Language of document : ECLI:EU:C:2008:36

ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

24 janvier 2008 (*)

«Accord d’association CEE-Turquie – Libre circulation des travailleurs – Décision n° 1/80 du conseil d’association – Article 6, paragraphe 1, premier tiret – Travailleur appartenant au marché régulier de l’emploi – Autorisation d’entrée en qualité d’étudiant ou de personne au pair – Incidence sur le droit de séjour»

Dans l’affaire C‑294/06,

ayant pour objet une demande de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduite par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) (Royaume-Uni), par décision du 28 juin 2006, parvenue à la Cour le 30 juin 2006, dans la procédure

The Queen, à la demande de:

Ezgi Payir,

Burhan Akyuz,

Birol Ozturk

contre

Secretary of State for the Home Department,

LA COUR (troisième chambre),

composée de M. A. Rosas, président de chambre, MM. J. N. Cunha Rodrigues, J. Klučka, Mme P. Lindh (rapporteur) et M. A. Arabadjiev, juges,

avocat général: Mme J. Kokott,

greffier: Mme C. Strömholm, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 26 avril 2007,

considérant les observations présentées:

–        pour Mme Payir, par M. S. Cox, barrister, et Mme R. Despicht, solicitor,

–        pour MM. Akyuz et Ozturk, par Mme N. Rogers, barrister,

–        pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme C. Gibbs, en qualité d’agent, assistée de M. P. Saini, barrister,

–        pour le gouvernement allemand, par M. M. Lumma et Mme C. Schulze-Bahr, en qualité d’agents,

–        pour le gouvernement italien, par M. I. M. Braguglia, en qualité d’agent, assisté de Mme W. Ferrante, avvocato dello Stato,

–        pour le gouvernement néerlandais, par Mmes H. G. Sevenster et C. Wissels, en qualité d’agents,

–        pour la Commission des Communautés européennes, par M. G. Rozet et Mme N. Yerrell, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 18 juillet 2007,

rend le présent

Arrêt

1        La demande de décision préjudicielle porte sur l’interprétation de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 du conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association (ci‑après la «décision n° 1/80»). Le conseil d’association a été institué par l’accord créant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, qui a été signé le 12 septembre 1963, à Ankara, par la République de Turquie, d’une part, et par les États membres de la CEE et la Communauté, d’autre part, et qui a été conclu, approuvé et confirmé au nom de cette dernière par la décision 64/732/CEE du Conseil, du 23 décembre 1963 (JO 1964, 217, p. 3685).

2        Cette demande a été présentée dans le cadre de deux litiges opposant Mme Payir, d’une part, ainsi que MM. Akyuz et Ozturk, d’autre part, au Secretary of State for the Home Department (ci‑après le «Secretary of State») au sujet du refus de ce dernier de proroger leur autorisation de séjour.

 Le cadre juridique

 La réglementation communautaire

3        L’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 est rédigé comme suit:

«1.      Sous réserve des dispositions de l’article 7 relatif au libre accès à l’emploi des membres de sa famille, le travailleur turc, appartenant au marché régulier de l’emploi d’un État membre:

–        a droit, dans cet État membre, après un an d’emploi régulier, au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur, s’il dispose d’un emploi;

–        a le droit, dans cet État membre, après trois ans d’emploi régulier et sous réserve de la priorité à accorder aux travailleurs des États membres de la Communauté, de répondre dans la même profession auprès d’un employeur de son choix à une autre offre, faite à des conditions normales, enregistrée auprès des services de l’emploi de cet État membre;

–        bénéficie, dans cet État membre, après quatre ans d’emploi régulier, du libre accès à toute activité salariée de son choix.»

 La réglementation nationale

4        Les dispositions pertinentes relatives aux personnes au pair sont énoncées notamment aux points 88 à 93 des règles sur l’immigration adoptées par le Parlement du Royaume-Uni en 1994 (United Kingdom Immigration Rules, House of Commons Paper 395, ci‑après les «Immigration Rules») dans les termes suivants:

«Définition du placement ‘au pair’

88.      Au sens des présentes règles, on entend par placement ‘au pair’ l’accord par lequel une jeune personne:

a)      vient au Royaume-Uni afin d’y apprendre l’anglais; [...]

b)      vit pendant une période déterminée au sein d’une famille anglophone où elle bénéficie de possibilités adéquates pour étudier, et

c)      collabore aux travaux ménagers pendant 5 heures par jour au maximum et reçoit, en contrepartie, une gratification raisonnable, tout en bénéficiant de deux jours de repos par semaine.

