Language of document : ECLI:EU:C:2017:107

CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL

M. MELCHIOR WATHELET

présentées le 9 février 2017 (1)

Affaire C‑99/16

Jean-Philippe Lahorgue

contre

Ordre des avocats du barreau de Lyon,

Conseil national des barreaux (CNB),

Conseil des barreaux européens (CCBE),

Ordre des avocats du barreau de Luxembourg

[demande de décision préjudicielle formée par le tribunal de grande instance de Lyon (France)]

« Renvoi préjudiciel – Libre prestation de services – Directive 77/249/CEE – Article 4 – Article 5 – Exercice de la profession d’avocat – Boîtier “RPVA” – Refus de délivrance – Discrimination »






I.      Introduction

1.        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 4 de la directive 77/249/CEE du Conseil, du 22 mars 1977, tendant à faciliter l’exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats (2).

2.        La question des entraves à la libre prestation de services par les avocats n’est pas neuve. Toutefois, l’informatisation de la justice et la dématérialisation des pièces de procédure, l’apparition de nouveaux modes de communication, les possibilités de stockage virtuel ou encore les programmes d’intelligence artificielle transforment, inévitablement, la façon d’appréhender la profession et son exercice.

3.        La présente demande de décision préjudicielle s’inscrit dans ce contexte. En effet, elle fait suite au refus opposé à M. Lahorgue par l’ordre des avocats du barreau de Lyon (France) de lui délivrer, en tant que prestataire de services transfrontaliers, l’outil nécessaire à la communication électronique sécurisée avec les greffes des juridictions françaises, à savoir le boîtier de raccordement au réseau privé virtuel des avocats (le « boîtier RPVA »).

II.    Le cadre juridique

A.      Le droit de l’Union

4.        L’article 4 de la directive 77/249 dispose ce qui suit :

« 1.       Les activités relatives à la représentation et à la défense d’un client en justice ou devant des autorités publiques sont exercées dans chaque État membre d’accueil dans les conditions prévues pour les avocats établis dans cet État, à l’exclusion de toute condition de résidence ou d’inscription à une organisation professionnelle dans ledit État.

2.       Dans l’exercice de ces activités, l’avocat respecte les règles professionnelles de l’État membre d’accueil, sans préjudice des obligations qui lui incombent dans l’État membre de provenance.

[…] »

5.        L’article 5 de la directive 77/249 précise ce qui suit :

« Pour l’exercice des activités relatives à la représentation et à la défense d’un client en justice, chaque État membre peut imposer aux avocats visés à l’article 1er :

–        d’être introduit auprès du président de la juridiction et, le cas échéant, auprès du bâtonnier compétent dans l’État membre d’accueil selon les règles ou usages locaux ;

–        d’agir de concert soit avec un avocat exerçant auprès de la juridiction saisie et qui serait responsable, s’il y a lieu, à l’égard de cette juridiction soit avec un “avoué” ou “procuratore” exerçant auprès d’elle. »

B.      Le droit français

1.      Le décret no 91-1197

6.        La directive 77/249 a été transposée en droit français par le décret no 91‑1197, du 27 novembre 1991, organisant la profession d’avocat.

7.        Aux termes de l’article 202-1 du décret no 91-1197 :

« Lorsqu’un avocat [ressortissant d’un État membre établi à titre permanent dans l’un des États membres] assure la représentation ou la défense d’un client en justice ou devant les autorités publiques, il exerce ses fonctions dans les mêmes conditions qu’un avocat inscrit à un barreau français.

[...]

En matière civile, lorsque la représentation est obligatoire devant le tribunal de grande instance, il ne peut se constituer qu’après avoir élu domicile auprès d’un avocat établi près le tribunal saisi et auquel les actes de la procédure sont valablement notifiés. [...]

Lorsque la représentation est obligatoire devant la cour d’appel, il ne peut postuler qu’après avoir élu domicile auprès d’un avocat habilité à représenter les parties devant elle et auquel les actes de la procédure sont valablement notifiés. [...] »

2.      Le code de procédure civile

8.        Le décret no 2005-1678 du 28 décembre 2005 a introduit un nouveau titre XXI dans le code de procédure civile intitulé « La communication par voie électronique ».

