Language of document : ECLI:EU:C:2007:340

ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

14 juin 2007 (*)

«Droit des marques – Article 10, paragraphe 1, de la directive 89/104/CEE – Absence d’usage sérieux d’une marque – Notion de ‘date à laquelle la procédure d’enregistrement est terminée’»

Dans l’affaire C‑246/05,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par l’Oberster Patent- und Markensenat (Autriche), par décision du 9 février 2005, parvenue à la Cour le 10 juin 2005, dans la procédure

Armin Häupl

contre

Lidl Stiftung & Co. KG,

LA COUR (troisième chambre),

composée de M. A. Rosas, président de chambre, MM. A. Tizzano, A. Borg Barthet (rapporteur), U. Lõhmus et A. Ó Caoimh, juges,

avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,

greffier: M. B. Fülöp, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 21 septembre 2006,

considérant les observations présentées:

–        pour M. Häupl, Patentanwalt, par lui-même, assisté de M. W. Ellmeyer, Patentanwalt,

–        pour Lidl Stiftung & Co. KG, par M. H. Sonn, Patentanwalt,

–        pour le gouvernement autrichien, par Mme C. Pesendorfer, en qualité d’agent,

–        pour le gouvernement français, par MM. G. de Bergues et J.-C. Niollet ainsi que par Mme A.-L. During, en qualité d’agents,

–        pour la Commission des Communautés européennes, par MM. G. Braun, N. B. Rasmussen et W. Wils, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 26 octobre 2006,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation des articles 10, paragraphe 1, et 12, paragraphe 1, de la première directive 89/104/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques (JO 1989, L 40, p. 1, ci‑après la «directive»).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre d’un litige opposant M. Häupl et Lidl Stiftung & Co. KG (ci-après «Lidl») au sujet de l’annulation d’une marque dont cette dernière est titulaire.

 Le cadre juridique

 La réglementation communautaire

3        L’article 10, paragraphe 1, de la directive prévoit:

«Si, dans un délai de cinq ans à compter de la date à laquelle la procédure d’enregistrement est terminée, la marque n’a pas fait l’objet par le titulaire d’un usage sérieux dans l’État membre concerné pour les produits ou les services pour lesquels elle est enregistrée, ou si un tel usage a été suspendu pendant un délai ininterrompu de cinq ans, la marque est soumise aux sanctions prévues dans la présente directive, sauf juste motif pour le non-usage.»

4        Aux termes de l’article 12, paragraphe 1, de la directive, «[l]e titulaire d’une marque peut être déchu de ses droits si, pendant une période ininterrompue de cinq ans, la marque n’a pas fait l’objet d’un usage sérieux dans l’État membre concerné pour les produits ou les services pour lesquels elle est enregistrée et qu’il n’existe pas de justes motifs pour le non-usage [...]».

 La réglementation internationale

5        L’article 3, paragraphe 4, de l’arrangement de Madrid concernant l’enregistrement international des marques, du 14 avril 1891, révisé en dernier lieu à Stockholm le 14 juillet 1967 et modifié le 28 septembre 1979 (ci-après l’«arrangement de Madrid»), énonce que «le Bureau international [de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI), ci-après le ‘Bureau international’] enregistrera immédiatement les marques déposées conformément à l’article 1. L’enregistrement portera la date de la demande d’enregistrement international au pays d’origine pourvu que la demande ait été reçue par le Bureau international dans le délai de deux mois à compter de cette date».

