Language of document : ECLI:EU:C:2018:923

ORDONNANCE DU PRÉSIDENT DE LA COUR

1er octobre 2018 (*)

« Procédure accélérée »

Dans les affaires jointes C‑558/18 et C‑563/18,

ayant pour objet deux demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 267 TFUE, introduites par le Sąd Okręgowy w Łodzi, I Wydział Cywilny (tribunal régional de Łódź, première division civile, Pologne) (C‑558/18) et par le Sąd Okręgowy w Warszawie, VIII Wydział Karny (tribunal régional de Varsovie, huitième division pénale, Pologne) (C‑563/18), par décisions du 31 août 2018 et du 4 septembre 2018, parvenues à la Cour respectivement le 3 septembre 2018 et le 5 septembre 2018, dans les procédures

Miasto Łowicz

contre

Skarb Państwa – Wojewoda Łódzki (C‑558/18),

et

Prokuratura Okręgowa w Płocku

contre

VX,

WW,

XV (C‑563/18),

LE PRÉSIDENT DE LA COUR,

le juge rapporteur, Mme A. Prechal, et l’avocat général, M. E. Tanchev, entendus,

rend la présente

Ordonnance

1        Les demandes de décision préjudicielle portent sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, TUE.

2        Ces demandes ont été présentées dans le cadre de deux litiges opposant, dans l’affaire C‑558/18, le Miasto Łowicz (ville de Łowicz, Pologne) au Skarb Państwa – Wojewoda Łódzki (Trésor public – voïvodie de Łódź, Pologne), au sujet d’une demande tendant au paiement de dotations destinées à couvrir les frais afférents à l’exécution de certaines missions confiées à la ville de Łowicz, et, dans l’affaire C‑563/18, la Prokuratura Okręgowa w Płocku (parquet régional de Płock, Pologne) à VX, WW et XV, au sujet de poursuites pénales intentées contre ces derniers du chef de participation à deux enlèvements avec privation de liberté dans le but d’obtenir un gain patrimonial.

3        Dans leurs décisions de renvoi, le Sąd Okręgowy w Łodzi, I Wydział Cywilny (tribunal régional de Łodzi, première division civile, Pologne) et le Sąd Okręgowy w Warszawie, VIII Wydział Karny (tribunal régional de Varsovie, huitième division pénale, Pologne) exposent que, à la suite de diverses réformes législatives récemment intervenues en Pologne, le régime disciplinaire applicable aux magistrats a subi de profondes modifications, lesquelles seraient de nature à affecter l’indépendance des juges dans ledit État membre.

4        À cet égard, les juridictions de renvoi se réfèrent, en particulier, à la mise en place imminente, au sein du Sąd Najwyższy (Cour suprême, Pologne), en vertu de l’ustawa o Sądzie Najwyższym (loi relative à la Cour suprême), du 8 décembre 2017 (Dz. U. de 2018, positions 5, 650, 771, 847, 848, 1045 et 1443), entrée en vigueur le 3 avril 2018, d’une nouvelle chambre disciplinaire en charge, notamment, des recours contre les décisions disciplinaires de première instance dans les affaires relatives à des juges ou à des procureurs. Eu égard aux règles entourant la nomination de ses membres, notamment à l’intervention du Krajowa Rada Sądownictwa (Conseil national de la magistrature, Pologne) dont la composition serait désormais elle-même le fruit de choix posés exclusivement par les pouvoirs exécutif et législatif et, dès lors, du parti politique au pouvoir en Pologne, la mise en place de cette chambre disciplinaire générerait de lourdes craintes quant à l’impartialité des procédures disciplinaires qui seront à l’avenir intentées contre les juges.