Conditions de l’obtention d’une autorisation d’entrée [‘leave to enter’] en tant que jeune ‘au pair’

89.      La personne qui sollicite une autorisation d’entrée au Royaume‑Uni en tant que jeune ‘au pair’ doit remplir les conditions suivantes:

i)      avoir l’intention d’entrer au Royaume‑Uni afin de pourvoir à un placement, préalablement accordé, cette notion devant être entendue au sens de la définition donnée au point 88 ci-dessus; [...]

ii)      ne pas être âgée de moins de 17 ans ni de plus de 27 ans ou avoir appartenu à cette tranche d’âge au moment où elle reçoit, à ce titre, son autorisation d’entrée; [...]

iii)      ne pas être mariée; [...]

iv)      ne pas avoir de charges familiales; [...]

v)      être ressortissante d’un des États suivants: […] la Turquie; [...]

vi)      ne pas avoir l’intention de séjourner au Royaume-Uni pendant plus de deux ans en tant que jeune ‘au pair’; [...]

vii)      avoir l’intention de quitter le Royaume-Uni à la fin de son séjour en tant que jeune ‘au pair’; [...]

viii) dans l’hypothèse où ladite personne a antérieurement séjourné au Royaume-Uni dans le cadre d’un placement ‘au pair’, ne pas chercher à obtenir une autorisation d’entrée dont la validité est supérieure à deux années à compter de la date à laquelle elle a obtenu la première autorisation à ce titre, et

ix)      être capable de subvenir à ses besoins et de disposer d’un logement sans avoir à recourir aux fonds publics.

Autorisation d’entrée en tant que jeune ‘au pair’

90.      Une personne sollicitant une autorisation d’entrée au Royaume‑Uni dans le cadre d’un placement ‘au pair’ peut être admise sur le territoire pour une période n’excédant pas deux années à condition de n’y exercer aucun emploi à l’exception de celui de jeune ‘au pair’, et pour autant que le fonctionnaire du service de l’immigration estime que toutes les conditions figurant au point 89 ci-dessus sont remplies […]»

5        Les dispositions en matière d’immigration relatives aux étudiants sont énoncées notamment aux points 57 à 62 des Immigration Rules:

«Conditions d’obtention d’une autorisation d’entrée en tant qu’étudiant

57.      La personne qui sollicite une autorisation d’entrée au Royaume‑Uni en tant qu’étudiant doit remplir les conditions suivantes:

i)       avoir été admis à suivre un cycle d’études auprès:

a)      d’un établissement subventionné d’enseignement post‑secondaire ou supérieur ou [de certains établissements d’enseignement privés éligibles]; [...]

ii)      être capable et avoir l’intention de suivre:

a)      soit un cycle d’études à plein temps menant à un diplôme universitaire reconnu dans un établissement subventionné d’enseignement post‑secondaire ou supérieur; soit [certains cycles d’études à plein temps]; [...]

[…]

iv)      avoir l’intention de quitter le Royaume-Uni à la fin de ses études; [...]

v)      ne pas avoir l’intention d’exercer une activité commerciale ou d’occuper un emploi, à l’exception d’un poste à temps partiel ou d’un emploi de vacances pour lesquels le Secretary of State for Employment a donné son accord, et

vi)      être capable de subvenir aux coûts de ses études et à ses besoins personnels, ainsi qu’à ceux des personnes à sa charge, y compris le logement, sans occuper un emploi ou exercer une activité commerciale ni avoir recours aux fonds publics.