6        L’accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, figurant à l’annexe 1 C de l’accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du commerce, a été approuvé au nom de la Communauté européenne par la décision 94/800/CE du Conseil, du 22 décembre 1994, relative à la conclusion au nom de la Communauté européenne, pour ce qui concerne les matières relevant de ses compétences, des accords des négociations multilatérales du cycle de l’Uruguay (1986-1994) (JO L 336, p. 1, ci-après l’«accord ADPIC»). Il mentionne à son article 19, paragraphe 1, l’obligation d’usage de la marque enregistrée dans les termes suivants:

«S’il est obligatoire de faire usage d’une marque de fabrique ou de commerce pour maintenir un enregistrement, l’enregistrement ne pourra être radié qu’après une période ininterrompue de non-usage d’au moins trois ans, à moins que le titulaire de la marque ne donne des raisons valables reposant sur l’existence d’obstacles à un tel usage. Les circonstances indépendantes de la volonté du titulaire de la marque qui constituent un obstacle à l’usage de la marque, par exemple des restrictions à l’importation ou autres prescriptions des pouvoirs publics visant les produits ou les services protégés par la marque, seront considérées comme des raisons valables justifiant le non-usage.»

 La réglementation nationale

7        Selon l’article 19 de la loi de 1970 sur la protection des marques (Markenschutzgesetz 1970, BGBl. 260/1970, ci-après le «MSchG»), le «droit à la marque prend naissance le jour de l’inscription dans le registre des marques (enregistrement). La période de protection prend fin 10 ans après la fin du mois de l’enregistrement».

8        L’article 33a, paragraphe 1, du MSchG est libellé comme suit:

«Toute personne peut demander la radiation d’une marque enregistrée depuis cinq ans au moins en Autriche ou bénéficiant d’une protection en Autriche en vertu de l’article 2, paragraphe 2, si cette marque n’a pas fait l’objet en Autriche d’un usage sérieux se rapportant aux produits ou services pour lesquels elle a été enregistrée (art. 10a), pendant les cinq années qui précèdent le jour du dépôt de la requête de radiation, ni par le propriétaire ni par un tiers avec son consentement à moins que le titulaire de la marque ne puisse justifier du défaut d’usage.»

9        Conformément à son article 2, le MSchG est applicable, par analogie, aux droits relatifs à une marque acquis pour le territoire de la République d’Autriche en vertu de conventions internationales.

 Le litige au principal et les questions préjudicielles

10      Lidl est titulaire de la marque figurative et verbale Le Chef DE CUISINE. La marque de base allemande est protégée depuis le 8 juillet 1993 et la marque internationale – enregistrée également pour l’Autriche –, depuis le 12 octobre 1993. Cette dernière a été publiée le 2 décembre 1993 par le Bureau international et notifiée aux États contractants désignés.

11      Lidl gère une chaîne de supermarchés qui est implantée en Allemagne depuis 1973. Un premier supermarché Lidl a été ouvert en Autriche le 5 novembre 1998. La défenderesse au principal ne commercialise les plats préparés portant la marque Le Chef DE CUISINE que dans ses propres points de vente. Avant l’ouverture de ses premiers supermarchés autrichiens, Lidl a présenté le produit à l’intérieur de son entreprise, s’est mise d’accord avec ses fournisseurs et a commencé à stocker les marchandises déjà livrées.

12      Le 13 octobre 1998, M. Häupl a demandé l’annulation de ladite marque pour le territoire de la République d’Autriche pour non-usage, sur le fondement de l’article 33a, paragraphe 1, du MSchG. Selon lui, le délai de cinq ans prévu à cette disposition a commencé à courir dès le début de la période de protection, soit le 12 octobre 1993. Lidl a contesté la demande d’annulation. Elle a fait valoir que ledit délai a commencé à courir le 2 décembre 1993, de sorte qu’il n’a expiré que le 2 décembre 1998. Or, à cette date, elle proposait à la vente des produits portant la marque en question dans son premier supermarché autrichien. Elle a souligné en outre que, dès 1994, une expansion en Autriche avait été envisagée, mais que l’ouverture de nouveaux supermarchés dans cet État membre aurait été retardée par des «obstacles bureaucratiques», en particulier des retards dans la délivrance des autorisations d’exploitation.

13      La Nichtigkeitsabteilung des Patentamtes (division d’annulation de l’office des brevets) a déclaré la marque non protégée en Autriche avec effet au 12 octobre 1998. Lidl a fait appel de cette décision devant l’Oberster Patent- und Markensenat (Chambre supérieure des brevets et des marques).

