CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MELCHIOR WATHELET
présentées le 21 juin 2018 (1)
Affaires jointes C‑391/16, C‑77/17 et C‑78/17
M
contre
Ministerstvo vnitra
[demande de décision préjudicielle formée par le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême, République tchèque)]
et
X (C‑77/17)
X (C‑78/17)
contre
Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides
[demande de décision préjudicielle formée par le Conseil du contentieux des étrangers (Belgique)]
« Renvoi préjudiciel – Espace de liberté, de sécurité et de justice – Politique d’asile – Directive 2011/95/UE – Refus d’octroi ou révocation du statut de réfugié – Condamnation pour un crime particulièrement grave – Article 14, paragraphes 4 à 6 – Interprétation et validité – Article 18 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne – Article 78, paragraphe 1, TFUE – Convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951 »
I. Introduction
1. Les demandes de décision préjudicielle formées par le Conseil du contentieux des étrangers (Belgique) dans les affaires C‑77/17 et C‑78/17 portent sur l’interprétation de l’article 14, paragraphes 4 et 5, de la directive 2011/95/UE (2) ainsi que sur sa validité au regard de l’article 18 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte ») et de l’article 78, paragraphe 1, TFUE.
2. Dans l’affaire C‑391/16, le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême, République tchèque) interroge la Cour sur la validité de l’article 14, paragraphes 4 et 6, de la directive 2011/95 au regard de ces mêmes dispositions ainsi que de l’article 6, paragraphe 3, TUE.
3. Ces demandes ont été présentées dans le cadre de litiges concernant la validité des décisions par lesquelles les autorités nationales compétentes en matière d’asile ont refusé d’accorder le statut de réfugié et le statut conféré par la protection subsidiaire à X (affaire C‑77/17) en application de la législation belge transposant l’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95 et ont retiré le statut de réfugié précédemment octroyé à X (affaire C‑78/17) et à M (affaire C‑391/16) en vertu des dispositions de droit interne (belge et tchèque, respectivement) transposant le paragraphe 4 de cet article.
4. Les paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 permettent, en substance, à un État membre de révoquer le statut octroyé à un réfugié et de refuser l’octroi du statut de réfugié lorsque le réfugié en cause représente une menace pour la sécurité ou la société de cet État membre. Le paragraphe 6 de cet article précise les droits minimaux dont la jouissance doit néanmoins être garantie à ce réfugié aussi longtemps qu’il demeure dans ledit État membre.
5. Par leurs questions préjudicielles, les juridictions de renvoi cherchent, essentiellement, à savoir si ces dispositions méconnaissent la convention de Genève relative au statut des réfugiés (3) (ci‑après la « Convention de Genève ») et sont, en conséquence, invalides au regard de l’article 18 de la Charte et de l’article 78, paragraphe 1, TFUE, en vertu desquels la politique commune d’asile doit respecter cette convention.
II. Le cadre juridique
A. Le droit international
6. L’article 1er, section A, paragraphe 2, de la convention de Genève définit un « réfugié » comme toute personne qui, « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle [...], ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner » (4).
7. L’article 1er, section C, de cette convention dispose :
« Cette [c]onvention cessera, dans les cas ci-après, d’être applicable à toute personne visée par les dispositions de la section A ci-dessus :
1) Si elle s’est volontairement réclamée à nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité ; ou
2) Si, ayant perdu sa nationalité, elle l’a volontairement recouvrée ; ou
3) Si elle a acquis une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays dont elle a acquis la nationalité ; ou
4) Si elle est retournée volontairement s’établir dans le pays qu’elle a quitté ou hors duquel elle est demeurée de crainte d’être persécutée ; ou
5) Si, les circonstances à la suite desquelles elle a été reconnue comme réfugiée ayant cessé d’exister, elle ne peut plus continuer à refuser de se réclamer de la protection du pays dont elle a la nationalité ; [...]
6) S’agissant d’une personne qui n’a pas de nationalité, si, les circonstances à la suite desquelles elle a été reconnue comme réfugiée ayant cessé d’exister, elle est en mesure de retourner dans le pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle ;
[...] »
8. L’article 1er, section F, de ladite convention prévoit :
« Les dispositions de cette [c]onvention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :
a) qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ;
b) qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiées ;
c) qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations [u]nies. »
9. L’article 33 de la même convention énonce :
« 1. Aucun des États [c]ontractants n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
2. Le bénéfice de la présente disposition ne pourra toutefois être invoqué par un réfugié qu’il y aura des raisons sérieuses de considérer comme un danger pour la sécurité du pays où il se trouve ou qui, ayant été l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, constitue une menace pour la communauté dudit pays. »
10. En vertu de l’article 42, paragraphe 1, de la convention de Genève, « [a]u moment de la signature, de la ratification ou de l’adhésion, tout État pourra formuler des réserves aux articles de la [c]onvention autres que les articles 1, 3, 4, 16 (1), 33, 36 à 46 inclus ».
B. Le droit de l’Union
11. L’article 2 de la directive 2011/95 est libellé comme suit :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
[…]
d) “réfugié”, tout ressortissant d’un pays tiers qui, parce qu’il craint avec raison d’être persécuté du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de ses opinions politiques ou de son appartenance à un certain groupe social, se trouve hors du pays dont il a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, ou tout apatride qui, se trouvant pour les raisons susmentionnées hors du pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut y retourner et qui n’entre pas dans le champ d’application de l’article 12 ;
e) “statut de réfugié”, la reconnaissance, par un État membre, de la qualité de réfugié pour tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride ;
[…] »
12. L’article 11 de cette directive, intitulé « Cessation », dispose, à son paragraphe 1 :
« Tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride cesse d’être un réfugié dans les cas suivants :
a) s’il est volontairement réclamé à nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité ; ou
b) si, ayant perdu sa nationalité, il l’a volontairement recouvrée ; ou
c) s’il a acquis une nouvelle nationalité et jouit de la protection du pays dont il a acquis la nationalité ; ou
d) s’il est retourné volontairement s’établir dans le pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré de crainte d’être persécuté ; ou
e) s’il ne peut plus continuer à refuser de se réclamer de la protection du pays dont il a la nationalité, les circonstances à la suite desquelles il a été reconnu comme réfugié ayant cessé d’exister ; ou
f) si, s’agissant d’un apatride, il est en mesure de retourner dans le pays dans lequel il avait sa résidence habituelle, les circonstances à la suite desquelles il a été reconnu comme réfugié ayant cessé d’exister. »
13. L’article 12 de ladite directive, intitulé « Exclusion », prévoit, à son paragraphe 2 :
« Tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride est exclu du statut de réfugié lorsqu’il y a des raisons sérieuses de penser :
a) qu’il a commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes ;
b) qu’il a commis un crime grave de droit commun en dehors du pays de refuge avant d’être admis comme réfugié, c’est-à-dire avant la date à laquelle le titre de séjour est délivré sur la base de l’octroi du statut de réfugié ; [...]
c) qu’il s’est rendu coupable d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations unies tels qu’ils figurent dans le préambule et aux articles 1er et 2 de la charte des Nations unies. »
14. Aux termes de l’article 13 de la même directive, « [l]es États membres octroient le statut de réfugié à tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride qui remplit les conditions pour être considéré comme réfugié conformément aux chapitres II et III ».
15. L’article 14 de la directive 2011/95 dispose :
« 1. En ce qui concerne les demandes de protection internationale introduites après l’entrée en vigueur de la directive 2004/83/CE [(5)], les États membres révoquent le statut de réfugié octroyé par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire à un ressortissant d’un pays tiers ou à un apatride, y mettent fin ou refusent de le renouveler lorsque le réfugié a cessé de bénéficier de ce statut en vertu de l’article 11.
[…]
3. Les États membres révoquent le statut de réfugié de tout ressortissant d’un pays tiers ou apatride, y mettent fin ou refusent de le renouveler, s’ils établissent, après lui avoir octroyé le statut de réfugié, que :
a) le réfugié est ou aurait dû être exclu du statut de réfugié en vertu de l’article 12 ;
b) des altérations ou omissions de faits dont il a usé, y compris l’utilisation de faux documents, ont joué un rôle déterminant dans la décision d’octroyer le statut de réfugié.
4. Les États membres peuvent révoquer le statut octroyé à un réfugié par une autorité gouvernementale, administrative, judiciaire ou quasi judiciaire, y mettre fin ou refuser de le renouveler,
a) lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme une menace pour la sécurité de l’État membre dans lequel il se trouve ;
b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre.
5. Dans les situations décrites au paragraphe 4, les États membres peuvent décider de ne pas octroyer le statut de réfugié, lorsqu’une telle décision n’a pas encore été prise.
6. Les personnes auxquelles les paragraphes 4 et 5 s’appliquent ont le droit de jouir des droits prévus aux articles 3, 4, 16, 22, 31, 32 et 33 de la convention de Genève ou de droits analogues, pour autant qu’elles se trouvent dans l’État membre. »
16. L’article 20, paragraphe 1, de cette directive, figurant sous le chapitre VII intitulé « Contenu de la protection internationale », prévoit que « [ce] chapitre est sans préjudice des droits inscrits dans la convention de Genève ».
17. Conformément à l’article 21 de ladite directive :
« 1. Les États membres respectent le principe de non-refoulement en vertu de leurs obligations internationales.
