 TFUE, 263 TFUE, 278 TFUE et 299, al. 1, TFUE)

7.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Lien de causalité – Rupture en raison du comportement fautif du requérant ou d’autres personnes

(Art. 340, al. 2, TFUE)

8.      Responsabilité non contractuelle – Conditions – Lien de causalité – Notion – Frais de garantie bancaire résultant du choix d’une entreprise de ne pas payer l’amende infligée par la Commission – Méconnaissance par le juge de l’Union du délai raisonnable de jugement à l’occasion du recours de ladite entreprise – Existence d’un lien de causalité – Conditions

(Art. 340, al. 2, TFUE)

9.      Recours en indemnité – Compétence du juge de l’Union – Limites – Interdiction de statuer ultra petita – Obligation de respecter le cadre du litige défini par les parties – Possibilité pour le juge de l’Union de décider d’office de réparer un préjudice subi au cours d’une période différente de celle indiquée dans la requête – Exclusion

(Art. 268 TFUE ; statut de la Cour de justice, art. 21 ; règlement de procédure du Tribunal, art. 44, § 1)

10.    Recours en indemnité – Objet – Réparation du préjudice prétendument subi par les dirigeants et les salariés de l’entreprise requérante – Défaut d’habilitation de ladite entreprise à agir en justice pour le compte desdits dirigeants et salariés – Irrecevabilité

(Art. 268 TFUE)

11.    Responsabilité non contractuelle – Conditions – Préjudice réel et certain – Charge de la preuve

(Art. 340, al. 2, TFUE)

12.    Responsabilité non contractuelle – Préjudice – Préjudice indemnisable – Préjudice immatériel causé par le maintien du requérant dans un état d’incertitude prolongé en raison du non-respect du délai raisonnable de jugement – Inclusion

(Art. 340, al. 2, TFUE)

13.    Procédure juridictionnelle – Durée de la procédure devant le Tribunal – Délai raisonnable – Litige portant sur l’existence d’une infraction aux règles de concurrence – Non-respect du délai raisonnable – Conséquences

(Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, art. 47, al. 2)

14.    Responsabilité non contractuelle – Préjudice – Réparation – Prise en compte de l’érosion monétaire – Intérêts compensatoires et moratoires – Modalités de calcul

[Art. 340, al. 2, TFUE ; règlement de la Commission no 1268/2012, art. 83, § 2, b), et 111, § 4, a)]

1.      Voir le texte de la décision.

(voir point 25)

2.      Le délai de prescription commence à courir dès lors que les conditions auxquelles se trouve subordonnée l’obligation de réparation des dommages visés à l’article 340, deuxième alinéa, TFUE sont réunies. Ces conditions et, ainsi, les règles de prescription régissant les actions tendant à la réparation desdits dommages ne sauraient être fondées sur des critères autres que strictement objectifs. Dès lors, l’appréciation subjective de la réalité du dommage par la victime d’un dommage ne saurait être prise en considération dans la détermination du point de départ du délai de prescription de l’action en responsabilité non contractuelle de l’Union.

S’agissant d’un recours en indemnité visant à la réparation d’un préjudice prétendument subi en raison d’une éventuelle méconnaissance du délai raisonnable de jugement, le fait qui donne lieu à l’action au sens de l’article 46 du statut de la Cour de justice est une irrégularité de procédure qui prend la forme d’une prétendue méconnaissance des exigences liées au respect du délai de jugement raisonnable par une juridiction de l’Union. La fixation du point de départ du délai de prescription de cinq ans prévu audit article 46 doit donc tenir compte de cette circonstance. En particulier, le délai de prescription ne peut commencer à courir à une date à laquelle le fait générateur se poursuit et le point de départ de ce délai doit être fixé à une date à laquelle le fait générateur s’est entièrement concrétisé. Ainsi, dans le cas spécifique d’un recours en indemnité visant à la réparation d’un préjudice prétendument subi en raison d’une éventuelle méconnaissance du délai raisonnable de jugement, le point de départ du délai de prescription de cinq ans visé à l’article 46 du statut de la Cour de justice doit, lorsqu’une décision a mis fin au délai de jugement litigieux, être fixé à la date à laquelle cette décision a été adoptée. En effet, une telle date constitue une date certaine, fixée sur la base de critères objectifs. Elle garantit le respect du principe de sécurité juridique et permet la protection des droits des requérantes.

(voir points 43-47)

3.      Voir le texte de la décision.

(voir points 52, 53)

4.      Viole l’article 47, deuxième alinéa, de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne en ce qu’elle a dépassé le délai raisonnable de jugement, ce qui constitue une violation suffisamment caractérisée d’une règle de droit de l’Union ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers, la procédure qui a été suivie dans deux affaires en matière de concurrence devant le Tribunal dont la durée s’est élevée à près de 5 ans et 9 mois qui ne peut être justifiée par aucune des circonstances propres auxdites affaires.