14      Dans ce contexte, l’Oberster Patent- und Markensenat a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      L’article 10, paragraphe 1, de la directive [...] doit-il être interprété en ce sens que les termes ‘date à laquelle la procédure d’enregistrement est terminée’ visent le début de la période de protection?

2)      L’article 12, paragraphe 1, de [cette] directive doit-il être interprété en ce sens qu’il existe de justes motifs pour le non-usage de la marque lorsque la mise en œuvre de la stratégie d’entreprise suivie par le titulaire de la marque est retardée par des causes externes à l’entreprise, ou le titulaire de la marque est-il tenu de modifier sa stratégie pour pouvoir utiliser la marque en temps utile?»

 Sur la compétence de la Cour

15      Avant de répondre aux questions posées, il convient de vérifier si l’Oberster Patent- und Markensenat est une juridiction au sens de l’article 234 CE et si, par conséquent, la Cour est compétente pour se prononcer sur les questions qui lui sont posées.

16      Il résulte d’une jurisprudence constante que, pour apprécier si l’organe de renvoi possède le caractère d’une juridiction au sens de ladite disposition, question qui relève uniquement du droit communautaire, la Cour tient compte d’un ensemble d’éléments, tels que l’origine légale de l’organe, sa permanence, le caractère obligatoire de sa juridiction, la nature contradictoire de la procédure, l’application, par l’organe, des règles de droit ainsi que son indépendance (voir, notamment, arrêts du 17 septembre 1997, Dorsch Consult, C‑54/96, Rec. p. I‑4961, point 23, ainsi que du 31 mai 2005, Syfait e.a., C-53/03, Rec. p. I‑4609, point 29).

17      À cet égard, il convient, comme l’a fait M. l’avocat général aux points 25 à 29 de ses conclusions, de considérer les dispositions de la loi de 1970 sur les brevets (Patentgesetz 1970, BGBl. 259/1970, ci-après le «Patentgesetz»).

18      Il ressort, tout d’abord, des articles 74 et 75 de cette loi, qui déterminent la compétence et la composition de l’Oberster Patent- und Markensenat, que cet organe répond aux critères relatifs à l’origine légale et à l’indépendance. L’article 74, paragraphe 9, de ladite loi dispose en outre explicitement que les membres dudit organe exercent leur fonction en toute indépendance, sans être liés par aucune instruction. Les paragraphes 6 et 7 du même article prévoient que leur mandat est de cinq ans renouvelable et qu’il ne peut prendre fin anticipativement que pour des causes exceptionnelles et bien définies, telles que la perte de la nationalité autrichienne ou encore une limitation de la capacité juridique.

19      La permanence de l’Oberster Patent- und Markensenat peut être déduite des articles 70, paragraphes 2 et 3, ainsi que 74, paragraphe 1, du Patentgesetz, qui prévoient que cette instance est compétente pour statuer sur les recours contre les décisions de la Nichtigkeitsabteilung des Patentamtes et de la Beschwerdeabteilung des Patentamtes (chambre des recours de l’office des brevets) sans aucune limitation dans le temps. Le caractère obligatoire de la juridiction de ladite instance ressort de ces mêmes dispositions, puisque sa compétence pour trancher les recours susmentionnés est légalement prévue et n’a pas de caractère optionnel.

20      Quant à la procédure devant l’Oberster Patent- und Markensenat, l’article 140, paragraphe 1, du Patentgesetz renvoie aux articles 113 à 127 et 129 à 136 de ladite loi, qui établissent précisément les règles procédurales, lesquelles font apparaître que cet organe applique les règles de droit et que la procédure organisée devant lui est contradictoire.

21      Il résulte de ce qui précède que l’Oberster Patent- und Markensenat constitue une juridiction au sens de l’article 234 CE et que, par conséquent, la Cour a compétence pour répondre aux questions que celui-ci lui a soumises.