2. Lorsque cela ne leur est pas interdit en vertu des obligations internationales visées au paragraphe 1, les États membres peuvent refouler un réfugié, qu’il soit ou ne soit pas formellement reconnu comme tel :
a) lorsqu’il y a des raisons sérieuses de considérer qu’il est une menace pour la sécurité de l’État membre où il se trouve ; ou
b) lorsque, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, il constitue une menace pour la société de cet État membre.
3. Les États membres peuvent refuser d’octroyer un titre de séjour à un réfugié qui entre dans le champ d’application du paragraphe 2, le révoquer, y mettre fin ou refuser de le renouveler. »
C. Les droits nationaux
1. Le droit belge
18. La loi du 15 décembre 1980 sur l’accès au territoire, le séjour, l’établissement et l’éloignement des étrangers (ci-après la « loi belge sur les étrangers ») (6), dans sa version applicable aux faits au principal dans les affaires C‑77/17 et C‑78/17, dispose à son article 48/3, paragraphe 1, que « [l]e statut de réfugié est accordé à l’étranger qui satisfait aux conditions prévues par l’article 1er de la [convention de Genève] ».
19. L’article 48/4, paragraphe 1, de cette loi énonce les conditions dans lesquelles est accordé le statut de protection subsidiaire.
20. Selon l’article 52/4, deuxième alinéa, de ladite loi, « [l]e Commissaire général aux réfugiés et aux apatrides [ci-après le “CGRA”] peut refuser de reconnaître le statut de réfugié si l’étranger constitue un danger pour la société, ayant été condamné définitivement pour une infraction particulièrement grave, ou lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme un danger pour la sécurité nationale. Dans ce cas le [CGRA] émet un avis quant à la compatibilité d’une mesure d’éloignement avec les articles 48/3 et 48/4. »
21. L’article 55/3/1 de la même loi prévoit :
« § 1er. Le [CGRA] peut retirer le statut de réfugié lorsque l’étranger constitue, ayant été définitivement condamné pour une infraction particulièrement grave, un danger pour la société ou lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le considérer comme un danger pour la sécurité nationale.
[…]
§ 3. Lorsqu’il retire le statut de réfugié en application du paragraphe 1er [...], le [CGRA] rend, dans le cadre de sa décision, un avis quant à la compatibilité d’une mesure d’éloignement avec les articles 48/3 et 48/4. »
22. Les motifs visés à l’article 55/3/1, paragraphe 1er, de la loi belge sur les étrangers impliquent également, en vertu de l’article 55/4, paragraphe 2, de cette loi, l’exclusion du statut de la protection subsidiaire.
2. Le droit tchèque
23. L’article 2, paragraphe 6, de la zákon č. 325/1999 Sb., o azylu (loi nº 325/1999 sur l’asile, ci-après la « loi tchèque sur l’asile »), dans sa version en vigueur à la date des faits pertinents dans l’affaire C‑391/16, définit le réfugié au sens de cette loi (azylant) comme « l’étranger auquel a été octroyé, en vertu de la présente loi, le droit d’asile, et ce pendant la durée de validité de la décision d’octroi du droit d’asile ».
24. En vertu de l’article 12, sous b), de cette loi, le droit d’asile est accordé à un étranger s’il est établi qu’il a des raisons légitimes de craindre des persécutions en raison de l’un des motifs énoncés à l’article 1er, section A, paragraphe 2, de la convention de Genève.
25. Aux termes de l’article 17, paragraphe 1, sous i), de ladite loi, le droit d’asile est révoqué « s’il existe des motifs légitimes de considérer que le réfugié représente un risque pour la sécurité de l’État ». L’article 17, paragraphe 1, sous j), de cette même loi prévoit que le droit d’asile est révoqué « si le réfugié a été définitivement condamné pour un crime particulièrement grave et représente donc un danger pour la sécurité de l’État ». Ces mêmes motifs entraînent, conformément à l’article 15a de la loi tchèque sur l’asile, l’impossibilité d’octroyer la protection subsidiaire.
26. Selon les indications du Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême), un azylant bénéficie d’avantages qualitativement plus élevés que le « simple » réfugié qui répond aux conditions énoncées à l’article 1er, section A, de la convention de Genève. Un réfugié dont le statut est révoqué cesse d’être un azylant et, partant, de bénéficier de ces avantages.
III. Les litiges au principal, les questions préjudicielles et la procédure devant la Cour
A. L’affaire C‑77/17
27. X a déclaré être un ressortissant ivoirien d’appartenance ethnique bété. Il est arrivé en Belgique, en juillet 2003, à l’âge de 12 ans. X accompagnait alors son père qui était, à cette époque, proche de l’ancien président Laurent Gbagbo et diplomate au sein de l’ambassade de la Côte d’Ivoire à Bruxelles.
28. En 2010, X a été condamné par le Tribunal de première instance de Bruxelles (Belgique) à une peine d’emprisonnement de trente mois pour coups et blessures volontaires, possession d’une arme blanche sans motif légitime, et possession d’une arme prohibée. En 2011, la Cour d’appel de Bruxelles (Belgique) l’a condamné à une peine d’emprisonnement de quatre ans pour un viol sur mineure de plus de 14 ans et de moins de 16 ans.
29. En 2013, X a introduit une première demande d’asile à laquelle il a ultérieurement renoncé. En 2015, il a introduit une seconde demande d’asile à l’appui de laquelle il a fait valoir des craintes de persécutions liées au fait que son père et les membres de sa famille étaient fortement liés à l’ancien régime ivoirien et à l’ancien président Laurent Gbagbo.
30. Par décision du 19 août 2016, le CGRA a refusé de lui reconnaître le statut de réfugié, en vertu de l’article 52/4, deuxième alinéa, de la loi belge sur les étrangers. Le CGRA a estimé qu’eu égard à la nature particulièrement grave des infractions qu’il avait commises et à leur répétition, X constituait un danger pour la société au sens de cette disposition. Pour ces mêmes raisons, il a exclu X de la protection subsidiaire en vertu de l’article 55/4, paragraphe 2, de cette loi. En outre, le CGRA a émis un avis au titre de l’article 52/4 de ladite loi selon lequel, eu égard à ses craintes de persécutions, X ne pouvait pas être refoulé vers la Côte d’Ivoire, dès lors qu’une telle mesure serait incompatible avec les articles 48/3 et 48/4 de la même loi.
31. X a introduit un recours contre cette décision devant la juridiction de renvoi. Cette juridiction relève que l’article 52/4, deuxième alinéa, de la loi belge sur les étrangers transpose en droit belge l’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95. Elle s’interroge sur la validité de ces dispositions au regard de l’article 18 de la Charte et de l’article 78, paragraphe 1, TFUE.
32. Ladite juridiction souligne essentiellement que l’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95 prévoit, en tant que motif de refus d’octroi du statut de réfugié, la menace pour la sécurité ou la société d’un État membre. Or, ce motif n’est prévu ni parmi les causes d’exclusion limitativement énumérées à l’article 1er, section F, de la convention de Genève, ni par aucune autre disposition de cette convention. L’article 14, paragraphe 5, de cette directive érigerait, en tant que motifs de refus, les situations visées aux articles 32 et 33 de cette convention, alors que ces articles régissent non pas la détermination du statut de réfugié, mais bien l’expulsion des réfugiés. Se poserait, dès lors, la question de savoir si l’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95 ne crée pas, en méconnaissance de la convention de Genève, une nouvelle forme d’exclusion du statut de réfugié non prévue par cette convention.
33. La juridiction de renvoi fait remarquer que le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR ou UNHCR) a émis un avis particulièrement critique à l’égard de l’article 14, paragraphes 4 à 6, de la directive 2004/83 (7) (à laquelle a succédé la directive 2011/95). Le passage pertinent de cet avis est ainsi libellé (8):
« L’article [14, paragraphe 4] de la directive [2004/83] encourt le risque d’introduire des modifications substantielles aux clauses d’exclusion de la [convention de Genève], en ajoutant la disposition de l’article [33, paragraphe 2] de [cette convention] (exceptions au principe du non‑refoulement) comme base d’exclusion du statut de réfugié. En vertu de [ladite convention], les clauses d’exclusion et l’exception au principe du non-refoulement ont des objectifs différents. La logique de l’article 1er, [section] F qui énumère de manière exhaustive les motifs d’exclusion basés sur le comportement du demandeur est double. Premièrement, certains actes sont tellement graves qu’ils rendent leurs auteurs indignes de la protection internationale. Deuxièmement, le cadre de l’asile ne doit pas entraver les poursuites judiciaires à l’encontre des grands criminels. Par contraste, l’article [33, paragraphe 2] concerne le traitement des réfugiés et définit les circonstances dans lesquelles ils pourraient néanmoins être refoulés. Il vise la protection de la sécurité du pays d’accueil ou de la communauté dudit pays. La disposition repose sur l’appréciation de la question de savoir si le réfugié en question représente un danger pour la sécurité nationale du pays ou si, ayant fait l’objet d’une condamnation définitive pour un crime ou délit particulièrement grave, il constitue une menace pour la communauté. L’article [33, paragraphe 2] n’a cependant pas été conçu comme un motif pour mettre fin au statut de réfugié [...]. Assimiler les exceptions au principe du non-refoulement permises en vertu de l’article [33, paragraphe 2] aux clauses d’exclusion de l’article 1er, [section] F serait donc incompatible avec la [convention de Genève]. En outre, cela pourrait conduire à une interprétation erronée de ces deux dispositions de [cette convention].