Autorisation d’entrée en tant qu’étudiant

58. Une personne sollicitant une autorisation d’entrée au Royaume-Uni en qualité d’étudiant peut être admise sur le territoire pendant une période appropriée, calculée selon la durée du cycle d’études à suivre et selon les moyens dont dispose cette personne, cette autorisation étant assortie d’une condition restreignant le droit de cette personne d’occuper un emploi […]»

6        Aux termes de l’annexe A, point 4, du chapitre 3 des instructions de la direction de l’immigration du Secretary of State («Immigrations Directorate’s Instructions»):

«Les étudiants âgés de plus de 16 ans qui sont soumis aux conditions du code 2 (condition restreignant leur droit d’occuper un emploi) peuvent occuper un poste à temps partiel ou exercer un travail de vacances sans avoir besoin d’obtenir l’accord de l’agence de placement locale [‘local Jobcentre’]. De même, ils peuvent occuper un poste de travail dans le cadre d’un cours universitaire comportant une période de travail ou prendre part à des stages professionnels sans avoir besoin d’obtenir un permis de travail [délivré par les autorités compétentes du Royaume-Uni]. Les étudiants ne sont pas autorisés à travailler pendant plus de 20 heures par semaine en période scolaire […]»

 Les litiges au principal et les questions préjudicielles

7        Les litiges concernent, d’une part, une jeune femme au pair, Mme Payir, et, d’autre part, deux étudiants, MM. Akyuz et Ozturk.

8        Mme Payir, alors âgée de 21 ans, a obtenu un permis d’entrée au Royaume‑Uni suivi de la délivrance, au cours du mois d’avril 2000, d’une autorisation d’entrée valable jusqu’au mois d’avril 2002. Cette autorisation d’entrée était assortie d’une condition selon laquelle Mme Payir n’était pas autorisée à occuper un emploi, rémunéré ou non, autre que celui de personne au pair.

9        Dès son entrée au Royaume‑Uni, Mme Payir a été engagée en qualité de personne au pair par une première famille puis, à partir du mois de mars 2001, par une seconde famille, pour laquelle elle a travaillé entre 15 et 25 heures par semaine. Elle était logée ainsi que nourrie et percevait une rétribution de 70 GBP (environ 103 euros) par semaine.

10      Au cours du mois d’avril 2002, avant l’expiration de son autorisation d’entrée, Mme Payir a sollicité du Secretary of State une autorisation de séjour au Royaume‑Uni plus étendue en faisant valoir, sur le fondement de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, qu’elle était engagée depuis plus d’un an par le même employeur et qu’elle souhaitait demeurer à son service. Sa demande a été rejetée par une décision prise le 18 août 2004.

11      Mme Payir a introduit un recours contre cette décision devant la High Court of Justice (England & Wales), Queen’s Bench Division (Administrative Court). Cette juridiction, qui a accueilli ce recours, a annulé ladite décision et a enjoint au Secretary of State de proroger l’autorisation d’entrée de Mme Payir et de supprimer la condition initiale limitant l’accès de l’intéressée au marché de l’emploi. L’autorisation d’entrée de Mme Payir a été prorogée jusqu’au 2 août 2006. Au cours du mois d’octobre 2005, cette dernière a été engagée comme vendeuse dans un magasin.

12      Le Secretary of State a interjeté appel de la décision de la High Court au motif que l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 ne s’appliquerait pas aux personnes au pair.

13      MM. Akyuz et Ozturk sont entrés au Royaume‑Uni respectivement en 1999 et en 1997 en qualité d’étudiants munis d’autorisations d’entrée, lesquelles ont été suivies de la délivrance d’autorisations de séjour. Ces dernières précisaient que les intéressés étaient autorisés à travailler au maximum 20 heures par semaine en période scolaire.

14      Durant leurs études, ces deux ressortissants turcs ont travaillé à temps partiel comme serveurs dans un restaurant et se sont vu offrir par leur employeur une prolongation de leurs contrats de travail. Avant l’expiration de leurs autorisations d’entrée ou de séjour en qualité d’étudiants, MM. Akyuz et Ozturk ont sollicité du Secretary of State, respectivement au cours des mois de juillet 2003 et de janvier 2004, des autorisations de séjour, en se fondant sur l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80. Devant le refus opposé à leurs demandes le 18 août 2004, les intéressés ont introduit des recours en révision devant la High Court, laquelle les a accueillis. Soutenant que l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 ne s’applique pas aux étudiants, le Secretary of State a interjeté appel des décisions ainsi rendues par la High Court.

15      Les recours de Mme Payir ainsi que de MM. Akyuz et Ozturk ont été examinés conjointement par la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division).