 Sur les questions préjudicielles

 Sur la première question

22      Par sa première question, la juridiction de renvoi demande si l’article 10, paragraphe 1, de la directive doit être interprété en ce sens que les termes «date à laquelle la procédure d’enregistrement est terminée» visent le début de la période de protection. Elle souhaite donc savoir si le délai de cinq ans imparti au titulaire d’une marque pour commencer à en faire un usage sérieux prend cours au moment où débute la période de protection de la marque concernée.

23      Le requérant au principal ainsi que le gouvernement autrichien considèrent que la date d’enregistrement, soit le moment à partir duquel débute la période de protection conformément au droit autrichien, correspond à la «date à laquelle la procédure d’enregistrement est terminée» au sens de l’article 10, paragraphe 1, de la directive.

24      En revanche, pour la défenderesse au principal, le gouvernement français ainsi que pour la Commission des Communautés européennes, les termes «date à laquelle la procédure d’enregistrement est terminée» visent non le début de la période de protection, mais la date à laquelle la procédure d’examen devant l’office en charge de cette procédure est achevée. Dans le cas d’une procédure d’enregistrement international en vertu de l’arrangement de Madrid, celle-ci ne saurait être terminée avant que le délai dont disposent les autorités nationales pour formuler un refus provisoire de protection soit venu à échéance ou que la protection soit définitivement confirmée par ces autorités.

25      En vue de répondre à la question posée, il convient tout d’abord de souligner que plusieurs ordres juridiques sont impliqués lors de l’enregistrement international d’une marque, tel que dans l’affaire au principal. Sont en effet d’application, d’une part, les dispositions de l’arrangement de Madrid, qui déterminent pour l’essentiel la partie de l’enregistrement ayant lieu auprès du Bureau international, et, d’autre part, les dispositions législatives nationales, qui doivent être conformes au droit communautaire, en particulier à la directive. À cet égard, l’article 1er de cette dernière prévoit qu’elle «s’applique aux marques [...] qui ont fait l’objet d’un enregistrement international produisant ses effets dans un État membre».

26      Il importe en outre de préciser que, ainsi que l’indique le troisième considérant de la directive, celle-ci ne vise pas à rapprocher totalement les législations des États membres en matière de marques. Son cinquième considérant souligne à cet égard que «les États membres gardent [...] toute liberté pour fixer les dispositions de procédure concernant l’enregistrement, la déchéance ou la nullité des marques acquises par l’enregistrement; [...] il leur appartient, par exemple, de déterminer la forme des procédures d’enregistrement et de nullité, de décider si les droits antérieurs doivent être invoqués dans la procédure d’enregistrement ou dans la procédure de nullité ou dans les deux, ou encore, dans le cas où des droits antérieurs peuvent être invoqués dans la procédure d’enregistrement, de prévoir une procédure d’opposition ou un examen d’office ou les deux [...]». Il ressort donc de ces considérants de la directive que celle-ci n’harmonise pas l’aspect procédural de l’enregistrement des marques.

27      Ces considérations doivent être prises en compte pour l’interprétation de l’article 10, paragraphe 1, de la directive. Il convient, à cet égard, de noter que cette disposition ne détermine pas d’une manière univoque le début de la période d’usage et, donc, le point de départ du délai de cinq ans qu’elle prévoit. En effet, sa formulation définit ce point de départ par rapport à la procédure d’enregistrement, soit donc un domaine qui n’est pas harmonisé par la directive. Comme le fait valoir la Commission, cette formulation permet d’adapter ledit délai aux particularités des procédures nationales.

28      Il en résulte que les États membres sont libres d’organiser la procédure d’enregistrement et qu’il leur appartient, dès lors, de décider notamment quand celle-ci doit être considérée comme terminée.

29      Dans le cas d’un enregistrement international, comme celui en cause au principal, il revient donc à l’État membre pour lequel la demande d’enregistrement a été déposée de déterminer le moment auquel prend fin la procédure d’enregistrement en fonction de ses propres règles de procédure.

