CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. HENRIK SAUGMANDSGAARD ØE
présentées le 26 avril 2018 (1)
Affaire C‑629/16
CX
en présence de
Bezirkshauptmannschaft Schärding
[demande de décision préjudicielle formée par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche)]
« Renvoi préjudiciel – Transports internationaux par route – Accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie – Article 9 – Protocole additionnel – Articles 41 et 42 – Libre prestation des services – Clause de “standstill” – Décision nº 1/95 du Conseil d’association CE‑Turquie – Articles 5 et 7 – Libre circulation des marchandises – Mesures d’effet équivalant à des restrictions quantitatives – Transporteur turc de marchandises traversant un État membre en transit – Réglementation nationale soumettant un tel transport soit à une autorisation octroyée dans les limites d’un contingent fixé au titre d’un accord bilatéral conclu entre l’État membre et la Turquie, soit à un permis individuel délivré pour un transport présentant un intérêt public majeur »
I. Introduction
1. La demande de décision préjudicielle présentée par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche) s’inscrit dans le cadre d’un litige opposant le gérant d’une société de transport turque à une autorité administrative autrichienne qui lui a infligé une amende pour avoir réalisé un transport commercial de marchandises au départ de la Turquie et à destination de l’Allemagne en passant par l’Autriche, sans disposer de l’autorisation requise à cet effet.
2. En vertu de la réglementation autrichienne, le transport commercial international de marchandises par route à destination, à travers ou au départ du territoire autrichien ne peut être réalisé qu’au titre d’une autorisation. Pour les transporteurs ayant leur siègeen Turquie (ci-après les « transporteurs turcs »), cette autorisation peut prendre la forme soit d’une autorisation délivrée dans les limites d’un contingent fixé au titre de l’accord bilatéral conclu entre la République d’Autriche et la République de Turquie sur le transport routier (2) (ci-après l’« accord Autriche‑Turquie sur le transport routier »), soit d’un permis individuel délivré pour un seul transport présentant un intérêt public majeur. Un tel permis n’est délivré que si le demandeur établit à suffisance que le transport ne peut pas être évité par des mesures logistiques ni par le choix d’un autre moyen de transport.
3. La juridiction de renvoi s’interroge, en substance, sur la conformité du régime autrichien d’autorisation mis en place à l’égard des transporteurs turcs avec les dispositions régissant l’association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (ci-après l’« association CEE‑Turquie »), notamment celles prévues par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie (3) (ci-après l’« accord d’association CEE‑Turquie »), par le protocole additionnel à l’accord d’association CEE‑Turquie (4) (ci-après le « protocole additionnel »), ainsi que par la décision nº 1/95 du Conseil d’association CE‑Turquie (5) (ci-après la « décision nº 1/95 du Conseil d’association »).
4. La juridiction de renvoi demande, tout d’abord, si le requérant au principal peut invoquer les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie pour soutenir que le régime autrichien d’autorisation constitue une mesure d’effet équivalant à des restrictions quantitatives au sens de l’article 5 de la décision nº 1/95 du Conseil d’association, ou si ledit régime relève plutôt de la prestation des services de transport. La juridiction de renvoi demande, en outre, si le régime autrichien d’autorisation a un effet discriminatoire à l’encontre des transporteurs turcs, en violation de l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie.
5. Dans les présentes conclusions, j’expliquerai les raisons pour lesquelles j’estime, d’une part, que la réglementation autrichienne en cause relève du domaine de la prestation des services de transport et, d’autre part, que les dispositions régissant l’association CEE‑Turquie ne s’opposent pas à une telle réglementation, pour autant que la juridiction de renvoi se soit assurée que cette réglementation ne comporte pas une nouvelle restriction à la libre prestation des services au sens de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
1. L’accord d’association CEE‑Turquie
6. Aux termes de l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie, « [l]es Parties contractantes reconnaissent que dans le domaine d’application de l’accord, et sans préjudice des dispositions particulières qui pourraient être établies en application de l’article 8, toute discrimination exercée en raison de la nationalité est interdite en conformité du principe énoncé dans l’article 7 du traité instituant la Communauté ».
7. L’article 10 de l’accord stipule :
« 1. L’union douanière prévue à l’article 2, paragraphe 2, de l’accord s’étend à l’ensemble des échanges des marchandises.
2. L’union douanière comporte :
– l’interdiction entre les États membres de la Communauté et la Turquie, à l’importation comme à l’exportation, des droits de douane et taxes d’effet équivalent et des restrictions quantitatives, ainsi que de toute autre mesure d’effet équivalent visant à assurer à la production nationale une protection contraire aux objectifs de l’accord ;
[...] »
8. En vertu de l’article 14 de l’accord, « [l]es Parties contractantes conviennent de s’inspirer des articles 55, 56 et 58 à 65 inclus du traité instituant la Communauté pour éliminer entre elles les restrictions à la libre prestation des services ».
9. L’article 15 de l’accord prévoit que « [l]es conditions et modalités d’extension à la Turquie des dispositions du traité instituant la Communauté et des actes pris en application de ces dispositions en ce qui concerne les transports seront établies en tenant compte de la situation géographique de la Turquie ».
2. Le protocole additionnel
10. Figurant au chapitre II du titre II du protocole additionnel, intitulé « Droit d’établissement, services et transports », l’article 41 est ainsi libellé :
« 1. Les parties contractantes s’abstiennent d’introduire entre elles de nouvelles restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services.
2. Le Conseil d’association fixe, conformément aux principes énoncés aux articles 13 et 14 de l’accord d’association, le rythme et les modalités selon lesquels les parties contractantes suppriment entre elles progressivement les restrictions à la liberté d’établissement et à la libre prestation des services.