16      Cette juridiction relève que ces trois ressortissants turcs ont été considérés, par la High Court, comme des travailleurs au sens que la Cour a donné de cette notion, notamment dans l’arrêt du 26 novembre 1998, Birden (C‑1/97, Rec. p. I‑7747, point 24).

17      Tout en admettant cette constatation de la High Court, la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) estime qu’il y a lieu de tenir compte également de la jurisprudence de la Cour selon laquelle les États membres peuvent instaurer des régimes à vocation sociale. Il en résulterait que, même lorsque ces régimes impliquent la poursuite d’une activité en qualité de travailleur, ceux-ci ne conduisent pas nécessairement à une intégration des intéressés dans le marché régulier de l’emploi de ces États.

18      Dans les affaires au principal, la Court of Appeal (England & Wales) (Civil Division) nourrit des doutes sur la possibilité, dont disposent les ressortissants turcs concernés, de se prévaloir des dispositions de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80. Dans ces conditions, cette juridiction a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

«1)      Dans une affaire dans laquelle:

–        une autorisation d’entrée au Royaume-Uni a été délivrée à une ressortissante turque pour une durée de deux ans dans le cadre d’un placement au pair, tel que cette notion est définie par les[Immigration Rules]; [...]

–        son autorisation d’entrée incluait le droit d’être engagée par un employeur à ce titre; [...]

–        elle est restée à ce titre de manière ininterrompue au service de ce même employeur pendant plus d’une année au cours de la période de validité de son autorisation d’entrée; [...]

–        cet emploi constituait une activité économique réelle et effective, et

–        cet emploi était conforme à la législation nationale relative à l’emploi et à l’immigration,

pendant la période durant laquelle elle a occupé ce poste, la ressortissante turque:

–        était-elle un travailleur au sens de l’article 6 de la décision n° 1/80 [...]?

–        appartenait-elle au marché régulier de l’emploi du Royaume‑Uni au sens de cette disposition?

2)      Dans une affaire dans laquelle:

–        une autorisation d’entrée au Royaume‑Uni a été délivrée à un ressortissant turc conformément aux [Immigration Rules] afin de lui permettre de suivre un cycle d’études dans ce pays; [...]

–        son autorisation d’entrée comportait le droit d’occuper tout poste de travail dont la durée en période scolaire, calculée par période de travail, ne pouvait pas dépasser 20 heures par semaine; [...]

–        il est resté de manière ininterrompue au service du même employeur pendant plus d’une année au cours de la période de validité de son autorisation d’entrée;

–        cet emploi constituait une activité économique réelle et effective, et

–        cet emploi était conforme à la législation nationale relative à l’emploi et à l’immigration,

pendant la période durant laquelle il a occupé ce poste, le ressortissant turc en cause:

–        était-il un travailleur au sens de l’article 6 de la décision n° 1/80 [...]?

–        appartenait-il au marché régulier de l’emploi du Royaume‑Uni au sens de cette disposition?»

 Sur les questions préjudicielles

 Remarques liminaires

19      Les questions posées dans les deux affaires sont identiques et se rapportent, d’une part, aux personnes au pair et, d’autre part, aux étudiants.

20       Il ressort de ces questions que la juridiction de renvoi demande en substance si la circonstance qu’un ressortissant turc a été autorisé à entrer sur le territoire d’un État membre en qualité de personne au pair ou d’étudiant prive ce ressortissant de la qualité de «travailleur» et l’empêche d’appartenir au «marché régulier de l’emploi» de cet État membre au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, de sorte qu’il ne puisse se prévaloir de cette disposition afin d’obtenir le renouvellement de son permis de travail et de bénéficier du droit de séjour corrélatif à celui-ci.

 Observations présentées à la Cour

21      Mme Payir, MM. Akyuz et Ozturk ainsi que la Commission des Communautés européennes expriment des points de vue convergents. Selon eux, des ressortissants turcs, tels que ceux en cause dans les affaires au principal, rempliraient les conditions requises pour être qualifiés de «travailleurs» au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80. Ils auraient accompli, sous la direction d’une autre personne, des prestations effectives et réelles ayant une valeur économique certaine, en contrepartie desquelles ils auraient reçu une rémunération.

