Language of document : ECLI:EU:F:2012:130

ARRÊT DU TRIBUNAL DE LA FONCTION PUBLIQUE
DE L’UNION EUROPÉENNE (première chambre)

18 septembre 2012 (*)

« Fonction publique – Devoir d’assistance – Article 24 du statut – Harcèlement moral – Enquête administrative »

Dans l’affaire F‑58/10,

ayant pour objet un recours introduit au titre de l’article 270 TFUE, applicable au traité CEEA en vertu de son article 106 bis,

Timo Allgeier, agent temporaire de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, demeurant à Vienne (Autriche), représenté par Mes L. Levi et M. Vandenbussche, avocats,

partie requérante,

contre

Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (FRA), représentée par M. M. Kjærum, en qualité d’agent, assisté de Me B. Wägenbaur, avocat,

partie défenderesse,

LE TRIBUNAL DE LA FONCTION PUBLIQUE
(première chambre),

composé de MM. H. Kreppel (rapporteur), président, E. Perillo et R. Barents, juges,

greffier : M. J. Tomac, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 13 décembre 2011,

rend le présent

Arrêt

1        Par requête parvenue au greffe du Tribunal le 16 juillet 2010, M. Allgeier demande notamment l’annulation de la décision de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « FRA » ou l’« Agence ») rejetant sa demande d’assistance, ainsi que la condamnation de la FRA à lui verser des dommages-intérêts.

 Cadre juridique

2        L’article 12 bis, paragraphe 3, du statut des fonctionnaires de l’Union européenne (ci-après le « statut ») dispose que « [p]ar harcèlement moral, on entend toute conduite abusive se manifestant de façon durable, répétitive ou systématique par des comportements, des paroles, des actes, des gestes et des écrits qui sont intentionnels et qui portent atteinte à la personnalité, la dignité ou l’intégrité physique ou psychique d’une personne ».

3        Aux termes de l’article 24 du statut :

« L’Union assiste le fonctionnaire, notamment dans toute poursuite contre les auteurs de menaces, outrages, injures, diffamations ou attentats contre la personne et les biens, dont il est, ou dont les membres de sa famille sont l’objet, en raison de sa qualité et de ses fonctions.

Elle répare solidairement les dommages subis de ce fait par le fonctionnaire dans la mesure où celui-ci ne se trouve pas, intentionnellement ou par négligence grave, à l’origine de ces dommages et n’a pu obtenir réparation de leur auteur. »

 Faits à l’origine du litige

4        Le 1er janvier 2002, le requérant a été recruté par l’Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes (EUMC) en vertu d’un contrat d’agent temporaire d’une durée de quatre ans, lequel a été renouvelé, à compter du 1er janvier 2006, pour une nouvelle période de quatre ans. L’intéressé a d’abord été affecté à l’unité 2 « Recherche et réseau » pour y assurer à titre principal la gestion des procédures de passation des marchés et des contrats du réseau d’information européen sur le racisme et la xénophobie.

5        Le 22 septembre 2005, le requérant a été transféré à l’unité 1 « Administration », celle-ci étant appelée à centraliser toutes les procédures de passation des marchés publics. Le chef de cette unité était, à l’époque, M. M., un des deux membres du personnel qui sera ultérieurement accusé par l’intéressé de harcèlement moral. M. M. était également, à cette date, directeur adjoint de l’EUMC.

6        Au sein de l’unité 1 « Administration », le requérant était chargé de toutes les questions relatives à la passation des marchés publics en tant qu’assistant pour la passation des marchés.

7        M. A., l’autre membre du personnel accusé de harcèlement moral par le requérant, a été recruté par l’EUMC en 2005 et a intégré l’unité 1 « Administration » en qualité de responsable principal pour la passation des marchés.

8        Au mois de décembre 2005, l’EUMC a négocié avec la société S. un contrat de fourniture d’un autocommutateur téléphonique privé pour un montant de 34 391,43 euros. Le 23 décembre 2005, le contrat signé par l’EUMC a été envoyé à la société S. afin que celle-ci le signe à son tour.

9        En janvier 2006, alors qu’elle n’avait pas encore signé le contrat, la société S. a commencé à exécuter celui-ci. L’EUMC a considéré que la société en avait accepté les termes et a alors procédé à un report de crédit de l’année 2005 à l’année 2006 pour le montant fixé de 34 391,43 euros.