Le Conseil d’association fixe ce rythme et ces modalités pour les différentes catégories d’activités, en tenant compte des dispositions analogues déjà prises par la Communauté dans ces domaines, ainsi que de la situation particulière de la Turquie sur le plan économique et social. Une priorité sera accordée aux activités contribuant particulièrement au développement de la production et des échanges. »
11. L’article 42, inséré au même chapitre du protocole additionnel, prévoit :
« 1. Le Conseil d’association étend à la Turquie, selon les modalités qu’il arrête en tenant compte notamment de la situation géographique de la Turquie, les dispositions du traité instituant la Communauté applicables aux transports. Il peut, dans les mêmes conditions, étendre à la Turquie les actes pris par la Communauté en application de ces dispositions pour les transports par chemin de fer, par route et par voie navigable.
[...] »
3. La décision nº 1/95 du Conseil d’association
12. Aux termes de l’article 1er de la décision nº 1/95 du Conseil d’association, « [s]ans préjudice des dispositions de l’accord d’Ankara, de ses protocoles additionnel et complémentaire, le Conseil d’association CEE‑Turquie fixe ci-après les modalités de mise en œuvre de la phase finale de l’union douanière prévue aux articles 2 et 5 dudit accord ».
13. Figurant à la section II du chapitre premier de la décision nº 1/95 du Conseil d’association, intitulé « Élimination des restrictions quantitatives ou des mesures d’effet équivalent », l’article 5 dispose :
« Les restrictions quantitatives à l’importation ainsi que toutes les mesures d’effet équivalent sont interdites entre les parties contractantes. »
14. Aux termes de l’article 7, « [l]es articles 5 et 6 ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d’importation, d’exportation ou de transit justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique, ou de protection de la propriété industrielle et commerciale. Toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre les parties contractantes ».
B. Le droit autrichien
1. La loi sur le transport routier de marchandises
15. Aux termes de l’article 1er du Güterbeförderungsgesetz (loi sur le transport routier de marchandises) de 1995 (BGBl. 593/1995, dans la version publiée au BGBl. 96/2013, ci-après le « GütbefG »), la loi s’applique notamment « au transport commercial de marchandises réalisé par des entreprises de transport au moyen de véhicules à moteur routiers avec ou sans remorques dont le poids total admissible dépasse 3 500 kilos ».
16. L’article 2 du GütbefG, intitulé « Licences obligatoires et types de licence », prévoit :
« (1) Le transport commercial de marchandises au moyen de véhicules à moteur ne peut être réalisé qu’au titre d’une licence sauf disposition contraire de la présente loi (article 4). [...] »
17. L’article 7 du GütbefG, intitulé « Transport international », dispose :
« (1) Hormis les titulaires des licences visées à l’article 2, sont autorisées à réaliser un transport commercial de marchandises au moyen de véhicules à moteur, depuis des lieux situés en dehors du territoire fédéral vers ou à travers le territoire fédéral ou depuis des lieux situés sur le territoire fédéral vers l’étranger, les entreprises qui, en vertu de la réglementation applicable dans l’État sur le territoire duquel elles sont établies, peuvent transporter des marchandises au moyen de véhicules à moteur et sont titulaires d’une des autorisations suivantes :
1. une licence communautaire répondant au règlement (CE) nº 1072/2009(6),
2. une autorisation délivrée au titre de la résolution du 14 juin 1973, du conseil de la Conférence européenne des ministres des transports (CEMT),
3. un permis de la ou du ministre des Transports, de l’Innovation et de la Technologie couvrant le transport à destination, à travers ou au départ de l’Autriche,
4. une autorisation délivrée par la ou le ministre des Transports, de l’Innovation et de la Technologie au titre d’un accord international [...] »
18. L’article 8 du GütbefG, intitulé « Délivrance des autorisations », prévoit :
« (1) Le permis visé à l’article 7, paragraphe 1, point 3, est délivré pour un seul transport de marchandises. Il ne sera délivré que pour un intérêt public majeur. Il appartient au demandeur d’établir à suffisance que le transport ne peut pas être évité par des mesures logistiques ni par le choix d’un autre moyen de transport. Le permis sera refusé lorsque (au vu en particulier des structures de transport en place sur le territoire fédéral) le transport de marchandises demandé ne répond pas à un besoin. Il convient de prendre en compte à ce titre les intérêts de l’économie et de la circulation de l’Autriche, la protection de la population et de l’environnement ainsi que la possibilité de réaliser le transport de marchandises en recourant à d’autres structures de transport. [...]
(3) Lorsque le volume du trafic international de marchandises le requiert, des accords peuvent être conclus au titre de la présente loi fédérale portant sur le transport international de marchandises visé à l’article 7. Les accords doivent permettre, au titre de la réciprocité, aux véhicules à moteur immatriculés à l’étranger de réaliser des transports à destination, à travers ou au départ de l’Autriche. Des contingents peuvent être fixés entre des États, dans des limites qui doivent prendre en compte les intérêts de l’économie et de la circulation de l’Autriche, la protection de la population et de l’environnement. [...]
(4) Le contingent convenu est réparti par une procédure simplifiée. L’autorité compétente peut émettre des attestations certifiant que les conditions arrêtées dans l’accord sont réunies et en particulier que le contingent convenu est respecté (autorisation de contingent) [...] »
19. L’article 9 du GütbefG dispose :
« (1) Le transporteur est tenu de faire en sorte que, lors de tout transport international de marchandises, les documents attestant les autorisations requises par l’article 7, paragraphe 1, dûment remplis et, le cas échéant, visés par l’autorité compétente, se trouvent à bord du véhicule.