22      Ces ressortissants turcs appartiendraient au marché régulier de l’emploi de l’État membre d’accueil. Ils seraient entrés légalement sur le territoire de cet État et auraient accédé, de la même manière, au marché de l’emploi dudit État. En particulier, ils n’auraient commis aucune fraude en vue d’obtenir et d’effectuer le travail qui leur a été confié. Par conséquent, leur situation sur le marché de l’emploi serait stable et non précaire.

23      Dans la mesure où ces ressortissants turcs remplissent les conditions énoncées à l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, ils pourraient se prévaloir de cette disposition pour obtenir le renouvellement de leur permis de travail et bénéficier du droit de séjour corrélatif à celui-ci. Il ne serait ni nécessaire ni pertinent d’examiner les motifs ayant présidé à l’octroi, par le Royaume-Uni, des autorisations d’entrée et de séjour les concernant, à savoir permettre l’entrée de jeunes gens uniquement en qualité de personnes au pair ou d’étudiants, pour une durée limitée.

24      Le gouvernement du Royaume-Uni ainsi que les gouvernements allemand, italien et néerlandais soutiennent à l’inverse que les motifs du séjour sont importants. L’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 porterait sur le droit d’accès à un travail des ressortissants turcs autorisés à entrer sur le territoire d’un État membre en qualité de travailleurs. Des ressortissants turcs, tels que Mme Payir ainsi que MM. Akyuz et Ozturk, n’étant pas entrés au Royaume-Uni en cette qualité ne pourraient se prévaloir de cette disposition. Par conséquent, même si l’activité exercée par ces ressortissants était susceptible d’être qualifiée d’activité économique réelle et effective, il n’en résulterait pas que les intéressés auraient la qualité de travailleurs ni qu’ils appartiendraient au marché régulier de l’État membre d’accueil au sens de ladite disposition.

25      Le fait de considérer que les ressortissants turcs autorisés à entrer sur le territoire d’un État membre en qualité de personnes au pair ou d’étudiants peuvent se prévaloir des dispositions de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 entraînerait de graves conséquences. Il en résulterait, tout d’abord, que les États membres ne seraient pas libres de déterminer les conditions régissant l’entrée de ressortissants turcs sur leur territoire. Ensuite, le contournement des législations nationales serait encouragé, les personnes concernées ayant intérêt à se présenter comme étudiants ou personnes au pair afin d’intégrer le marché de l’emploi de l’État membre sur le territoire duquel elles sont entrées. Enfin, les États membres seraient conduits à restreindre leur politique d’accueil des étudiants et des personnes au pair de nationalité turque, au détriment de ces deux groupes d’intéressés.

26      Les gouvernements allemand et néerlandais ajoutent que le fait d’assimiler la situation de l’étudiant ou de la personne au pair effectuant un travail à temps partiel à celle du travailleur ordinaire est contraire à l’approche retenue par le législateur communautaire dans la directive n° 2004/114/CE du Conseil, du 13 décembre 2004, relative aux conditions d’admission des ressortissants de pays tiers à des fins d’études, d’échange d’élèves, de formation non rémunérée ou de volontariat (JO L 375, p. 12). Selon eux, cette directive distinguerait bien l’étudiant du travailleur.

 Réponse de la Cour

27      Afin de répondre aux questions posées telles que reformulées au point 20 du présent arrêt, il convient de rappeler les trois conditions posées à l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80.

28      La première de ces conditions porte sur la qualité de travailleur. Pour satisfaire à cette condition, il résulte d’une jurisprudence constante que le ressortissant turc doit exercer des activités réelles et effectives, à l’exclusion d’activités tellement réduites qu’elles se présentent comme purement marginales et accessoires. La caractéristique essentielle de la relation de travail est la circonstance qu’une personne accomplit, pendant un certain temps, au profit d’une autre personne et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle perçoit une rémunération (voir arrêt Birden, précité, point 25 et jurisprudence citée).

29      La deuxième condition posée vise l’appartenance au marché régulier de l’emploi. La Cour a jugé que cette notion désigne l’ensemble des travailleurs qui se sont conformés aux prescriptions légales et réglementaires de l’État membre d’accueil et ont ainsi le droit d’exercer une activité professionnelle sur son territoire (voir arrêt Birden, précité, point 51).

