CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MACIEJ SZPUNAR
présentées le 6 décembre 2018 (1)
Affaire C‑494/17
Ministero dell’Istruzione, dell’Università e della Ricerca – MIUR
contre
Fabio Rossato,
Conservatorio di Musica F.A. Bonporti
[demande de décision préjudicielle formée par la Corte d’appello di Trento (cour d’appel de Trente, Italie)]
« Renvoi préjudiciel – Politique sociale – Travail à durée déterminée – Contrats conclus avec un employeur relevant du secteur public – Mesures visant à sanctionner le recours abusif aux contrats à durée déterminée – Absence de droit à la réparation du dommage – Principe d’effectivité »
I. Introduction
1. Tout comme dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Mascolo e.a. (2), la Cour est à nouveau saisie d’un litige concernant la protection de travailleurs employés pour une durée déterminée dans le secteur de l’école publique italienne, en particulier dans les conservatoires de musique. L’intérêt de la présente affaire ne porte toutefois pas tant sur le contenu de la loi no 107/2015 (3), introduit par le législateur italien pour se conformer à cet arrêt de la Cour, que sur l’interprétation de cette loi donnée par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle, Italie) et la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation, Italie). En effet, il résulte de cette interprétation que le champ d’application de la loi no 107/2015 a été étendu aux enseignants dont la relation de travail à durée déterminée a été transformée en relation de travail à durée indéterminée sur la base « des précédents instruments de sélection et de concours », tels qu’ils opéraient avant l’entrée en vigueur de cette loi.
2. Or, cette interprétation aurait, en pratique, pour effet de faire « table rase », c’est-à-dire d’exclure toute réparation du dommage causé par l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs en violation de l’accord-cadre sur le travail à durée déterminée (4) pendant les quatorze années qui ont précédé l’entrée en vigueur de la loi no 107/2015, et ce sans étendre à ces travailleurs les mesures légales que cette loi prévoit pour prévenir ou sanctionner les abus résultant de l’utilisation de contrats ou de relations de travail à durée déterminée successifs.
3. Tel est le problème soulevé par la question préjudicielle dans la présente affaire.
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
4. Aux termes de la clause 5 de l’accord-cadre, intitulée « Mesures visant à prévenir l’utilisation abusive » :
« 1. Afin de prévenir les abus résultant de l’utilisation de contrats ou de relations de travail à durée déterminée successifs, les États membres, après consultation des partenaires sociaux, conformément à la législation, aux conventions collectives et pratiques nationales, et/ou les partenaires sociaux, quand il n’existe pas des mesures légales équivalentes visant à prévenir les abus, introduisent d’une manière qui tienne compte des besoins de secteurs spécifiques et/ou de catégories de travailleurs, l’une ou plusieurs des mesures suivantes :
a) des raisons objectives justifiant le renouvellement de tels contrats ou relations de travail ;
b) la durée maximale totale de contrats ou relations de travail à durée déterminée successifs ;
c) le nombre de renouvellements de tels contrats ou relations de travail.
2. Les États membres, après consultation des partenaires sociaux et/ou les partenaires sociaux, lorsque c’est approprié, déterminent sous quelles conditions les contrats ou relations de travail à durée déterminée :
a) sont considérés comme “successifs” ;
b) sont réputés conclus pour une durée indéterminée. »
B. Le droit italien
5. En vertu de l’article 1er, paragraphe 95, de la loi nº 107/2015 :
« Pour l’année scolaire 2015/2016, le [Ministero dell’Istruzione, dell’Università e della Ricerca (ministère de l’Éducation, de l’Université et de la Recherche, ci-après le “ministère”)] est autorisé à mettre en œuvre un plan extraordinaire de recrutement d’enseignants à durée indéterminée pour les établissements scolaires publics de tous les niveaux, en vue de pourvoir à tous les postes communs et de soutien aux effectifs “de droit”, qui sont encore vacants et libres à l’issue des opérations de titularisation effectuées pour cette même année scolaire en vertu de l’article 399 du texte unique visé par le [decreto legislativo n. 297 (décret législatif nº 297/1994)] [(5)], du 16 avril 1994, à l’issue desquelles les listes d’aptitude des concours sur titres et épreuves publiés avant 2012 sont supprimées. Pour l’année scolaire 2015/2016, le [ministère] est également autorisé à pourvoir aux autres postes énumérés dans le tableau 1 annexé à la présente loi, répartis entre les niveaux d’enseignement primaire et secondaire et les différents types de postes indiqués dans ce même tableau, ainsi qu’entre les différentes régions, proportionnellement, pour chaque degré, aux effectifs scolaires des écoles gérées par l’État, compte tenu également de la présence de zones de montagne ou de petites îles, de zones intérieures, à faible densité de population ou à forte immigration, ainsi que de zones caractérisées par des taux élevés de décrochage scolaire. Il est pourvu aux postes énumérés dans le tableau 1 aux fins visées aux paragraphes 7 et 85. La répartition des postes visés dans le tableau 1 entre les différentes catégories de concours est assurée par un décret du responsable de l’Ufficio scolastico regionale [bureau régional de l’éducation, Italie], en fonction des besoins exprimés par les établissements scolaires eux-mêmes, dans les limites des listes d’aptitude visées au paragraphe 96. À partir de l’année scolaire 2016/2017, les postes énumérés dans le tableau 1 sont intégrés aux effectifs de l’entité autonome et servent ainsi à leur renforcement. À partir de l’année scolaire 2015/2016, les postes servant au renforcement des effectifs ne peuvent être occupés par du personnel titulaire de contrats de remplacement temporaires et occasionnels. Pendant la seule année scolaire 2015/2016, ces postes ne peuvent être assignés aux remplacements visés à l’article 40, paragraphe 9, de la loi no 449 du 27 décembre 1997 [(6)] et ne sont pas libres pour les opérations de mobilité, d’utilisation ou d’assignation provisoire. »
