CONCLUSIONS DE L’AVOCAT GÉNÉRAL
M. MACIEJ SZPUNAR
présentées le 13 septembre 2018 (1)
Affaire C‑70/17
Abanca Corporación Bancaria SA
contre
Alberto García Salamanca Santos
[demande de décision préjudicielle formée par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne)]
« Renvoi préjudiciel – Directive 93/13/CEE – Protection des consommateurs – Clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs – Clause d’échéance anticipée d’un contrat de prêt hypothécaire – Article 6, paragraphe 1 – Article 7, paragraphe 1 –Déclaration du caractère partiellement abusif – Pouvoirs du juge national – Application d’une disposition de droit national à caractère supplétif »
et
Affaire C‑179/17
Bankia SA
contre
Alfonso Antonio Lau Mendoza,
Verónica Yuliana Rodriguez Ramirez
[demande de décision préjudicielle formée par le Juzgado de Primera Instancia nº 1 de Barcelona (tribunal de première instance nº 1 de Barcelone, Espagne)]
« Renvoi préjudiciel – Directive 93/13/CEE – Protection des consommateurs – Clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs – Clause d’échéance anticipée d’un contrat de prêt hypothécaire – Article 6, paragraphe 1 – Pouvoirs du juge national – Application d’une disposition de droit national à caractère supplétif »
Table des matières
I. Introduction
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
B. Le droit espagnol
III. Les faits à l’origine des litiges au principal et les questions préjudicielles
A. L’affaire C-70/17
B. L’affaire C-179/17
IV. La procédure devant la Cour
V. Analyse
A. Sur la recevabilité des questions préjudicielles dans l’affaire C179/17
B. Sur le fond dans les affaires C70/17 et C179/17
1. Considérations générales
2. Remarques liminaires
3. Rappel de la jurisprudence pertinente
a) Sur la qualification par le juge national de la clause contractuelle comme clause abusive
b) Sur les conséquences à tirer de la constatation du caractère abusif d’une clause contractuelle
1) La règle générale dans la jurisprudence constante de la Cour : l’obligation faite au juge national d’écarter l’application d’une clause abusive sans être habilité à réviser le contenu de celle-ci
2) L’exception à la règle : l’arrêt
4. Sur la première question dans l’affaire C70/17 : la portée de la constatation du caractère abusif d’une clause d’échéance anticipée à la lumière de la jurisprudence exposée
a) La jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) relative à la règle de la divisibilité de la clause
1) L’interprétation du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice)
2) Le point de vue concordant de la doctrine majoritaire allemande
b) La clause litigieuse
1) Divisibilité de la clause ou modification salvatrice de celle-ci
2) La finalité de la clause litigieuse est-elle préservée, à la lumière de la jurisprudence de la Cour, sans référence au nombre de mensualités non honorées permettant sa mise en œuvre ?
5. Sur la seconde question dans l’affaire C70/17 et la première question dans l’affaire C179/17 : possibilité de poursuivre la procédure de saisie hypothécaire par l’application supplétive d’une disposition nationale, telle que l’article 693, paragraphe 2, de la LEC
a) Les contrats des prêts hypothécaires en cause peuvent-ils juridiquement subsister après la suppression des clauses litigieuses abusives ?
b) Sur l’application supplétive de l’article 693, paragraphe 2, de la LEC
c) Les avantages de la procédure de saisie hypothécaire justifient-ils la poursuite de la saisie hypothécaire après la constatation du caractère abusif de la clause d’échéance anticipée ?
d) Sur la possibilité d’informer le consommateur des avantages relatifs à la poursuite de la saisie hypothécaire : l’arrêt Pannon GSM
6. Sur les deuxième et troisième questions dans l’affaire C179/17
C. Remarque finale
VI. Conclusion
I. Introduction
1. L’avocat général Saggio, dans ses conclusions présentées le 16 décembre 1999 dans les affaires jointes Océano Grupo Editorial et Salvat Editores (2), indiquait que la Cour était appelée à se prononcer pour la première fois, dans ces affaires, sur la directive 93/13/CEE du Conseil (3). La Cour avait alors été saisie par une juridiction espagnole au sujet du pouvoir du juge d’examiner d’office le caractère abusif des clauses contractuelles. Depuis, à ma connaissance, la Cour s’est prononcée à 26 reprises sur l’interprétation de cette directive à la demande de juridictions espagnoles. Une grande partie de ces demandes est postérieure à l’arrêt Aziz (4), prononcé le 14 mars 2013, en pleine crise économique.
2. La jurisprudence de la Cour relative à la directive 93/13 a joué un rôle majeur, voire déterminant, dans le renforcement du marché intérieur et de la protection du consommateur visé par ladite directive, qui constitue désormais un élément indispensable de la protection des consommateurs de l’Union européenne au quotidien. Ce travail jurisprudentiel a été, et est encore, réalisé en étroite coopération non seulement avec les juges espagnols, mais également avec les juridictions de nombreux autres États membres.