L’expression “statut octroyé à un réfugié” est donc entendue comme se référant à l’asile (“statut”) octroyé par l’État plutôt qu’au statut de réfugié au sens de l’article 1er, [section A, paragraphe 2] de la [convention de Genève] [...]. Par conséquent, les États sont néanmoins obligés d’accorder les droits de [cette convention] qui n’exigent pas un séjour régulier et qui ne prévoient pas d’exception tant que le réfugié demeure sous la juridiction de l’État concerné. »
34. Dans ces conditions, le Conseil du contentieux des étrangers a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Faut-il interpréter l’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95 comme créant une nouvelle clause d’exclusion au statut de réfugié prévu à l’article 13 de la même directive et, par conséquent, à l’article 1er, [section] A, de la convention de Genève ?
2) Dans l’hypothèse où il a été répondu de manière affirmative à la [première question], l’article 14, paragraphe 5, ainsi interprété est-il compatible avec l’article 18 de la [Charte] et l’article 78, paragraphe 1, TFUE, lesquels prévoient, notamment, la conformité du droit dérivé [de l’Union] à la convention de Genève, dont la clause d’exclusion, prévue à l’article 1er, [section] F, est formulée de façon exhaustive et est d’interprétation stricte ?
3) Dans l’hypothèse où il a été répondu de manière négative à la [première question], faut-il interpréter l’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95 comme instaurant un motif de refus du statut de réfugié qui n’est pas prévu dans la convention de Genève, dont le respect est imposé par les articles 18 de la [Charte] et 78, paragraphe 1, TFUE ?
4) Dans l’hypothèse où il a été répondu de manière affirmative à la [troisième question], l’article 14, paragraphe 5, de la directive [2011/95] est-il compatible avec l’article 18 de la [Charte] et l’article 78, paragraphe 1, TFUE, lesquels prévoient, notamment, la conformité du droit dérivé [de l’Union] à la convention de Genève, puisqu’il instaure un motif de refus du statut de réfugié sans aucun examen de la crainte de persécution tel que l’exige l’article 1er, [section] A, de la convention de Genève ?
5) Dans l’hypothèse où il a été répondu de manière négative aux [première et troisième questions], comment interpréter l’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95 de manière conforme à l’article 18 de la [Charte] et à l’article 78, paragraphe 1, TFUE, lesquels prévoient, notamment, la conformité du droit dérivé [de l’Union] à la convention de Genève ? »
B. L’affaire C‑78/17
35. Aux termes des déclarations de X, ce dernier est un ressortissant de la République démocratique du Congo dont la date de naissance se situe entre les années 1986 et 1990. En 1997, il a été enlevé à sa mère, emmené au camp militaire de Kokolo (Congo) et, ensuite, formé à Goma (Congo) où il a été drogué, maltraité et envoyé participer à des opérations militaires. En 2000, X a rejoint son père en Belgique où il a introduit en 2006 une demande d’asile. Par décision du 21 février 2007, le CGRA lui a reconnu la qualité de réfugié.
36. En 2010, X a été condamné par la Cour d’assises de Bruxelles (Belgique) à une peine d’emprisonnement de vingt-cinq ans pour des faits de vol au cours desquels un homicide a été perpétré volontairement. X avait, en outre, commis plusieurs délits de vols et d’agressions en Belgique avant la reconnaissance de sa qualité de réfugié.
37. Par décision du 4 mai 2016, le CGRA lui a retiré le statut de réfugié, en application de l’article 55/3/1 de la loi belge sur les étrangers. Le CGRA a considéré qu’eu égard à la nature particulièrement grave des infractions constatées par la Cour d’assises de Bruxelles ainsi qu’à son parcours de délinquant, X constituait un danger pour la société au sens de cette disposition – laquelle transpose l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95. En outre, le CGRA a émis un avis selon lequel l’éloignement de X serait compatible avec les articles 48/3 et 48/4 de cette loi dans la mesure où les craintes de persécution au motif de sa désertion de l’armée congolaise, qu’il avait exposées en 2007, ne seraient plus d’actualité.
38. X a introduit un recours contre cette décision devant la juridiction de renvoi. Pour les mêmes motifs que ceux avancés dans l’affaire C‑77/17, cette juridiction s’interroge sur la validité de l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95 au regard de l’article 18 de la Charte et de l’article 78, paragraphe 1, TFUE.
39. Dans ces conditions, le Conseil du contentieux des étrangers a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Faut-il interpréter l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95 comme créant une nouvelle clause d’exclusion au statut de réfugié prévu à l’article 13 de la même directive et, par conséquent, à l’article 1er, [section] A, de la convention de Genève ?
2) Dans l’hypothèse où il a été répondu de manière affirmative à la [première question], l’article 14, paragraphe 4, ainsi interprété est-il compatible avec l’article 18 de la [Charte] et l’article 78, paragraphe 1, TFUE, lesquels prévoient, notamment, la conformité du droit dérivé [de l’Union] à la convention de Genève, dont la clause d’exclusion, prévue à l’article 1er, [section] F, est formulée de façon exhaustive et est d’interprétation stricte ?
3) Dans l’hypothèse où il a été répondu de manière négative à la [première question], faut-il interpréter l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95 comme instaurant un motif de retrait du statut de réfugié qui n’est pas prévu dans la convention de Genève, dont le respect est imposé par les articles 18 de la [Charte] et 78, paragraphe 1, TFUE ?
4) Dans l’hypothèse où il a été répondu de manière affirmative à la [troisième question], l’article 14, paragraphe 4, de la directive [2011/95] est-il compatible avec l’article 18 de la [Charte] et l’article 78, paragraphe 1, TFUE, lesquels prévoient, notamment, la conformité du droit dérivé [de l’Union] à la convention de Genève, puisqu’il instaure un motif de retrait du statut de réfugié qui non seulement n’est pas prévu par la convention de Genève, mais en outre n’y trouve aucun fondement ?
5) Dans l’hypothèse où il a été répondu de manière négative aux [première et troisième questions], comment interpréter l’article 14, paragraphe 4, de la directive [2011/95] de manière conforme à l’article 18 de la [Charte] et à l’article 78, paragraphe 1, TFUE, lesquels prévoient, notamment, la conformité du droit dérivé [de l’Union] à la convention de Genève ? »
C. L’affaire C‑391/16
40. Selon les déclarations de M, il est né à Grozny en Tchétchénie et a combattu aux côtés de l’ancien président tchétchène au cours de la première guerre de Tchétchénie. Après cette guerre, il a quitté l’armée et n’a plus combattu au cours de la deuxième guerre de Tchétchénie. M a déclaré craindre tant les Russes que les partisans de Ramzan Kadyrov, ces derniers ayant tenté de le tuer et l’ayant placé dans un « camp de filtration » où il aurait été mutilé et battu. De nombreux membres de sa famille ont été tués.
41. Ayant considéré que ces craintes étaient fondées, le Ministerstvo vnitra (ministère de l’Intérieur, République tchèque) a, par décision du 21 avril 2006, octroyé le droit d’asile à M.
42. En 2004, M avait été reconnu coupable de vol aggravé et condamné à une peine privative de liberté de trois ans par un arrêt du Městský soud v Brně (tribunal municipal de Brno, République tchèque). Après avoir été libéré sous conditions, M a commis des infractions de vol aggravé et d’extorsion, considérées comme constitutives d’une récidive particulièrement dangereuse. En 2007, cette juridiction l’a condamné pour ce motif à une peine privative de liberté de neuf ans, devant être exécutée dans un centre de détention de haute sécurité.
43. Eu égard à ces circonstances, le ministère de l’Intérieur a, par décision du 29 avril 2014, constaté que M avait été définitivement condamné pour un crime particulièrement grave et représentait un danger pour la sécurité de l’État et de ses citoyens. Sur ce fondement, cette autorité a, en application de l’article 17, paragraphe 1, sous j), de la loi tchèque sur l’asile, révoqué le droit d’asile de M et a, au titre de l’article 15a de cette loi, considéré qu’il ne pouvait pas bénéficier de la protection subsidiaire.
44. M a introduit un recours contre cette décision auprès du Městský soud v Praze (cour municipale de Prague, République tchèque). Dans sa requête, M a fait valoir, en particulier, que l’article 17, paragraphe 1, sous i) et j), de la loi tchèque sur l’asile – lequel constitue la transposition de l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95 – violerait les engagements internationaux de la République tchèque. Il en irait ainsi dans la mesure où cette disposition introduirait des motifs de révocation de la protection internationale qui ne sont pas prévus dans la liste exhaustive de ces motifs figurant à l’article 1er, section C, de la convention de Genève. Or, l’article 42, paragraphe 1, de cette convention ne permet pas la formulation de réserves à cette disposition.
45. Ce recours ayant été rejeté, M s’est pourvu en cassation devant la juridiction de renvoi.
46. Dans ce contexte, cette juridiction s’interroge, notamment, sur la conformité des paragraphes 4 et 6 de l’article 14 de la directive 2011/95 à la convention de Genève, étant entendu que la méconnaissance de cette convention entraînerait l’invalidité de ces dispositions au regard de l’article 18 de la Charte, de l’article 78, paragraphe 1, TFUE ainsi que des principes généraux du droit de l’Union consacrés à l’article 6, paragraphe 3, TUE.
47. En particulier, le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême) fait référence à un document dans lequel le HCR a commenté la proposition de la Commission européenne ayant conduit à l’adoption de la directive 2011/95 (9). Le HCR y a, notamment, réitéré les doutes qu’il avait exprimés sur la conformité de l’article 14, paragraphes 4 à 6, de la directive 2004/83 à l’article 1er, section F, de la convention de Genève (10). La juridiction de renvoi souligne que ces doutes sont partagés par le Conseil européen sur les réfugiés et les exilés (ECRE) (11), par l’Association internationale des juges en matière d’asile (12), ainsi que par la médiatrice de la République tchèque.