6. Selon l’article 1er, paragraphe 131, de la loi no 107/2015 :
« À partir du 1er septembre 2016, les contrats de travail à durée déterminée conclus avec le personnel enseignant, éducatif, administratif, technique et auxiliaire dans les établissements scolaires et éducatifs de l’État pour pourvoir à des postes vacants et disponibles ne peuvent dépasser au total une durée de 36 mois, même non consécutifs. »
7. L’article 1er, paragraphe 132, de la loi no 107/2015 dispose :
« L’état prévisionnel du [ministère] prévoit la création d’un fonds pour les paiements en exécution de décisions de justice ayant pour objet la réparation des dommages causés par la réitération de contrats à durée déterminée pour une durée totale supérieure à 36 mois, même non consécutifs, pour des postes vacants et disponibles, avec une dotation de 10 millions d’euros pour chacune des années 2015 et 2016 […] »
III. Les faits à l’origine du litige au principal, la question préjudicielle et la procédure devant la Cour
8. M. Fabio Rossato a été recruté en vertu de contrats de travail à durée déterminée successifs en qualité de professeur d’accordéon au service du Conservatorio Statale di Musica di Trento F.A. Bonporti (conservatoire de musique de l’État de Trente F.A. Bonporti, Italie) depuis le 18 novembre 2003. Conformément à ces contrats, M. Rossato a travaillé pour son employeur sans interruption pendant une période de 11 ans et 2 mois en vertu de 17 contrats conclus avec le ministère (7).
9. Le 20 décembre 2011, considérant comme illégales les clauses assortissant d’un terme les différents contrats à durée déterminée successifs, M. Rossato a saisi le Tribunale di Rovereto (tribunal de Rovereto, Italie) demandant, à titre principal, à faire constater l’illégalité de telles clauses et à obtenir la conversion de sa relation de travail en relation de travail à durée indéterminée ou, à titre subsidiaire, la réparation du dommage causé par l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée en violation de l’accord-cadre, ainsi que la prise en compte de l’ancienneté acquise dans le calcul de sa rémunération en application de la clause 4 de l’accord-cadre.
10. Le Tribunale di Rovereto (tribunal de Rovereto) a fait droit à la seule demande relative à la reconnaissance de l’ancienneté acquise aux fins de la rémunération. Il a rejeté les prétentions fondées sur le recours abusif à des contrats à durée déterminée, en application des principes dégagés par la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) dans son arrêt no 10127/12 (8).
11. Le 5 mars 2013, la Corte d’appello di Trento (cour d’appel de Trente, Italie) a été saisie par le ministère d’un appel à l’encontre de ce jugement en ce qu’il a reconnu l’ancienneté acquise au cours des contrats à durée déterminée. Le 31 mai 2013, M. Rossato a interjeté appel incident dudit jugement devant la juridiction de renvoi en ce qu’il a exclu l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs et, en conséquence, rejeté ses demandes de conversion de la relation de travail en relation de travail à durée indéterminée et de réparation du dommage.
12. La juridiction de renvoi indique qu’elle a renvoyé l’affaire à plusieurs reprises dans l’attente des arrêts de la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et de la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) à la suite de l’arrêt de la Cour du 26 novembre 2014, Mascolo e.a. (9). La juridiction de renvoi précise qu’à la suite de cet arrêt a été adoptée la loi no 107/2015, qui a pour finalité d’« adapter la réglementation nationale à celle de l’Union européenne, afin d’éviter l’utilisation abusive de contrats de travail à durée déterminée successifs pour le personnel enseignant et non enseignant de l’école publique […] à la suite de [l’arrêt Mascolo e.a.] ».
13. Le 2 septembre 2015, au cours de la procédure, la relation de travail à durée déterminée de M. Rossato a été transformée en relation de travail à durée indéterminée, tout d’abord, par la conclusion d’un contrat à durée indéterminée (10) et, ensuite, par sa titularisation. Cette transformation a eu lieu au titre de son ascension dans la liste d’aptitude permanente, sur le fondement des notes ministérielles nos 36913/15 et 8893/15 émanant, respectivement, du Ministero delle Finanze (ministère des Finances) et du Ministero dell’Istruzione, dell’Università e della Ricerca (ministère de l’Éducation, de l’Université et de la Recherche), qui ont autorisé les recrutements à durée indéterminée en vertu de l’article 19 du decreto-legge n. 104 (décret‑loi no 104/2013) (11), de l’article 2 bis du decreto-legge n. 97/2004 (12), de l’article 2 de la loi no 508/1999 et de l’article 270 du décret législatif no 297/1994.
14. Selon la juridiction de renvoi, la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) (13), en application des principes énoncés par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) (14), a jugé, s’agissant du personnel enseignant, que la transformation de la relation de travail en relation à durée indéterminée constituait une mesure de réparation « proportionnée, efficace, suffisamment effective » et de nature à sanctionner l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée ainsi qu’« à effacer les conséquences de violation du droit de l’Union », de telle sorte que le travailleur concerné ne pouvait se prévaloir d’aucun préjudice au titre de cet abus.