(2) Le conducteur est tenu, lors de tout transport international de marchandises et pendant toute la durée du trajet, de disposer des documents attestant les autorisations requises par l’article 7, paragraphe 1, dûment remplis et, le cas échéant, visés par l’autorité compétente, et de les présenter aux autorités de contrôle lorsque celles‑ci le demandent.
[...] »
20. L’article 23 du GütbefG, intitulé « Dispositions pénales », énonce :
« (1) [...] [C]ommet une infraction administrative, punie d’une amende pouvant aller jusqu’à 7 267 euros, celui qui, en tant qu’entrepreneur,
[...]
(3) réalise des transports visés aux articles 7 à 9 sans l’autorisation requise ou ne respecte pas des obligations ou interdictions d’accords internationaux ;
[...] »
2. L’accord Autriche‑Turquie sur le transport routier
21. Aux termes de l’article 4, paragraphe 1, de l’accord Autriche‑Turquie sur le transport routier « [u]n document est requis pour les véhicules à moteur, y compris les remorques, immatriculés dans un des deux États et qui sont utilisés pour transporter des marchandises entre ces États ou les traverser ». Le paragraphe 2 de cet article stipule qu’« [a]ucun document n’est requis pour les trajets à vide et pour les véhicules à moteur dont la charge utile est inférieure à 2 tonnes ».
22. L’article 6 de cet accord prévoit :
« 1. Les documents sont établis pour les transporteurs. Ils autorisent le transport au moyen de véhicules à moteur remorques comprises.
2. Le document d’un État autorise la réalisation de transports à destination ou en provenance de l’autre État ainsi qu’à travers cet État.
3. Les documents doivent se trouver à bord durant le trajet sur le territoire de l’État couvert par les documents et doivent être présentés aux autorités de contrôle compétentes de cet État à leur demande. »
23. L’article 7 dudit accord dispose :
« 1. Les documents sont délivrés par les autorités compétentes de l’État d’immatriculation du véhicule au nom des autorités compétentes de l’autre État dans les limites du contingent fixé chaque année en concertation par les autorités compétentes des deux États jusqu’au 30 novembre de l’année suivante.
2. Les autorités compétentes des deux États échangent le nombre de formulaires nécessaires aux transports qui s’inscrivent dans cet accord. »
III. Le litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
24. CX est le gérant de la société FU dont le siège se situe en Turquie et qui exerce l’activité de transport de marchandises.
25. Par décision du 17 mars 2015, le Bezirkshauptmannschaft Schärding (autorité administrative du district de Schärding, Autriche) a infligé à CX une amende de 1 453 euros (peine de substitution de 67 heures de privation de liberté) pour un transport commercial de marchandises (articles textiles) réalisé par FU, le 2 avril 2015, au départ de la Turquie à destination de l’Allemagne en passant par l’Autriche, sans disposer du permis requis à cet effet.
26. CX a contesté cette décision devant le Landesverwaltungsgericht Oberösterreich (tribunal administratif régional de Haute-Autriche, Autriche). Par jugement du 28 décembre 2015, ce dernier a rejeté le recours au motif que CX avait enfreint les dispositions combinées de l’article 23, paragraphe 1, point 3, et de l’article 7, paragraphe 1, point 4, du GütbefG, ainsi que de l’article 4, point 1, et des articles 6 et 7 de l’accord Autriche-Turquie sur le transport routier, le conducteur du véhicule n’ayant pas pu présenter le permis requis pour effectuer le transport international de marchandises entre l’Autriche et la Turquie.
27. CX a introduit un pourvoi contre cette décision devant le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative).
28. Par décision du 22 novembre 2016, parvenue à la Cour le 7 décembre 2016, le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Le droit de l’Union, et en particulier l’[accord d’association CEE‑Turquie], le [protocole additionnel] ainsi que la décision n° 1/95 du Conseil d’association [...], s’oppose-t-il à une réglementation nationale en vertu de laquelle les entreprises de transport de marchandises ayant leur siège en République de Turquie ne peuvent réaliser de transport international commercial de marchandises au moyen de véhicules à moteur à destination ou à travers le territoire de la République d’Autriche que si elles disposent pour les véhicules à moteur de documents qui sont délivrés dans les limites d’un contingent fixé au titre d’un accord bilatéral entre [la République d’Autriche] et [la République de Turquie] ou qu’une autorisation leur a été délivrée pour un seul transport de marchandises étant entendu que celui-ci doit présenter un intérêt public majeur et qu’il appartient au demandeur d’établir à suffisance que le transport ne peut pas être évité par des mesures logistiques ni par le choix d’un autre moyen de transport ? »
29. Des observations écrites ont été déposées par CX, par les gouvernements autrichien et hongrois ainsi que par la Commission européenne. Ils ont chacun été représentés lors de l’audience du 31 janvier 2018.
IV. Analyse
A. Propos introductifs
30. En vertu de la réglementation autrichienne en cause, le transport commercial international de marchandises par routeà destination, à travers ou au départ du territoire autrichien ne peut être réalisé qu’au titre d’une autorisation. Pour les transporteurs ayant leur siègedans un État membre de l’Union, cette autorisation peut prendre la formed’une licence communautaire délivrée conformément au règlement nº 1072/2009(7). Pour les transporteurs ayant leur siège dans un pays tiers, y compris en Turquie, cette autorisation peut, en revanche, prendre l’une des deux formes suivantes.