30      L’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 impose comme troisième condition l’existence d’un emploi régulier, à savoir une situation stable et non précaire sur le marché de l’emploi de l’État membre d’accueil, et, à ce titre, l’existence d’un droit de séjour non contesté (voir arrêt du 19 novembre 2002, Kurz, C‑188/00, Rec. p. I‑10691, point 48).

31      Selon la décision de renvoi, tant Mme Payir que MM. Akyuz et Ozturk ont offert des prestations constituant des activités économiques réelles et effectives. Il ressort du dossier qu’ils ont travaillé sous la direction d’un employeur et ont perçu une rémunération en contrepartie de leurs prestations. Mme Payir a travaillé entre 15 et 25 heures par semaine, MM. Akyuz et Ozturk ont travaillé au maximum 20 heures par semaine. Il n’est pas allégué que les activités exercées par les intéressés étaient purement marginales. Ainsi, selon la description qui en est faite, ces activités présentent les caractéristiques requises pour permettre, en principe, à ceux qui les exercent d’être qualifiés de «travailleurs» au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80.

32      S’agissant des deux autres conditions, la juridiction de renvoi précise que Mme Payir ainsi que MM. Akyuz et Ozturk ont observé la législation nationale sur l’immigration et sont donc légalement entrés au Royaume‑Uni. Cette juridiction ajoute que les intéressés ont occupé des emplois conformes non seulement aux règles en matière d’immigration mais aussi au droit du travail et, notamment, que ces emplois respectaient les conditions attachées à leur autorisation d’entrée sur le territoire national. Il serait constant qu’ils bénéficiaient d’un droit de séjour non contesté.

33      Par conséquent, les caractéristiques des emplois occupés par les trois ressortissants turcs en cause au principal, telles qu’elles sont présentées par la juridiction de renvoi, répondent également aux deux autres conditions énoncées à l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, à savoir l’appartenance au marché régulier de l’emploi et l’occupation d’un emploi régulier.

34      La question se pose toutefois de savoir si la qualité de personnes au pair ou d’étudiants des ressortissants turcs, dont les activités exercées remplissent, par ailleurs, les trois conditions visées à cet article 6, paragraphe 1, prive ces ressortissants de la qualification de travailleurs et les empêche d’appartenir au marché régulier de l’emploi d’un État membre au sens de cette disposition.

35      À cet égard, il y a lieu, tout d’abord, de souligner que l’éventuelle finalité sociale de l’autorisation d’entrée délivrée aux étudiants ou aux personnes au pair ainsi que du droit de travailler qui leur est accordé n’enlève rien, par elle-même, au caractère régulier des activités exercées par les intéressés et ne les empêche pas, par conséquent, d’appartenir au marché régulier de l’emploi de l’État membre d’accueil. La Cour a jugé au point 51 de l’arrêt Birden, précité, que le concept de marché régulier de l’emploi ne saurait être interprété comme visant le marché général du travail, par opposition à un marché spécifique à finalité sociale et soutenu par les pouvoirs publics.

36      Il convient ensuite de rappeler que la décision n° 1/80 n’empiète pas sur la compétence des États membres de réglementer tant l’entrée sur leur territoire des ressortissants turcs que les conditions de leur premier emploi mais règle uniquement, à son article 6, la situation des travailleurs turcs déjà régulièrement intégrés au marché du travail de l’État membre d’accueil (arrêt du 30 septembre 1997, Ertanir, C‑98/96, Rec. p. I‑5179, point 23).

37      Conformément à une jurisprudence constante, l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 a pour but de consolider progressivement la situation des travailleurs turcs dans l’État membre d’accueil (voir, notamment, arrêt du 10 janvier 2006, Sedef, C‑230/03, Rec. p. I‑157, point 34).

38      Cette disposition vise ainsi les ressortissants turcs qui ont la qualité de travailleurs dans l’État membre d’accueil sans toutefois exiger qu’ils soient entrés dans la Communauté en tant que travailleurs. Ils peuvent avoir acquis cette qualité après leur entrée dans celle-ci. Ainsi dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Birden, précité, M. Birden, qui avait été autorisé à entrer sur le territoire d’un État membre, s’était d’abord trouvé dans une situation de chômage dans cet État avant d’y occuper un emploi salarié. Dans l’affaire à l’origine de l’arrêt Kurz, précité, le ressortissant turc concerné avait été autorisé à entrer dans la Communauté à l’âge de 15 ans non pas en tant que travailleur, mais en vue de suivre une formation professionnelle de plombier.