15. La juridiction de renvoi observe que la « transformation » de la relation de travail en contrat à durée indéterminée à laquelle font référence les décisions de ces juridictions suprêmes ne produit des effets que pour l’avenir et doit être distinguée de la « conversion » de la relation de travail en relation à durée indéterminée, qui est la sanction prévue – outre la réparation du dommage – pour le secteur privé et produit ses effets dans le passé (15). La juridiction de renvoi considère que M. Rossato ne peut, en vertu de la loi nationale, telle que modifiée à la suite de l’arrêt de la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et interprétée par la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation), prétendre ni à la conversion en contrat à durée indéterminée, qui n’est pas applicable à la fonction publique, ni à l’allocation de dommages et intérêts, dès lors que la transformation de sa relation de travail en contrat à durée indéterminée a eu lieu en vertu de sa position sur la liste permanente d’aptitude, sur la base « des précédents instruments de sélection et de concours », tels qu’ils opéraient avant l’entrée en vigueur de la loi nº 107/2015.
16. Ces circonstances conduisent la juridiction de renvoi à nourrir des doutes quant à la légalité d’une telle conséquence de l’interprétation de la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et de la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) au regard de l’accord-cadre et des principes dégagés par la Cour dans l’arrêt Mascolo e.a. (16).
17. C’est dans ces conditions que la Corte d’appello di Trento (cour d’appel de Trente) a, par décision du 13 juillet 2017 parvenue au greffe de la Cour le 14 août 2017, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« La clause 5, point 1, de [l’accord-cadre] doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à l’application de l’article 1er, paragraphes 95, 131 et 132 de la [loi no 107/2015], dont les dispositions prévoient, pour les enseignants, la transformation de la relation de travail à durée déterminée en relation de travail à durée indéterminée pour l’avenir, sans effet rétroactif ni réparation du dommage, en tant que mesures revêtant un caractère proportionné, suffisamment effectif et dissuasif pour garantir la pleine efficacité des normes de l’accord-cadre, pour ce qui concerne la violation de celui-ci par l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs pendant la période antérieure à celle pour laquelle les mesures prévues par ces règles sont destinées à produire leurs effets ? »
18. Des observations écrites ont été présentées par le requérant au principal, par le gouvernement italien ainsi que par la Commission européenne. Les mêmes parties étaient représentées lors de l’audience qui s’est tenue le 27 septembre 2018.
IV. Analyse
A. Sur la recevabilité
19. Dans ses observations écrites, le gouvernement italien excipe de l’irrecevabilité de la question préjudicielle. Il soutient, en premier lieu, que la question posée est de nature hypothétique. En effet, la juridiction de renvoi partirait de la prémisse selon laquelle l’article 1er, paragraphes 95, 131 et 132, de la loi nº 107/2015, ne s’applique pas au litige, qui serait régi par les articles 270 et 485 du décret législatif nº 297/1994. Le gouvernement italien soutient à cet égard que la relation de travail a été transformée en contrat à durée indéterminée non pas en vertu de l’article 1er, paragraphe 95, de la loi nº 107/2015, mais au titre de la procédure de transformation des relations de travail en contrat à durée indéterminée prévue à l’article 270 du décret législatif nº 297/1994. Dès lors, la juridiction de renvoi demanderait à la Cour de formuler une opinion consultative sur la compatibilité de la clause 5, point 1, de l’accord‑cadre avec l’application rétroactive de la loi nº 107/2015. Le gouvernement italien fait valoir, en second lieu, que cette juridiction n’indique pas les dates de début et de fin des contrats à durée déterminée conclus par les parties au principal, ce qui empêcherait de vérifier l’existence d’un abus dans le recours à ce type de contrats.
20. Je considère que ces arguments doivent être écartés.
21. En premier lieu, contrairement à ce qu’affirme le gouvernement italien, il ressort de la décision de renvoi que la loi nº 107/2015, telle qu’interprétée par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation), s’applique également à tous les enseignants dont la transformation de la relation de travail en relation à durée indéterminée a eu lieu « par la mise en œuvre des précédents instruments de sélection et de concours ». Partant, le problème soulevé par cette affaire ne revêt pas un caractère hypothétique.
22. En second lieu, l’argument selon lequel la qualification d’« abusifs » des contrats à durée déterminée conclus par les parties ne serait pas vérifiable, compte tenu de l’absence, notamment, des dates de fin de ces contrats, est dépourvu de toute pertinence. En effet, la juridiction de renvoi considère elle-même, ce qui relève de sa compétence, que M. Rossato a enseigné « sans interruption » du 18 novembre 2003 au 2 septembre 2015, date de la transformation de sa relation de travail en contrat à durée indéterminée.
23. Dans ces conditions, je conclus que la demande de décision préjudicielle est recevable.
B. Sur le fond
1. Remarques liminaires
24. La présente affaire, tout comme les affaires ayant donné lieu à l’arrêt Mascolo e.a. (17) et dans lesquelles j’ai présenté des conclusions, s’inscrit dans un contexte juridique complexe et soulève à nouveau la question de l’interprétation de l’accord-cadre et de son application au système national de remplacement du personnel enseignant du secteur de l’école publique, en particulier des conservatoires de musique. Afin de mieux comprendre les problématiques qui sous-tendent la présente demande de décision préjudicielle, il me paraît pertinent, à ce stade, de débuter mon analyse par un rappel des éléments essentiels dudit système national, tels qu’ils ressortent de la décision de renvoi. Je procéderai ensuite à l’examen de la question préjudicielle à la lumière de la jurisprudence et, notamment, de l’arrêt Mascolo e.a. (18).