31. En premier lieu, conformément à l’article 7, paragraphe 1, point 4, du GütbefG, les transporteurs ayant leur siège dans un pays tiers peuvent bénéficier d’une autorisation délivrée au titre d’un accord international. En ce qui concerne les transporteurs turcs, l’accord Autriche‑Turquie sur le transport routier prévoit la fixation d’un contingent annuel des transports en concertation entre les autorités compétentes des deux États (8). Ces autorisations sont octroyées aux transporteurs turcs par les autorités compétentes turques dans les limites du contingent fixé. Le gouvernement autrichien indique, à cet égard, qu’actuellement la République d’Autriche et la République de Turquie sont convenues d’un contingent annuel de 21 000 autorisations (contingent de base) (9), auquel s’ajoute un nombre variable d’autorisations à titre de récompense (10) ainsi que des autorisations octroyées dans le cadre de la Conférence européenne des ministres des Transports (CEMT) (« autorisation CEMT ») (11). Au total, la Turquie disposerait chaque année d’environ 90 000 à 100 000 transports en transit par route à travers l’Autriche.
32. En second lieu, les transporteurs turcs ont la possibilité de demander un permis au titre de l’article 7, paragraphe 1, point 3, et de l’article 8, paragraphe 1, du GütbefG (« permis individuel »). Ce permis n’est délivré que pour un seul transport présentant un intérêt public majeur et qu’à la condition que le demandeur établisse à suffisance que le transport ne peut pas être évité par des mesures logistiques ni par le choix d’un autre moyen de transport (12).
33. Par sa question préjudicielle, la juridiction de renvoi demande, en substance, si le régime autrichien d’autorisation mis en place à l’égard des transporteurs turcs est compatible avec les dispositions régissant l’association CEE‑Turquie.
34. CX fait valoir que tel n’est pas le cas. En premier lieu, ledit régime restreindrait la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie, en violation de l’article 5 de la décision nº 1/95 du Conseil d’association, en ne permettant le transit qu’à un nombre limité de transporteurs turcs. Le contingent fixé pour les transporteurs turcs serait insuffisant. Par conséquent, ces transporteurs seraient obligés d’utiliser la « Rollende Landstraße » (ferroutage) (13), ce qui entraînerait des frais supplémentaires et prolongerait le temps de transport par rapport au transport par route (14). Cela impliquerait que les marchandises venant de Turquie s’en trouveraient renchéries et qu’elles seraient en définitive moins concurrentielles. Les restrictions liées au contingentement des transports auraient donc des effets économiques importants pour les fabricants et les acheteurs de ces marchandises et saperaient l’efficacité de l’union douanière. En second lieu, le régime autrichien de contingentement des transports aboutirait à une discrimination à l’encontre des transporteurs turcs, en violation de l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie, dès lors que les restrictions liées au contingentement ne valent pas pour les transporteurs de l’Union.
35. La juridiction de renvoi s’interroge, tout d’abord, sur le point de savoir si CX peut se fonder sur la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie, alors que FU est une entreprise de transport de marchandises qui ne fabrique pas elle-même les marchandises qu’elle transporte, et si CX peut soutenir, en particulier, que les conditions qui sont applicables à FU pour bénéficier de l’autorisation requise par le GütbefG constituent une mesure d’effet équivalant à des restrictions quantitatives au sens de l’article 5 de la décision nº 1/95 du Conseil d’association. La juridiction de renvoi estime, à ce stade, que le cas d’espèce ne doit pas être examiné sous l’angle de la libre circulation des marchandises, car il apparaît, selon elle, que, dans l’accord d’association CEE‑Turquie, la libre circulation des marchandises, la libre prestation de services et le secteur du transport sont considérés comme des matières distinctes les unes des autres, appelées à être mises en place par l’association à des degrés et rythmes différents. Il y aurait de sérieuses raisons de penser que le domaine des transports devrait être délibérément exclu et ne pas être mis en œuvre par le biais de la libre circulation des marchandises (15).
36. Si la Cour devait estimer que CX peut invoquer la libre circulation des marchandises pour soutenir que la législation autrichienne en cause aboutit à une restriction de cette liberté ou, à tout le moins, à une discrimination à l’encontre des ressortissants turcs au sens de l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie, se poserait alors, selon la juridiction de renvoi, la question de savoir si cette restriction est justifiée en vertu de l’article 7 de la décision nº 1/95 du Conseil d’association.
37. Dans l’analyse qui suit, je traiterai, en premier lieu, la question de la qualification de la réglementation autrichienne en cause au regard des dispositions régissant l’association CEE‑Turquie. À cet égard, j’expliquerai les raisons pour lesquelles je considère, à l’instar des gouvernements autrichien et hongrois ainsi que de la Commission, qu’une telle réglementation relève du domaine des services de transport et que les dispositions prévues par la décision nº 1/95 du Conseil d’association relatives à la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie, ne sont pas applicables à une telle réglementation (section B.1). En deuxième lieu, j’écarterai les arguments contraires invoqués par CX concernant la jurisprudence de la Cour relative à la libre circulation des marchandises (section B.2). En troisième lieu, j’examinerai la réglementation en cause au regard de la clause de « standstill », énoncée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel, qui prohibe l’introduction de nouvelles restrictions à la libre prestation des services (section B.3). Enfin, j’aborderai brièvement la question d’une éventuelle discrimination à l’encontre des transporteurs turcs au sens de l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie (section B.4).
B. Sur la question préjudicielle
1. Sur la qualification de la réglementation en cause et les dispositions applicables à une telle réglementation
38. La question préjudicielle posée par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative) soulève, tout d’abord, une question relative à la qualification de la réglementation en cause au regard des dispositions régissant l’association CEE‑Turquie (16). Une telle réglementation relève-t-elle des dispositions relatives à la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie ou plutôt de celles relatives à la prestation des services de transport ?
39. À l’instar des gouvernements autrichien et hongrois ainsi que de la Commission, je penche en faveur de la seconde hypothèse.
40. À cet égard, je me fonde sur les considérations suivantes.