39      C’est à l’issue d’une première année de travail que le ressortissant turc peut, s’il satisfait aux conditions posées à l’article 6, paragraphe 1, premier tiret, de la décision n° 1/80, prétendre au renouvellement de son permis de travail auprès du même employeur et au droit de séjour corrélatif à celui-ci.

40      Afin de vérifier si les ressortissants turcs satisfont à ces conditions, il n’est pas tenu compte du but dans lequel les intéressés ont été autorisés à entrer sur le territoire de l’État membre concerné. En effet, la Cour a itérativement jugé que l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 ne fait dépendre la reconnaissance des droits qu’il confère aux travailleurs turcs d’aucune condition relative au motif pour lequel un droit d’entrée, de travail et de séjour leur a été initialement accordé (voir arrêt du 30 septembre 1997, Günaydin, C‑36/96, Rec. p. I‑5143, points 51 et 52 ainsi que jurisprudence citée). La Cour a ainsi jugé que l’intention exprimée par un ressortissant turc de retourner dans son pays d’origine après avoir passé quelques années dans l’État membre d’accueil ne saurait empêcher celui-ci de se prévaloir des droits conférés par ledit article 6, paragraphe 1. Il n’en irait autrement que si ce ressortissant avait cherché à tromper les autorités compétentes en déclarant une fausse intention dans le seul but d’amener ces autorités à lui délivrer indûment les autorisations requises (voir, en ce sens, arrêt Günaydin, précité, points 54 et 60).

41      Ainsi qu’il ressort de l’arrêt Günaydin, précité, la circonstance que ledit ressortissant turc a été autorisé à entrer sur le territoire d’un État membre afin d’y suivre un cycle d’études et que ses permis de séjour ont d’abord été assortis d’une interdiction d’exercer une activité rémunérée n’empêche pas l’intéressé de se prévaloir des dispositions de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, dès lors qu’il a ensuite légalement obtenu un travail salarié et a travaillé pendant au moins un an auprès du même employeur.

42      L’éventuelle limitation dans le temps du contrat de travail ne saurait non plus constituer un obstacle à l’application de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80. La Cour a en effet jugé que, si le caractère temporaire imposé à la relation de travail suffisait pour mettre en cause la régularité de l’emploi que l’intéressé occupe légalement, les États membres auraient la possibilité de priver indûment des travailleurs migrants turcs, qu’ils ont autorisés à entrer sur leur territoire et qui y ont exercé une activité économique régulière pendant une durée ininterrompue d’au moins un an, du bénéfice de droits auxquels ils peuvent prétendre directement au titre dudit article 6, paragraphe 1 (voir arrêt Birden, précité, point 64).

43      Ainsi, afin de déterminer si un ressortissant turc, légalement entré sur le territoire d’un État membre, peut, après avoir travaillé pendant un an sur ce territoire, se prévaloir des droits conférés par l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, il importe de vérifier si l’intéressé remplit les conditions objectives figurant à cette disposition, sans qu’il soit nécessaire de tenir compte des motifs pour lesquels le droit d’entrée sur ledit territoire lui a été initialement conféré ni des limitations temporelles éventuellement attachées à son droit au travail. Selon une jurisprudence constante, les autorités nationales n’ont pas la faculté de soumettre à des conditions ou de restreindre l’application de tels droits, sous peine de compromettre l’effet utile de ladite décision (voir arrêts Günaydin, précité, points 37 à 40 et 50; Birden, précité, point 19; Kurz, précité, point 26; du 21 octobre 2003, Abatay e.a., C‑317/01 et C‑369/01, Rec. p. I‑12301, point 78, et Sedef, précité, point 34).

44      Par conséquent, dans des affaires telles que celles au principal, les motifs pour lesquels l’autorisation d’entrée a été accordée aux ressortissants turcs concernés, à savoir l’exercice d’une activité de personne au pair ou la poursuite d’études, ne sauraient en eux-mêmes empêcher les intéressés de se prévaloir des dispositions de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80. Il en va également ainsi des déclarations d’intention requises de ces ressortissants, selon lesquelles ils ne souhaitaient pas rester dans l’État membre d’accueil plus de deux ans ou entendaient quitter celui-ci à l’issue de leurs études, et des limitations temporelles de leurs permis de séjour.