48. Cependant, cette juridiction observe que la validité de l’article 14, paragraphes 4 et 6, de la directive 2011/95 fait également l’objet d’avis contraires. Ces avis se fondent sur la considération que cette directive a pour objectif de garantir des normes de protection plus élevées en ce qui concerne les motifs d’octroi de la protection internationale et le contenu de cette protection, afin de garantir l’application intégrale et globale de la convention de Genève ainsi que le respect des droits fondamentaux consacrés par la Charte et la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950 (ci-après la « CEDH »). L’article 14, paragraphes 4 et 6, de la directive 2011/95 conférerait aux personnes relevant de son champ d’application une protection plus élevée que celle découlant de la convention de Genève. Ces personnes pourraient, en application de l’article 33, paragraphe 2, de cette convention, être refoulées vers un pays où elles risqueraient d’être persécutées. Après avoir quitté le pays d’asile, elles ne bénéficieraient plus des avantages découlant de ladite convention. En revanche, l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95, lu en combinaison avec le paragraphe 6 de cet article, ne permettrait pas de refouler les personnes concernées ni de les priver du niveau minimal de droits que prévoit la convention de Genève.
49. Dans ce contexte, le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême) a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour la question préjudicielle suivante :
« Les dispositions de l’article 14, paragraphes 4 et 6, de la directive [2011/95] sont-elles invalides en raison de leur contrariété avec l’article 18 de la [Charte], l’article 78, paragraphe 1, [TFUE] et avec les principes généraux du droit de l’Union au sens de l’article 6, paragraphe 3, [TUE] ? »
D. La procédure devant la Cour
50. Par décision du 17 mars 2017, le président de la Cour a ordonné la jonction des affaires C‑77/17 et C‑78/17 aux fins de la procédure écrite et orale ainsi que de l’arrêt.
51. Dans ces affaires, les requérants au principal, les gouvernements belge, tchèque, allemand, français, hongrois et du Royaume-Uni ainsi que le Parlement européen, le Conseil de l’Union européenne et la Commission ont déposé des observations écrites devant la Cour.
52. Dans l’affaire C‑391/16, les gouvernements tchèque, belge, français, néerlandais et du Royaume-Uni ainsi que le Parlement, le Conseil et la Commission ont déposé des observations écrites devant la Cour.
53. Par décision du président de la Cour du 17 janvier 2018, les affaires C‑77/17, C‑78/17 et C‑391/16 ont été jointes aux fins de la procédure orale et de l’arrêt.
54. X (dans l’affaire C‑77/17), X (dans l’affaire C‑78/17), M, les gouvernements belge, tchèque et du Royaume-Uni, ainsi que le Parlement, le Conseil et la Commission ont participé à l’audience de plaidoiries du 6 mars 2018.
IV. Analyse
A. Considérations liminaires
55. Les facultés de révocation et de refus d’octroi du statut de réfugié prévues aux paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 peuvent être exercées lorsqu’il existe des motifs raisonnables de considérer qu’un réfugié menace la sécurité de l’État membre où il se trouve ou lorsque celui-ci, ayant été condamné en dernier ressort pour un crime particulièrement grave, constitue une menace pour la société de cet État membre.
56. Ces circonstances correspondent à celles dans lesquelles s’applique l’exception au principe de non-refoulement énoncée à l’article 21, paragraphe 2, de la directive 2011/95 (13), dont le libellé reprend, en substance, celui de l’article 33, paragraphe 2, de la convention de Genève (14). En vertu de ces dispositions, les États membres peuvent, lorsque de telles circonstances se présentent, déroger au principe selon lequel un réfugié ne peut pas être éloigné vers des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques.
57. Toutefois, tel que le précise l’article 21, paragraphe 2, de cette directive, les États membres ne sont autorisés à mettre en œuvre cette possibilité que « [l]orsque cela ne leur est pas interdit en vertu [de leurs] obligations internationales ». Or, les développements intervenus dans le domaine de la protection des droits de l’homme depuis l’adoption de la convention de Genève impliquent que les obligations des États membres au titre du droit de l’Union et du droit international neutralisent désormais largement l’exception au principe de non-refoulement.
58. À cet égard, l’article 19, paragraphe 2, de la Charte prévoit que « [n]ul ne peut être éloigné, expulsé ou extradé vers un État où il existe un risque sérieux qu’il soit soumis à la peine de mort, à la torture ou à d’autres peines ou traitements inhumains ou dégradants ». Cette disposition – de même que l’article 4 de la Charte qui interdit la torture ainsi que l’infliction de telles peines ou de tels traitements (15) – n’admet aucune dérogation.
59. En effet, ainsi qu’il ressort des explications relatives à la Charte (16), l’article 19, paragraphe 2, de celle‑ci y a été inséré aux fins d’incorporer la jurisprudence développée par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « la Cour EDH ») concernant l’interdiction, de nature absolue, de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants consacrée à l’article 3 CEDH, auquel correspond l’article 4 de la Charte (17). Selon une jurisprudence constante de la Cour EDH, l’article 3 CEDH s’oppose, sans dérogation possible, à ce que les États contractants éloignent, expulsent ou extradent un étranger lorsqu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu’il encourra dans le pays de destination un risque réel de subir des traitements prohibés par cette disposition (18).
60. Cette même interdiction découle également des obligations internationales des États membres au titre du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (19) et de la convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (20), adoptés sous l’égide des Nations unies.
61. Il résulte de ce qui précède que, lorsque le refoulement d’un réfugié lui ferait courir un risque sérieux de subir la peine de mort ou des traitements prohibés par l’article 4 de la Charte, l’article 3 CEDH ainsi que les autres obligations internationales mentionnées au point précédent, la faculté de déroger au principe de non-refoulement prévue à l’article 33, paragraphe 2, de la convention de Genève et à l’article 21, paragraphe 2, de la directive 2011/95 ne représente plus qu’une possibilité théorique dans le chef des États membres, dont la mise en pratique est désormais interdite au nom de la protection des droits fondamentaux (21).
62. Comme l’ont mis en évidence les gouvernements tchèque, allemand, néerlandais et du Royaume-Uni, ainsi que le Parlement, le Conseil et la Commission, les paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 ont, précisément, vocation à régir la situation des réfugiés qui, bien que relevant de l’un des cas de figure couverts par l’exception au principe de non-refoulement, ne sont pas refoulés au motif, en particulier, que leur refoulement violerait les obligations pesant sur les États membres au titre de la Charte, de la CEDH et d’autres instruments de droit international. Les États membres sont alors, lorsqu’ils font usage des facultés prévues à ces dispositions, tenus, en vertu du paragraphe 6 du même article, de garantir à ces réfugiés la jouissance des droits consacrés par certaines dispositions de la convention de Genève.
B. Sur le statut de la convention de Genève dans le droit de l’Union
63. L’article 18 de la Charte prévoit que « [l]e droit d’asile est garanti dans le respect des règles de la convention de Genève ». Aux termes de l’article 78, paragraphe 1, TFUE, la politique commune en matière d’asile « doit être conforme à la [c]onvention de Genève ».
64. Ces dispositions du droit primaire, par lesquelles les auteurs des traités ont entendu obliger les institutions de l’Union, ainsi que les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, au plein respect de la convention de Genève, traduisent le statut spécifique de cette convention en droit de l’Union. Bien que l’Union ne soit pas, à la différence de ses États membres, liée par cette convention à l’égard des États tiers qui y sont parties (22), les institutions de l’Union doivent respecter celle-ci au titre du droit de l’Union (23).
65. Aussi les considérants 4, 23 et 24 de la directive 2011/95 indiquent-ils que la convention de Genève constitue la « pierre angulaire » du régime juridique international de protection des réfugiés et que les dispositions de cette directive ont été adoptées pour aider les autorités compétentes des États membres à appliquer cette convention en se fondant sur des notions et des critères communs. Le considérant 3 de ladite directive ajoute que, s’inspirant des conclusions du Conseil européen de Tampere, le législateur de l’Union a entendu faire en sorte que le régime d’asile européen, que la même directive contribue à définir, soit fondé sur l’application intégrale et globale de la convention de Genève. En outre, plusieurs dispositions de la directive 2011/95 renvoient à des dispositions de cette convention (24) ou en reprennent le contenu (25).
66. Dans ces conditions, la Cour a itérativement jugé que les dispositions de la directive 2011/95 devaient être interprétées à la lumière de l’économie générale et de la finalité de cette directive, dans le respect de la convention de Genève et des autres traités pertinents visés à l’article 78, paragraphe 1, TFUE. Cette interprétation doit également se faire, ainsi qu’il ressort du considérant 16 de ladite directive, dans le respect des droits fondamentaux reconnus par la Charte (26).
67. Par ailleurs, selon une jurisprudence constante, un acte de l’Union doit être interprété, dans la mesure du possible, d’une manière qui ne remet pas en cause sa validité et en conformité avec l’ensemble du droit primaire (27). Il découle de ce principe d’interprétation, appliqué en combinaison avec celui exposé au point précédent, que les dispositions de la directive 2011/95 doivent, autant que possible, être lues de façon à ce qu’elles respectent la convention de Genève et soient, en conséquence, conformes à l’article 18 de la Charte et à l’article 78, paragraphe 1, TFUE. C’est uniquement dans l’hypothèse où une telle interprétation conforme serait impossible que la Cour pourrait constater l’invalidité d’une disposition de cette directive au regard de ces dispositions du droit primaire.