3. Dans les présentes affaires, les demandes de décision préjudicielle ont à nouveau pour objet l’interprétation de la directive 93/13. Le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) et le Juzgado de Primera Instancia nº 1 de Barcelona (tribunal de première instance nº 1 de Barcelone, Espagne) s’interrogent, notamment, sur la compatibilité de la jurisprudence du Tribunal Supremo (Cour suprême) relative à l’interprétation des clauses d’échéance anticipée avec le système de protection des consommateurs établi par cette directive.
4. Par ses questions, le Tribunal Supremo (Cour Suprême) demande, en substance, à la Cour si le droit de l’Union s’oppose à une jurisprudence nationale permettant au juge national de remédier à la nullité d’une clause d’échéance anticipée abusive en modifiant cette clause et en substituant à la partie modifiée de celle-ci une disposition de droit national, afin de pouvoir permettre aux établissements financiers de poursuivre la procédure spécifique de saisie d’un immeuble hypothéqué (ci-après la « procédure de saisie hypothécaire »), dans la mesure où cette procédure serait plus favorable au consommateur débiteur que l’exécution d’une décision de condamnation rendue dans le cadre de la procédure au fond.
5. La Cour s’est déjà prononcée sur ces questions à de multiples reprises et sa jurisprudence à cet égard est non seulement bien établie et appliquée depuis plusieurs années dans les États membres, mais également bien connue du consommateur de l’Union. Il lui appartient donc de décider si elle souhaite infléchir sa jurisprudence ou la confirmer (5).
II. Le cadre juridique
A. Le droit de l’Union
6. Il ressort du quatrième considérant de la directive 93/13 « qu’il incombe aux États membres de veiller à ce que des clauses abusives ne soient pas incluses dans les contrats conclus avec les consommateurs ».
7. L’article 1er, paragraphe 2, de la directive 93/13 dispose :
« Les clauses contractuelles qui reflètent des dispositions législatives ou réglementaires impératives [...] ne sont pas soumises aux dispositions de la présente directive. »
8. L’article 3, paragraphes 1 et 2, de cette directive prévoit :
« 1. Une clause d’un contrat n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle est considérée comme abusive lorsque, en dépit de l’exigence de bonne foi, elle crée au détriment du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties découlant du contrat.
2. Une clause est toujours considérée comme n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle lorsqu’elle a été rédigée préalablement et que le consommateur n’a, de ce fait, pas pu avoir d’influence sur son contenu, notamment dans le cadre d’un contrat d’adhésion. »
9. L’article 4 de ladite directive est rédigé comme suit :
« 1. Sans préjudice de l’article 7, le caractère abusif d’une clause contractuelle est apprécié en tenant compte de la nature des biens ou services qui font l’objet du contrat et en se référant, au moment de la conclusion du contrat, à toutes les circonstances qui entourent sa conclusion, de même qu’à toutes les autres clauses du contrat, ou d’un autre contrat dont il dépend.
2. L’appréciation du caractère abusif des clauses ne porte ni sur la définition de l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation entre le prix et la rémunération, d’une part, et les services ou les biens à fournir en contrepartie, d’autre part, pour autant que ces clauses soient rédigées de façon claire et compréhensible. »
10. L’article 6, paragraphe 1, de cette même directive est libellé comme suit :
« Les États membres prévoient que les clauses abusives figurant dans un contrat conclu avec un consommateur par un professionnel ne lient pas les consommateurs, dans les conditions fixées par leurs droits nationaux, et que le contrat restera contraignant pour les parties selon les mêmes termes, s’il peut subsister sans les clauses abusives. »
11. L’article 7, paragraphe 1, de la directive 93/13 dispose :
« Les États membres veillent à ce que, dans l’intérêt des consommateurs ainsi que des concurrents professionnels, des moyens adéquats et efficaces existent afin de faire cesser l’utilisation des clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs par un professionnel. »
B. Le droit espagnol
12. L’article 1011 du Código Civil (code civil) prévoit :
« Quiconque, dans l’exécution de ses obligations, commet un dol, une négligence ou fait subir un retard ou ne respecte pas, de quelque façon que ce soit, les termes desdites obligations, est tenu de réparer le dommage qui en résulte. »
13. L’article 1124 du code civil dispose :
« La possibilité de résilier les obligations est réputée implicite dans le cas d’obligations synallagmatiques, lorsque l’une des parties contractantes ne s’acquitte pas de ses obligations.
La partie lésée peut exiger, soit l’exécution de cette obligation, soit sa résiliation, des dommages-intérêts étant dus dans l’un comme dans l’autre cas. Même après avoir opté pour l’exécution, la partie lésée peut demander la résiliation lorsque l’exécution s’avère impossible.