10      En mars 2006, l’EUMC et la société S. ont décidé que le contrat serait modifié par un addendum.

11      Le 19 avril 2006, le requérant, accompagné d’un de ses collègues, s’est rendu dans les locaux de la société S. et a demandé à celle-ci de signer le contrat et l’addendum, et de les dater respectivement au 23 décembre 2005 et 15 janvier 2006. Selon le requérant, cette démarche aurait eu lieu à la demande expresse de M. M. et aurait été motivée par le souhait de celui-ci de régulariser le report de crédit déjà effectué sur la base du contrat.

12      En avril 2006, sur la base de l’article 22 bis du statut, le requérant a signalé à MM. M. et A. que le report de crédit serait dépourvu de base légale, faute pour le contrat d’avoir été signé à la date du 31 décembre 2005 par l’ensemble des parties. Le requérant a ajouté que le fait d’avoir antidaté le contrat constituerait une fraude destinée à pallier l’illégalité du report de crédit.

13      Les points de vue du requérant et ceux de MM. M. et A. concernant la régularité du report de crédit et de la datation du contrat ayant divergé, le requérant a informé l’auditeur interne de l’EUMC de la situation.

14      Lors d’une réunion tenue le 28 avril 2006, le requérant a également informé Mme Winkler, directrice de l’EUMC, des pressions dont il aurait été victime pour qu’il se rende dans les locaux de la société S. et obtienne de celle-ci qu’elle antidate le contrat.

15      Le 22 mai 2006, la directrice de l’EUMC a décidé d’annuler le contrat avec la société S., au motif que celui-ci avait été antidaté par la société S. devant deux agents de l’EUMC et que le fait d’apposer une date inexacte constituait une irrégularité.

16      Toutefois, ayant appris que la date figurant sur le contrat pouvait être modifiée, la directrice de l’EUMC a finalement accepté, le 6 juin 2006, de ne pas annuler le contrat et a donné instruction de faire en sorte que les dates de signature apposées par la société S. sur le contrat et l’addendum soient modifiées afin de correspondre à la réalité.

17      Ce même 6 juin 2006, le requérant s’est à nouveau rendu dans les locaux de la société S. afin que celle-ci modifie les dates de signature. Les représentants de la société S. ont alors apposé la date du 19 avril 2006 sur le contrat et celle du 6 juin 2006 sur l’addendum.

18      Le requérant prétend que, postérieurement à la date du 6 juin 2006, ses relations avec MM. M. et A. se seraient fortement dégradées. Selon lui, le fait qu’il ait manifesté sa réticence à l’encontre du fait d’antidater le contrat négocié avec la société S. et qu’il ait informé la directrice de l’EUMC de ce qu’il considérait comme une pratique frauduleuse aurait incité MM. M. et A. à le harceler moralement et, en particulier, à le priver des tâches pour lesquelles il avait été recruté et à l’isoler au sein de l’EUMC.

19      Le 1er mars 2007, la FRA a succédé à l’EUMC.

20      Le 25 juin 2007, l’Office européen de lutte antifraude (OLAF) a reçu une lettre anonyme dans laquelle étaient dénoncées des irrégularités qu’aurait commises M. M. dans l’exercice de ses fonctions, irrégularités concernant, en particulier, les procédures de recrutement, la signature antidatée de contrats de fourniture, l’octroi illégal d’allocations scolaires en faveur de certains agents ainsi qu’une mauvaise gestion financière.

21      En juillet 2007, le directeur de la FRA ayant quitté ses fonctions, M. M. est devenu directeur par intérim de l’Agence.

22      Le 28 novembre 2007, l’OLAF a ouvert une enquête interne concernant les prétendues irrégularités dénoncées dans la lettre du 25 juin 2007. Du 15 au 17 janvier 2008, l’OLAF a effectué une visite dans les locaux de la FRA.

23      Le 1er juin 2008, M. Kjærum, jusqu’alors directeur exécutif de l’Institut danois pour les droits de l’homme (Institut for Menneskerettigheder) (ci-après l’« IMR »), a été nommé directeur de la FRA.

24      Par note du 23 juin 2008, le requérant a introduit auprès de M. Kjærum une demande d’assistance en application de l’article 24 du statut. Dans cette note, il exposait être victime de harcèlement moral de la part de MM. M. et A. et demandait à la FRA l’adoption des mesures nécessaires pour faire cesser cette situation.