68. Lorsque la Cour est appelée à interpréter une disposition de droit dérivé ou à en examiner la validité au regard de l’article 18 de la Charte et de l’article 78, paragraphe 1, TFUE, il lui incombe, ainsi que l’a souligné le Parlement lors de l’audience, de vérifier si cette disposition de droit dérivé offre aux réfugiés un niveau de protection au moins équivalent à celui que leur réserve la convention de Genève.
69. Dans ce contexte, la Cour est inévitablement amenée, dans l’exercice de ses fonctions au titre de l’article 267 TFUE, à déterminer au préalable le contenu des exigences qu’implique le respect de cette convention. Une telle détermination peut requérir qu’elle se livre à des appréciations qui vont au-delà du simple exposé du libellé des dispositions de la convention de Genève et aboutissent donc à l’interpréter de façon incidente. Cette conclusion ne remet aucunement en cause l’absence de compétence de la Cour pour interpréter directement cette convention (28).
70. C’est dans cette optique que la Cour a été amenée, dans les arrêts Bolbol (29) et Abed El Karem El Kott e.a. (30), à interpréter l’article 1er, section D, de la convention de Genève – auquel renvoie expressément l’article 12, paragraphe 1, sous a), de la directive 2011/95 – aux fins d’interpréter cette disposition de droit dérivé au titre de l’article 267 TFUE. Eu égard à ce renvoi, la Cour ne pouvait, en effet, s’acquitter de cette tâche sans déterminer au préalable les exigences découlant de l’article 1er, section D, de cette convention.
71. Cette même logique implique, me semble-t-il, que, toutes les fois que l’exercice de la compétence de la Cour pour statuer à titre préjudiciel sur l’interprétation ou la validité d’une disposition de droit dérivé implique que soit précisé ce que la convention de Genève requiert ou ne requiert pas, la Cour puisse au besoin interpréter cette convention aux fins d’apporter de telles précisions (31).
72. Dans cette perspective, l’examen des questions déférées par les juridictions de renvoi comportera, dans les limites du nécessaire, de telles interprétations de la convention de Genève (32). Celles-ci seront effectuées, conformément aux principes énoncés à l’article 31 de la convention de Vienne sur le droit des traités (33), de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes de la convention de Genève dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Les notes interprétatives du HCR recevront, à cet effet, une attention spéciale. Bien que celles-ci ne soient pas contraignantes pour les États contractants, elles constituent des éléments d’interprétation investis d’une « force de persuasion » particulière (34).
73. En l’occurrence, j’estime, pour les raisons exposées ci-après, que les paragraphes 4 à 6 de l’article 14 de la directive 2011/95 se prêtent à une interprétation qui permet de conclure à leur conformité à l’article 18 de la Charte et à l’article 78, paragraphe 1, TFUE.
C. Interprétation de l’article 14, paragraphes 4 et 5, de la directive 2011/95
1. Sur la distinction entre la révocation ou le refus d’octroi du statut de réfugié et la cessation ou l’exclusion de la qualité de réfugié
74. Par les premières et deuxièmes questions posées dans les affaires C‑77/17 et C‑78/17 et par la question déférée dans l’affaire C‑391/16, le Conseil du contentieux des étrangers et le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême) cherchent essentiellement à savoir si les paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 violent l’article 18 de la Charte et l’article 78, paragraphe 1, TFUE (35), au motif qu’ils instaureraient des causes de cessation et d’exclusion non prévues à l’article 1er, sections C et F, de la convention de Genève – dont le contenu est repris aux articles 11 et 12 de cette directive. Ainsi qu’il ressort des décisions de renvoi, les doutes que nourrissent ces juridictions à ce sujet sont essentiellement motivés par les inquiétudes exprimées par le HCR concernant la compatibilité de ces dispositions avec la convention de Genève (36).
75. Je propose d’apporter une réponse négative à ces questions, dans la mesure où l’application par un État membre des paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 n’a pas, contrairement à l’application d’une cause de cessation ou d’exclusion, pour conséquence de priver l’individu concerné de la qualité de réfugié. L’enjeu de cette distinction réside dans le fait que le maintien de cette qualité implique que cet individu a droit non seulement à la protection du HCR (37) et de tout autre État partie à la convention de Genève s’il quitte cet État membre, mais également, aussi longtemps qu’il reste dans ledit État membre, à la jouissance des droits que cette convention garantit à tout réfugié indépendamment de la régularité de son séjour (j’y reviendrai) (38).
76. En ce qui concerne le paragraphe 4 de l’article 14 de la directive 2011/95, cette conclusion résulte de son libellé même. Ainsi que l’a soutenu le gouvernement allemand, l’emploi des termes « statut octroyé à un réfugié » (souligné par mes soins) indique, en effet, que l’application de cette disposition ne porte pas atteinte à la qualité de réfugié de l’intéressé. Par ailleurs, si la version en langue française du paragraphe 5 de cet article utilise l’expression « statut de réfugié », la plupart des autres versions linguistiques ont recours à une formulation correspondant aux termes « ne pas octroyer de statut à un réfugié » (39).
77. Conformément à une jurisprudence constante, en cas de disparité entre les diverses versions linguistiques d’un texte du droit de l’Union, la disposition en cause doit être interprétée en fonction de l’économie générale et de la finalité de la réglementation dont elle fait partie (40). En l’espèce, une lecture systématique et téléologique des paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 me conduit à considérer que l’application de ces dispositions n’équivaut pas à la cessation ou à l’exclusion de la qualité de réfugié.
78. En premier lieu, il ressort de l’économie générale de cette directive que les conditions pour revêtir la qualité de réfugié, d’une part, et l’octroi ou le retrait du statut de réfugié, d’autre part, constituent deux concepts distincts.
79. Ainsi que le souligne le considérant 21 de la directive 2011/95, la qualité de réfugié découle du seul fait qu’une personne remplit les conditions pour être considérée comme un réfugié, indépendamment de toute reconnaissance par un État membre. Ces conditions font l’objet du chapitre III de cette directive, intitulé « Conditions pour être considéré comme réfugié ». Elles correspondent à celles énoncées à l’article 1er de la convention de Genève.
80. Ce chapitre III comprend les articles 11 et 12 de la directive 2011/95, relatifs à la cessation et à l’exclusion, dont le contenu reprend celui de l’article 1er, sections C et F, de la convention de Genève. Ces dispositions énoncent les hypothèses dans lesquelles un ressortissant de pays tiers ou un apatride est privé de la qualité de réfugié et, partant, est exclu du champ d’application de la protection internationale au titre de cette directive et de cette convention (41).
81. Ces hypothèses ne couvrent pas les situations, telles que celles en cause dans les affaires au principal, dans lesquelles un réfugié constitue une menace pour la société du pays de refuge du fait qu’il a commis un crime particulièrement grave de droit commun dans ce pays (42). Les causes d’exclusion ont, en effet, été instituées dans le but non pas de protéger la sécurité ou la société du pays de refuge contre le danger actuel que pourrait représenter un réfugié, mais bien dans celui de préserver l’intégrité du système de protection internationale des réfugiés et d’éviter que le bénéfice de cette protection ne permette aux auteurs de certains crimes graves d’échapper à leur responsabilité pénale (43).
82. Ces situations relèvent, en revanche, du champ d’application de l’exception au principe de non-refoulement ainsi que de l’article 14, paragraphes 4 et 5, de la directive 2011/95. Cette disposition figure sous un chapitre distinct, à savoir le chapitre IV de celle-ci, intitulé « Statut de réfugié ».
83. La distinction entre la qualité de réfugié et le statut octroyé à un réfugié est encore davantage mise en évidence aux paragraphes 1 et 3 de l’article 14 de la directive 2011/95. Ces dispositions prévoient l’obligation de révoquer le statut de réfugié octroyé à des personnes qui n’ont pas ou plus la qualité de réfugié, notamment en présence d’une des causes de cessation énoncées à l’article 11 de cette directive ou lorsqu’elles sont ou auraient dû être exclues au titre de l’article 12 de ladite directive. La cessation ou l’exclusion de la qualité de réfugié et la révocation consécutive du statut de réfugié ne sauraient donc être ramenées à un seul et même concept.
84. En second lieu, la réalisation des objectifs de l’article 14, paragraphes 4 et 5, de la directive 2011/95 suppose également qu’aussi longtemps qu’une personne remplit les conditions pour être considérée comme un réfugié, elle continue d’en revêtir la qualité, sans que cette qualité soit affectée par la révocation du statut qui lui a été octroyé ou par le refus d’un tel octroi.
85. En effet, les causes de cessation et d’exclusion de la qualité de réfugié sont énumérées de façon exhaustive à l’article 1er, sections C à F, de la convention de Genève (44) – dispositions au sujet desquelles les États contractants ne sont pas autorisés à émettre des réserves en vertu de l’article 42, paragraphe 1, de cette convention. Par conséquent, l’institution dans la directive 2011/95 de causes de cessation ou d’exclusion additionnelles aurait compromis l’objectif de cette directive qui consiste à assurer l’application intégrale de ladite convention.
86. Il est, à ce propos, emblématique que l’article 17 de la directive 2011/95 permet d’« exclure » un ressortissant d’un pays tiers ou un apatride du bénéfice de la protection subsidiaire pour les mêmes motifs que ceux énoncés à l’article 14, paragraphes 4 et 5, de cette directive. La protection subsidiaire ne relevant pas du champ d’application de la convention de Genève, le législateur de l’Union était, en effet, libre d’en déterminer le cercle des bénéficiaires selon des critères autonomes. Il a, en revanche, opté pour une autre approche s’agissant des réfugiés en vue d’assurer la compatibilité de ladite directive avec cette convention (45).