25. En premier lieu, la juridiction de renvoi explique, en substance, que les dispositions de la législation nationale qui étaient applicables au moment de l’introduction de la demande de première instance sont l’article 2, paragraphe 6, de la loi no 508/1999 et l’article 4, paragraphe 1, de la loi no 124/1999 (19), dans la mesure où M. Rossato avait conclu les contrats à durée déterminée litigieux avec son employeur après avoir été affecté à la chaire du conservatoire de Trente par le ministère sur la base des listes permanentes d’aptitude (20). En effet, selon les indications fournies par la juridiction de renvoi, pour les conservatoires de musique et les instituts artistiques, la loi no 508/1999 prévoyait la conclusion de contrats à durée déterminée pour pourvoir les chaires et les postes d’enseignement qui étaient effectivement vacants et disponibles, dans l’attente de l’achèvement des procédures de concours pour le recrutement de personnel enseignant titulaire. Cette juridiction ajoute que ces dispositions ne prévoyaient ni délais contraignants ou sanctions en cas de violation des termes purement indicatifs qu’elles fixaient, ni sanctions pour la réitération, qui en découlait, de contrats à durée déterminée pour répondre à des besoins permanents et durables de l’administration publique.
26. En l’occurrence, ainsi que l’a relevé la juridiction de renvoi, la transformation de la relation de travail à durée déterminée de M. Rossato a eu lieu au titre de la procédure de transformation des relations de travail en contrat à durée indéterminée prévue à l’article 270 du décret législatif nº 297/1994. Elle précise que cet article disposait que le recrutement des enseignants s’effectuait pour la moitié des postes disponibles par année scolaire, par concours sur titres et sur épreuves et, pour l’autre moitié, par le recours aux listes permanentes d’aptitude (21).
27. En deuxième lieu, il ressort de la demande de décision préjudicielle que, à la suite de l’arrêt Mascolo e.a.(22), ce système a été modifié par la loi no 107/2015. Cette loi prévoirait de pourvoir aux postes disponibles dans le tableau d’effectifs et de cesser à l’avenir, pour ce qui concerne lesdits postes, d’utiliser de manière abusive des contrats à durée déterminée. À cet égard, la juridiction de renvoi expose que les mesures prévues par la législation en cause consistent, d’une part, à limiter à une durée totale de 36 mois, même non consécutifs, les contrats de travail à durée déterminée pour pourvoir à des postes d’enseignants vacants et disponibles (article 1er, paragraphe 131) et, d’autre part, à l’établissement d’un fonds pour la réparation des dommages causés par le recours à des contrats à durée déterminée pour une durée totale supérieure à la limite de 36 mois, même non consécutifs, fixée pour chacune des années 2015 et 2016 (article 1er, paragraphe 132) (23). La juridiction de renvoi note également que cette même loi a confirmé, en son article 1er, paragraphe 95, que les concours doivent être organisés tous les trois ans et a prévu, pour l’année scolaire 2015/2016, un plan extraordinaire de recrutements à durée indéterminée de personnel enseignant pour pourvoir aux postes vacants dans le tableau des effectifs « de droit », avec un concours simplifié, après titularisation des enseignants classés en ordre utile sur les listes permanentes d’aptitude (24).
28. En troisième lieu, il ressort de la décision de renvoi et des indications fournies lors de l’audience que la transformation de la relation de travail de M. Rossato en relation à durée indéterminée n’a pas eu lieu au titre du recrutement extraordinaire prévu par la loi no 107/2015. Malgré cela, en l’espèce, l’interprétation de cette loi par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) aurait pour effet d’empêcher M. Rossato de demander la réparation du dommage causé par le recours abusif à des contrats à durée déterminée successifs avant l’entrée en vigueur de la loi no 107/2015 (25).
29. C’est dans ce contexte que s’inscrit l’affaire au principal.
2. Examen de la question préjudicielle
30. La présente question préjudicielle, telle que formulée par la juridiction de renvoi, concerne la compatibilité des dispositions de la loi nº 107/2015 adoptées à la suite de l’arrêt Mascolo e.a. (26) avec la clause 5, point 1, de l’accord-cadre. L’interprétation de cette loi par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) interdirait à un enseignant, tel que le requérant au principal – engagé par le ministère au titre de 17 contrats à durée déterminée successifs conclus pour une période ininterrompue de 11 ans et 2 mois, qui a été titularisé – d’obtenir la « conversion » de l’ensemble de la relation de travail en contrat à durée indéterminée avec effet rétroactif et la réparation du dommage causé par l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée.
31. Je rappelle d’emblée que, dans le cadre de la procédure de coopération entre les juridictions nationales et la Cour, instituée à l’article 267 TFUE, il appartient à celle-ci de donner au juge national une réponse utile qui lui permette de trancher le litige dont il est saisi. Dans cette optique, il incombe, le cas échéant, à la Cour de reformuler les questions qui lui sont soumises (27).