25      À la suite de cette demande, le directeur de la FRA a décidé, le 7 juillet 2008, de transférer le requérant de l’unité 1 « Administration » à l’unité 3 « Communication et relations externes ». Par ailleurs, le directeur a rencontré le requérant les 7, 8 et 11 juillet 2008, hors la présence de ses avocats, afin d’examiner s’il n’existait pas une alternative à la procédure formelle prévue à l’article 24 du statut. Cette proposition a été rejetée par le requérant.

26      Par courrier du 18 juillet 2008 adressé au directeur de la FRA, les avocats du requérant ont confirmé que celui-ci entendait maintenir sa demande d’assistance et ont demandé que les règles de procédure et les modalités de l’enquête administrative leur soient communiquées. Les avocats du requérant ont également sollicité la prise en charge par la FRA de leurs honoraires.

27      Ce même 18 juillet 2008, le requérant a été informé par le directeur de la FRA de sa décision d’ouvrir une enquête.

28      À la fin du mois de juillet 2008, le requérant a été placé en congé de maladie. Le congé s’est prolongé jusqu’à la mi-septembre 2009.

29      Par courrier du 22 octobre 2008, le directeur de la FRA a informé les avocats du requérant de sa décision de nommer M. Jensen pour mener l’enquête (ci-après l’« enquêteur »). À cette date, l’enquêteur occupait les fonctions de président du bureau de l’IMR.

30      Par courrier du 18 novembre 2008, le requérant a soulevé un certain nombre de questions concernant l’enquête, en particulier celle relative à l’anonymat devant être réservé aux témoins.

31      Par courrier du 16 janvier 2009, le directeur de la FRA a répondu aux questions soulevées par le requérant dans son courrier du 18 novembre 2008. Il a précisé que les témoins ne pourraient bénéficier de l’anonymat, à moins que des circonstances de l’affaire n’en fassent clairement apparaître la nécessité.

32      Le 20 février 2009, la FRA a fait parvenir au requérant un document intitulé « Cadre juridique de l’enquête administrative », établi par le directeur après consultation de l’enquêteur.

33      Trois séances d’audition ont été successivement organisées par l’enquêteur, la première les 2 et 3 mars 2009, la deuxième les 23, 24 et 25 mars 2009, la troisième les 23 et 24 avril 2009. À l’occasion de la première séance, le requérant ainsi que MM. M. et A. ont été entendus par l’enquêteur. Lors de la deuxième séance d’audition, outre le requérant et M. M., l’enquêteur a entendu trois témoins dont les noms avaient été suggérés par M. M. ainsi que deux autres agents dont l’audition lui paraissait nécessaire. Enfin, dans le cadre de la troisième séance d’audition, le requérant et M. M. ont été entendus ainsi que trois autres agents.

34      Dans un rapport établi le 22 juin 2009 au terme de son enquête interne, l’OLAF a conclu au caractère non fondé des allégations contenues dans la lettre du 25 juin 2007 et a recommandé qu’aucune suite disciplinaire ou judiciaire ne soit donnée à cette enquête. Le rapport a été communiqué au directeur de la FRA par un courrier du 25 juin 2009.

35      Le 16 juillet 2009, l’enquêteur a établi un projet de rapport d’enquête. Dans ce projet, l’enquêteur concluait à l’absence de harcèlement moral. Il suggérait également à la FRA d’adresser une mise en garde à M. M., compte tenu de sa responsabilité dans l’existence d’une « intense atmosphère de crainte » au sein de l’unité 1 « Administration ». Le projet de rapport a été communiqué au requérant ainsi qu’à MM. M. et A.

36      Le 31 août 2009, le requérant a fait part de ses observations écrites sur le projet de rapport.

37      Le 15 septembre 2009, l’enquêteur a établi la version finale du rapport d’enquête (ci-après le « rapport final »). L’enquêteur confirmait sa position relative à l’absence de harcèlement moral.

38      Le 16 septembre 2009, le rapport final a été communiqué au requérant pour que celui-ci puisse présenter toute observation utile, ce qu’il a fait le 22 septembre 2009.

39      Par décision du 16 octobre 2009, notifiée le même jour au requérant, le directeur de la FRA a décidé qu’aucune procédure disciplinaire ne serait ouverte à l’encontre de MM. M. et A. (ci-après la « décision litigieuse »). Le directeur admettait que les relations entre le requérant, d’un côté, et MM. M. et A., de l’autre, avaient été conflictuelles, du fait notamment d’un « choc des personnalités » et de « conceptions différentes en ce qui concerne les interactions sociales », et que M. M. aurait pu tenter de résoudre le conflit d’une manière différente, afin de désamorcer les tensions et de créer un environnement de travail propice au requérant. Toutefois, le directeur n’en soulignait pas moins que la réalité du harcèlement moral n’avait pu être établie. Compte tenu des circonstances exposées ci-dessus, le directeur considérait enfin que les coûts raisonnablement exposés par le requérant dans le cadre de l’enquête lui seraient remboursés.