41. Premièrement, il convient de constater que, dans le cadre de l’association CEE‑Turquie, la libre circulation des marchandises, la libre prestation des services et les transports constituent des matières distinctes qui sont soumises à des règles différentes (17). Ces règles reflètent des degrés variables de libéralisation des marchés concernés. Alors que la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie est garantie notamment par les dispositions de la décision nº 1/95 du Conseil d’association relative à l’union douanière (18), les domaines des services et des transports demeurent, en l’état actuel du développement de l’association CEE‑Turquie, pour l’essentiel non libéralisés (19).
42. S’agissant, en particulier, du domaine des transports, l’article 15 de l’accord d’association CEE‑Turquie prévoit que « [l]es conditions et modalités d’extension à la Turquie des dispositions du traité instituant la Communauté et des actes pris en application de ces dispositions en ce qui concerne les transports seront établies en tenant compte de la situation géographique de la Turquie ». En outre, l’article 42 du protocole additionnel dispose que le Conseil d’association étend, selon les modalités qu’il arrête, en tenant compte de la situation géographique de la Turquie, les dispositions du traité instituant la Communauté applicables aux transports et qu’il peut, dans les mêmes conditions, étendre à la Turquie les actes pris par la Communauté en application de ces dispositions, notamment, pour les transports par route.
43. Toutefois, il convient de constater que, jusqu’à présent, le Conseil d’association n’a pas arrêté de modalités à cette fin. En l’état actuel du développement de l’association CEE‑Turquie, il n’existe donc aucune réglementation spécifique en matière de transports (20).
44. Deuxièmement, s’agissant de la question de savoir si une législation nationale relève de l’une ou de l’autre des libertés de circulation, il y a lieu, selon une jurisprudence bien établie, de prendre en considération l’objet de la législation en cause (21). Je considère que cela vaut également, par analogie, pour la qualification d’une réglementation nationale au regard des dispositions régissant l’association CEE‑Turquie.
45. En ce qui concerne la réglementation autrichienne en cause au principal, je considère que celle-ci vise, pour l’essentiel, à déterminer les conditions à satisfaire en vue de la réalisation de transports commerciaux internationaux de marchandises par route à destination, à travers ou au départ du territoire autrichien (22). À cet égard, cette réglementation prévoit notamment que de tels transports ne peuvent être réalisés qu’au titre d’une autorisation qui, pour les transporteurs turcs, peut prendre la forme soit d’une autorisation délivrée dans les limites du contingent fixé au titre de l’accord Autriche‑Turquie sur le transport routier, soit d’un permis individuel délivré pour les transports représentant un intérêt public majeur (23). En d’autres termes, la réglementation autrichienne en cause impose des restrictions à l’accès des transporteurs turcs au marché des transports internationaux routiers des marchandises.
46. Il ne fait pas de doute, selon moi, qu’une telle réglementation relève du domaine des services de transport.
47. D’une part, il ressort de la jurisprudence de la Cour que la liberté de transporter des marchandises par route relève, dans l’économie générale des dispositions du traité, du domaine de la prestation des services en matière de transports (24). Je ne vois aucune raison pour qu’il en aille autrement dans le cadre des dispositions relatives à l’association CEE‑Turquie.
48. D’autre part, il convient de constater qu’auparavant, les transports internationaux routiers de marchandises entre États membres étaient soumis à des régimes d’autorisation similaires à celui actuellement mis en place par la réglementation autrichienne en cause à l’égard des transporteurs turcs. Ces régimes se fondaient, en partie, sur des contingents bilatéraux entre États membres et, en partie, sur des contingents communautaires (25).
49. Dans l’arrêt Parlement/Conseil (26), la Cour a constaté que le Conseil avait manqué à ses obligations résultant de l’article 75 CEE (devenu article 91 TFUE), en s’étant abstenu, notamment, d’assurer la libre prestation des services en matière de transports internationaux. À la suite de cet arrêt, les contingents bilatéraux et communautaires ont été progressivement supprimés avant d’être remplacés, avec effet au 1er janvier 1993, par le système de la licence communautaire non contingentée, actuellement en vigueur (27). Les actes relatifs au contingent communautaire et à la licence communautaire ont été adoptés au titre des dispositions du traité relatives à la politique commune des transports (28).
50. Cette évolution législative et judiciaire relative aux transports internationaux entre États membres confirme, à mes yeux, la conclusion selon laquelle une réglementation nationale telle que celle en cause, qui prévoit un régime d’autorisation en matière de transports internationaux routiers, doit être qualifiée de mesure relevant du domaine des services de transport.
51. Dans ce contexte, je considère que l’arrêt rendu par la Cour dans l’affaire Lambregts Transportbedrijf (29) mérite une attention particulière. Dans cet arrêt, la Cour a dit pour droit que l’article 75, paragraphe 1, sous a) et b), du traité CEE [devenu l’article 91, paragraphe 1, sous a) et b), du traité FUE], relatif à la mise en œuvre par le Conseil de la politique commune des transports, ne confère pas aux ressortissants des États membres des droits dont ils peuvent se prévaloir devant les juridictions nationales à l’encontre de décisions prises par des administrations nationales en 1982. En d’autres termes, la Cour a considéré que cette disposition n’a pas un effet direct qui lui permette d’être invoquée par un transporteur établi dans un État membre en vue de contester une décision administrative nationale relative aux autorisations de transport national et international.
52. À cet égard, la Cour a constaté, au point 14 de l’arrêt, qu’« en 1982, la libre circulation des services dans le domaine du transport international n’était [...] assurée qu’à l’intérieur ainsi qu’à partir ou à destination de l’État membre où l’entreprise est établie et sous réserve de l’obtention d’une autorisation de transport, conformément aux contingents bilatéraux ou communautaires en vigueur dans cet État membre » (30). La Cour a ainsi considéré qu’en l’absence de mise en œuvre par le Conseil du principe de libre circulation des services dans le domaine du transport international et national, conformément aux obligations lui incombant en vertu de l’article 75, paragraphe 1, sous a) et b), du traité CEE, de tels services ne pouvaient être réalisés que dans les limites des contingents bilatéraux et communautaires. Dans ce contexte, la Cour n’a procédé à aucun examen d’incidences éventuelles de ces contingents sur la libre circulation des marchandises.