32. En l’espèce, je suis d’avis que, par sa question, la Corte d’appello di Trento (cour d’appel de Trente) demande, en substance, si la clause 5, point 1, de l’accord‑cadre doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une interprétation jurisprudentielle de dispositions du droit national, telles que celles en cause au principal, régissant des mesures visant à prévenir l’utilisation abusive des contrats à durée déterminée successifs, selon laquelle toute réparation du dommage causé par l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs pendant la période antérieure à l’entrée en vigueur desdites dispositions serait interdite.
a) Sur le champ d’application de l’accord-cadre et l’interprétation de la clause 5, point 1
33. Il convient de rappeler qu’il ressort de la clause 1 de l’accord‑cadre que celui-ci a pour objet de mettre en œuvre l’un de ses objectifs, à savoir établir un cadre pour prévenir les abus résultant de l’utilisation de contrats ou de relations de travail à durée déterminée successifs. Ce cadre prévoit un certain nombre de dispositions protectrices minimales destinées à éviter la précarisation de la situation des salariés (28) et, donc, la fragilisation de leur situation, en raison du fait qu’ils sont engagés par un contrat à durée déterminée pendant une longue période (29). En effet, cette catégorie de salariés court le risque, durant une partie substantielle de sa carrière professionnelle, d’être exclue du bénéfice de la stabilité de l’emploi, laquelle constitue pourtant, ainsi qu’il ressort de l’accord-cadre (30), un élément majeur de la protection des travailleurs (31).
34. Dans la réalisation de cet objectif, ledit cadre comprend deux types de mesures (32). D’une part, la clause 5, point 1, de l’accord-cadre comporte l’obligation pour les États membres d’introduire une ou plusieurs des mesures de prévention de tels abus énumérées sous a) à c), lorsqu’il n’existe pas de mesures légales équivalentes dans le droit national (33). Ce faisant, l’accord‑cadre assigne aux États membres un objectif général, consistant en la prévention de tels abus, tout en leur laissant le choix des moyens pour y parvenir, pour autant qu’ils ne remettent pas en cause l’objectif ou l’effet utile de l’accord-cadre (34). D’autre part, la clause 5 de l’accord‑cadre, notamment le point 2, sous b), impose aux États membres ou aux partenaires sociaux l’adoption de mesures visant à sanctionner des abus (35).
35. En l’espèce, il est constant, ainsi que la juridiction de renvoi l’a relevé, qu’une telle utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs a eu lieu. En effet, M. Rossato a enseigné « sans interruption » durant la période comprise entre le 18 novembre 2003 et le 2 septembre 2015, date de la transformation de sa relation de travail par la conclusion du contrat à durée indéterminée, avec effet rétroactif au mois de janvier 2014. Par conséquent, un travailleur tel que le requérant au principal, qui a été recruté en sa qualité d’enseignant en vue d’effectuer des remplacements annuels dans des conservatoires gérés par l’État dans le cadre de contrats de travail à durée déterminée successifs pendant une période continue de onze ans et deux mois en l’absence de raisons objectives, relève du champ d’application de l’accord-cadre en vertu des clauses 2 et 5 de cet accord-cadre (36).
36. Il convient de préciser, à ce stade, que la juridiction de renvoi soulève deux aspects problématiques : d’une part, la prise en compte partielle de l’ancienneté de M. Rossato lors de sa titularisation en vertu de la législation antérieure à la loi nº 107/2015 et, d’autre part, la conséquence de l’interprétation de cette loi par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation), à savoir l’interdiction de toute réparation du dommage causé par le recours abusif à des contrats à durée déterminée successifs pour les enseignants dont la relation de travail à durée déterminée a été transformée en relation de travail à durée indéterminée en vertu de la législation antérieure à cette loi.
b) Sur la prise en compte partielle de l’ancienneté
37. La juridiction de renvoi fait observer que M. Rossato a bénéficié d’une prise en compte partielle de son ancienneté lors de sa titularisation au titre de la législation antérieure à loi nº 107/2015, c’est-à-dire à compter du mois de janvier 2014.
38. Il ressort, en effet, des observations du gouvernement italien que l’article 485 du décret législatif nº 297/1994, applicable à M. Rossato au moment de sa titularisation, établissait un régime spécial en faveur des enseignants du système scolaire en permettant leur titularisation avec une reconstitution partielle de la carrière. Selon ce gouvernement, cette reconstitution était effectuée au moyen de coefficients et d’ajustements qui tenaient compte de la carrière antérieure de l’enseignant et qui distinguaient sa situation de celle d’un enseignant qui devient lauréat d’un concours à la même date, sans avoir d’abord travaillé à durée déterminée au service de l’administration scolaire. Le gouvernement italien fait valoir que ces ajustements, par lesquels ces périodes ne sont prises en compte que pour partie, constituent une application légale du principe du pro rata temporis prévu à la clause 4, point 2, de l’accord-cadre.
39. Sous réserve de vérification de ces éléments par la juridiction de renvoi, il me semble que le droit de l’Union n’impose pas, en cas d’utilisation abusive de contrats à durée déterminée, la transformation de l’ensemble de la relation de travail à durée déterminée en relation de travail à durée indéterminée avec effet rétroactif (« conversion »). Je rappelle, à cet égard, que la Cour a déjà jugé que, compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissent les États membres s’agissant de l’organisation de leurs propres administrations publiques, ceux-ci peuvent, en principe, sans contredire la directive 1999/70 ni l’accord‑cadre, prévoir les conditions d’accès à la qualité de fonctionnaires statutaires ainsi que les conditions d’emploi de tels fonctionnaires, notamment lorsque ceux-ci étaient auparavant employés par ces administrations dans le cadre de contrats de travail à durée déterminée (37). La Cour a également admis que certaines différences de traitement entre les fonctionnaires statutaires recrutés à l’issue d’un concours général et ceux recrutés après avoir acquis une expérience professionnelle sur la base de contrats de travail à durée déterminée peuvent, en principe, être justifiées par les différences de qualifications requises et la nature des tâches dont ils doivent assumer la responsabilité (38).