En effet, au cours de la période comprise entre la fin de la phase écrite de la procédure marquée par le dépôt de la duplique et l’ouverture de la phase orale de la procédure, il est procédé, notamment, à la synthèse des arguments des parties, à la mise en état des affaires, à une analyse en fait et en droit des litiges et à la préparation de la phase orale de la procédure. Ainsi, la durée de cette période dépend, en particulier, de la complexité du litige ainsi que du comportement des parties et de la survenance d’incidents procéduraux.

S’agissant de la complexité du litige, d’abord, les recours qui concernent l’application du droit de la concurrence par la Commission présentent un degré de complexité supérieur à d’autres types d’affaires, compte tenu, notamment, de la longueur de la décision attaquée, du volume du dossier et de la nécessité d’effectuer une appréciation détaillée de faits nombreux et complexes, souvent étendus dans le temps et dans l’espace. Ainsi, une durée de 15 mois entre la fin de la phase écrite de la procédure et l’ouverture de la phase orale de la procédure constitue en principe une durée appropriée pour traiter les affaires qui concernent l’application du droit de la concurrence. Ensuite, des recours introduits contre une même décision adoptée par la Commission en application du droit de la concurrence de l’Union nécessitent, en principe, un traitement parallèle, y compris lorsque ces recours ne sont pas joints. Ce traitement parallèle est notamment justifié par la connexité desdits recours ainsi que par la nécessité d’assurer une cohérence dans l’analyse de ceux-ci et dans la réponse qu’il convient de leur apporter. Ainsi, le traitement parallèle d’affaires connexes peut justifier un allongement, d’une durée d’un mois par affaire connexe supplémentaire, de la période comprise entre la fin de la phase écrite de la procédure et l’ouverture de la phase orale de celle-ci. Enfin, le degré de complexité factuelle, juridique et procédurale des affaires ne justifie pas de retenir une durée plus longue, étant donné, notamment, que, entre la fin de la phase écrite de la procédure et l’ouverture de la phase orale de la procédure, la procédure n’a été ni interrompue ni retardée par l’adoption, par le Tribunal, d’une quelconque mesure d’organisation de celle-ci.

S’agissant du comportement des parties et de la survenance d’incidents procéduraux, le fait que les parties requérantes ont demandé la réouverture de la phase écrite de la procédure ne peut justifier le délai de 3 ans et 8 mois qui s’était déjà écoulée depuis le dépôt de la duplique.

Dès lors, la durée de 46 mois qui s’est écoulée entre la fin de la phase écrite de la procédure et l’ouverture de la phase orale de la procédure laisse apparaître une période d’inactivité injustifiée de 20 mois dans chacune de ces affaires.

(voir points 61, 64, 66, 67, 69, 70, 74-76, 78)

5.      Voir le texte de la décision.

(voir points 79, 80)

6.      Conformément à l’article 299, premier alinéa, TFUE, une décision de la Commission relative à une procédure d’application de l’article 101 TFUE forme titre exécutoire, dès lors qu’elle comporte une obligation pécuniaire à la charge des destinataires. Par ailleurs, l’introduction d’un recours en annulation contre cette décision, en application de l’article 263 TFUE, ne remet pas en cause le caractère exécutoire de ladite décision, dans la mesure où, aux termes de l’article 278 TFUE, les recours formés devant la Cour de justice de l’Union européenne n’ont pas d’effet suspensif.

(voir point 102)

7.      La condition relative au lien de causalité posée par l’article 340 TFUE exige que le comportement reproché soit la cause déterminante du préjudice. En d’autres termes, même dans le cas d’une éventuelle contribution des institutions au préjudice dont l’indemnisation est demandée, ladite contribution pourrait être trop éloignée en raison d’une responsabilité incombant à d’autres personnes, le cas échéant à la partie requérante.

(voir point 117)

8.      Un préjudice consistant en des frais de garantie bancaire encourus par une société sanctionnée par une décision de la Commission ultérieurement annulée par le juge de l’Union ne résulte pas directement de l’illégalité de cette décision, dans la mesure où ce préjudice résulte du propre choix de cette société de constituer une garantie bancaire afin de ne pas exécuter l’obligation de payer l’amende dans le délai imparti par la décision litigieuse. Toutefois, il en va différemment dans le cas où la procédure devant le juge de l’Union a dépassé le délai raisonnable de jugement, dès lors que, premièrement, au moment de la constitution de la garantie bancaire, la violation du délai raisonnable de jugement était imprévisible et que la partie requérante pouvait légitimement s’attendre à ce que son recours soit traité dans un délai raisonnable. Deuxièmement, le dépassement dudit délai est intervenu postérieurement au choix initial de la partie requérante de constituer une garantie bancaire.