La juridiction ordonne la résiliation demandée, sauf motifs justifiant l’octroi d’un délai pour exécuter l’obligation. »
14. En vertu de l’article 552, paragraphe 1, de la Ley 1/2000 de Enjuiciamiento Civil (loi 1/2000 relative au code de procédure civile), du 7 janvier 2000 (6), dans sa version applicable aux litiges au principal (ci‑après la « LEC »), concernant le contrôle d’office des clauses abusives :
« Le tribunal examine d’office si une clause de l’un des titres exécutoires visés à l’article 557, paragraphe 1, peut être qualifiée d’abusive. S’il estime que l’une de ces clauses peut être qualifiée comme telle, il entend les parties sous quinze jours. Celles-ci entendues, il statue dans les cinq jours ouvrables conformément aux dispositions de l’article 561, paragraphe 1, sous 3. »
15. L’article 557 de la LEC est ainsi rédigé :
«1. Lorsque l’exécution est ordonnée pour les titres visés à l’article 517, paragraphe 2, points 4, 5, 6 et 7, ainsi que pour d’autres documents ayant force exécutoire visés à l’article 517, paragraphe 2, point 9, le défendeur à l’exécution ne peut s’y opposer, dans les délais et formes prévus à l’article précédent, que s’il invoque l’un des motifs suivants :
[...]
7° Le titre contient des clauses abusives.
2. Si l’opposition visée au paragraphe précédent est formée, le greffe du tribunal suspend l’exécution par mesure d’organisation de la procédure. »
16. Aux termes de l’article 561, paragraphe 1, sous 3, de la LEC :
« Si le caractère abusif d’une ou de plusieurs clauses est constaté, l’ordonnance adoptée en précise les conséquences, soit en décidant qu’il n’y a pas lieu à exécution, soit en ordonnant l’exécution sans application des clauses considérées abusives. »
17. Selon l’article 693, paragraphe 2, de la LEC relatif à l’échéance anticipée des dettes à paiement fractionné :
« L’ensemble de la dette au titre du capital et des intérêts peut être réclamée si l’exigibilité de la totalité du prêt a été convenue en cas de défaut de paiement d’au moins trois mensualités sans que le débiteur ait satisfait à son obligation de paiement, ou d’un nombre de versements tel qu’il signifie que le débiteur n’a pas satisfait à son obligation pendant une période au moins équivalente à trois mois, et que cet accord figure dans l’acte constitutif du prêt et dans le registre correspondant. »
18. L’article 695 de la LEC, concernant l’opposition à l’exécution hypothécaire, est rédigé comme suit :
«1. Dans les procédures visées au présent chapitre, l’opposition du défendeur à l’exécution n’est accueillie que lorsqu’elle est fondée sur les motifs suivants :
[...]
4° Le caractère abusif d’une clause contractuelle constituant le fondement de l’exécution ou ayant permis de déterminer le montant exigible.
2. En cas d’introduction de l’opposition visée au paragraphe précédent, le greffe du tribunal procède à la suspension de l’exécution et convoque les parties à comparaître devant le tribunal ayant rendu l’ordonnance de saisie. La citation à comparaître doit intervenir au moins quinze jours avant la tenue de l’audience en question. Au cours de cette audience, le tribunal entend les parties, examine les documents produits et adopte la décision pertinente, sous la forme d’une ordonnance, au cours de la deuxième journée.
3. [...]
Si le quatrième motif [du paragraphe 1 du présent article] est retenu, le non-lieu à exécution est prononcé si la clause contractuelle constitue le fondement de l’exécution. Sinon, l’exécution est poursuivie en écartant l’application de la clause abusive.
[...] »
19. La directive 93/13 a été transposée dans l’ordre juridique espagnol par la Ley 7/1998 sobre condiciones generales de la contratación (loi 7/1998 relative aux conditions générales des contrats), du 13 avril 1998 (7), et par le Real Decreto Legislativo 1/2007 por el que se aprueba el texto refundido de la Ley General para la Defensa de los Consumidores y Usuarios y otras leyes complementarias (décret royal législatif 1/2007 portant refonte de la loi générale relative à la protection des consommateurs et des usagers et d’autres lois complémentaires), du 16 novembre 2007 (8)).
20. Selon l’article 83 du décret royal législatif 1/2007, dans sa version modifiée par la loi 3/2014, du 27 mars 2014 (9) :
« Les clauses abusives sont nulles de plein droit et sont réputées non écrites. À cette fin, le juge, après consultation des parties, déclare la nullité des clauses abusives incorporées dans le contrat, lequel continuera néanmoins à lier les parties selon les mêmes termes s’il peut subsister sans les clauses abusives. »
III. Les faits à l’origine des litiges au principalet les questions préjudicielles
21. Les faits pertinents des litiges au principal, tels qu’ils ressortent des décisions de renvoi, peuvent être résumés de la manière suivante.
A. L’affaire C-70/17
22. Le 30 mai 2008, M. Alberto García Salamanca Santos et Mme Verónica Varela ont obtenu un prêt assorti d’une garantie hypothécaire portant sur leur logement auprès d’Abanca Corporación Bancaria SA (ci-après « Abanca »). Ce prêt, d’un montant de 100 000 euros et consenti pour une durée de trente ans, était remboursable en 360 mensualités.
23. Conformément à la clause 6 bis du contrat de prêt relative à l’échéance anticipée, en cas de défaut de paiement d’une quelconque échéance de versement d’intérêts ou d’amortissement, le créancier hypothécaire pouvait considérer le prêt comme étant échu et exiger en justice le paiement de la totalité du capital, majoré des intérêts de retards, frais et dépens.