40. En particulier, il convient de souligner que l’article 485 du décret législatif nº 297/1994 (39) était en cause dans le cadre de l’affaire ayant donné lieu au récent arrêt Motter (40). Dans cette affaire, la juridiction de renvoi se demandait si le droit italien, en prévoyant à ladite disposition une formule dégressive de prise en compte de l’ancienneté acquise au titre de contrats à durée déterminée dans le but d’éviter une discrimination à rebours à l’égard des lauréats de concours de la fonction publique, était compatible avec la clause 4 de l’accord-cadre. La Cour a jugé que la clause 4 de l’accord-cadre devait être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas, en principe, à cette disposition qui, aux fins du classement d’un travailleur dans une catégorie de rémunération lors de son recrutement sur titres en tant que fonctionnaire statutaire, prend en compte les périodes de service accomplies au titre de contrats de travail à durée déterminée de manière intégrale jusqu’à la quatrième année et, au-delà, de manière partielle, à concurrence des deux tiers (41).
41. Compte tenu de ce qui précède, il convient de comprendre la question préjudicielle comme visant uniquement la circonstance, évoquée par la juridiction de renvoi, de l’absence totale de réparation du dommage causé par le recours abusif à des contrats à durée déterminée successifs pour les enseignants qui étaient titularisés au titre de la législation antérieure à la loi nº 107/2015 et qui, en conséquence, ont été privés de leurs droits de réparation existants en tant que mesure de sanction au sens de l’accord‑cadre et de la jurisprudence de la Cour.
c) Sur la conséquence de l’interprétation jurisprudentielle de la loi nº 107/2015
42. La juridiction de renvoi, ayant clairement établi l’existence de l’abus, cherche à savoir si la conséquence de l’interprétation jurisprudentielle de la loi nº 107/2015, à savoir l’interdiction de toute réparation du dommage causé par l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs pendant la période antérieure à l’entrée en vigueur de cette loi, constitue une mesure de nature à sanctionner une telle utilisation abusive.
43. Il est de jurisprudence constante que, lorsque le droit de l’Union ne prévoit pas de sanctions spécifiques dans l’hypothèse où, comme c’est le cas en l’espèce, des abus auraient néanmoins été constatés, il incombe aux autorités nationales d’adopter des mesures qui doivent revêtir un caractère non seulement proportionné, mais également suffisamment effectif et dissuasif pour garantir la pleine efficacité des normes prises en application de l’accord-cadre (42). En outre, comme la Cour l’a relevé à maintes reprises, lorsqu’un recours abusif à des contrats ou à des relations de travail à durée déterminée successifs a eu lieu, une mesure présentant des garanties effectives et équivalentes de protection des travailleurs doit pouvoir être appliquée pour sanctionner dûment cet abus et effacer les conséquences de la violation du droit de l’Union (43).
44. Il résulte de cette jurisprudence que les États membres sont tenus de garantir le résultat imposé par la directive 1999/70 et l’accord‑cadre et, donc, son effet utile. En tout état de cause, le principe d’effectivité et –si une comparaison adéquate peut être trouvée en droit interne – le principe d’équivalence doivent être assurés (44).
45. Eu égard à l’interprétation donnée par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) de la réglementation en cause au principal, la juridiction de renvoi exprime des doutes en ce qui concerne le respect du principe d’effectivité.
46. Certes, ainsi que la Cour l’a indiqué à plusieurs reprises, l’accord-cadre n’édicte pas une obligation générale pour les États membres de prévoir la transformation en un contrat à durée indéterminée des contrats de travail à durée déterminée. En effet, la clause 5, point 2, de l’accord-cadre laisse en principe aux États membres le soin de déterminer à quelles conditions les contrats ou les relations de travail à durée déterminée sont considérés comme conclus pour une durée indéterminée. Il en ressort que l’accord-cadre ne prescrit pas les conditions auxquelles il peut être fait usage des contrats à durée indéterminée (45).
47. Il ressort de la décision de renvoi que le législateur italien a choisi de prévoir dans la loi nº 107/2015, en tant que mesures prises pour mettre en œuvre l’accord-cadre, notamment, un plan extraordinaire de recrutements à durée indéterminée de personnel enseignant ainsi que la réparation des dommages causés par le recours abusif à des contrats de travail à durée déterminée successifs pour une durée totale supérieure à 36 mois (46). Or, l’interprétation de cette loi par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) a eu pour conséquence l’extension du champ d’application de cette loi aux enseignants, tels que le requérant au principal, uniquement pour les exclure du bénéfice de ces mesures. En particulier, s’agissant de la transformation en contrats à durée indéterminée des contrats de travail à durée déterminée successifs en vertu de la législation antérieure à la loi nº 107/2015, l’interprétation jurisprudentielle de cette loi interdit, de manière absolue, toute réparation des dommages causés par le recours abusif à des contrats à durée déterminée au cours des quatorze années qui précèdent son entrée en vigueur.
48. Dans ce contexte se pose la question de savoir si une telle interprétation juridictionnelle peut priver de tout effet rétroactif une mesure, prévue par le législateur national pour se conformer à la directive 1999/70 et à l’accord-cadre, visant à sanctionner le recours abusif à des contrats de travail à durée déterminée successifs. Dès lors, une autre question se pose : une telle mesure de sanction, dont l’application est interdite par une interprétation jurisprudentielle, constituerait‑elle une mesure de sanction suffisamment effective et dissuasive ?