30      Par conséquent, la thèse du requérant au principal, selon laquelle la date d’enregistrement correspond à la «date à laquelle la procédure d’enregistrement est terminée» au sens de l’article 10, paragraphe 1, de la directive, ne saurait être accueillie. Cette thèse revient, en effet, à interpréter cette dernière disposition uniquement à la lumière des règles de procédure autrichiennes, alors que la détermination de la date visée par ladite disposition peut, pour les raisons exposées aux points précédents, varier d’une législation nationale à l’autre.

31      Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la première question préjudicielle que la «date à laquelle la procédure d’enregistrement est terminée», au sens de l’article 10, paragraphe 1, de la directive, doit être déterminée dans chaque État membre en fonction des règles de procédure en matière d’enregistrement en vigueur dans cet État.

 Sur la seconde question

32      Par sa seconde question, la juridiction de renvoi demande si l’article 12, paragraphe 1, de la directive doit être interprété en ce sens qu’il existe de justes motifs pour le non-usage d’une marque lorsque la mise en œuvre de la stratégie d’entreprise suivie par le titulaire de cette marque est retardée par des causes externes à l’entreprise ou si le titulaire de la marque est tenu, en pareil cas, de modifier cette stratégie de façon à pouvoir utiliser la marque en temps utile.

33      Il ressort, à cet égard, de la décision de renvoi que le report de la commercialisation sur le marché autrichien des produits revêtus de la marque en cause au principal a résulté, d’une part, de la stratégie de Lidl consistant à ne commercialiser ces produits que dans ses propres points de vente et, d’autre part, du fait que l’ouverture de ses premiers supermarchés autrichiens aurait été retardée par des «obstacles bureaucratiques».

34      Le gouvernement autrichien émet des doutes concernant la recevabilité de cette question, considérant que celle-ci est formulée dans des termes extrêmement abstraits et que la description des faits n’est pas assez concrète.

35      S’il est vrai que la décision de renvoi ne donne qu’un bref résumé du cadre factuel qui sous-tend la seconde question, alors que les parties au principal évoquent, en revanche, une multitude d’éléments de fait, il n’en demeure pas moins que cette circonstance n’est pas de nature, en l’espèce, à entraîner l’irrecevabilité de cette question. En effet, la présentation du cadre factuel par la juridiction de renvoi, bien que succincte, permet néanmoins à la Cour de comprendre suffisamment le contexte dans lequel s’inscrit ladite question pour pouvoir donner à celle-ci une réponse utile permettant à ladite juridiction de trancher le litige au principal au regard de tous les éléments factuels, qu’elle seule peut apprécier. Il y a donc lieu de considérer la seconde question comme recevable.

36      Quant au fond, les observations soumises à la Cour en ce qui concerne l’interprétation de l’article 12, paragraphe 1, de la directive convergent pour attribuer aux termes «justes motifs» le sens de circonstances externes ou indépendantes de la volonté de l’entreprise concernée.

37      Le requérant au principal précise toutefois qu’une stratégie d’entreprise ne peut jamais, en tant que telle, constituer un motif d’excuse et qu’il convient, en tout état de cause, d’apprécier le comportement concret du titulaire de la marque dans sa réaction face aux difficultés externes à l’entreprise.

38       La défenderesse au principal considère, quant à elle, que des causes externes à l’entreprise qui retardent la mise en œuvre d’une stratégie d’entreprise judicieuse sur le plan économique constituent de justes motifs pour le non-usage de la marque.

39      La Commission est d’avis qu’il n’existe pas de justes motifs pour le non-usage d’une marque lorsque la mise en œuvre de la stratégie d’entreprise suivie par le titulaire de cette marque, qui est généralement du ressort de ce dernier, a été retardée pour des causes externes à ce titulaire, mais que celui-ci a omis d’adapter cette stratégie en temps voulu.