53. Je considère que le même raisonnement s’applique a fortiori aux transports internationaux réalisés par des transporteurs turcs dans le cadre de l’association CEE‑Turquie. À cet égard, il convient de prendre en considération que, alors que l’article 75, paragraphe 1, sous a) et b), du traité CEE prévoyait l’obligation pour le Conseil d’établir une politique commune des transports (31), il ressort de la jurisprudence de la Cour que l’extension à la République de Turquie des dispositions du traité en matière de transports n’est que facultative (32). Dans ce contexte, la Cour a constaté que le Conseil d’association « bénéficie d’une marge d’appréciation considérablement plus étendue en matière de transports » (33). Sur cette base, je considère que, si la Cour n’a pas appliqué l’article 30 du traité CEE (devenu l’article 34 du traité FUE) dans l’affaire Lambregts Transportbedrijf (34),il n’y a pas lieu, à plus forte raison encore, d’appliquer l’article 5 de la décision nº 1/95 du Conseil d’association dans la présente affaire.
54. Il s’ensuit, selon moi, qu’aussi longtemps que le Conseil d’association n’a pas adopté de règles relatives aux transports, conformément à l’article 15 de l’accord d’association CEE‑Turquie et de l’article 42 du protocole additionnel (35), l’accès des transporteurs turcs au marché des transports internationaux demeure soumis aux conditions établies par les réglementations nationales des États membres et par les accords bilatéraux conclus entre les États membres et la République de Turquie (36). Dans ce contexte, le nombre d’autorisations de transport attribuées aux transporteurs turcs dépend notamment des négociations menées, dans le cadre de tels accords, entre les États concernés. Je tiens à signaler que la majorité des États membres ont mis en place, sur la base des accords bilatéraux qu’ils ont conclus avec la République de Turquie, des régimes d’autorisation de transport présentant des similitudes avec celui en cause au principal (37).
55. La décision de procéder à une libéralisation du domaine des services de transport, dans le cadre de l’association CEE‑Turquie, appartient aux seules parties contractantes, si elles l’estiment opportun, après une analyse approfondie des implications concrètes que cette opération serait susceptible d’avoir, au regard notamment des conditions de concurrence sur le marché des transports internationaux. Dans ce contexte, la libéralisation progressive des transports internationaux entre les États membres témoigne de la nécessité de faire accompagner une telle libéralisation par l’instauration des règles communes notamment en matière de transports (38).
56. Dans ces conditions, je considère que l’application par la Cour des dispositions relatives à la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie à une réglementation telle que celle en cause au principal, risquerait de mener à une libéralisation, jusqu’alors non voulue par les parties contractantes, de l’accord d’association CEE‑Turquie, du domaine des transports internationaux (39).
57. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je conclus qu’une réglementation telle que celle en cause au principal, relève du domaine des services de transport et que les dispositions prévues par la décision nº 1/95 du Conseil d’association relatives à la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie ne sont pas applicables à une telle réglementation.
58. Cette conclusion n’est pas susceptible d’être remise en cause par les arguments invoqués par CX, concernant la jurisprudence de la Cour relative à la libre circulation des marchandises. J’aborderai ces arguments ci-après.
2. Sur les arguments contraires invoqués
59. Au soutien de sa thèse selon laquelle les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie trouvent à s’appliquer à une réglementation telle que celle en cause, CX invoque un certain nombre d’arrêts de la Cour relatifs à cette liberté.
60. En premier lieu, CX s’appuie sur l’arrêt rendu dans l’affaire Istanbul Lojistik (40). Dans cet arrêt, la Cour a constaté que constitue une taxe d’effet équivalant à un droit de douane au sens de l’article 4 de la décision nº 1/95 du Conseil d’association, une taxe sur les véhicules automobiles, qui doit être payée par les détenteurs des véhicules poids lourds immatriculés en Turquie transitant par le territoire hongrois (41).
61. Selon CX, si la taxe hongroise de transit entrave la libre circulation des marchandises, il doit en aller de même pour la réglementation autrichienne en cause, dès lors que le régime de contingentement des transports prévu par cette réglementation représente une atteinte plus importante à la libre circulation des marchandises qu’une taxe de transit.
62. Cet argument n’emporte pas ma conviction.
63. À mon sens, la réglementation autrichienne en cause n’est pas assimilable à celle en cause dans l’affaire Istanbul Lojistik. D’une part, les deux réglementations se distinguent par leur nature. Dans l’affaire Istanbul Lojistik, il s’agissait ainsi d’une mesure fiscale (une taxe), alors que la présente affaire concerne une mesure de contingentement.
64. D’autre part, elles diffèrent également par leur objet. En effet, dans l’affaire Istanbul Lojistik, la Cour a considéré que « même si la taxe sur les véhicules automobiles n’est pas perçue sur des produits en tant que tels, ellefrappe lesmarchandisestransportées par des véhicules immatriculés dans un pays tiers, notamment la Turquie, lors du franchissement de la frontière hongroise, et non pas [...] le service de transport » (42). En revanche, la réglementation autrichienne en cause dans la présente affaire vise précisément, comme je l’ai déjà exposé, à déterminer les conditions à satisfaire en vue de la réalisation de services de transport (43). Je précise que, dans l’affaire Istanbul Lojistik, la Cour s’est limitée à examiner la taxe en tant que telle et n’a procédé à aucun examen du régime de contingentement auquel cette taxe était liée (44).