87. Si les considérations qui précèdent font ressortir que les paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 ne sont pas assimilables à des causes de cessation ou d’exclusion de la qualité de réfugié, elles n’en mettent pas pleinement en lumière la portée et les effets réels. Cette problématique fait, en substance, l’objet des troisième à cinquième questions posées dans les affaires C‑77/17 et C‑78/17.
2. Sur la portée et les effets réels de l’article 14, paragraphes 4 et 5, de la directive 2011/95
88. Par ses troisièmes, quatrièmes et cinquièmes questions, le Conseil du contentieux des étrangers demande si, dans l’hypothèse où la Cour apporterait aux premières questions dans les affaires C‑77/17 et C‑78/17 la réponse que j’ai préconisée ci‑avant, les paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 devraient alors être interprétés comme instituant des motifs de retrait et de refus du statut de réfugié qui ne sont pas prévus par la convention de Genève et sont de ce fait invalides (troisièmes et quatrièmes questions), ou si ces dispositions devraient faire l’objet d’une autre interprétation qui permettrait d’en assurer la conformité au droit primaire de l’Union (cinquièmes questions). L’examen de ces questions est également nécessaire aux fins de statuer sur la question posée par le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême).
89. En vue de répondre auxdites questions, il me semble nécessaire d’examiner plus avant la signification qu’il convient d’attribuer aux termes « statut octroyé à un réfugié » et « statut de réfugié » figurant respectivement aux paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 (46). Si le « statut » pouvant être révoqué ou refusé en application de ces dispositions n’équivaut pas à la qualité de réfugié, quelle en est la véritable signification ?
90. L’article 2, sous e), de la directive 2011/95, auquel ne correspond aucune disposition de la convention de Genève, définit le « statut de réfugié » comme « la reconnaissance, par un État membre, de la qualité de réfugié [...] ». Lus à la lumière du considérant 21 de cette directive, ces termes semblent désigner l’acte, de nature déclarative, par lequel un État membre reconnaît la qualité de réfugié d’un demandeur d’asile, étant entendu que cet acte intervient à l’issue d’une procédure visant à vérifier si ce demandeur remplit les conditions pour être qualifié de réfugié (47).
91. Ledit acte implique, en principe, l’octroi de l’ensemble des droits mentionnés au chapitre VII de la directive 2011/95 (sous réserve des limitations y prévues (48)). En effet, ainsi que la Commission l’a mis en exergue lors de l’audience, la qualité de réfugié et l’octroi de ces droits vont nécessairement de pair en dehors du contexte de l’application de l’article 14, paragraphes 4 et 5, de cette directive. Les États membres sont, en vertu de l’article 20, paragraphe 2, de ladite directive, tenus d’accorder aux réfugiés reconnus l’ensemble de ces droits, tandis qu’une personne dont la qualité de réfugié n’est pas (encore) reconnue n’en jouit pas (49). De même, l’application à une personne précédemment reconnue comme étant un réfugié d’une des causes de cessation ou d’exclusion énoncées aux articles 11 et 12 de la directive 2011/95 entraîne, en vertu de l’article 14, paragraphes 1 et 3, de cette directive, à la fois la caducité ou la nullité de cette reconnaissance et la perte des droits qui en découlaient.
92. Ce lien intrinsèque entre la reconnaissance de la qualité de réfugié et l’octroi de ces droits pourrait expliquer la raison pour laquelle la définition du « statut de réfugié », figurant à l’article 2, sous e), de cette directive, ne fait référence qu’à la reconnaissance de la qualité de réfugié, sans mentionner l’octroi consécutif des droits qui s’y attachent.
93. En revanche, les paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 introduisent une déconnexion entre la qualité de réfugié et l’octroi de ces droits. Tout en conservant la qualité de réfugié, les personnes auxquelles sont appliquées ces dispositions ne bénéficient pas ou plus des droits énoncés au chapitre VII de cette directive.
94. C’est à la lumière de ces considérations que doivent être interprétés les termes « statut octroyé à un réfugié » et « statut de réfugié », utilisés respectivement aux paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95. Selon moi, ces termes revêtent, dans ce contexte, une signification plus restreinte que celle qui découle de l’article 2, sous e), de cette directive (50). Ils désignent uniquement l’octroi des droits énoncés au chapitre VII de ladite directive (51), sans toutefois porter atteinte à la reconnaissance de la qualité de réfugié des personnes concernées.
95. Cette interprétation est, à mon sens, la seule qui permette de préserver la cohérence interne de cette directive ainsi que l’effet utile de ses dispositions.
96. En premier lieu, l’interprétation selon laquelle l’expression « statut de réfugié » engloberait la reconnaissance même de la qualité de réfugié me paraît être incompatible avec le libellé et l’économie de l’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95. J’observe, à cet égard, que cette disposition s’applique aux réfugiés auxquels aucun statut n’a encore été octroyé. Cela étant, elle vise bien les « réfugiés », tels que définis à l’article 2, sous d), de cette directive, et non les « demandeurs » au sens de l’article 2, sous i), de ladite directive. Aussi l’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95 s’applique-t-il aux personnes dont la qualité de réfugié a été vérifiée et reconnue en conséquence par l’État membre de refuge.
97. Il en découle que, comme l’ont souligné les gouvernements belge et français, cette disposition ne saurait être interprétée comme permettant aux États membres de refuser d’examiner une demande d’asile qui leur est présentée, dans le respect des garanties procédurales prévues par la directive 2013/32, et de reconnaître, le cas échéant, la qualité de réfugié du demandeur. J’ajoute, à ce propos, que l’article 11, paragraphe 1, de cette directive prévoit que toute décision sur la demande d’asile est communiquée par écrit à l’intéressé. Ainsi que la Commission l’a fait valoir lors de l’audience, la personne dont le statut est révoqué doit pouvoir être en mesure de prouver sa situation spécifique en cas de contrôle administratif, ce qui implique la délivrance d’un document attestant de sa qualité de réfugié (52).
98. En deuxième lieu, l’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95 s’applique par définition aux réfugiés dont la qualité a déjà fait l’objet d’une reconnaissance. L’application de cette disposition n’entraîne pas, comme je l’ai expliqué ci-avant, la perte de cette qualité. Dans ces conditions, serait dépourvue de toute logique l’interprétation selon laquelle le « statut octroyé à un réfugié » au sens de ladite disposition désignerait à la fois la reconnaissance de la qualité de réfugié et l’octroi des droits qui en découlent. En effet, à l’instar du requérant au principal dans l’affaire C‑77/17, je perçois mal le sens qu’il y aurait à révoquer cette reconnaissance tout en ne remettant pas en cause son objet – à savoir la qualité de réfugié de la personne concernée (53).
99. Sur cette même ligne, le HCR a précisé que les motifs permettant d’invalider une décision de reconnaissance du statut de réfugié au sens de la convention de Genève n’incluent pas les motifs impliquant la perte de la protection contre le refoulement en vertu de l’article 33, paragraphe 2, de cette convention – lesquels correspondent aux motifs de révocation et de refus d’octroi du statut de réfugié prévus à l’article 14, paragraphes 4 et 5, de la directive 2011/95 (54).
100. En troisième lieu, je souligne que les réfugiés à l’encontre desquels un État membre fait application des paragraphes 4 ou 5 de l’article 14 de cette directive conservent, du fait de leur qualité de réfugié, le bénéfice des droits prévus par la convention de Genève auxquels le paragraphe 6 de cet article fait référence. Or, la reconnaissance par un État membre du bénéfice de ces droits, de façon à en permettre l’exercice, présuppose celle de la qualité de réfugié, sans laquelle l’intéressé ne serait pas titulaire desdits droits. Autrement dit, si toute reconnaissance de la qualité de réfugié ne s’accompagne pas de l’octroi de l’ensemble des droits énoncés au chapitre VII de la directive 2011/95, tout octroi de droits liés à la qualité de réfugié implique que soit reconnue cette qualité.
101. Qui plus est, l’interprétation que je propose permet de remédier aux inquiétudes signalées par le HCR, en rejoignant d’ailleurs celle qu’il a lui-même préconisée à plusieurs reprises. Selon le HCR, pour éviter que les possibilités prévues à l’article 14, paragraphes 4 et 5, de la directive 2011/95 ne soient interprétées dans les États membres de manière à introduire de nouvelles causes de cessation et d’exclusion en méconnaissance de la convention de Genève, « [l]’expression “statut octroyé à un réfugié” est donc entendue comme se référant à l’asile (“statut”) octroyé par l’État plutôt qu’au statut [désignant dans ce contexte la qualité] de réfugié au sens de l’article 1er[, section A, de cette convention] [...] (55) ».
102. Par conséquent, j’estime que les termes « statut octroyé à un réfugié » et « statut de réfugié », au sens des paragraphes 4 et 5 de l’article 14 la directive 2011/95, désignent uniquement le bénéfice des droits que cette directive prévoit à son chapitre VII (56), sans préjudice des droits qui doivent être accordés aux réfugiés concernés en vertu de la convention de Genève (57).
103. J’aborde à présent la question de la validité de ces dispositions, ainsi interprétées et lues conjointement avec le paragraphe 6 de cet article – lequel devra au préalable faire l’objet d’une interprétation en vue de répondre à cette question –, au regard de l’article 18 de la Charte et de l’article 78, paragraphe 1, TFUE.