40      Dans ses écritures, la FRA prétend que, ce même 16 octobre 2009, le directeur de la FRA se serait entretenu successivement avec MM. A. et M. afin de leur rappeler les principes de bonne administration à appliquer dans le service et la nécessité pour eux d’améliorer l’application quotidienne desdits principes.

41      À compter du 1er janvier 2010, le contrat du requérant a été renouvelé pour une durée indéterminée.

42      Par note du 14 janvier 2010, le requérant a introduit une réclamation contre la décision litigieuse.

43      Par décision du 6 avril 2010, notifiée le 7 avril suivant, le directeur de la FRA a rejeté la réclamation.

 Procédure et conclusions des parties

44      Le présent recours a été introduit le 16 juillet 2010.

45      Le requérant conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        annuler la décision litigieuse ;

–        le cas échéant, annuler la décision du 6 avril 2010 rejetant la réclamation ;

–        constater qu’il a été victime de harcèlement moral de la part de MM. M. et A., avec toutes les conséquences disciplinaires que cela implique ; ou subsidiairement, i) ouvrir une nouvelle enquête administrative, équitable, indépendante et impartiale impliquant la création d’un groupe d’experts en charge de l’enquête administrative, et ii) adopter toutes les mesures nécessaires pour que l’enquête soit équitable, libre de toutes pressions et interférences éventuelles ;

–        lui octroyer une réparation au titre de son préjudice matériel, provisoirement évalué à 71 823,23 euros ;

–        lui octroyer la somme de 85 000 euros en réparation de son préjudice moral, lié aux modalités de déroulement de la procédure et d’adoption de la décision litigieuse ;

–        condamner la FRA aux dépens.

46      La FRA conclut à ce qu’il plaise au Tribunal :

–        rejeter le recours ;

–        condamner le requérant aux dépens.

47      La proposition faite aux parties par le juge rapporteur de régler à l’amiable le litige n’a pas abouti.

 En droit

 Sur les conclusions tendant à l’annulation de la décision du 6 avril 2010 rejetant la réclamation

48      Selon une jurisprudence constante, des conclusions en annulation formellement dirigées contre la décision de rejet d’une réclamation ont, dans le cas où cette décision est dépourvue de contenu autonome, pour effet de saisir le Tribunal de l’acte contre lequel la réclamation a été présentée (voir, en ce sens, arrêt de la Cour du 17 janvier 1989, Vainker/Parlement, 293/87, point 8 ; arrêt du Tribunal du 9 juillet 2009, Hoppenbrouwers/Commission, F‑104/07, point 31). Dans ces conditions, la décision du 6 avril 2010 rejetant la réclamation étant dépourvue de contenu autonome, les conclusions en annulation doivent être regardées comme dirigées seulement contre la décision litigieuse.

 Sur les conclusions tendant à ce que le Tribunal constate que le requérant a été victime de harcèlement moral

49      Les conclusions susmentionnées visant en réalité à faire reconnaître par le Tribunal le bien-fondé de certains des moyens invoqués à l’appui des conclusions en annulation de la décision litigieuse, elles doivent être, par suite, déclarées irrecevables (voir, en ce sens, arrêt du Tribunal de première instance du 30 novembre 1993, Vienne/Parlement, T‑15/93, point 13).

 Sur les conclusions tendant à l’annulation de la décision litigieuse

50      À l’appui des conclusions tendant à l’annulation de la décision litigieuse, le requérant soulève un ensemble de moyens, tirés, notamment :

–        du défaut d’impartialité de l’enquêteur ;

–        du refus de l’enquêteur de garantir l’anonymat aux témoins ;

–        d’une erreur de droit dans l’interprétation de la notion juridique de harcèlement moral ;

–        d’une erreur manifeste d’appréciation commise par l’enquêteur dans le refus de celui-ci de constater l’existence d’un harcèlement moral.

51      Il convient d’examiner tout d’abord le moyen tiré du défaut d’impartialité de l’enquêteur ainsi que le moyen tiré de l’illégalité du refus de celui-ci de garantir l’anonymat aux témoins.