24. M. García Salamanca Santos a engagé une procédure visant à obtenir l’annulation de plusieurs clauses du contrat de prêt, dont la clause 6 bis, au motif de leur caractère abusif. La juridiction de première instance a partiellement fait droit à cette demande et a annulé, entre autres, la clause litigieuse. Cette décision a été confirmée en appel par l’Audiencia Provincial (Cour provinciale, Espagne) de Pontevedra.
25. Saisie en cassation par Abanca, le Tribunal Supremo (Cour suprême) indique que les questions litigieuses portent sur le point de savoir si la clause d’échéance anticipée figurant dans des contrats de prêt avec garantie hypothécaire conclus avec des consommateurs est abusive et sur l’étendue de l’invalidité découlant de la constatation du caractère abusif. Ainsi, la juridiction de renvoi exprime des doutes quant à la possibilité de constater le caractère partiellement abusif de cette clause. Ces doutes tiennent notamment à l’interprétation des clauses d’échéance anticipée qu’elle fait dans sa propre jurisprudence et qui permet d’appliquer de manière supplétive une réglementation nationale, telle que l’article 693, paragraphe 2, de la LEC, afin de pouvoir poursuivre la saisie hypothécaire.
26. En effet, il ressort de la décision de renvoi que par son arrêt du 23 décembre 2015 (10), confirmé par l’arrêt du 18 février 2016 (11), le Tribunal Supremo (Cour suprême) a considéré que la validité de clauses d’échéance anticipée exigeait que de telles clauses modulent la gravité du manquement en fonction de la durée et du montant du prêt et permettent au consommateur d’écarter leur application en adoptant un comportement diligent de réparation. Le Tribunal Supremo (Cour suprême) a toutefois précisé que la saisie hypothécaire pouvait être poursuivie si la faculté de déclarer l’échéance anticipée du prêt avait été exercée de manière non abusive, en raison des avantages que la procédure spécifique conférait au consommateur.
27. À cet égard, la juridiction de renvoi relève que, en droit espagnol, lorsque, dans un contrat de prêt avec garantie hypothécaire, l’emprunteur manque à son obligation de remboursement du montant reçu, le créancier peut engager soit une procédure au fond (12) soit une procédure de saisie hypothécaire (13). Elle précise que la procédure de saisie hypothécaire est plus favorable au débiteur consommateur que celle consistant à prononcer le non-lieu à l’exécution hypothécaire (14). Lorsque ce dernier est prononcé, le consommateur est alors contraint de recourir à la procédure au fond. Or, selon cette juridiction, l’ouverture de cette procédure en vue de déclarer la résiliation du prêt hypothécaire pour manquement du débiteur, conformément à l’article 1124 du code civil (faculté légale, non contractuelle), aurait des effets préjudiciables pour le consommateur, notamment « le cumul de la condamnation aux dépens dans la procédure au fond et dans la procédure de saisie hypothécaire ainsi que l’augmentation des intérêts de retard pour la durée de la procédure au fond ».
28. C’est dans ces circonstances que le Tribunal Supremo (Cour suprême), après avoir entendu les parties, a, par jugement du 8 février 2017, parvenu au greffe de la Cour le 9 février 2017, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Lorsqu’une juridiction nationale se prononce sur le caractère abusif d’une clause d’échéance anticipée contenue dans un contrat de prêt hypothécaire conclu avec un consommateur qui prévoit, outre d’autres cas d’échéance pour défaut de paiement de plusieurs mensualités, l’échéance pour défaut de paiement d’une [seule] mensualité, l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 doit-il être interprété en ce sens qu’il admet la possibilité que ladite juridiction constate le caractère abusif de la seule partie ou du seul cas d’échéance pour défaut de paiement d’une mensualité et maintienne la validité de la partie prévoyant l’échéance anticipée pour défaut de paiement de plusieurs tranches, également prévue à titre général dans la clause, indépendamment du fait que l’appréciation concrète de la validité ou du caractère abusif doit être reportée au moment de l’exercice de cette faculté [de déclarer l’échéance anticipée du prêt] ?
2) Après la constatation du caractère abusif d’une clause d’échéance anticipée d’un contrat de prêt ou de crédit avec garantie hypothécaire, une juridiction nationale a-t-elle le pouvoir, conformément à la directive 93/13, de considérer que l’application supplétive d’une règle de droit national est plus favorable au consommateur, même si elle entraîne l’ouverture ou la poursuite d’une procédure d’exécution à son encontre, qu’abandonner cette procédure de saisie hypothécaire et permettre au créancier de demander la résiliation du contrat de prêt ou de crédit ou de réclamer les montants dus, avec l’exécution consécutive du jugement de condamnation, sans les avantages que la procédure spécifique de saisie hypothécaire confère au consommateur ? »
B. L’affaire C-179/17
29. Le 22 juin 2005, l’établissement bancaire Bankia SA, partie exécutante au principal, et M. Alfonso Antonio Lau Mendoza ainsi que Mme Verónica Yuliana Rodríguez Ramírez, parties défenderesses à l’exécution, ont conclu un contrat de prêt hypothécaire portant sur un montant de 188 000 euros pour la vente d’un immeuble qui constitue leur résidence principale et dont la durée a été fixée, après novation du contrat, à 37 ans.