9.        Parmi les dispositions de ce titre, l’article 748-1 du code de procédure civile actuellement en vigueur prévoit que « [l]es envois, remises et notifications des actes de procédure, des pièces, avis, avertissements ou convocations, des rapports, des procès-verbaux ainsi que des copies et expéditions revêtues de la formule exécutoire des décisions juridictionnelles peuvent être effectuées par voie électronique dans les conditions et selon les modalités fixées par le présent titre, sans préjudice des dispositions spéciales imposant l’usage de ce mode de communication ».

10.      Par ailleurs, et en ce qui concerne la procédure avec représentant obligatoire devant les cours d’appel, l’article 930-1 du code de procédure civile dispose ce qui suit :

« À peine d’irrecevabilité relevée d’office, les actes de procédure sont remis à la juridiction par voie électronique.

Lorsqu’un acte ne peut être transmis par voie électronique pour une cause étrangère à celui qui l’accomplit, il est établi sur support papier et remis au greffe. [...]

Les avis, avertissements ou convocations sont remis aux avocats des parties par voie électronique, sauf impossibilité pour cause étrangère à l’expéditeur.

Un arrêt du garde des sceaux définit les modalités des échanges par voie électronique. »

3.      L’arrêté du 7 avril 2009 relatif à la communication par voie électronique devant les tribunaux de grande instance

11.      Aux termes de l’article 5 de l’arrêté du 7 avril 2009 (3), « [l]’accès des avocats au système de communication électronique mis à disposition des juridictions se fait par l’utilisation d’un procédé de raccordement à un réseau indépendant privé opéré sous la responsabilité du Conseil national des barreaux dénommé “réseau privé virtuel des avocats” (RPVA). »

12.      L’article 9 de cet arrêté prévoit encore que « [l]a sécurité de la connexion des avocats au RPVA est garantie par un dispositif d’identification. Ce dispositif est fondé sur un service de certification garantissant l’authentification de la qualité d’avocat personne physique [...]. Le dispositif comporte une fonction de vérification de la validité du certificat électronique. Celui-ci est délivré par un prestataire de services de certification électronique agissant au nom du Conseil national des barreaux, autorité de certification. »

III. Le RPVA

13.      La France a entamé au milieu des années 2000 une dématérialisation des procédures judiciaires.

14.      Ce processus a abouti à la signature d’un protocole de communication électronique entre les juridictions judiciaires et les avocats (dénommé « ComCi TGI » pour les juridictions de premier ressort et « ComCi CA » pour les juridictions de second ressort).

15.      L’objet de ce protocole est, notamment, d’améliorer la communication entre les tribunaux et les avocats grâce à l’échange dématérialisé de données structurées. Techniquement, il s’agit de deux réseaux intranet distincts qui sont reliés par une plateforme dénommée « e-barreau ». Ces deux réseaux sont, d’une part, l’intranet des juridictions géré par le ministère de la justice (le réseau privé virtuel justice) et, d’autre part, l’intranet des avocats géré par le Conseil national des barreaux (CNB), le RPVA.

16.      Les données échangées entre les cabinets d’avocats et la plateforme de services du RPVA sont chiffrées en utilisant un algorithme entre le boîtier VPN, présent sur le réseau local du cabinet avant le dispositif de connexion Internet du cabinet, et le frontal VPN présent à l’entrée de la plateforme de services du RPVA.

17.      Seuls les boîtiers dûment identifiés et autorisés à s’interconnecter au service RPVA peuvent communiquer avec le frontal VPN à l’entrée de la plateforme du RPVA et ainsi bénéficier du service e-barreau. D’après les explications fournies par le CNB à l’audience du 11 janvier 2017, les boîtiers seraient désormais remplacés par des clefs USB.

18.      Matériellement, ce dispositif consiste en un certificat électronique stocké sur un support physique cryptographique dédié par avocat, à savoir un dispositif à mémoire avec une connectique USB. Ce dispositif est appelé le « boîtier RPVA » et permet d’authentifier les utilisateurs des services e-barreau.

19.      En pratique, l’authentification est rendue possible car le certificat électronique personnel de l’avocat est relié à l’annuaire national des avocats, lequel est automatiquement mis à jour au moyen d’une synchronisation quotidienne avec les annuaires des avocats de l’ensemble des barreaux français.

20.      À la suite de ce protocole, plusieurs conventions ont été successivement conclues entre le ministère de la justice et le CNB afin de fixer les modalités et les conditions de la communication électronique entre les avocats et les juridictions de premier et second degrés.