45      Dès lors que les conditions rappelées aux points 27 à 30 du présent arrêt sont remplies et, notamment, que la réalité du travail effectué par les ressortissants turcs en cause est vérifiée, la circonstance que ces personnes sont entrées en qualité d’étudiants afin de poursuivre des études ou en qualité de personne au pair dans le but de maîtriser la langue de l’État membre d’accueil n’est pas pertinente. Si ces ressortissants turcs parviennent, par leur mérite, à remplir les conditions prévues aux trois tirets de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, ils ne sauraient être privés du bénéfice des droits que cette disposition leur confère de manière graduelle, en fonction de la durée d’exercice de leur activité salariée (voir, en ce sens, arrêt Günaydin, précité, point 37).

46      Dans ces conditions, l’argument invoqué par les États membres ayant présenté des observations, selon lequel un étudiant ou une personne au pair pourrait contourner la législation de l’État membre d’accueil pour obtenir progressivement un droit d’accès illimité au marché du travail de ce dernier, ne peut être accueilli. En effet, un contournement de cette législation ne saurait exister lorsque les intéressés ne font qu’exercer un droit expressément prévu par la décision n° 1/80. Il n’en irait autrement que si ces derniers avaient frauduleusement obtenu un droit d’entrée sur le territoire d’un État membre en prétendant faussement avoir l’intention de suivre des études ou d’exercer une activité de personne au pair. En revanche, dès lors que la réalité de leur intention se vérifie par la poursuite effective d’un cycle d’études ou l’exercice d’une activité de personne au pair, qu’ils obtiennent légalement un travail dans l’État membre d’accueil et qu’ils satisfont aux conditions requises à l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80, les intéressés peuvent se prévaloir pleinement des droits que cette disposition leur confère.

47      Les gouvernements allemand et néerlandais se réfèrent enfin à la directive 2004/114. Ils déduisent de l’économie de cette directive que le législateur communautaire a entendu permettre à l’étudiant d’être employé et d’effectuer un certain nombre d’heures de travail sans toutefois être considéré comme un travailleur salarié et, par conséquent, sans pouvoir accéder, par ce moyen, au marché du travail de l’État membre d’accueil.

48      Ladite directive n’est toutefois pas pertinente. En vertu de son article 4, paragraphe 1, sous a), elle ne s’applique, en effet, que sous réserve des dispositions plus favorables résultant d’accords bilatéraux ou multilatéraux conclus entre la Communauté ou la Communauté et ses États membres, d’une part, et un ou plusieurs États tiers, d’autre part. Par conséquent, ainsi que Mme l’avocat général l’a relevé au point 57 de ses conclusions, la directive 2004/114 ne peut justifier une lecture restrictive de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 et ne permet pas d’interpréter cette disposition.

49      Il convient, dès lors, de répondre à la question posée que la circonstance qu’un ressortissant turc a été autorisé à entrer sur le territoire d’un État membre en qualité de personne au pair ou d’étudiant ne saurait priver celui-ci de la qualité de «travailleur» et l’empêcher d’appartenir au «marché régulier de l’emploi» de cet État membre au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80. Cette circonstance ne saurait, par conséquent, empêcher ledit ressortissant de se prévaloir de cette disposition afin d’obtenir le renouvellement de son permis de travail et de bénéficier du droit de séjour corrélatif à celui-ci.

 Sur les dépens

50      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:

La circonstance qu’un ressortissant turc a été autorisé à entrer sur le territoire d’un État membre en qualité de personne au pair ou d’étudiant ne saurait priver celui-ci de la qualité de «travailleur» et l’empêcher d’appartenir au «marché régulier de l’emploi» de cet État membre au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la décision n° 1/80 du conseil d’association, du 19 septembre 1980, relative au développement de l’association. Cette circonstance ne saurait, par conséquent, empêcher ledit ressortissant de se prévaloir de cette disposition afin d’obtenir le renouvellement de son permis de travail et de bénéficier du droit de séjour corrélatif à celui‑ci.

Signatures


* Langue de procédure: l’anglais.