30. Aux termes de la clause 6 bis du contrat de prêt hypothécaire, intitulée « Résiliation anticipée par l’organisme de crédit » :
« Nonobstant la durée stipulée du présent contrat, la banque créancière peut déclarer le prêt échu, en le considérant résilié et en considérant la dette comme étant anticipativement échue dans sa totalité, notamment en cas de défaut de paiement à l’échéance d’un, [de] plusieurs ou [de] la totalité des remboursements établis dans la deuxième clause [relative à l’amortissement]. »
31. À la suite du défaut de paiement de 36 mensualités par les débiteurs, Bankia a déposé une demande de saisie hypothécaire devant la juridiction de renvoi contre le bien hypothéqué en garantie du paiement du prêt octroyé.
32. Le Juzgado de Primera Instancia nº 1 de Barcelona (tribunal de première instance nº 1 de Barcelone) s’interroge sur les conséquences de la constatation du caractère abusif d’une clause d’échéance anticipée dans le cadre d’une procédure de saisie hypothécaire, en particulier à la lumière de la jurisprudence récente du Tribunal Supremo (Cour suprême). En effet, cette jurisprudence permet de poursuivre la saisie hypothécaire en dépit de la constatation du caractère abusif de la clause d’échéance anticipée qui fonde cette procédure. La juridiction de renvoi indique qu’elle doit respecter la jurisprudence du Tribunal Supremo (Cour suprême) en tant que complément de l’ordre juridique espagnol, mais elle est en même temps obligée de se conformer au droit de l’Union tel qu’interprété par la Cour.
33. Dans sa demande de décision préjudicielle, la juridiction de renvoi évoque certaines questions juridiques qui, selon elle, sont susceptibles d’être particulièrement importantes aux fins des réponses à donner aux questions soulevées dans les présentes affaires. Ces questions juridiques concernent, d’une part, l’absence de certitude quant au succès de l’action déclaratoire fondée sur l’article 1124 du code civil (15). À cet égard, cette juridiction précise que, jusqu’à présent, la jurisprudence constante et bien établie du Tribunal Supremo (Cour suprême) a jugé que l’article 1124 du code civil – applicable uniquement aux obligations synallagmatiques – ne saurait être appliqué aux contrats de prêt hypothécaire (contrat réel unilatéral). Par conséquent, la juridiction de renvoi considère que la demande déclaratoire relative à un contrat de prêt hypothécaire fondée sur l’article 1124 du code civil devrait être rejetée par le juge national (16). Toutefois, la juridiction de renvoi insiste sur le fait que, même si le Tribunal Supremo (Cour suprême) décidait de préciser cette jurisprudence et d’admettre l’application de cet article aux prêts hypothécaires (17), un éventuel rejet de l’action en résiliation ne saurait être exclu si le juge estimait justifié d’accorder un délai au débiteur pour exécuter l’obligation, comme le permet expressément l’article 1124 du code civil (18).
34. D’autre part, la juridiction de renvoi relève que l’application à titre supplétif de l’article 693, paragraphe 2, de la LEC est contraire à la jurisprudence de la Cour. En effet, pour cette juridiction, il est clair que le contrat de prêt peut subsister sans la clause d’échéance anticipée et que cette disposition ne saurait être applicable à titre supplétif, dès lors que la « condition essentielle pour son application », à savoir « l’existence dans le contrat d’un accord d’échéance anticipée entre les parties qui a précisément été déclaré abusif, n’est pas remplie » (19). Cette juridiction estime, en conséquence, que si ces questions ne sont pas examinées dans le cadre du présent renvoi préjudiciel, les doutes qu’elle nourrit quant à la possibilité de poursuivre la saisie hypothécaire dans le litige au principal subsisteraient et de nouvelles questions préjudicielles pourraient être soulevées.
35. C’est dans ces conditions que le Juzgado de Primera Instancia nº 1 de Barcelona (tribunal de première instance nº 1 de Barcelone) a, par jugement du 30 mars 2017, parvenu au greffe de la Cour le 10 avril 2017, décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes :
« 1) Les articles 6 et 7 de la directive 93/13 s’opposent-ils à une jurisprudence (arrêt du Tribunal Supremo [Cour suprême] du 18 février 2016) qui, malgré le caractère abusif d’une clause d’échéance anticipée et bien que cette clause fonde la demande d’exécution, considère qu’il n’y a pas lieu d’abandonner l’exécution hypothécaire au motif que sa poursuite est plus avantageuse pour le consommateur – puisque, dans le cadre de l’exécution éventuelle d’une décision rendue à la suite d’une procédure fondée sur l’article 1124 du code civil, celui-ci ne pourrait pas bénéficier des privilèges procéduraux propres à l’exécution hypothécaire –, mais sans tenir compte du fait que, d’après une jurisprudence constante et bien établie du Tribunal Supremo [Cour suprême] lui-même, cet article 1124 du code civil (prévu pour les contrats créant des obligations synallagmatiques) ne s’applique pas au contrat de prêt – puisqu’il s’agit d’un contrat réel et unilatéral qui ne devient parfait qu’à la remise de l’argent et qui, pour cette raison, ne crée des obligations que pour l’emprunteur et pas pour le prêteur (créancier) –, de sorte que, si cette jurisprudence était suivie lors de la procédure déclaratoire, le consommateur pourrait obtenir une décision de rejet de la demande en résolution et en indemnisation et il ne serait alors plus possible de soutenir que la poursuite de l’exécution hypothécaire serait plus avantageuse pour lui ?