21.      Conformément à l’article VI de la convention du 16 juin 2010 entre le ministère de la justice et le CNB, l’inscription à « ComCi CA » et à « ComCI TGI » se fait par l’intermédiaire de l’ordre des avocats auquel l’avocat appartient. La délivrance du boîtier RPVA relève également de cet ordre (4).

IV.    Les faits du litige au principal

22.      M. Lahorgue, de nationalité française, est un avocat inscrit au barreau de Luxembourg.

23.      Il a demandé à l’ordre des avocats du barreau de Lyon de bénéficier d’un boîtier RPVA. Celui-ci n’a pas accédé à la demande de M. Lahorgue au motif qu’il n’était pas inscrit au barreau de Lyon.

24.      À la suite de ce refus, M. Lahorgue a assigné en référé, devant le président du tribunal de grande instance de Lyon, l’ordre des avocats du barreau de Lyon, le CNB, le conseil des barreaux européens (CCBE), et l’ordre des avocats du barreau de Luxembourg pour voir ordonner que l’ordre des avocats du barreau de Lyon lui délivre sous huitaine et sous astreinte le boîtier RPVA de sorte qu’il puisse exercer pleinement la profession d’avocat en France et dans les mêmes conditions qu’un avocat français.

25.      Le juge de renvoi émet des doutes quant à la compatibilité avec le droit de l’Union de la décision de refus de l’ordre des avocats du barreau de Lyon.

26.      En particulier, il considère que, dès lors que l’exercice des voies de recours en matière pénale ou sociale ne comporte pas de restriction pour l’avocat d’un autre État membre tenant à une obligation de recours à un avocat de concert membre du barreau du lieu de la juridiction considérée, il peut apparaître non conforme à la liberté d’exercice de la prestation de services d’imposer à un avocat d’un autre État membre de recourir à un avocat du barreau du lieu de la juridiction concernée pour utiliser le RPVA.

27.      Dans ces conditions, le président du tribunal de grande instance de Lyon a estimé qu’il était utile de surseoir à statuer et d’interroger la Cour à titre préjudiciel.

V.      La demande de décision préjudicielle et la procédure devant la Cour

28.      Par ordonnance de référé du 15 février 2016, parvenue à la Cour le 19 février 2016 et complétée par ordonnance de référé complétive du 14 mars 2016, enregistrée à la Cour le 22 mars 2016, le président du tribunal de grande instance de Lyon a donc décidé de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :

« Le refus de délivrance d’un boîtier Réseau Privé Virtuel des Avocats (RPVA) à un avocat dûment inscrit dans le barreau d’un État membre dans lequel il souhaite exercer la profession d’avocat en qualité de libre prestataire de service est-il contraire à l’article 4 de la directive 77/249 au motif qu’il constitue une mesure discriminatoire susceptible d’entraver l’exercice de la profession en qualité de libre prestataire de services dans les cas où cet avocat de concert n’est pas imposé par la loi ? »

29.      Cette question contient une affirmation qui ne correspond pas à la situation du requérant au principal puisqu’elle envisage la situation d’un avocat « inscrit dans le barreau d’un État membre dans lequel il souhaite exercer la profession d’avocat en qualité de libre prestataire de services », ce qui n’est pas le cas de M. Lahorgue.

30.      En outre, cette formulation altère la proposition de question qu’il avait lui-même formulée. Or, si la juridiction de renvoi n’est pas tenue par les suggestions des parties à cet égard (5), il ressort de la demande de décision préjudicielle que la juridiction de renvoi a entendu, en l’espèce, poser « la question préjudicielle suggérée par le demandeur » (6).

31.      Dès lors que cette proposition de question ne contient ni contradiction ni inexactitude et est conforme à la situation factuelle du requérant au principal, j’estime qu’il convient de retenir la question telle qu’elle est énoncée au paragraphe 1 de la demande de décision préjudicielle plutôt que celle posée dans le dispositif :

« Le refus de délivrance d’un boîtier Réseau Privé Virtuel des Avocats (RPVA) à un avocat dûment inscrit dans le barreau d’un État membre, au seul motif qu’il n’est pas inscrit au barreau de l’autre État membre dans lequel il souhaite exercer la profession d’avocat en qualité de libre prestataire de services est-il contraire à l’article 4 de la directive 77/249 au motif qu’il constitue une mesure discriminatoire susceptible d’entraver l’exercice de la profession en qualité de libre prestataire de services dans les cas où [l’]avocat de concert n’est pas imposé par la loi ? »

32.      Des observations écrites ont été déposées par le CNB, le gouvernement français, ainsi que par la Commission européenne. En outre, ils se sont exprimés lors de l’audience qui s’est tenue le 11 janvier 2017.