 Arguments des parties

52      S’agissant du premier moyen, tiré du prétendu défaut d’impartialité de l’enquêteur, le requérant explique que ce dernier occupait, lorsqu’il a été désigné pour conduire l’enquête, les fonctions de président du bureau de l’IMR. Or, avant d’être nommé, le 1er juin 2008, directeur de la FRA, M. Kjærum était le directeur exécutif de ce même institut. Le requérant ajoute que l’IMR aurait conclu un contrat important avec la FRA portant sur la fourniture d’informations concernant la discrimination en raison de l’orientation sexuelle, et que l’enquêteur et M. Kjærum seraient coauteurs d’un ouvrage académique. Ainsi, selon le requérant, l’intérêt de l’enquêteur aurait été de préserver l’image de la FRA et de la disculper de toute accusation de harcèlement moral. Le requérant ajoute que l’impartialité subjective de l’enquêteur serait également sujette à caution, ainsi qu’en témoignerait notamment le caractère peu circonstancié du rapport final.

53      Concernant le deuxième moyen tiré de l’illégalité du refus de l’enquêteur de garantir aux témoins l’anonymat, le requérant soutient qu’un tel refus, contraire au « [c]adre juridique de l’enquête administrative », aurait conduit certaines personnes à refuser de témoigner ou à témoigner de manière insuffisamment sincère par crainte de représailles.

54      En défense, la FRA conclut au rejet des moyens susmentionnés.

55      La FRA soutient d’abord qu’aucune pièce du dossier n’autoriserait à suspecter un manque d’impartialité de la part de l’enquêteur tant à l’encontre du requérant que des agents mis en cause par celui-ci. En particulier, ni la circonstance que l’enquêteur et le directeur aient entretenu dans le passé des relations professionnelles dans le cadre de l’IMR, ni l’existence d’une relation d’affaires entre la FRA et cet institut ne permettraient d’éprouver un doute à cet égard.

56      La FRA explique ensuite que les circonstances de l’affaire n’auraient pas exigé l’anonymat des témoins et ajoute que, de toute façon, compte tenu de la petite taille de l’Agence, l’anonymat n’aurait pas constitué une garantie pour les témoins.

 Appréciation du Tribunal

57      À titre liminaire, il importe de relever que, pour adopter la décision litigieuse, le directeur s’est fondé en substance tant sur les éléments recueillis par l’enquêteur au cours de l’enquête que sur les conclusions émises par celui-ci dans le rapport final. En témoigne le fait que, dans le libellé même de la décision litigieuse, le directeur a expressément écarté le grief de harcèlement moral en faisant référence à l’affaire « telle que présentée par l’enquêteur dans le rapport final ».

58      Il convient donc de déterminer si, comme le prétend le requérant, l’enquête aurait été conduite dans des conditions irrégulières.

–       Sur le défaut d’impartialité de l’enquêteur

59      Le requérant met en cause l’impartialité tant objective que subjective de l’enquêteur. Selon l’intéressé, non seulement l’enquêteur, du fait de ses fonctions au sein de l’IMR, se serait trouvé dans une situation objective susceptible de faire naître des doutes sur son indépendance, mais, en outre, il aurait également manqué d’impartialité dans la conduite effective de l’enquête.

60      À cet égard, s’agissant de l’impartialité objective de l’enquêteur, il ne ressort d’aucune pièce du dossier et il n’est pas davantage allégué par le requérant que l’enquêteur aurait été un proche des agents directement impliqués dans la demande d’assistance, à savoir le requérant ainsi que les deux agents accusés par celui-ci de harcèlement moral. Par ailleurs, le seul fait que M. Kjærum et l’enquêteur aient, par le passé, entretenu des relations professionnelles au sein de l’IMR et qu’ils seraient coauteurs d’un ouvrage académique ne saurait impliquer que l’indépendance de l’enquêteur dans la conduite de l’enquête aurait été compromise ou qu’elle aurait pu apparaître comme telle aux yeux des tiers (voir, en ce sens, arrêt du Tribunal de première instance du 11 septembre 2002, Willeme/Commission, T‑89/01, point 58).

61      Toutefois, il est constant que l’IMR, dont l’enquêteur présidait le bureau à la date où il a été désigné pour mener l’enquête, avait conclu avec la FRA un contrat d’un montant de près de 500 000 euros afin de fournir à celle-ci des informations relatives à la discrimination en raison de l’orientation sexuelle, entre 2007 et 2008, au Danemark. Par ailleurs, lorsque l’enquêteur a mené l’enquête, ce contrat était susceptible de faire l’objet de renouvellements successifs dans l’avenir, ainsi que l’a confirmé la FRA lors de l’audience.