40      D’après le gouvernement autrichien, il existe de justes motifs pour le non-usage d’une marque lorsque celui-ci résulte d’un retard dans la mise en œuvre d’une stratégie d’entreprise suivie avec sérieux qui est imputable à des causes externes à l’entreprise, notamment des raisons légales ou des causes économiques impératives.

41      Enfin, le gouvernement français fait valoir qu’il faut entendre par «justes motifs» des circonstances indépendantes de la volonté de l’entreprise, telles que des prescriptions des pouvoirs publics ou des cas de force majeure.

42      À titre liminaire, il convient d’apprécier si la notion de «justes motifs» au sens de l’article 12, paragraphe 1, de la directive doit recevoir une interprétation uniforme.

43      Il découle des exigences de l’application uniforme du droit communautaire et du principe d’égalité de traitement que les termes d’une disposition du droit communautaire qui ne comportent aucun renvoi exprès au droit des États membres pour déterminer le sens et la portée de celle-ci doivent trouver dans toute la Communauté européenne une interprétation autonome et uniforme (voir, en ce sens, arrêts du 19 septembre 2000, Linster, C‑287/98, Rec. p. I-6917, point 43, et du 11 mars 2003, Ansul, C-40/01, Rec. p. I‑2439, point 26).

44      Au point 31 de l’arrêt Ansul, précité, la Cour a considéré que la notion d’«usage sérieux» de la marque telle qu’elle est employée aux articles 10 et 12 de la directive doit être interprétée de manière uniforme. En effet, il ressort des septième, huitième et neuvième considérants de la directive ainsi que des articles 10 à 15 de celle-ci que le législateur communautaire a entendu soumettre le maintien des droits attachés à la marque à la même condition d’usage sérieux dans tous les États membres, de sorte que le niveau de protection garanti à la marque ne varie pas en fonction de la loi concernée (points 27 à 29 dudit arrêt). Or, l’objectif des justes motifs étant de permettre de justifier des situations dans lesquelles l’usage sérieux de la marque a fait défaut afin d’éviter la déchéance de la marque, leur fonction est donc étroitement liée à celle de l’usage sérieux, de sorte que la notion de «justes motifs» répond à la même exigence d’interprétation uniforme que la notion d’«usage sérieux» de la marque.

45      Par conséquent, il appartient à la Cour de donner une interprétation uniforme de la notion de «justes motifs pour le non-usage», telle que visée à l’article 12, paragraphe 1, de la directive.

46      Cette disposition régit le cas où une marque a été enregistrée, mais où son titulaire n’en fait pas usage. Si tel est le cas pendant une période ininterrompue de cinq ans, celui-ci peut être déchu de ses droits à moins qu’il ne puisse faire valoir de justes motifs.

47      Or, force est de constater que ladite disposition ne contient aucune indication quant à la nature et aux caractéristiques des «justes motifs» qu’elle mentionne.

48      Toutefois, l’accord ADPIC, auquel la Communauté est partie, traite également, à son article 19, paragraphe 1, de l’obligation d’usage de la marque ainsi que des raisons pouvant justifier le non-usage de celle-ci. La définition de cette notion qui y est donnée peut dès lors constituer un élément d’interprétation de la notion analogue de justes motifs utilisée dans le cadre de la directive.

49      Ainsi, en vertu de l’article 19, paragraphe 1, de l’accord ADPIC, sont considérées comme des raisons valables justifiant le non-usage des circonstances indépendantes de la volonté du titulaire d’une marque et qui constituent un obstacle à l’usage de celle-ci.

50      Il convient, dès lors, de déterminer quels types de circonstances constituent un obstacle à l’usage de la marque au sens de ladite disposition. En effet, il n’est pas rare que des circonstances indépendantes de la volonté du titulaire d’une marque viennent à un moment ou à un autre entraver les préparatifs en vue de l’usage de cette marque, s’agissant cependant, dans bon nombre de cas, de difficultés qui peuvent être surmontées. 