33.      M. Lahorgue et l’ordre des avocats du barreau de Lyon n’ont pas déposé d’observations écrites. Toutefois, ils ont exposé leurs arguments lors de cette audience.

VI.    Analyse

A.      La jurisprudence relative à la libre prestation de services des avocats

34.      Comme cela a été rappelé dans l’introduction à ces conclusions, la question de la libre prestation de services par les avocats et ses entraves potentielles n’est pas neuve. Avant même l’adoption de la directive 77/249, la Cour avait déjà eu l’occasion de confirmer, à six mois d’intervalle, l’applicabilité des dispositions du traité relatives à la liberté d’établissement et à la libre prestation de services aux avocats (7).

35.      C’est donc sans surprise que les principes dégagés à l’occasion de l’interprétation de ces dispositions du traité furent appliqués aux prestations de services propres à la profession d’avocats.

36.      Ainsi, l’article 56 TFUE exige non seulement l’élimination de toute discrimination à l’égard du prestataire de services établi dans un autre État membre en raison de sa nationalité, mais également la suppression de toute restriction, même si cette restriction s’applique indistinctement aux prestataires nationaux et à ceux d’autres États membres, lorsqu’elle est de nature à prohiber ou à gêner davantage les activités du prestataire établi dans un autre État membre, où il fournit légalement des services analogues (8).

37.      En d’autres termes, l’article 56 TFUE s’oppose à l’application de toute réglementation nationale qui a pour effet de rendre la prestation de services entre État membre plus difficile que la prestation de services purement interne à un État membre (9).

38.      Toutefois, la Cour a confirmé que, conformément à une jurisprudence classique en la matière, les mesures nationales susceptibles de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice des libertés fondamentales garanties par le traité étaient autorisées sous réserve de remplir les quatre conditions suivantes :

–        s’appliquer de manière non discriminatoire,

–        être justifiées par des raisons impérieuses d’intérêt général,

–        être propres à garantir la réalisation de l’objectif poursuivi, et

–        ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif (10).

B.      L’application des principes au cas d’espèce

1.      Remarques liminaires sur la circonscription du litige à l’hypothèse envisagée par la juridiction de renvoi et sur le cadre juridique

a)      Sur la circonscription du litige aux procédures dans laquelle la représentation par un avocat n’est pas obligatoire

39.      La question qui se pose dans l’affaire au principal est de savoir si l’article 4 de la directive 77/249 s’oppose à ce qu’un État membre réserve aux avocats inscrits auprès d’un ordre de cet État la délivrance de moyens techniques qui permettent la communication électronique des actes de procédure aux juridictions dudit État membre.

40.      Il semble ressortir de la demande de décision préjudicielle, ainsi que des observations écrites et orales qui ont été soumises à la Cour, que les règles de procédure applicables aux procédures pénales et sociales n’imposent pas la représentation des parties par un avocat, ni, par conséquent, le recours à un avocat de concert du barreau de la juridiction saisie. Toutefois, la juridiction de renvoi semble partir de la prémisse que la circonstance que l’avocat établi dans un autre État membre ne dispose pas d’un boîtier RPVA l’oblige, en réalité, à recourir à un tel avocat.

41.      Selon le gouvernement français, la question posée par la juridiction de renvoi ne serait pertinente que dans ces procédures et non celles où la représentation est obligatoire. En effet, dans ce dernier type de procédure, tant les avocats établis en France (et inscrits à un autre barreau que celui dont relève la juridiction saisie du litige) que les avocats établis dans un autre État membre devraient agir de concert avec un avocat habilité à exercer son activité auprès de ladite juridiction. Or, seul ce dernier serait susceptible d’avoir besoin d’un boîtier RPVA.

42.      En revanche, la Commission considère que la réponse à la question de la compatibilité de l’obligation d’inscription au barreau local pour bénéficier du RPVA avec l’article 4 de la directive 77/249 est indépendante du type de procédure en cause (civile, pénale ou sociale).