49. Je ne le pense pas.
50. En premier lieu, conformément à une jurisprudence constante, l’obligation des États membres, découlant d’une directive, d’atteindre le résultat prévu par celle-ci ainsi que leur devoir, en vertu de l’article 4 TUE, de prendre toutes mesures générales ou particulières propres à assurer l’exécution de cette obligation s’imposent à toutes les autorités des États membres, y compris, dans le cadre de leurs compétences, les autorités juridictionnelles (47).
51. En deuxième lieu, même si je suis d’accord pour considérer que, en principe, la loi nº 107/2015 établit des mesures visant à prévenir et à sanctionner le recours abusif à des contrats de travail à durée déterminée successifs pour les enseignants du secteur public (48), il est constant que cette loi introduit lesdites mesures uniquement pour l’avenir et que l’interprétation jurisprudentielle de cette loi a comme conséquence l’interdiction de toute réparation des dommages causés par les abus ayant eu lieu avant son entrée en vigueur, c’est-à-dire pendant les quatorze années qui l’ont précédée (49).
52. En troisième lieu, il convient de rappeler que, ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi, la transformation des contrats de travail à durée déterminée successifs du requérant au principal en contrat à durée indéterminée tient exclusivement à son ascension sur la liste d’aptitude dans le cadre de la réglementation antérieure à la loi nº 107/2015 (50).
53. À cet égard, il convient de rappeler que, dans l’arrêt Mascolo e.a. (51), la Cour a jugé incompatible avec le droit de l’Union la réglementation nationale antérieure à la loi nº 107/2015 dans la mesure où celle-ci excluait tout droit à la réparation du préjudice subi du fait du recours abusif à des contrats de travail à durée déterminée successifs dans le secteur de l’enseignement. En effet, selon la Cour, dès lors que la réglementation en cause dans cette affaire ne permettait pas non plus la transformation des contrats de travail à durée déterminée successifs en contrat ou en relation de travail à durée indéterminée, la seule possibilité pour un travailleur ayant effectué des remplacements au titre de l’article 4 de la loi nº 124/1999 dans une école gérée par l’État d’obtenir la transformation de ses contrats de travail à durée déterminée successifs en contrat ou relation de travail à durée indéterminée résidait dans la titularisation par l’effet de l’ascension sur la liste d’aptitude (52). Toutefois, la Cour a considéré qu’« une telle possibilité étant aléatoire, elle ne saurait être considérée comme une sanction revêtant un caractère suffisamment effectif et dissuasif pour garantir la pleine efficacité des normes prises en application de l’accord-cadre ». La Cour a également considéré que le délai de titularisation des enseignants dans le cadre du régime applicable avant l’entrée en vigueur de la loi nº 107/2015 était « tout aussi variable qu’incertain » (53).
54. Il me semble évident que M. Rossato se trouve dans une situation analogue à celle des requérants dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt Mascolo e.a. (54). En effet, la titularisation de M. Rossato a eu lieu non pas au moyen du recrutement extraordinaire prévu par la loi nº 107/2015, mais par l’effet de l’ascension sur la liste permanente d’aptitude dans le cadre du régime antérieur à la loi nº 107/2015, c’est‑à‑dire en vertu de l’article 2, paragraphe 6, de la loi no 508/1999 ‑ analogue à l’article 4, paragraphe 1, de loi no 124/1999 (55). Il en résulte que non seulement la titularisation du requérant au principal dépendait, comme dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt Mascolo e.a., de circonstances imprévisibles et aléatoires (56), mais également que l’interprétation de la loi nº 107/2015 par la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) a exclu « toute possibilité, pour ces enseignants […], d’obtenir la réparation du préjudice éventuellement subi » en raison du recours abusif à des contrats à durée déterminée (57). Or, dans cette situation, la réparation du dommage causé par l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs constitue la seule mesure de sanction pour garantir la pleine efficacité des normes prises en application de l’accord‑cadre.
55. En l’espèce, une chose est claire : la transformation de la relation de travail du requérant au principal ne découle pas de la mesure de sanction prévue par la réglementation en cause. Il convient donc de ne pas confondre la transformation du contrat ou de la relation de travail à durée déterminée des enseignants en contrat ou relation de travail à durée indéterminée ayant eu lieu en raison de leur ascension dans la liste d’aptitude dans le cadre du régime applicable avant l’entrée en vigueur de la loi nº 107/2015, avec celle ayant eu lieu en vertu du plan de recrutement extraordinaire en tant que mesure de sanction prévue par le législateur italien pour se conformer à la directive 1999/70 et à l’accord-cadre.
56. À cet égard, je rappelle que, selon la Cour, si, certes, un État membre est en droit, lors de la mise en œuvre de la clause 5, point 1, de l’accord-cadre, de tenir compte des besoins d’un secteur spécifique tel que celui de l’enseignement, ce droit ne saurait être entendu comme lui permettant de se dispenser de respecter l’obligation de prévoir une mesure adéquate pour sanctionner dûment le recours abusif aux contrats de travail à durée déterminée successifs (58). Ainsi, le fait que M. Rossato ait obtenu, après une période de onze ans et deux mois, la transformation de sa relation de travail à durée déterminée en relation de travail à durée indéterminée en vertu du régime antérieur à la loi nº 107/2015 ne dispense pas l’État membre de son obligation de sanctionner l’infraction qui a persisté au cours de cette période. En effet, une telle transformation de la relation de travail, qui, en raison d’une interprétation jurisprudentielle, est dépourvue de toute possibilité de réparation du dommage causé par le recours abusif à des contrats à durée déterminée successifs, n’est pas suffisamment effective et dissuasive pour garantir la pleine efficacité des normes prises en application de l’accord-cadre.