5        Ces craintes seraient, en outre, renforcées par le fait que, en raison de modifications législatives récentes apportées à l’ustawa – Prawo o ustroju sądów powszechnych (loi relative à l’organisation des juridictions de droit commun), du 27 juillet 2001 (Dz. U. de 2018, positions 23, 3, 5, 106, 138, 771, 848, 1000, 1045 et 1443), un membre de l’exécutif, à savoir le ministre de la Justice, se serait vu conférer des pouvoirs considérables en matière disciplinaire à l’encontre des juges, ledit ministre étant à même, tout à la fois, d’influer sur la composition des juridictions disciplinaires et d’initier des procédures disciplinaires, notamment à l’intervention d’agents disciplinaires ad hoc nommés par ses soins, ou, encore, de solliciter la réouverture de telles procédures, tandis que les garanties procédurales bénéficiant aux juges, dans ce contexte, auraient subi des limitations et que la définition des infractions pouvant leur être imputées serait imprécise.

6        Dans ces conditions, les juridictions de renvoi indiquent craindre que le nouveau système disciplinaire ainsi mis en place ne devienne un outil aux mains du pouvoir exécutif permettant à celui-ci d’influencer la jurisprudence des cours et tribunaux et d’évincer les juges rendant des décisions qui viendraient à déplaire audit pouvoir exécutif, ce qui menacerait directement l’indépendance des juges.

7        Lesdites juridictions précisent, à cet égard, que, dans le cadre des affaires dont ils se trouvent saisis au principal, les juges concernés nourrissent, plus concrètement, des craintes quant aux conséquences disciplinaires que pourrait avoir la décision qu’ils rendront sur le fond dans lesdites affaires.

8        Ainsi, le Sąd Okręgowy w Łodzi, I Wydział Cywilny (tribunal régional de Łodzi, première division civile) indique-t‑il, dans le contexte propre au litige au principal dans l’affaire C‑558/18, que, au vu des éléments de preuve dont il dispose et du déroulement de la procédure à ce stade, il ne saurait être exclu que sa décision à venir puisse s’avérer défavorable au Trésor public – voïvodie de Łódź. Cette circonstance aurait fait naître, dans le chef du juge de renvoi, la crainte que, s’il devait statuer dans le sens ainsi indiqué, des poursuites disciplinaires puissent être engagées à son endroit.

9        Pour sa part, le Sąd Okręgowy w Warszawie, VIII Wydział Karny (tribunal régional de Varsovie, huitième division pénale) souligne que, dans la mesure où les personnes contre lesquelles sont dirigées les poursuites pénales en cause dans la procédure au principal dans l’affaire C‑563/18 ont coopéré avec les autorités répressives, il lui incombera de se prononcer sur la demande des intéressés visant à ce qu’on leur accorde le statut de témoin repenti et d’envisager une atténuation extraordinaire de la peine prévue par le code pénal. Or, cette situation aurait fait naître, dans le chef du juge de renvoi, la crainte qu’une décision prononçant une telle peine plus clémente puisse donner lieu au lancement d’une procédure disciplinaire à son encontre. Cette crainte serait d’autant plus élevée que ledit juge aurait prétendument, à diverses reprises déjà, fait l’objet, de la part de membres des pouvoirs législatif et exécutif, de critiques publiques relatives au contenu de certains de ses jugements et d’appels à ce que des procédures disciplinaires soient initiées à son endroit.

10      Eu égard à ce qui précède, les juridictions de renvoi sont d’avis qu’une réponse à la question préjudicielle, portant sur l’interprétation de l’article 19, paragraphe 1, TUE, qu’elles adressent à la Cour revêt une importance décisive pour l’adoption d’une décision juridictionnelle dans les affaires dont elles sont saisies et, partant, pour la solution des litiges pendants au principal. En effet, en portant atteinte à l’indépendance des juges, les dispositions en cause de la loi relative à la Cour suprême et à l’organisation des juridictions de droit commun priveraient les justiciables de leur droit à un recours effectif. Par ailleurs, lesdites dispositions généreraient une menace systémique pour l’indépendance des juges et, notamment, pour l’indépendance des juridictions de renvoi, en tant que juridictions européennes dont la compétence s’étend notamment à des affaires relevant des domaines couverts par le droit de l’Union.