43.      Dès lors que la juridiction de renvoi a limité sa description du cadre juridique et factuel à la seule hypothèse des procédures où la représentation des parties par un avocat n’est pas obligatoire, j’estime qu’il n’appartient pas à la Cour d’envisager dans sa réponse une situation à propos de laquelle elle n’a pas été interrogée (11).

b)      Sur le cadre juridique

44.      Afin d’être certain d’appréhender correctement la question posée par la juridiction de renvoi et de lui apporter une réponse utile, la Cour lui a adressé une demande d’éclaircissements le 12 octobre 2016 en lui demandant de confirmer, pour le 21 novembre 2016, que, dans l’hypothèse des procédures qu’elle envisageait (c’est-à-dire les procédures pénales et sociales), le droit français autorisait la communication des actes de procédure par voie postale.

45.      Il ressort de la réponse de la juridiction de renvoi du 14 décembre 2016, parvenue à la Cour le 23 du même mois, et des explications complémentaires apportées par le représentant du gouvernement français lors de l’audience du 11 janvier 2017 que la communication obligatoire par voie électronique est, en principe, limitée aux procédures d’appel introduites devant les juridictions pour lesquelles la représentation par un avocat est obligatoire.

46.      Toutefois, le recours à la communication par voie électronique a été rendu possible – mais non obligatoire – dans trois autres hypothèses où la représentation par un avocat est facultative : pour certaines procédures devant les tribunaux de grande instance (12), pour les procédures devant les cours d’appel dans lesquelles la représentation par un avocat est facultative (13), ainsi que pour les procédures devant les tribunaux de commerce (14).

47.      En toute hypothèse, quelle que soit la procédure où la communication électronique est autorisée, l’accès à ce moyen de communication est limité aux avocats du ressort de la juridiction concernée. Pour les autres avocats, dont les avocats établis dans un autre État membre, les communications par dépôt au greffe ou par voie postale sont les seules autorisées.

2.      Sur l’existence d’une restriction

48.      Il ressort du cadre juridique ainsi précisé que le recours à la communication électronique est autorisé dans certaines procédures dans lesquelles la représentation par un avocat n’est pas obligatoire, c’est-à-dire les procédures visées par la demande de décision préjudicielle (15).

49.      Cette possibilité étant subordonnée à l’accès au RPVA, il ne fait guère de doute que le refus de délivrance du boîtier RPVA aux avocats non inscrits auprès d’un barreau français est susceptible de constituer une restriction à la libre prestation de services.

50.      En effet, comme le constate le CNB, ce refus risque de gêner ou de rendre moins attrayant l’exercice de la libre prestation de services par les avocats non inscrits à un barreau français dès lors qu’ils ne peuvent tout simplement pas avoir accès au service de dématérialisation des procédures, sauf à demander systématiquement l’assistance d’un avocat inscrit auprès d’un barreau français qui dispose d’un boîtier RPVA (16).

51.      Or, une législation de nature à rendre moins attrayante ou plus difficile la prestation transfrontalière des services d’avocats est constitutive d’une restriction prohibée à l’article 56 TFUE et à l’article 4 de la directive 77/249 (17).

3.      Sur l’existence d’une justification

52.      Conformément à la jurisprudence constante rappelée précédemment, une restriction « peut être justifiée dès lors qu’elle répond à des raisons impérieuses d’intérêt général, pour autant qu’elle est propre à garantir la réalisation de l’objectif qu’elle poursuit et ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre » (18).

a)      Sur l’existence de raisons impérieuses d’intérêt général

53.      Le CNB et le gouvernement français invoquent le principe de bonne administration de la justice comme raison impérieuse d’intérêt général susceptible de justifier le refus d’octroyer un boîtier RPVA aux avocats non inscrits à un barreau français. À cette première justification, le gouvernement français ajoute la protection du destinataire final de services juridiques.

54.      Assurément, « la protection, d’une part, des consommateurs, notamment des services judiciaires fournis par des auxiliaires de justice, et, d’autre part, de la bonne administration de la justice sont des objectifs figurant au nombre de ceux qui peuvent être considérés comme des raisons impérieuses d’intérêt général susceptibles de justifier une restriction à la libre prestation des services […] » (19).