65. En second lieu, CX invoque une série d’arrêts dans lesquels la Cour aurait reconnu le lien entre l’activité de transport des marchandises et la libre circulation des marchandises au sein de l’Union. Dans les arrêts concernés, la Cour a jugé que constitue une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l’article 34 TFUE, notamment, une interdiction faite aux camions de plus de 7,5 tonnes transportant certaines marchandises de circuler sur un tronçon d’une autoroute constituant l’une des principales voies de communication terrestres dans la région concernée (45), et une réglementation imposant des durées et distances maximales brèves de transport d’animaux vivants destinés à l’abattage (46).
66. Selon CX, il résulterait de cette jurisprudence qu’une réglementation telle que celle en cause au principal, si elle se rattache techniquement au transport de marchandises, restreint nécessairement la circulation des marchandises, en ne permettant le libre transit qu’à un nombre limité de transporteurs et en dirigeant ainsi des flux commerciaux vers d’autres itinéraires de remplacement ou sur des modes de transport qui entraînent un surcroît de temps et de frais (47).
67. Cet argument ne saurait prospérer.
68. Il convient, en effet, de constater que la jurisprudence invoquée par CX concernait des réglementations nationales ayant une nature bien différente de celle de la réglementation autrichienne en cause dans la présente affaire.
69. D’une part, les réglementations en question portaient non pas sur les conditions à satisfaire en vue de la réalisation de services de transport (conditions d’accès au marché des transports), comme en l’espèce, mais plutôt sur les conditions dans lesquelles peuvent être transportées certaines marchandises (conditions de transport des marchandises) (48). À cet égard, la Cour a considéré que les conditions imposées relatives au mode de transport, à la durée et à la distance de transport étaient de nature à restreindre la libre circulation des marchandises concernées (49).
70. D’autre part, contrairement à la réglementation autrichienne en cause, les réglementations concernées par la jurisprudence invoquée par CX ne ciblaient pas certains transporteurs, mais s’appliquaient de manière générale à tout transport de marchandises relevant de leur champ d’application. C’est dans cette optique que la Cour a considéré que les conditions de transport imposées étaient susceptibles d’entraver la libre circulation des marchandises concernées et, en particulier, leur libre transit (50).
71. Or, il convient de constater que la réglementation autrichienne en cause au principal n’impose aucune restriction quant aux conditions de transport des marchandises venant de la Turquie. En vertu de cette réglementation, ces marchandises peuvent, en effet, circuler librement par route à destination, à travers ou au départ du territoire autrichien. Seule la possibilité pour les transporteursturcs de transporter ces marchandises est limitée. En d’autres termes, les marchandises turques peuvent circuler librement en Autriche, mais pas nécessairement dans des camions turcs. J’ajoute que cette réglementation ne cible pas les marchandises venant de Turquie mais s’applique également aux transports par des transporteurs turcs de marchandises venant des États membres, y compris de l’Autriche.
72. Il s’ensuit, selon moi, que, même à supposer que la réglementation autrichienne en cause relève des dispositions relatives à la libre circulation des marchandises, cette réglementation n’est pas incompatible avec le principe général de liberté de transit des marchandises à l’intérieur de l’Union, reconnu par la Cour comme conséquence de cette liberté (51).
73. En conclusion, je considère que les arguments invoqués par CX ne sont pas susceptibles de remettre en cause la qualification de la réglementation autrichienne concernée en tant que mesure relevant du domaine des services de transport. Il en résulte que les dispositions prévues par la décision nº 1/95 du Conseil d’association relatives à la libre circulation des marchandises entre l’Union et la Turquie ne sont pas applicables à une telle réglementation.
74. Une telle réglementation doit toutefois respecter la clause de « standstill », énoncée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel (52). J’examinerai cette question dans la section suivante.
3. Sur la clause de « standstill » énoncée à l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel
75. L’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel prévoit une clause de « standstill », aux termes de laquelle les parties contractantes s’abstiennent d’introduire entre elles de nouvelles restrictions, notamment à la libre prestation des services. Il résulte de la jurisprudence de la Cour que cette clause est susceptible de s’appliquer aux services de transport et qu’elle peut être invoquée par une entreprise établie en Turquie qui effectue légalement des prestations de services dans un État membre (53).
76. La clause de « standstill » prohibe de manière générale l’introduction de toute nouvelle mesure qui aurait pour objet ou pour effet de soumettre l’exercice par un ressortissant turc notamment de la liberté de prestation des services sur le territoire d’un État membre à des conditions plus restrictives que celles qui lui étaient applicables à la date d’entrée en vigueur du protocole additionnel à l’égard de cet État membre (54). Afin de déterminer si ladite clause s’oppose à une réglementation nationale telle que celle en cause, il importe donc d’examiner si celle-ci comporte une restriction à la libre prestation des services et, dans l’affirmative, si cette restriction doit être considérée comme nouvelle (55).
77. S’agissant, en premier lieu, de la question de savoir si la réglementation en cause au principal comporte une restriction à la libre prestation des services, j’estime que cette question appelle une réponse positive. Je rappelle, à cet égard, que, conformément à une jurisprudence constante, une réglementation interne qui subordonne l’exercice de prestations de services sur le territoire national, par une entreprise établie dans un autre État membre, à la délivrance d’une autorisation administrative constitue une restriction au principe fondamental consacré par l’article 56 TFUE (56).
78. S’agissant, en second lieu, de la question de savoir si la réglementation en cause constitue une restriction nouvelle, il convient de déterminer si cette réglementation présente un caractère de nouveauté, en ce sens qu’elle a pour conséquence d’aggraver la situation des transporteurs turcs par rapport à celle qui résultait des règles qui leur étaient applicables en Autriche à la date d’entrée en vigueur du protocole additionnel à l’égard de cet État membre (57).