11      Dans ce contexte, les juridictions de renvoi demandent à la Cour de soumettre les présents renvois préjudiciels à la procédure accélérée prévue à l’article 105 du règlement de procédure de la Cour.

12      Cette disposition énonce que, à la demande d’une juridiction de renvoi ou, à titre exceptionnel, d’office, le président de la Cour peut, lorsque la nature de l’affaire exige son traitement dans de brefs délais, le juge rapporteur et l’avocat général entendus, décider de soumettre un renvoi préjudiciel à une procédure accélérée dérogeant aux dispositions de ce règlement.

13      En l’occurrence, les juridictions de renvoi sont d’avis qu’un traitement accéléré des présentes affaires se justifie eu égard à la circonstance que le nouveau régime disciplinaire applicable aux juges, tel que décrit aux points 4 et 5 de la présente ordonnance, se trouve, actuellement, en phase de finalisation, le Conseil national de la magistrature ayant, le 23 août 2018, recommandé douze candidats aux postes de membres de la chambre disciplinaire du Sąd Najwyższy (Cour suprême) dont la nomination par le président de la République de Pologne pourrait intervenir très prochainement. Dans ces conditions, la résolution indépendante des litiges au principal, ainsi que, plus généralement, la sauvegarde de l’indépendance des juges en Pologne dépendraient des réponses qui seront apportées aux questions préjudicielles adressées à la Cour.

14      Dans sa décision de renvoi, le Sąd Okręgowy w Warszawie, VIII Wydział Karny (tribunal régional de Varsovie, huitième division pénale) souligne, en outre, d’une part, craindre que, le seul fait d’avoir soumis une question à titre préjudiciel à la Cour dans le cadre de la présente affaire expose le juge concerné à un risque de poursuites disciplinaires. D’autre part, les événements sur lesquels porte la procédure au principal dans l’affaire C‑563/18 s’étant déroulés au cours des années 2002 et 2003, un retard dans l’examen de ladite affaire, qui ne constituerait qu’un maillon d’une affaire criminelle beaucoup plus vaste, pourrait s’avérer de nature à rendre l’établissement des faits plus difficile. Enfin, l’un des accusés en cause au principal purgerait actuellement une peine privative de liberté lui ayant été infligée dans le cadre d’une autre affaire.

15      À ces divers égards, il y a lieu de constater que, par leurs questions préjudicielles, les juridictions de renvoi cherchent à savoir, en substance, si l’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu conjointement avec l’article 2 TUE et l’article 4, paragraphe 3, TUE, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à des réglementations nationales, telles celles en cause au principal, relatives au régime disciplinaire applicable aux juges, au motif qu’elles seraient de nature à mettre à mal l’indépendance de ces derniers et leur aptitude à déterminer, librement et sans influences politiques externes, la solution juridictionnelle qu’appellent les affaires dont ils se trouvent saisis.

16      Il n’est, certes, pas douteux que de telles questions, qui ont trait à des dispositions fondamentales du droit de l’Union, sont a priori susceptibles de revêtir une importance primordiale pour le bon fonctionnement du système juridictionnel de l’Union européenne auquel l’indépendance des juridictions nationales est essentielle [voir, en ce sens, avis 2/13 (Adhésion de l’Union à la CEDH), du 18 décembre 2014, EU:C:2014:2454, points 168, 173 et 176, ainsi que arrêt du 27 février 2018, Associação Sindical dos Juízes Portugueses, C‑64/16, EU:C:2018:117, points 30 à 36 et 43].

17      Cependant, si les juridictions de renvoi ont ainsi mis en évidence l’importance qu’est susceptible de revêtir la décision de la Cour à intervenir, elles n’ont, toutefois, pas, pour autant, établi l’urgence à statuer dans de brefs délais sur leur demande, ainsi que l’exige l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure.

18      Il importe de rappeler, à cet égard, que la procédure accélérée visée à l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure constitue un instrument procédural destiné à répondre à une situation d’urgence extraordinaire (ordonnance du président de la Cour du 20 décembre 2017, M. A. e.a., C‑661/17, non publiée, EU:C:2017:1024, point 17 et jurisprudence citée).