D. Interprétation de l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95 et examen de la validité de l’article 14, paragraphes 4 à 6, de cette directive
104. Comme l’ont fait valoir le gouvernement belge et le Parlement, la directive 2011/95 constitue un instrument autonome appartenant à l’ordre juridique de l’Union et n’ayant pas vocation à transposer formellement la convention de Genève. Dans cette perspective, le chapitre VII de cette directive, tout en précisant que les dispositions figurant sous ce chapitre sont sans préjudice des droits inscrits dans cette convention (58), énonce un ensemble de droits dont certains ne sont pas garantis par ladite convention, tandis que d’autres correspondent à ceux que prévoit la même convention.
105. Ainsi, d’une part, comme l’a relevé le gouvernement du Royaume-Uni, certaines dispositions du chapitre VII de la directive 2011/95 enjoignent aux États membres d’octroyer aux réfugiés des droits qui n’ont pas d’équivalents dans la convention de Genève, tels que les droits à un titre de séjour, à la reconnaissance des qualifications, aux soins de santé ainsi qu’à l’accès aux dispositifs d’intégration (59).
106. Il ne fait guère de doutes, à mes yeux, que dans la mesure où les dispositions du chapitre VII de la directive 2011/95 garantissent des droits distincts et autonomes par rapport à la convention de Genève, le législateur de l’Union pouvait également, sans méconnaître les exigences de conformité à cette convention, déterminer, au moyen d’autres dispositions autonomes, les circonstances dans lesquelles un réfugié peut être privé de ces droits.
107. D’autre part, le chapitre VII de cette directive comprend des droits qui sont également énoncés dans la convention de Genève. Il s’agit, en particulier, des droits à la délivrance de documents de voyage (60), à la liberté de circulation (61), ainsi qu’à l’accès à l’emploi (62), au logement (63) et à l’assistance sociale (64).
108. À mon avis, les paragraphes 4 et 5 de l’article 14 de la directive 2011/95 ne violent pas davantage l’article 18 de la Charte et l’article 78, paragraphe 1, TFUE en ce qu’ils permettent de priver un réfugié des droits énoncés au point précédent lorsqu’il représente une menace pour la sécurité ou la société d’un État membre, alors que la convention de Genève ne prévoit pas expressément cette possibilité.
109. Je souligne, à cet égard, que ces droits ne doivent, en vertu de la convention de Genève, être garantis qu’aux réfugiés qui résident régulièrement sur le territoire d’un État contractant – à la différence d’autres droits prévus par cette convention, qui doivent être octroyés à tout réfugié présent sur ce territoire (65). Ladite convention ne définit pas la notion de résidence régulière. Le HCR a, dans une note interprétative, considéré que le critère de régularité que recèle cette notion renvoie normalement au respect des normes du droit national des États contractants relatives aux conditions d’admission et de séjour, la convention de Genève ne régissant pas ces conditions (66).
110. En l’occurrence, l’application par un État membre de l’article 14, paragraphes 4 ou 5, de la directive 2011/95 a notamment pour conséquence de priver le réfugié concerné du titre de séjour auquel il a normalement droit en vertu de l’article 24, paragraphe 1, de cette directive. À mon sens, cet État membre peut, sans méconnaître ses obligations tirées de la convention de Genève, considérer que ce réfugié ne réside pas, ou plus, régulièrement sur son territoire au sens de cette convention et, par conséquent, priver celui-ci des droits prévus par ladite convention dont la jouissance dépend de la légalité du séjour (67).
111. Ainsi que l’ont fait valoir les gouvernements et institutions ayant déposé des observations à la Cour, cette approche est conforme à l’économie et aux objectifs de la convention de Genève. En effet, les articles 32 et 33 de cette convention autorisent, sous certaines conditions, l’expulsion et le refoulement d’un réfugié qui représente une menace pour la sécurité ou la société du pays de refuge. Si les auteurs de la convention de Genève ont ainsi entendu tenir compte des intérêts des États contractants à la préservation de l’ordre et de la sécurité publics en permettant des mesures aussi drastiques, cette convention ne saurait être interprétée comme leur interdisant par elle‑même de considérer qu’un tel réfugié ne réside pas ou plus régulièrement sur leur territoire et, partant, ne jouit pas ou plus des droits dont ladite convention réserve le bénéfice aux réfugiés en séjour régulier.
112. Cela étant, après avoir fait usage des facultés prévues à l’article 14, paragraphes 4 ou 5, de la directive 2011/95, les États membres demeurent tenus de garantir aux réfugiés en cause les droits qui, en vertu de la convention de Genève, bénéficient à tout réfugié indépendamment de la légalité de son séjour. Ces droits concernent la non-discrimination (article 3), la liberté de religion (article 4), la protection de la propriété mobilière et immobilière (article 13), l’accès aux tribunaux (article 16), le rationnement (article 20), l’accès à l’éducation publique (article 22), l’aide administrative (article 25), la délivrance de pièces d’identité (article 27), l’absence de discrimination en matière fiscale (article 29), l’absence de sanctions pénales du fait de l’entrée ou du séjour irrégulier (article 31), ainsi que la protection contre l’expulsion (article 32) et le refoulement (article 33) (68).
113. Dans cette optique, le HCR a observé que, lorsque les États membres mettent en œuvre ces facultés, ils « sont néanmoins obligés d’accorder les droits de la [convention de Genève] qui n’exigent pas un séjour régulier et qui ne prévoient pas d’exception tant que le réfugié demeure sous la juridiction de l’État concerné » (69). Le HCR a encore récemment réitéré, en substance, cette position dans ses commentaires relatifs au projet de règlement destiné à remplacer la directive 2011/95 (70).
114. C’est à la lumière de ces considérations que doit être lu l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95. Cette disposition prévoit que les réfugiés ayant fait l’objet d’une révocation ou d’un refus d’octroi du statut de réfugié en application des paragraphes 4 ou 5 de cet article continuent, tant qu’ils se trouvent sur le territoire d’un État membre, à jouir « des droits prévus aux articles 3, 4, 16, 22, 31, 32 et 33 de la convention de Genève ou de droits analogues ».
115. Les parties requérantes dans les trois affaires au principal ont mis en cause la validité de l’article 14, paragraphe 6, de cette directive au motif que cette disposition omet de mentionner, dans la liste des droits y énumérés, les droits prévus par les articles 13, 20, 25, 27 et 29 de la convention de Genève.
116. Conformément aux principes rappelés aux points 66 et 67 des présentes conclusions, il convient d’examiner s’il est possible d’interpréter l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95, dans le respect de la convention de Genève, de façon à en préserver la validité au regard du droit primaire ainsi qu’à assurer la réalisation de son objectif d’application intégrale de cette convention.
117. Ces principes impliqueraient que cette disposition soit interprétée de façon à ce qu’elle ne porte pas atteinte à l’obligation des États membres, au titre de la convention de Genève, de garantir la jouissance de l’ensemble des droits dont, en vertu de cette convention, doit bénéficier tout réfugié qui se trouve sur le territoire d’un État membre, indépendamment de la régularité de son séjour.
118. La clé d’une telle interprétation conforme réside, à mon sens, dans les termes « ou de droits analogues » utilisés à l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95.
119. La portée et la signification de ces termes ne sont précisées ni dans cette directive ni dans les travaux préparatoires ayant précédé son adoption ou celle de la directive 2004/83. Ces travaux préparatoires n’apportent pas davantage d’éclairage quant aux raisons pour lesquelles le législateur s’est abstenu d’énoncer tous les droits pertinents tirés de la convention de Genève dans la liste figurant à l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95.
120. Dans ces conditions, l’examen du libellé de cette disposition à la lumière du contexte et des objectifs de la réglementation dont elle fait partie, comme le requiert la jurisprudence (71), m’amène à conclure qu’elle doit être interprétée en ce sens que les termes « ou de droits analogues » désignent des droits prévus par la convention de Genève dont les États membres doivent garantir, aux réfugiés ayant fait l’objet de l’application des paragraphes 4 ou 5 de l’article 14 de la directive 2011/95, la jouissance à titre additionnel, et non alternatif, à ceux expressément énumérés au paragraphe 6 de cet article.
121. S’agissant du libellé de l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95, je rappelle que, comme la Cour l’a déjà constaté dans d’autres contextes, la conjonction « ou » peut, d’un point de vue linguistique, revêtir un sens soit alternatif soit cumulatif. Elle doit, par conséquent, être lue dans le contexte dans lequel elle est utilisée et à la lumière des finalités de l’acte en cause (72).
122. En l’occurrence, le contexte et la finalité de la directive 2011/95 commandent, selon moi, l’attribution d’un sens cumulatif à cette conjonction. En effet, j’ai déjà constaté que le législateur de l’Union visait, par l’adoption de cette directive, à assurer l’application intégrale de la convention de Genève dans les États membres. Ce dernier n’a donc, assurément, pas été animé de l’intention de dénier, aux réfugiés visés à l’article 14, paragraphes 4 et 5, de la directive 2011/95, le bénéfice de droits que les États membres sont tenus de leur accorder en vertu de cette convention. Cet objectif a été réaffirmé dans les observations soumises à la Cour par le Parlement, le Conseil et la Commission (73).