55.      Or, la protection du justiciable, c’est-à-dire le « consommateur final des services juridiques », et la bonne administration de la justice sont nécessairement liées à des exigences de contrôle et de responsabilité du prestataire de service (20).

56.      À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que, malgré les différences qui peuvent exister entre les États membres, il existe une conception commune du rôle de l’avocat dans l’ordre juridique de l’Union : celle d’un collaborateur de la justice appelé à fournir, en toute indépendance et dans l’intérêt supérieur de celle-ci, l’assistance légale dont le client a besoin (21). Cette protection a pour contrepartie la discipline professionnelle, imposée et contrôlée dans l’intérêt général (22).

57.      Selon une jurisprudence constante de la Cour, une telle conception répond aux traditions juridiques communes aux États membres. Elle se retrouve également dans l’ordre juridique de l’Union, ainsi qu’il résulte des dispositions de l’article 19 du statut de la Cour de justice (23) et plus précisément à son quatrième alinéa selon lequel « [s]eul un avocat habilité à exercer devant une juridiction d’un État membre ou d’un autre État partie à l’accord sur l’Espace économique européen peut représenter ou assister une partie devant la Cour ».

58.      C’est dans cette optique que la Cour elle-même exige des avocats qu’ils fournissent un document de légitimation certifiant qu’ils sont habilités à exercer devant une juridiction d’un État membre ou d’un autre État partie à l’accord EEE pour pouvoir représenter une partie dans le cadre d’un recours direct (24), ainsi que pour bénéficier des privilèges, immunités et facilités réservés par le règlement de procédure de la Cour aux agents, conseils et avocats (25). Enfin, la même preuve est exigée pour pouvoir utiliser l’application informatique e-curia qui permet le dépôt et la signification d’actes de procédure par voie électronique (26).

59.      L’impossibilité d’obtenir un boîtier RPVA pour l’avocat non inscrit à un ordre français s’explique par des préoccupations semblables : l’obligation de garantir la fiabilité de l’identification des avocats parties à la communication électronique et, notamment, la confidentialité des échanges (27). En effet, aux termes de l’article 9 de l’arrêté du 7 avril 2009 notamment, « [l]a sécurité de la connexion des avocats au RPVA est garantie par un dispositif d’identification. Ce dispositif est fondé sur un service de certification garantissant l’authentification de la qualité d’avocat personne physique ».

60.      En ce sens, le boîtier RPVA et les modalités liées à son octroi participent à la bonne administration de la justice et à la protection du destinataire final du service juridique.

b)      Sur l’aptitude des mesures litigieuses à atteindre l’objectif reconnu

61.      En outre, ces moyens – c’est-à-dire le boîtier RPVA et les modalités liées à son octroi – me paraissent propres à garantir ces objectifs dès lors que ce sont également les ordres locaux qui ont la responsabilité de l’inscription des avocats au tableau des avocats ainsi que sa mise à jour et que l’identification de l’avocat qui veut se connecter au RPVA s’effectue par l’intermédiaire d’un certificat électronique personnel relié à l’annuaire national des avocats, automatiquement mis à jour au moyen d’une synchronisation quotidienne avec les annuaires des avocats de l’ensemble des barreaux français.

62.      Le système permet donc que seuls les avocats qui remplissent les conditions nécessaires pour être autorisé à exercer la profession puissent se connecter au RPVA.

c)      Sur la proportionnalité des mesures litigieuses

63.      En revanche, invoquer l’absence d’annuaire des avocats au niveau de l’Union européenne pour justifier le refus pur et simple d’octroyer un boîtier RPVA aux avocats non inscrits à un barreau français me semble aller au-delà de ce qui est nécessaire pour authentifier la qualité d’avocat et, par voie de conséquence, garantir la protection des destinataires des services juridiques et la bonne administration de la justice dans le cadre des procédures où la représentation n’est pas obligatoire.

64.      En effet, pour répondre à l’exigence de proportionnalité, la mesure examinée ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif légitime poursuivi. En d’autres termes, l’autorité normative doit choisir parmi les différentes options possibles celle qui est la moins attentatoire au droit ou à la liberté en cause.

65.      Or, si la preuve de l’identité et de la qualité d’avocat peut incontestablement être exigée comme condition préalable à l’octroi d’un boîtier RPVA, la vérification quotidienne de cette qualité apparaît excessive dès lors qu’elle entraîne, pour des raisons techniques uniquement, l’impossibilité d’utiliser un moyen moderne, rapide et sécurisé de communication (28).