51      Il convient, à cet égard, de relever que le huitième considérant de la directive énonce que, «pour réduire le nombre total de marques enregistrées [...] dans la Communauté [...], il importe d’exiger que les marques enregistrées soient effectivement utilisées sous peine de déchéance». Il apparaît à la lumière de ce considérant qu’il serait contraire à l’économie de l’article 12, paragraphe 1, de la directive de conférer une portée trop large à la notion de justes motifs pour le non-usage d’une marque. En effet, la réalisation de l’objectif énoncé dans ledit considérant serait compromise si tout obstacle, aussi minime soit-il, mais pour autant qu’il soit indépendant de la volonté du titulaire d’une marque, suffisait à justifier le non-usage de celle-ci.

52      En particulier, ainsi que l’a souligné à juste titre M. l’avocat général au point 79 de ses conclusions, il ne suffit pas que des «obstacles bureaucratiques», tels que ceux allégués dans l’affaire au principal, ne relèvent pas du libre arbitre du titulaire de la marque, ces obstacles devant en outre présenter une relation directe avec la marque, au point que l’usage de celle-ci dépende de la bonne fin des démarches administratives concernées.

53      Il importe toutefois de préciser que l’obstacle concerné ne doit pas nécessairement rendre l’usage de la marque impossible pour être considéré comme présentant une relation suffisamment directe avec la marque, tel pouvant aussi être le cas lorsque cet obstacle rend l’usage de celle-ci déraisonnable. En effet, si un obstacle est d’une nature telle qu’il compromette sérieusement un usage approprié de la marque, il ne peut pas être raisonnablement demandé au titulaire de celle-ci de l’utiliser malgré tout. Ainsi par exemple, il ne pourrait être raisonnablement demandé au titulaire d’une marque de commercialiser ses produits dans les points de vente de ses concurrents. Dans de tels cas, il n’apparaît pas raisonnable d’exiger du titulaire de la marque qu’il modifie sa stratégie d’entreprise afin de rendre l’usage de cette marque tout de même possible. 

54      Il s’ensuit que seuls des obstacles qui présentent une relation suffisamment directe avec une marque rendant impossible ou déraisonnable l’usage de celle-ci et qui sont indépendants de la volonté du titulaire de cette marque peuvent être qualifiés de justes motifs pour le non-usage de cette marque. Il convient d’apprécier au cas par cas si un changement de la stratégie d’entreprise pour contourner l’obstacle considéré rendrait déraisonnable l’usage de ladite marque. Il appartient à la juridiction de renvoi, qui est saisie du litige au principal et seule à même de constater les faits pertinents, de porter cette appréciation dans le cadre de ce litige. 

55      Eu égard aux considérations qui précèdent, il convient de répondre à la seconde question préjudicielle que l’article 12, paragraphe 1, de la directive doit être interprété en ce sens que constituent de «justes motifs pour le non-usage» d’une marque les obstacles qui présentent une relation directe avec cette marque rendant impossible ou déraisonnable l’usage de celle-ci et qui sont indépendants de la volonté du titulaire de ladite marque. Il incombe à la juridiction de renvoi d’apprécier les éléments de fait de la cause au principal à la lumière de ces indications.

 Sur les dépens

56      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:

1)      La «date à laquelle la procédure d’enregistrement est terminée», au sens de l’article 10, paragraphe 1, de la première directive 89/l04/CEE du Conseil, du 21 décembre 1988, rapprochant les législations des États membres sur les marques, doit être déterminée dans chaque État membre en fonction des règles de procédure en matière d’enregistrement en vigueur dans cet État.

2)      L’article 12, paragraphe 1, de la directive 89/104 doit être interprété en ce sens que constituent de «justes motifs pour le non-usage» d’une marque les obstacles qui présentent une relation directe avec cette marque rendant impossible ou déraisonnable l’usage de celle-ci et qui sont indépendants de la volonté du titulaire de ladite marque. Il incombe à la juridiction de renvoi d’apprécier les éléments de fait de la cause au principal à la lumière de ces indications.

Signatures


* Langue de procédure: l’allemand.