62      Ainsi, compte tenu de ces éléments, l’existence et l’importance de la relation d’affaires existant entre la FRA et l’IMR étaient de nature à faire naître chez le requérant des appréhensions justifiées concernant l’impartialité objective de l’enquêteur, l’intéressé pouvant éprouver des craintes légitimes que celui-ci, désireux de maintenir l’existence de cette relation d’affaires, ne fût guidé par la volonté de ménager la réputation de l’Agence.

63      Certes, il est vrai que l’enquêteur n’exerçait pas au sein de l’IMR des fonctions directement exécutives, celles-ci incombant au directeur et aux responsables des différents départements de l’institut. Toutefois, les pièces du dossier mettent en évidence le rôle central du bureau – et donc de son président – dans le fonctionnement de l’IMR. En témoigne le fait que, dans un éditorial publié sur son site internet en juin 2008, l’IMR a indiqué que le bureau, sous la direction de M. Jensen, continuerait à superviser la « direction générale de l’[IMR] ». De plus, toujours sur le site de l’IMR, il était souligné à la même époque que le bureau serait « en charge de toutes les questions de fond et d’ordre professionnel, en ce inclus la recherche et la stratégie ».

64      Par suite, l’enquêteur, dont le secrétariat était en outre assuré par l’une des assistantes du directeur de la FRA, ne remplissait pas les conditions requises pour que son impartialité objective ne puisse être mise en cause.

65      Le requérant est donc fondé à prétendre que, pour ce motif, et dans les circonstances particulières de l’espèce, l’enquête a été entachée d’irrégularité.

66      Quant à l’impartialité subjective de l’enquêteur, si les pièces du dossier ne permettent pas de conclure que l’enquêteur aurait conduit l’enquête dans un sens favorable aux agents mis en cause par le requérant, le Tribunal estime regrettable que, au cours de celle-ci, l’enquêteur a communiqué à MM. M. et A. l’intégralité de la correspondance échangée entre, d’une part, la FRA, d’autre part, le requérant et ses conseils, alors qu’une partie de cette correspondance, relative à une demande de prise en charge par la FRA des honoraires d’avocat exposés par le requérant, ne concernait ni M. M. ni M. A.

67      De même, tandis que le requérant avait assorti sa demande d’assistance de très nombreuses pièces, l’enquêteur a consacré à la discussion du bien-fondé des griefs soulevés moins de trois pages utiles, au demeurant peu circonstanciées, sur les douze que comprend le rapport final, le reste du rapport se limitant à la présentation des faits non contestés par les parties, au rappel du droit et à la description de la procédure.

–       Sur le refus de garantir l’anonymat aux témoins

68      Il importe de rappeler à titre liminaire que, avant de commencer les opérations d’enquête, le directeur a établi, en coopération avec l’enquêteur, le « [c]adre juridique de l’enquête administrative ». Celui-ci, dont il n’est pas contesté par les parties qu’il s’imposait à elles, comportait une rubrique intitulée « modalités concernant l’audition des témoins » qui prévoyait, notamment, que « les témoins ne pourr[aient] bénéficier de l’anonymat vis-à-vis d’aucune partie sauf si des circonstances particulières f[aisaient] clairement apparaître la nécessité de l’anonymat ».

69      Il y a donc lieu d’examiner si, dans le cas d’espèce, des circonstances particulières imposaient que l’enquêteur accordât l’anonymat aux témoins qu’il a entendus ainsi qu’à ceux qu’il aurait été susceptible d’entendre.

70      Cette question appelle, au regard des circonstances particulières de l’espèce, une réponse affirmative de la part du Tribunal.

71      En effet, l’enquêteur était lui-même pleinement conscient des difficultés pour les membres du personnel de témoigner sans bénéficier de la garantie que leur identité ne serait pas communiquée aux deux personnes accusées de harcèlement moral. Ainsi, dans le rapport final, l’enquêteur a indiqué qu’il « [avait] pu observer dans de nombreux cas que les membres du personnel de la FRA – en particulier de l’unité 1 ‘Administration’ – n’étaient pas disposés, voire étaient opposés, à témoigner, par crainte de représailles » et que, en particulier, l’un d’entre eux, auquel l’anonymat avait été refusé en dépit de sa demande, « avait refusé de témoigner ». L’enquêteur a également relevé que si « d’autres personnes, en dépit de leur réserve initiale, avaient finalement accepté de témoigner [il avait eu la] très nette impression qu’ils [avaient été] loin d’avoir dit tout ce qu’ils auraient pu dire » et que, par suite, « [il ne pouvait] exclure la possibilité que la présente enquête n’ait pu faire toute la lumière et que d’éventuelles procédures ultérieures d’enquête ne pourraient faire mieux ». Enfin, en conclusion du rapport final, l’enquêteur a précisé que, compte tenu des difficultés rencontrées pour persuader les agents de témoigner, « les témoignages donnés avaient été très limités ».