66.      L’interdiction qui en découle est d’autant plus disproportionnée qu’elle a pour conséquence que la seule possibilité de communiquer avec le greffe des juridictions concernées est la voie postale. Une telle façon de procéder ne me paraît pas correspondre aux méthodes de travail utilisées en ce début de XXIe siècle.

67.      En outre, j’observe que, dans ce dernier cas de figure, le souci d’assurer une bonne administration de la justice et de garantir la protection des destinataires des services juridiques semble moins impérieux dès lors que la vérification de la qualité d’avocat ne paraît pas exigée de façon systématique et constante en cas d’utilisation de la voie postale.

68.      Dans ces circonstances, l’équilibre entre, d’une part, la libre prestation de services de l’avocat dans un monde moderne et, d’autre part, la protection des destinataires des services juridiques et la bonne administration de la justice pourrait être atteint en exigeant le renouvellement de la preuve de la qualité d’avocat périodiquement ou à l’occasion de chaque nouvelle procédure par exemple.

69.      Certes, il ne peut être exclu que si la France choisissait d’étendre le recours à l’avocat de concert aux procédures où la représentation n’est pas obligatoire (possibilité offerte par l’article 5 de la directive 77/249), l’interdiction d’utiliser un boîtier RPVA pour l’avocat prestataire de service pourrait être justifiée (29).

70.      Toutefois, la pertinence d’un tel procédé, conçu il y a plus de 40 ans, mériterait sans doute d’être elle-même réévaluée à la lumière de la pratique moderne du métier d’avocat et des exigences contemporaines du justiciable, sans pour autant sacrifier les garanties nécessaires à la protection de celui-ci. Néanmoins, un tel examen dépasserait la tâche du juge et c’est au législateur qu’il appartient, le cas échéant, de s’en saisir.

VII. Conclusion

71.      Le refus de délivrance d’un boîtier RPVA à un avocat dûment inscrit au barreau d’un État membre au seul motif qu’il n’est pas inscrit au barreau de l’État membre dans lequel le RPVA est mis en place constitue une restriction à la libre prestation de services.

72.      Certes, ce refus s’explique par le souci d’assurer la bonne administration de la justice et la protection du justiciable, destinataire final du service juridique, en garantissant l’authentification de la qualité d’avocat. Toutefois, une telle mesure va au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs précités.

73.      Par conséquent, au vu de ces considérations, je propose à la Cour de répondre à la question préjudicielle posée par le président du tribunal de grande instance de Lyon (France) de la manière suivante :

« Le refus de délivrance d’un boîtier de raccordement au réseau privé virtuel des avocats à un avocat dûment inscrit au barreau d’un État membre, au seul motif qu’il n’est pas inscrit au barreau de l’autre État membre dans lequel il souhaite exercer la profession d’avocat en qualité de libre prestataire de services, est contraire à l’article 4 de la directive 77/249/CEE du Conseil, du 22 mars 1977, tendant à faciliter l’exercice effectif de la libre prestation de services par les avocats. »


1      Langue originale : le français.


2 JO 1977, L 78, p. 17.


3 JORF no 86, du 11 avril 2009, p. 6365.


4 Voir p. 15 des observations du CNB. Cette convention aurait été reconduite à deux reprises avant d’être remplacée par une nouvelle convention conclue le 24 juin 2016.


5 Voir, en ce sens, arrêt du 18 juillet 2013, Consiglio Nazionale dei Geologi (C‑136/12, EU:C:2013:489, points 29 à 31).


6 Voir p. 5 de la demande de décision préjudicielle.


7 Voir arrêts du 21 juin 1974, Reyners (2/74, EU:C:1974:68), et du 3 décembre 1974, van Binsbergen (33/74, EU:C:1974:131).


8 Voir, en ce sens, arrêt du 5 décembre 2006, Cipolla e.a. (C‑94/04 et C‑202/04, EU:C:2006:758, point 56).


9 Voir, en ce sens, arrêt du 5 décembre 2006, Cipolla e.a. (C‑94/04 et C‑202/04, EU:C:2006:758, point 57).


10 Voir, en ce sens, arrêt du 30 novembre 1995, Gebhard (C‑55/94, EU:C:1995:411, point 37).


11 Sur la portée d’une question préjudicielle et le rôle de la Cour, voir, notamment, arrêt du 16 octobre 2014, Welmory (C‑605/12, EU:C:2014:2298, points 33 à 35).