2) Dans l’hypothèse où l’application de l’article 1124 du code civil aux contrats de prêt ou dans tous les cas de contrat de crédit serait admise, les articles 6 et 7 de la directive 93/13 s’opposent-ils à une jurisprudence telle que la jurisprudence en cause qui, pour apprécier si la poursuite de l’exécution hypothécaire est plus avantageuse pour le consommateur que le traitement d’une procédure déclaratoire fondée sur l’article 1124 du code civil, ne tient pas compte du fait que, dans cette dernière procédure, les demandes en résiliation du contrat et en indemnisation peuvent être rejetées si le tribunal applique la disposition de cet article 1124 du code civil d’après laquelle “[l]a juridiction ordonne la résiliation demandée, sauf motifs justifiant l’octroi d’un délai pour exécuter l’obligation”, étant entendu que, précisément en matière de prêts et de crédits hypothécaires pour l’achat du logement d’une durée prolongée (20 ou 30 ans), il est relativement probable que les tribunaux appliquent cette cause de rejet, spécialement lorsque l’inexécution concrète de l’obligation de paiement n’aura pas été très grave ?
3) Dans l’hypothèse où il serait admis que la poursuite de l’exécution hypothécaire avec les effets attachés à l’échéance anticipée est plus avantageuse pour le consommateur, les articles 6 et 7 de la directive 93/13 s’opposent-ils à une jurisprudence telle que la jurisprudence en cause, qui applique une disposition légale à titre supplétif de l’article 693, paragraphe 2, de la [LEC], bien que le contrat puisse subsister sans la clause d’échéance anticipée et donne effet à cette disposition bien que sa condition essentielle – l’existence, dans le contrat, d’un accord valide et efficace d’échéance anticipée, qui a précisément été déclaré abusif, nul et sans effet – ne soit pas remplie ? »
IV. La procédure devant la Cour
36. Par ordonnance du président de la Cour du 16 mars 2017, la demande du Tribunal Supremo (Cour suprême) tendant à ce que l’affaire C‑70/17 soit soumise à la procédure accélérée prévue à l’article 105, paragraphe 1, du règlement de procédure de la Cour a été rejetée. Par décision du Président de la Cour du 24 octobre 2017, les affaires C‑92/16, C‑167/16, C‑486/16, C‑70/17 et C‑179/17 ont bénéficié d’un traitement coordonné.
37. Des observations écrites ont été présentées par Abanca, les gouvernements espagnol et polonais ainsi que par la Commission européenne dans l’affaire C‑70/17, et par Bankia, les gouvernements espagnol et hongrois ainsi que par la Commission dans l’affaire C‑179/17.
38. Par décision du 20 février 2018, la Cour a, en application de l’article 29, paragraphe 1, du règlement de procédure, décidé de renvoyer les affaires devant la grande chambre avec la même composition et, en application de l’article 77 de ce règlement, organisé une audience commune à ces affaires.
39. Abanca, Bankia, le gouvernement espagnol ainsi que la Commission ont été entendus en leurs observations orales lors de l’audience commune qui s’est tenue le 15 mai 2018.
V. Analyse
A. Sur la recevabilité des questions préjudicielles dans l’affaire C‑179/17
40. Avant d’aborder l’analyse au fond, le gouvernement espagnol, dans ses observations écrites, conteste la recevabilité du renvoi préjudiciel dans l’affaire C‑179/17. Ce gouvernement soutient que l’objectif poursuivi par ledit renvoi est de compléter le cadre juridique exposé par le Tribunal Supremo (Cour suprême) dans l’affaire C‑70/17. À cet égard, il fait valoir, en premier lieu, que l’objet d’une question préjudicielle est l’interprétation des règles du droit de l’Union. Or les questions posées par la juridiction de renvoi porteraient uniquement sur l’interprétation de règles de droit national. En deuxième lieu, le gouvernement espagnol fait valoir que la juridiction de renvoi remet en question l’appréciation en droit des règles du droit national réalisée par le Tribunal Supremo (Cour suprême), alors que cette juridiction est la juridiction suprême dans tous les ordres juridictionnels chargée d’interpréter le droit national, de telle sorte que, en vertu de l’article 123, paragraphe 1, de la Constitution espagnole et de l’article 1er, paragraphe 6, du code civil, sa jurisprudence complète l’ordre juridique espagnol. Enfin, en troisième lieu, le gouvernement espagnol ne perçoit pas dans quelle mesure les articles 6 et 7 de la directive 93/13 trouveraient à s’appliquer pour examiner l’éventuelle erreur que le Tribunal Supremo (Cour suprême) aurait pu ou non commettre dans l’analyse et l’interprétation du cadre juridique national espagnol.