72      Il importe également de souligner que l’enquêteur, en même temps que de mettre en exergue ces difficultés, a souligné que l’enquête avait permis de mettre au jour une « intense atmosphère de crainte au sein de l’unité 1 ‘Administration’, atmosphère qui a[vait] eu pour conséquence que les membre du personnel n’[avaient] pas osé exprimer leur point de vue ou, à tout le moins, [avaient été] très réticents à le faire ».

73      Or, alors que l’ensemble des éléments relevés par l’enquêteur lui-même devait le conduire à garantir l’anonymat aux témoins, celui-ci s’est, de manière contradictoire, abstenu de le faire, en dépit d’une demande faite en ce sens par le requérant.

74      Il est vrai que, dans le rapport final, l’enquêteur a justifié son refus de garantir l’anonymat aux témoins proposés par le requérant par le fait qu’une telle protection aurait été illusoire, puisque, de son point de vue, les personnes mises en cause dans la demande d’assistance auraient nécessairement été en mesure, avec un haut degré de probabilité, de découvrir l’origine des informations. Toutefois, il n’est nullement établi que, si l’anonymat avait été accordé, l’enquêteur n’aurait pu assurer aux témoins une protection adéquate et, en particulier, aurait été dans l’impossibilité d’établir des procès-verbaux d’audition dans des conditions faisant obstacle à une identification des intéressés.

75      Au surplus, il convient de relever que, le 6 février 2009, le principal agent mis en cause par le requérant, à savoir M. M., a envoyé au directeur, dont il était pourtant le subordonné, une note dans laquelle il a indiqué à celui-ci que l’« anonymat [des témoins] ne [pouvait] être accepté en aucune circonstance ». Compte tenu du contexte décrit par l’enquêteur lui-même, en particulier l’« intense atmosphère de crainte au sein de l’unité 1 ‘Administration’ », l’existence d’une telle note et les termes de celle-ci confirment que l’anonymat des témoins constituait une nécessité pour que l’enquête puisse être réalisée dans des conditions adéquates.

76      Dans ces conditions, le Tribunal considère que le refus de l’enquêteur de garantir l’anonymat aux témoins ne lui a pas permis de procéder à un examen complet des circonstances de l’espèce et, partant, a entaché l’enquête d’irrégularité.

77      Par suite, et dans la mesure où, ainsi qu’il a été dit, le directeur s’est fondé sur le rapport final pour adopter la décision litigieuse, il y a lieu de considérer que celle-ci est entachée d’illégalité.

78      Les deux premiers moyens soulevés contre la décision litigieuse ayant été accueillis, ladite décision doit être annulée, sans qu’il y ait lieu d’examiner les autres moyens de la requête et, en particulier, ceux tirés d’une erreur de droit dans l’interprétation de la notion juridique de harcèlement moral et de l’existence d’un harcèlement moral.

 Sur les conclusions indemnitaires

 Arguments des parties

79      Le requérant conclut à la condamnation de la FRA à réparer, pour un montant total de 71 823,23 euros, le préjudice matériel qu’il aurait subi du fait du harcèlement moral.

80      Par ailleurs, le requérant demande au Tribunal de condamner la FRA à lui payer la somme de 85 000 euros, en réparation du préjudice moral causé, d’une part, par le harcèlement moral subi, d’autre part, par l’illégalité de la décision litigieuse, laquelle aurait refusé de constater ledit harcèlement.