12 Voir arrêté du 7 avril 2009.


13 Voir arrêté du 5 mai 2010 relatif à la communication par voie électronique dans la procédure sans représentation obligatoire devant les cours d’appel (JORF du 15 mai 2010, p. 9041). Pour ces procédures, il semblerait que, depuis l’entrée en vigueur de la convention du 24 juin 2016 entre le ministère de la justice et le CNB, le 1er août 2016, le recours à la communication électronique soit devenu obligatoire pour les avocats disposant de l’accès au RPVA.


14 Voir arrêté du 21 juin 2013 portant communication par voie électronique entre les avocats et entre les avocats et la juridiction dans les procédures devant les tribunaux de commerce (JORF du 26 juin 2013, p. 10526).


15 Voir point 43 des présentes conclusions.


16 Voir p. 14 des observations écrites du CNB.


17 Voir, en ce sens, arrêt du 11 décembre 2003, AMOK (C‑289/02, EU:C:2003:669).


18 Arrêt du 5 décembre 2006, Cipolla e.a. (C‑94/04 et C‑202/04, EU:C:2006:758, point 61).


19 Arrêt du 5 décembre 2006, Cipolla e.a. (C‑94/04 et C‑202/04, EU:C:2006:758, point 64).


20      Voir, en ce sens, arrêts du 3 décembre 1974, van Binsbergen (33/74, EU:C:1974:131, point 12) ; du 12 décembre 1996, Reisebüro Broede (C‑3/95, EU:C:1996:487, point 38), ainsi que du 19 février 2002, Wouters e.a. (C‑309/99, EU:C:2002:98, point 97).


21 Voir, en ce sens, arrêts du 18 mai 1982, AM & S Europe/Commission (155/79, EU:C:1982:157, point 24) ; du 14 septembre 2010, Akzo Nobel Chemicals et Akcros Chemicals/Commission e.a. (C‑550/07 P, EU:C:2010:512, point 42) ; du 6 septembre 2012, Prezes Urzędu Komunikacji Elektronicznej/Commission (C‑422/11 P et C‑423/11 P, EU:C:2012:553, point 23), ainsi que du 12 juin 2014, Peftiev (C‑314/13, EU:C:2014:1645, point 28).


22 Voir, en ce sens, arrêts du 18 mai 1982, AM & S Europe/Commission (155/79, EU:C:1982:157, point 24) ; du 14 septembre 2010, Akzo Nobel Chemicals et Akcros Chemicals/Commission e.a. (C‑550/07 P, EU:C:2010:512, point 42), ainsi que du 6 septembre 2012, Prezes Urzędu Komunikacji Elektronicznej/Commission (C‑422/11 P et C‑423/11 P, EU:C:2012:553, point 24).


23 Voir, en ce sens, arrêts du 18 mai 1982, AM & S Europe/Commission (155/79, EU:C:1982:157, point 24) ; du 14 septembre 2010, Akzo Nobel Chemicals et Akcros Chemicals/Commission e.a. (C‑550/07 P, EU:C:2010:512, point 42), ainsi que du 6 septembre 2012, Prezes Urzędu Komunikacji Elektronicznej/Commission (C‑422/11 P et C‑423/11 P, EU:C:2012:553, point 23).


24 Article 119, paragraphe 3, du règlement de procédure de la Cour.


25 Article 44, paragraphe 1, sous b), du règlement de procédure de la Cour.


26 Voir pièces à joindre obligatoirement à la demande de création d’un compte d’accès sur e-curia à l’adresse suivante : https://curia.europa.eu/e-Curia/access-request-step1.faces ?conversationContext=2.


27 Voir article III. A, point 2, de la convention du 16 juin 2010 entre le ministère de la justice et le CNB.


28 Selon les explications du représentant du gouvernement français, de tels obstacles techniques devraient d’ailleurs disparaître prochainement avec la mise en œuvre d’un projet d’identification des avocats européens intitulé « Find-A-Lawyer 2 » mis en œuvre par le CCBE et la Commission.


29 Sous réserve de l’interprétation donnée à cette possibilité par la Cour dans l’arrêt du 25 février 1988, Commission/Allemagne (427/85, EU:C:1988:98).