41. À cet égard, il me semble opportun de rappeler les principes relatifs à la compétence de la Cour et à la recevabilité des questions préjudicielles au titre de l’article 267 TFUE.
42. En premier lieu, il est bien établi que la procédure instituée par l’article 267 TFUE est un instrument de coopération entre la Cour et les juridictions nationales, grâce auquel la première fournit aux secondes les éléments d’interprétation du droit de l’Union qui leur sont nécessaires pour la solution du litige qu’elles sont appelées à trancher (20). Cette procédure vise à contribuer directement et réciproquement à l’élaboration d’une décision en vue d’assurer l’application uniforme du droit de l’Union dans l’ensemble des États membres (21).
43. Selon la formule consacrée par la Cour, dans le cadre de cette coopération judiciaire, il appartient aux seules juridictions nationales qui sont saisies du litige et qui doivent assumer la responsabilité de la décision juridictionnelle à intervenir, d’apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d’une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu’elles posent à la Cour (22). En conséquence, dès lors que les questions posées portent sur l’interprétation du droit de l’Union, la Cour est, en principe, tenue de statuer (23).
44. La Cour a également indiqué que les questions portant sur le droit de l’Union bénéficient d’une présomption de pertinence. Le rejet par la Cour d’une demande formée par une juridiction nationale n’est possible que s’il apparaît de manière manifeste que l’interprétation sollicitée du droit de l’Union n’a aucun rapport avec la réalité ou l’objet du litige au principal, lorsque le problème est de nature hypothétique ou encore lorsque la Cour ne dispose pas des éléments de fait et de droit nécessaires pour répondre de façon utile aux questions qui lui sont posées (24).
45. En deuxième lieu, je relève que la Cour a itérativement jugé que les juridictions nationales ont la faculté la plus étendue de saisir la Cour d’une question d’interprétation des dispositions pertinentes du droit de l’Union (25) et qu’une règle du droit national ne saurait empêcher une juridiction nationale de faire usage de cette faculté (26), cette faculté se transformant en obligation pour les juridictions statuant en dernière instance, sous réserve des exceptions reconnues par la jurisprudence de la Cour (27). Tant cette faculté que cette obligation sont, en effet, inhérentes au système de coopération entre les juridictions nationales et la Cour, établi à l’article 267 TFUE, et aux fonctions de juge chargé de l’application du droit de l’Union confiées, par cette disposition, aux juridictions nationales (28).
46. En troisième lieu, je rappelle, ainsi que la Cour l’a jugé à maintes reprises, que l’existence d’une règle de droit interne liant les juridictions ne statuant pas en dernière instance à l’appréciation portée en droit par une juridiction de degré supérieur ne saurait, de ce seul fait, les priver de ladite faculté (29). Par ailleurs, la Cour a également jugé que la juridiction qui ne statue pas en dernière instance doit être libre, notamment si elle considère que l’appréciation en droit faite au degré supérieur pourrait l’amener à rendre un jugement contraire au droit de l’Union, de saisir la Cour des questions qui la préoccupent (30). Par conséquent, une juridiction nationale, saisie d’une affaire, lorsqu’elle considère que, dans le cadre de celle-ci, est soulevée une question portant sur l’interprétation du droit de l’Union, a la faculté ou l’obligation, selon le cas, de s’adresser à la Cour à titre préjudiciel, sans que cette faculté ou cette obligation puissent être entravées par des règles nationales de nature législative ou jurisprudentielle (31).
47. Pour en revenir au cas d’espèce, j’estime que les trois questions, telles que formulées, portent clairement sur l’interprétation des articles 6 et 7 de la directive 93/13. Partant, la présomption de pertinence dont bénéficie la demande de décision préjudicielle dans l’affaire C‑179/17 n’est pas renversée par les objections émises par le gouvernement espagnol. En outre, compte tenu du fait que le Juzgado de Primera Instancia nº 1 de Barcelona (tribunal de première instance nº 1 de Barcelone) a des doutes sur l’appréciation en droit faite par le Tribunal Supremo (Cour suprême) qui pourrait l’amener à rendre un jugement contraire au droit de l’Union, il a la faculté de saisir la Cour et de lui poser les questions qu’il considère pertinentes.
48. Dans ces conditions, à la lumière des principes relatifs à la compétence de la Cour et à la recevabilité des questions préjudicielles au titre de l’article 267 TFUE rappelés aux points précédents et invoqués à maintes reprises par la Cour depuis l’instauration du contentieux préjudiciel, je ne vois aucun obstacle à ce que la Cour statue dans la présente affaire en interprétant les dispositions de la directive 93/13. Par conséquent, je considère que la demande de décision préjudicielle dans l’affaire C-179/17 est recevable.