81      La FRA conclut au rejet des conclusions indemnitaires.

 Appréciation du Tribunal

82      En premier lieu, en ce qui concerne les conclusions tendant à la condamnation de la FRA à réparer le préjudice matériel et moral subi du fait du harcèlement moral, il importe de rappeler que l’article 24, second alinéa, du statut a pour objet la réparation des dommages causés à un fonctionnaire ou à un agent par l’un des agissements émanant de tiers ou d’autres fonctionnaires visés au premier alinéa de ce même article, sous réserve qu’il n’ait pas pu en obtenir réparation auprès de leurs auteurs (voir ordonnance de la Cour du 5 octobre 2006, Schmidt-Brown/Commission, C‑365/05 P, point 78). La recevabilité du recours en indemnité intenté par un fonctionnaire ou un agent au titre de l’article 24, second alinéa, du statut est ainsi subordonnée à l’épuisement des voies de recours nationales, pour autant que celles-ci assurent d’une manière efficace la protection des personnes intéressées et puissent aboutir à la réparation du dommage allégué (voir arrêt du Tribunal de première instance du 9 mars 2005, L/Commission, T‑254/02, point 148 ; arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 12 juillet 2011, Commission/Q, T‑80/09 P, point 67).

83      Or, en l’espèce, il n’est ni établi ni même allégué que, pour parvenir à la réparation du préjudice résultant du prétendu harcèlement moral subi, le requérant aurait épuisé les voies de recours nationales ni que celles-ci n’auraient pas assuré de manière efficace sa protection. Il s’ensuit que les conclusions tendant à la réparation dudit préjudice doivent être rejetées comme irrecevables.

84      En second lieu, s’agissant des conclusions tendant à la condamnation de la FRA à réparer le préjudice moral résultant de l’illégalité de la décision litigieuse, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante, l’annulation d’un acte entaché d’illégalité peut constituer en elle-même la réparation adéquate et, en principe, suffisante de tout préjudice moral que cet acte peut avoir causé (arrêt de la Cour du 9 juillet 1987, Hochbaum et Rawes/Commission, 44/85, 77/85, 294/85 et 295/85, point 22 ; arrêt du Tribunal de première instance du 9 novembre 2004, Montalto/Conseil, T‑116/03, point 127 ; arrêt du Tribunal du 8 mai 2008, Suvikas/Conseil, F‑6/07, point 151), à moins que la partie requérante ne démontre avoir subi un préjudice moral détachable de l’illégalité fondant l’annulation et insusceptible d’être intégralement réparé par cette annulation (voir, en ce sens, arrêt de la Cour du 7 février 1990, Culin/Commission, C‑343/87, points 27 et 28 ; arrêt du Tribunal de première instance du 6 juin 2006, Girardot/Commission, T‑10/02, point 131).

85      En l’espèce, il est vrai que la décision litigieuse ne comporte aucune appréciation des capacités ou du comportement du requérant susceptible de le blesser. Toutefois, compte tenu des conditions critiquables dans lesquelles la demande d’assistance du requérant a été traitée et l’enquête conduite, l’annulation de cette décision serait insusceptible de constituer en elle-même une réparation adéquate et suffisante du préjudice moral causé par cette même décision, préjudice tenant à l’état d’incertitude et d’inquiétude engendré par l’illégalité de la décision litigieuse. Par suite, il y a lieu de condamner la FRA à payer au requérant la somme de 5 000 euros.

 Sur les dépens

86      Aux termes de l’article 87, paragraphe 1, du règlement de procédure, sous réserve des autres dispositions du chapitre huitième du titre deuxième dudit règlement, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s’il est conclu en ce sens. En vertu du paragraphe 2 du même article, le Tribunal peut décider, lorsque l’équité l’exige, qu’une partie qui succombe n’est condamnée que partiellement aux dépens, voire qu’elle ne doit pas être condamnée à ce titre.

87      Il résulte des motifs du présent arrêt que la FRA est la partie qui succombe pour l’essentiel. En outre, le requérant a, dans ses conclusions, expressément conclu à ce qu’elle soit condamnée aux dépens. Les circonstances de l’espèce ne justifiant pas l’application des dispositions de l’article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, la FRA doit supporter ses propres dépens et est condamnée à supporter les dépens exposés par le requérant.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL DE LA FONCTION PUBLIQUE
(première chambre)

déclare et arrête :

1)      La décision du 16 octobre 2009 de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne est annulée.

2)      L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne est condamnée à verser à M. Allgeier la somme de 5 000 euros.

3)      Le surplus de la requête est rejeté.

4)      L’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne supporte ses propres dépens et est condamnée à supporter les dépens exposés par M. Allgeier.

Kreppel

Perillo

Barents

Ainsi prononcé en audience publique à Luxembourg, le 18 septembre 2012.

Le greffier

 

       Le président

W. Hakenberg

 

       H. Kreppel


* Langue de procédure : l’anglais.