79. À cet égard, le gouvernement autrichien indique que le système de contingentement prévu dans l’accord Autriche‑Turquie sur le transport routier était déjà en vigueur au moment de l’entrée en vigueur du protocole additionnel à l’égard de la République d’Autriche, lors de son adhésion à l’Union le 1er janvier 1995 (58).
80. Sous réserve d’une vérification sur ce point qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’effectuer, il semble donc que la réglementation autrichienne en cause ne comporte pas une nouvelle restriction à la libre prestation des services au sens de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel (59).
4. Sur le principe de non-discrimination en raison de la nationalité au regard de l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie
81. CX considère que la réglementation autrichienne en cause aboutit à une discrimination à l’encontre des transporteurs turcs, en violation de l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie, qui prohibe toute discrimination exercée en raison de la nationalité dans le domaine d’application dudit accord, dès lors que les restrictions liées au régime de contingentement des transports ne valent pas pour les transporteurs qui sont établis dans l’Union (60).
82. À l’instar des gouvernements autrichien et hongrois ainsi que de la Commission, je considère que l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie ne s’oppose pas à une réglementation telle que celle en cause au principal, et ce pour les motifs suivants.
83. En premier lieu, je considère que l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie n’est pas applicable à une telle réglementation. En effet, aux termes de son libellé, cette disposition s’applique « sans préjudice des dispositions particulières qui pourraientêtre établies en application de l’article 8 » dudit accord (61). Si, en l’état actuel du développement de l’association CEE‑Turquie, il n’existe pas de règles spécifiques en matière de transports (62), il n’est pas à exclure que de telles règles puissent être adoptées par le Conseil d’association au titre de l’article 15 de l’accord d’association CEE-Turquie et de l’article 42 du protocole additionnel. Comme la Commission le relève à juste titre, le fait d’appliquer l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie à une réglementation telle que celle en cause au principal anticiperait donc sur le contenu d’une éventuelle réglementation en matière de transports.
84. En second lieu, même à supposer que l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie soit applicable à une réglementation telle que celle en cause au principal, je considère qu’une telle réglementation n’aboutit pas à une discrimination au sens de cette disposition.
85. À cet égard, il convient de constater que la réglementation autrichienne en cause n’opère aucune distinction en fonction du lieu de l’établissement du transporteur (63). Le traitement différencié invoqué par CX, selon que le transporteur est établi ou non dans un État membre, n’est que la conséquence des différents cadres réglementaires applicables aux transporteurs établis dans l’Union, d’une part, et aux transporteurs établis en Turquie, d’autre part. Alors que les premiers sont soumis aux règles communes relatives aux transports internationaux, notamment celles établies par le règlement nº 1072/2009, les derniers ne sont pas soumis à de telles règles.
86. Il s’ensuit que seuls les transporteurs établis dans l’Union ont la possibilité de se prévaloir d’une licence communautaire délivrée conformément au règlement nº 1072/2009, laquelle constitue l’une des formes d’autorisation répondant aux exigences de la réglementation autrichienne en cause. Pour les transporteurs turcs dont l’activité ne relève pas du champ d’application du règlement n° 1072/2009, cette possibilité n’existe pas et ces transporteurs sont donc obligés d’avoir recours à d’autres formes d’autorisation afin de satisfaire aux exigences de la réglementation autrichienne en cause (64). Cette différence, qui est due aux disparités entre les règles applicables aux transporteurs de l’Union et celles applicables aux transporteurs turcs, ne saurait être éliminée par le biais de l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie. En d’autres termes, je considère que cette disposition ne saurait être invoquée en vue d’obtenir une libéralisation du domaine des transports internationaux, jusqu’alors non voulue par les parties contractantes de l’accord d’association CEE‑Turquie (65).
87. Sur cette base, je propose à la Cour de constater que l’article 9 de l’accord d’association CEE‑Turquie ne s’oppose pas à une réglementation telle que celle en cause au principal.
V. Conclusion
88. Au vu des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre de la manière suivante à la question préjudicielle posée par le Verwaltungsgerichtshof (Cour administrative, Autriche).
L’accord créantuneassociation entre la Communauté économique européenne et la Turquie, signé à Ankara le 12 septembre 1963 par la République de Turquie, d’une part, ainsi que par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963, le protocole additionnel, signé le 23 novembre 1970 à Bruxelles et conclu, approuvé et confirmé au nom de la Communauté par le règlement (CEE) nº 2760/72 du Conseil, du 19 décembre 1972, et la décision nº 1/95 du Conseil d’association CE‑Turquie, du 22 décembre 1995, relative à la mise en place de la phase définitive de l’union douanière, ne s’opposent pas à une réglementation nationale telle que celle en cause au principal, en vertu de laquelle les entreprises de transport de marchandises ayant leur siège en Turquie ne peuvent réaliser de transport commercial de marchandises international au moyen de véhicules à moteur à destination ou à travers le territoire de l’Autriche que si elles disposent, pour les véhicules à moteur, de documents qui sont délivrés dans les limites d’un contingent fixé au titre d’un accord bilatéral entre la République d’Autriche et la République de Turquie ou qu’une autorisation leur a été délivrée pour un seul transport de marchandises, étant entendu que celui-ci doit présenter un intérêt public majeur et qu’il appartient au demandeur d’établir à suffisance que le transport ne peut pas être évité par des mesures logistiques ni par le choix d’un autre moyen de transport, pour autant que la juridiction de renvoi se soit assurée que cette réglementation ne comporte pas de nouvelle restriction à la libre prestation des services au sens de l’article 41, paragraphe 1, du protocole additionnel.