57. En quatrième lieu, il convient de souligner qu’il est de jurisprudence constante que, lorsqu’un État membre choisit de sanctionner une violation du droit de l’Union par la voie de la réparation du dommage, cette réparation doit être efficace et avoir un effet dissuasif adéquat en ce sens qu’elle permet une réparation adéquate et intégrale du dommage subi (59).
58. Il me semble, ainsi que la Commission le fait valoir à juste titre, que ces conditions ne sont pas remplies en l’espèce. En effet, aucune mesure visant à sanctionner le recours abusif, durant quatorze années, à des contrats à durée déterminée conclus avant l’adoption de la loi nº 107/2015 n’a été prise, et ce, ainsi que le fait observer la juridiction de renvoi, sans tenir compte du nombre de contrats conclus et du nombre d’années pendant lesquelles ce recours abusif s’est poursuivi. L’inadéquation de l’interprétation jurisprudentielle de la loi nº 107/2015 en ce qui concerne les sanctions des abus passés est d’autant plus évidente si l’on considère que l’article 1er, paragraphe 132, de cette loi prévoit la création d’un fonds pour le paiement à l’avenir d’éventuelles réparations de dommage dès que le contrat à durée déterminée dépasse la durée de 36 mois. En revanche, aucune réparation n’est due à une personne, telle que le requérant au principal, ayant travaillé pendant plus de onze années consécutives en vertu du renouvellement abusif de contrats à durée déterminée, conclus pour couvrir des besoins permanents et durables qui, en tant que tels, ne justifient pas le recours à ce type de contrats au sens de la clause 5, point 1, de l’accord-cadre (60).
59. Dès lors, il ressort de ce qui précède qu’une interprétation jurisprudentielle d’une réglementation nationale telle que celle en cause au principal n’apparaît pas, sous réserve des vérifications à effectuer par la juridiction de renvoi, conforme aux exigences découlant de l’arrêt Mascolo e.a. (61).
60. Enfin, un dernier élément est, à mon avis, important pour interpréter la clause 5, point 1, de l’accord-cadre. Il ressort de la décision de renvoi que la Corte costituzionale (Cour constitutionnelle) et la Corte suprema di cassazione (Cour de cassation) auraient indiqué qu’un travailleur peut demander la réparation d’un dommage et rapporter la preuve de celui-ci uniquement s’il s’agit d’un préjudice spécifique et différent de celui immédiatement lié au recours abusif à des contrats à durée déterminée successifs.
61. Je dois préciser, à cet égard, que le dommage ouvrant droit à réparation auquel se réfère l’accord-cadre et la jurisprudence de la Cour concerne le dommage spécifique lié à l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs durant une partie substantielle de la carrière professionnelle d’un travailleur, en l’excluant du bénéfice de la stabilité de l’emploi, lequel est conçu, comme cela résulte du deuxième alinéa du préambule de l’accord-cadre ainsi que des points 6 à 8 des considérations générales dudit accord-cadre, comme un élément majeur de la protection des travailleurs (62). La réparation de ce dommage constitue une mesure de sanction spécifique pour la violation de l’accord‑cadre. Ainsi, le fait que ce même travailleur puisse demander, selon le droit national, la réparation d’autres types de dommages qui peuvent être connexes ou collatéraux au dommage principal (tels que les dommages à la santé ou les dommages moraux), mais qui ne sont pas liés directement à la violation du droit de l’Union, n’a pas d’incidence sur mes conclusions, à savoir l’absence de caractère suffisamment effectif et dissuasif d’une mesure de sanction qui n’est pas applicable aux enseignants ayant été titularisés au titre de la législation antérieure à la loi nº 107/2015, tel que le requérant au principal.
62. En effet, la loi nº 107/2015, prévue par le législateur italien pour se conformer au droit de l’Union, a eu pour conséquence une amélioration de la situation des enseignants dont la relation de travail à durée déterminée a été ou sera transformée en relation de travail à durée indéterminée après son entrée en vigueur. En revanche, l’interprétation jurisprudentielle de cette loi a détérioré la situation des enseignants, tels que le requérant au principal, dont la transformation en relation de travail à durée indéterminée de la relation de travail à durée déterminée a eu lieu sur la base des listes d’aptitude avant l’entrée en vigueur de cette loi, et ce malgré les exigences découlant de l’arrêt Mascolo e.a. (63). Par conséquent, une telle mesure n’est pas de nature à dûment sanctionner l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs ni à effacer les conséquences de la violation du droit de l’Union (64), ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.
V. Conclusion
63. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre à la Corte d’appello di Trento (cour d’appel de Trente, Italie) de la manière suivante :
La clause 5, point 1, de l’accord‑cadre sur le travail à durée déterminée, conclu le 18 mars 1999, qui figure à l’annexe de la directive 1999/70/CE du Conseil, du 28 juin 1999, concernant l’accord-cadre CES, UNICE et CEEP sur le travail à durée déterminée, doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une interprétation jurisprudentielle de dispositions du droit national, telles que celles en cause au principal, régissant des mesures visant à prévenir l’utilisation abusive des contrats à durée déterminée successifs, selon laquelle toute réparation du dommage causé par l’utilisation abusive de contrats à durée déterminée successifs pendant la période antérieure à l’entrée en vigueur desdites dispositions serait interdite, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.