123. Or, l’attribution d’un sens alternatif à la conjonction « ou » figurant à l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95 serait inconciliable avec un tel objectif dans la mesure où elle impliquerait que les États membres pourraient à leur guise accorder aux réfugiés en cause soit les droits énoncés aux articles 3, 4, 16, 22, 31, 32 et 33 de la convention de Genève, soit d’autres droits de portée similaire. Ce résultat méconnaîtrait manifestement cette convention, laquelle requiert que soient garantis les droits qu’elle énonce, l’octroi de droits « analogues » à ceux-ci ne pouvant suffire.
124. Eu égard à l’objectif d’application intégrale de la convention de Genève que poursuit la directive 2011/95, les termes « ou de droits analogues » renvoient plutôt, à mes yeux, aux droits, qui s’ajoutent à ceux auxquels l’article 14, paragraphe 6, de cette directive fait expressément référence, dont cette convention prévoit l’octroi à tout réfugié présent sur le territoire d’un État contractant.
125. Cette interprétation se trouve confortée par la circonstance selon laquelle aucun des gouvernements ayant soumis des observations à la Cour, à l’exception du gouvernement du Royaume-Uni, n’a fait état de la nécessité de priver ces personnes de certains de ces droits. Au contraire, les gouvernements belge et tchèque ont soutenu, lors de l’audience, que l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95 avait essentiellement pour fonction de rappeler, de façon non exhaustive, aux États membres leurs obligations internationales.
126. À ce propos, je souligne, en particulier, que le droit à la délivrance d’une pièce d’identité, énoncé à l’article 27 de la convention de Genève, représente d’ailleurs un prérequis à l’exercice des droits prévus par cette convention que l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95 énumère expressément (74). Un tel exercice serait entravé si le réfugié concerné ne se voyait pas délivrer une pièce d’identité, laquelle pourrait, au demeurant, également servir à attester de sa qualité de réfugié (75).
127. L’omission de compléter la liste prévue à l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95 en n’y mentionnant pas les articles 13, 20, 25, 27 et 29 de la convention de Genève me semble également pouvoir être expliquée par le fait que, comme l’ont fait valoir les gouvernements belge et néerlandais ainsi que le Parlement et le Conseil, ces articles peuvent faire l’objet de réserves au titre de l’article 42, paragraphe 1, de cette convention. En effet, cette disposition permet aux États contractants de formuler, au moment de la signature, de la ratification ou de l’adhésion à la convention de Genève, des réserves aux dispositions de cette convention « autres que [ses] articles 1, 3, 4, 16 (1), 33, 36 à 46 inclus ».
128. Le législateur de l’Union aurait ainsi entendu rappeler aux États membres leurs obligations pertinentes au titre de la convention de Genève auxquelles aucune réserve ne peut être apportée – à savoir les articles 3, 4, 16 et 33 (76) – tout en les obligeant également à accorder aux réfugiés concernés les droits énoncés aux articles 22 et 31 de cette convention eu égard à l’importance particulière que l’ordre juridique de l’Union accorde à ces droits (77). Les articles 13, 20, 25, 27 et 29 de ladite convention n’auraient, en revanche, pas été mentionnés expressément dans la mesure où les États membres pouvaient y apporter des réserves (78), étant entendu que la directive 2011/95 n’affecte pas l’obligation des États membres de garantir les droits prévus à ces articles lorsqu’ils n’ont pas émis de telles réserves.
129. Cette explication doit être comprise au regard du caractère minimal du niveau de protection qu’impose l’article 14, paragraphe 6, de cette directive. Les paragraphes 4 et 5 de cet article instituant de simples facultés, il demeure en tout état de cause loisible aux États membres d’octroyer, aux réfugiés à l’égard desquels ils exercent ces facultés, des droits qui s’étendent au-delà du plancher prévu au paragraphe 6 dudit article. Plus généralement, l’article 3 de la directive 2011/95, lu à la lumière de son considérant 12, permet aux États membres de prévoir des normes plus favorables relatives notamment au contenu de la protection internationale, pour autant qu’elles soient compatibles avec cette directive.
130. Compte tenu de ces considérations, j’estime que l’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens qu’un État membre qui fait usage des facultés prévues aux paragraphes 4 ou 5 de cet article est tenu d’octroyer au réfugié concerné, outre les droits énoncés aux articles 3, 4, 16, 22, 31, 32 et 33 de la convention de Genève, les autres droits que cette convention garantit à tout réfugié qui se trouve sur le territoire d’un État contractant, à savoir les droits prévus aux articles 13, 20, 25, 27 et 29 de ladite convention, pour autant que cet État membre n’y ait pas apporté de réserves au titre de l’article 42, paragraphe 1, de la même convention.
131. Par conséquent, j’estime que les paragraphes 4 à 6 de l’article 14 de la directive 2011/95, lus conjointement, tels qu’interprétés de la façon proposée dans les présentes conclusions, ne contreviennent pas à l’article 18 de la Charte et à l’article 78, paragraphe 1, TFUE.
E. Remarques conclusives
132. Par souci d’exhaustivité, je précise que la conclusion qui précède concerne exclusivement la validité de l’article 14, paragraphes 4 à 6, de la directive 2011/95, en ce qu’il instaure la possibilité pour les États membres de priver certains réfugiés des droits prévus au chapitre VII de cette directive, au regard de l’article 18 de la Charte et de l’article 78, paragraphe 1, TFUE. C’est, en effet, uniquement sur la validité in abstracto de cette possibilité au regard de ces dispositions que la Cour est invitée à se prononcer dans le cadre des présents renvois préjudiciels et qu’ont, partant, porté les observations soumises à la Cour.
133. Cette conclusion est sans préjudice de l’évaluation, au cas par cas, de la compatibilité de l’exercice par un État membre des facultés prévues à l’article 14, paragraphes 4 et 5, de la directive 2011/95 avec certains droits fondamentaux garantis par la Charte.
134. Trois exemples me viennent, à cet égard, à l’esprit. Premièrement, dans l’hypothèse où un État membre priverait, à la suite de l’exercice de ces facultés, un réfugié de l’accès à certains soins médicaux, une telle privation pourrait violer l’article 35 de la Charte (relatif au droit à la santé) voire, dans la mesure où elle mettrait en danger la vie de ce réfugié ou l’exposerait à des traitements inhumains ou dégradants, l’article 2, paragraphe 1 (relatif au droit à la vie), ou l’article 4 de la Charte (79). Deuxièmement, dans l’éventualité où un État membre déciderait d’expulser le réfugié en cause vers un pays tiers sûr disposé à l’admettre sur son territoire (80), cet État membre devrait vérifier la compatibilité d’une telle mesure avec le droit au respect de la vie privée et familiale consacré à l’article 7 de la Charte (81). Troisièmement, si l’article 15 de la Charte, relatif à la liberté professionnelle et au droit de travailler, ne bénéficie qu’aux ressortissants des pays tiers « qui sont autorisés à travailler sur le territoire des États membres », il ne saurait être exclu, notamment, que le refus de permettre à un réfugié de s’insérer sur le marché de l’emploi après sa sortie de prison, alors même qu’il ne peut pas être éloigné vers un pays tiers et est donc voué à rester indéfiniment dans l’État membre de refuge, puisse, en fonction des circonstances, violer l’article 7 de la Charte. Selon la jurisprudence de la Cour EDH, l’article 8 CEDH, auquel correspond l’article 7 de la Charte, englobe, en effet, l’identité sociale ainsi que les relations personnelles, sociales et économiques constitutives de la vie privée de tout être humain (82).
V. Conclusion
135. Eu égard à tout ce qui précède, je propose de répondre comme suit aux questions posées par le Conseil du contentieux des étrangers (Belgique) dans les affaires C‑77/17 et C‑78/17 et par le Nejvyšší správní soud (Cour administrative suprême, République tchèque) dans l’affaire C‑391/16 :
1) L’article 14, paragraphe 4, de la directive 2011/95/UE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 2011, concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d’une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, doit être interprété en ce sens que cette disposition permet aux États membres de révoquer, de mettre fin ou de refuser de renouveler la décision par laquelle ils ont octroyé les droits prévus au chapitre VII de cette directive aux réfugiés relevant du champ d’application de ladite disposition, sans qu’une telle décision n’affecte la qualité de réfugié de ces derniers ni n’entraîne l’invalidité de la décision par laquelle cette qualité leur a été reconnue.
2) L’article 14, paragraphe 5, de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens que cette disposition permet aux États membres de refuser d’octroyer les droits prévus au chapitre VII de cette directive aux réfugiés relevant du champ d’application de ladite disposition, sans qu’un tel refus n’affecte la qualité de réfugié de ces derniers ni l’obligation incombant aux États membres d’examiner leur demande de protection internationale dans le respect des exigences découlant de la directive 2013/32/UE du Parlement européen et du Conseil, du 26 juin 2013, relative à des procédures communes pour l’octroi et le retrait de la protection internationale.
3) L’article 14, paragraphe 6, de la directive 2011/95 doit être interprété en ce sens que, lorsqu’un État membre fait usage des facultés prévues à l’article 14, paragraphes 4 et 5, de cette directive, cet État membre demeure tenu de garantir aux réfugiés concernés, aussi longtemps que ces derniers se trouvent sur son territoire, non seulement les droits prévus aux articles 3, 4, 16, 22, 31, 32 et 33 de la convention relative au statut des réfugiés, signée à Genève le 28 juillet 1951, mais également ceux prévus aux articles 13, 20, 25, 27 et 29 de cette convention, pour autant que ledit État membre n’ait pas émis de réserves à ces dispositions conformément à l’article 42, paragraphe 1, de ladite convention.
4) L’examen de l’article 14, paragraphes 4 à 6, de la directive 2011/95 n’a pas révélé d’élément de nature à en affecter la validité.