Il en résulte qu’il existe un lien de causalité suffisamment direct entre, d’une part, la violation du délai raisonnable de jugement par le juge de l’Union et, d’autre part, le préjudice qui a été subi par la partie requérante avant le prononcé de l’arrêt en question, et qui consiste dans le paiement de frais de garantie bancaire au cours de la période qui correspond au dépassement de ce délai raisonnable. À cet égard, le paiement de frais de garantie bancaire après le prononcé dudit arrêt, qui a mis fin à la violation du délai raisonnable de jugement dans l’affaire en question, ne présente pas un lien de causalité suffisamment direct avec cette violation, dans la mesure où le paiement de tels frais découle du choix personnel et autonome de la partie requérante, postérieur à ladite violation, de ne pas payer l’amende, de ne pas demander le sursis à l’exécution de la décision litigieuse et de former un pourvoi contre l’arrêt susvisé.

(voir points 118-120, 130, 131)

9.      Il découle des règles régissant la procédure devant les juridictions de l’Union, notamment de l’article 21 du statut de la Cour de justice et de l’article 44, paragraphe 1, du règlement de procédure du Tribunal, que le litige est en principe déterminé et circonscrit par les parties et que le juge de l’Union ne peut statuer ultra petita. Ainsi, le juge de l’Union ne peut s’écarter de la demande d’une partie requérante et décider d’office de réparer un préjudice subi au cours d’une période chronologiquement différente de celle au cours de laquelle elle prétend avoir subi un préjudice.

(voir points 136, 137)

10.    Doit être rejetée comme irrecevable une demande de réparation des préjudices immatériels prétendument subis par les dirigeants et les salariés d’une partie requérante, dès lors qu’il ne ressort pas du dossier que cette dernière était habilitée, par lesdits dirigeants et salariés, à introduire un recours en indemnité en leur nom.

(voir point 148)

11.    Dans le cadre d’un recours en indemnité, dans la mesure où un requérant n’avance aucun élément de nature à démontrer l’existence et à déterminer l’étendue de son préjudice moral ou immatériel, il lui incombe, tout au moins, d’établir que le comportement incriminé était, par sa gravité, de nature à lui causer un tel dommage.

(voir point 151)

12.    La circonstance qu’un requérant a été placée dans une situation d’incertitude, notamment quant au succès de son recours, est inhérente à toute procédure juridictionnelle. Cependant, la méconnaissance du délai raisonnable de jugement est de nature à plonger un requérant dans une situation d’incertitude qui dépasse l’incertitude habituellement provoquée par une procédure juridictionnelle. Cet état d’incertitude prolongé exerce nécessairement une influence sur la planification des décisions à prendre et sur la gestion de la société et est constitutif d’un préjudice immatériel.

(voir points 155-157)

13.    Compte tenu de la nécessité de faire respecter les règles de concurrence du droit de l’Union, le juge de l’Union ne saurait permettre, au seul motif de la méconnaissance d’un délai raisonnable de jugement, à la partie requérante de remettre en question le bien-fondé ou le montant d’une amende alors que l’ensemble des moyens dirigés contre les constatations opérées au sujet du montant de cette amende et des comportements qu’elle sanctionne ont été rejetés.

Il s’ensuit que le non-respect d’un délai raisonnable de jugement, dans le cadre de l’examen d’un recours juridictionnel introduit contre une décision de la Commission infligeant une amende à une entreprise pour violation des règles de concurrence du droit de l’Union, ne saurait conduire à l’annulation, totale ou partielle, de l’amende infligée par cette décision.

(voir points 161, 162)

14.    Dès lors que sont remplies les conditions de la responsabilité non contractuelle de l’Union, les conséquences défavorables résultant du laps de temps qui s’est écoulé entre la survenance du fait dommageable et l’évaluation de l’indemnité ne sauraient être ignorées, dans la mesure où il y a lieu de tenir compte de l’érosion monétaire. À cet égard, les intérêts compensatoires visent à compenser l’écoulement du temps jusqu’à l’évaluation juridictionnelle du montant du préjudice, indépendamment de tout retard imputable au débiteur. Le terme de la période ouvrant droit à cette réévaluation monétaire doit, en principe, coïncider avec la date du prononcé de l’arrêt constatant l’obligation de réparer le préjudice subi par la partie requérante. En l’absence de démonstration, par un requérant, que les conséquences défavorables liées à l’écoulement du temps peuvent être calculées sur la base du taux appliqué par la Banque centrale européenne à ses opérations principales de refinancement majoré de plusieurs points de pourcentage, l’érosion monétaire liée à l’écoulement du temps est reflétée par le taux d’inflation annuel constaté, pour la période concernée, par Eurostat dans l’État membre où la partie requérante est établie.

(voir points 168, 169, 176)