19      En l’occurrence, les juges de renvoi indiquent, en substance, qu’ils craignent de faire l’objet d’une procédure disciplinaire s’ils devaient être amenés à trancher les affaires dont ils sont saisis au principal dans un sens qu’ils pressentent de nature à indisposer le pouvoir exécutif.

20      Toutefois, étant donné que, en raison des présentes demandes de décision préjudicielle, les juridictions de renvoi ont été amenées à surseoir à statuer dans les affaires dont elles sont saisies au principal, et ce jusqu’au moment où elles disposeront des réponses de la Cour, il n’apparaît dès lors pas que le risque de poursuites disciplinaires qu’elles évoquent puisse, à le supposer avéré, se matérialiser avant que la Cour n’ait apporté lesdites réponses.

21      Quant à la crainte, exprimée par le Sąd Okręgowy w Warszawie, VIII Wydział Karny (tribunal régional de Varsovie, huitième division pénale), de voir une autorité disciplinaire initier une procédure disciplinaire à l’encontre du juge saisi du litige au principal dans l’affaire C‑563/18, du fait que ce dernier a saisi la Cour du présent renvoi préjudiciel, il convient de faire observer que, au moment où le Sąd Okręgowy w Warszawie, VIII Wydział Karny (tribunal régional de Varsovie, huitième division pénale) a présenté sa demande de procédure accélérée, ainsi qu’à la date de la présente ordonnance, une telle initiative éventuelle revêt un caractère hypothétique. Par ailleurs, il importe de rappeler, à cet égard, que, ainsi qu’il résulte d’une jurisprudence constante de la Cour, les juridictions nationales ont la faculté la plus étendue de saisir la Cour d’une question d’interprétation des dispositions pertinentes du droit de l’Union, de telle sorte qu’une règle du droit national ne saurait empêcher une juridiction nationale de faire usage de cette faculté. Une telle faculté est, en effet, inhérente au système de coopération entre les juridictions nationales et la Cour, établi à l’article 267 TFUE, et aux fonctions du juge chargé de l’application du droit de l’Union confiées, par cette disposition, aux juridictions nationales (arrêt du 6 mars 2018, SEGRO et Horváth, C‑52/16 et C‑113/16, EU:C:2018:157, point 48).

22      S’agissant des considérations avancées par ce même Sąd Okręgowy w Warszawie, VIII Wydział Karny (tribunal régional de Varsovie, huitième division pénale) en relation avec l’ancienneté des faits se trouvant à la base de la procédure pénale dont se trouve saisie ladite juridiction et le risque que des retards supplémentaires dans le traitement de l’affaire au principal puisse rendre l’établissement des faits en cause plus difficile, il y a lieu de constater que de telles considérations qui sont, au demeurant, susceptibles de prévaloir dans le contexte de nombreuses procédures pénales, ne sont pas de nature à établir l’existence d’une circonstance exceptionnelle, au sens de l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure.

23      Enfin, il n’apparaît pas davantage en quoi la circonstance que l’un des accusés dans la procédure au principal dans l’affaire C‑563/18 purge actuellement une peine privative de liberté en raison d’une précédente condamnation pourrait être de nature à commander que la présente affaire fasse l’objet d’un traitement urgent.

24      Dans ces conditions, les demandes des juridictions de renvoi tendant à ce que les affaires C‑558/18 et C‑563/18 soient soumises à une procédure accélérée ne sauraient être accueillies.

Par ces motifs, le président de la Cour ordonne :

Les demandes du Sąd Okręgowy w Łodzi, I Wydział Cywilny (tribunal régional de Łódź, première division civile, Pologne) et du Sąd Okręgowy w Warszawie, VIII Wydział Karny (tribunal régional de Varsovie, huitième division pénale, Pologne) tendant à ce que les affaires C558/18 et C563/18 soient soumises à la procédure accélérée prévue à l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour sont rejetées.

Signatures


*      Langue de procédure : le polonais.