B. Sur le fond dans les affaires C‑70/17 et C‑179/17
49. Bien que les questions préjudicielles posées par les juridictions de renvoi dans les présentes affaires aient été soulevées dans deux procédures nationales différentes (32), les deux demandes préjudicielles, introduites par le Tribunal Supremo (Cour suprême) (affaire C‑70/17) et par le Juzgado de Primera Instancia nº 1 de Barcelona (tribunal de première instance nº 1 de Barcelone) (affaire C‑179/17) portent, en substance, sur l’interprétation de la directive 93/13 et sur la compatibilité de la jurisprudence du Tribunal Supremo (Cour suprême) relative aux clauses d’échéance anticipée avec le système de protection des consommateurs établi par cette directive, en particulier à ses articles 6 et 7, ainsi qu’avec la jurisprudence de la Cour (33).
50. Dans la mesure où les deux affaires soulèvent pour l’essentiel les mêmes questions de droit de l’Union, je propose des conclusions communes.
1. Considérations générales
51. En guise d’introduction, il me paraît utile de formuler quelques remarques qui permettront de définir le cadre dans lequel s’insère la directive 93/13 et d’examiner comment le droit de l’Union, notamment grâce à cette directive, a placé la protection du consommateur au cœur du processus d’intégration européenne.
52. Si l’on jette un regard en arrière, on constate que, pendant les premières années de la construction de l’Union européenne, la protection du consommateur était considérée comme un « sous-produit » du marché commun (34). En effet, c’est lors de la conférence au sommet qui s’est tenue à Paris les 19 et 20 octobre 1972 que les chefs d’État ou de gouvernement ont approuvé, pour la première fois, le principe d’une politique de protection et d’information des consommateurs. Il a toutefois fallu attendre encore trois ans pour que soit officiellement lancée la politique de protection du consommateur (35) et vingt ans pour qu’elle accède au rang de politique « communautaire », lorsque le traité de Maastricht a introduit en 1992 l’article 129 CE, devenu l’article 153 CE puis l’article 169 TFUE, qui a consacré en droit primaire la spécificité de la politique de protection du consommateur en lui donnant droit de cité et autonomie (36).
53. Ainsi, depuis son origine (37), le fil conducteur de la politique de protection du consommateur est d’améliorer qualitativement les conditions de vie dans l’Union (38). Près de 46 ans plus tard, l’objectif demeure inchangé : protéger les intérêts économiques du consommateur (39). La protection du consommateur est ainsi devenue un des chapitres essentiels du droit de l’Union qui, avec une double dimension – tant économique que sociale –, touche à la vie quotidienne des consommateurs de l’Union. Des règles strictes garantissent la protection de leurs intérêts dans de nombreux domaines (40), dont celui des clauses contractuelles abusives. Ce chapitre de la protection du consommateur nous enseigne que, grâce à la directive 93/13, le degré de protection accordé au consommateur de l’Union se révèle assez élevé et que ce dernier bénéficie d’un accès plus juste au crédit en général, et au crédit hypothécaire en particulier, en lui conférant des droits qu’il incombe aux juges nationaux de protéger (41).
54. Pour autant, il convient de ne pas oublier un aspect essentiel de cette directive : l’harmonisation de la protection du consommateur est jugée nécessaire pour le renforcement du marché intérieur et, par conséquent, pour le renforcement de la vie économique et sociale. Ainsi, le législateur de l’Union a considéré que, compte tenu du fait que les législations des États membres concernant les clauses dans les contrats conclus entre le vendeur de biens ou le prestataire de services, d’une part, et le consommateur, d’autre part, présentaient de nombreuses disparités, avec pour conséquences que les marchés nationaux relatifs à la vente de biens et à l’offre de services aux consommateurs différaient les uns des autres et que des distorsions de concurrence pouvaient surgir parmi les vendeurs et les prestataires de services, spécialement lors de la commercialisation dans d’autres États membres, il était essentiel de légiférer en la matière (42).
55. En particulier, le législateur de l’Union a considéré que les législations des États membres relatives aux clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs laissaient apparaître des divergences marquées et que, « en vue de faciliter l’établissement du marché intérieur et de protéger le citoyen dans son rôle de consommateur lorsqu’il acquiert des biens et des services par des contrats régis par la législation d’États membres autres que le sien », il était essentiel d’en supprimer les clauses abusives. Il a indiqué que, de cette façon, les vendeurs de biens et les prestataires de services seraient aidés dans leur activité de vente de biens et de prestation de services, à la fois dans leur propre pays et dans le marché intérieur et que la concurrence serait ainsi stimulée, contribuant de la sorte à accroître le choix des citoyens de l’[Union], en tant que consommateurs (43).
56. Tel est donc le contexte dans lequel s’inscrit, de façon générale, le droit de l’Union en matière de protection du consommateur et, plus particulièrement, la directive 93/13.
57. La réponse que je proposerai ci-après entend elle aussi s’inscrire également dans ce contexte.
2. Remarques liminaires
58. Une première remarque concernant les deux présentes affaires s’impose d’emblée : il résulte des points 27, 33 et 34 des présentes conclusions que le Juzgado de Primera Instancia nº 1 de Barcelona (tribunal de première instance nº 1 de Barcelone), dans sa décision de renvoi (affaire C‑179/17), a présenté une interprétation du cadre juridique national en cause différente de celle retenue par le Tribunal Supremo (Cour suprême) dans sa décision de renvoi (affaire C‑70/17).
59. Dans ce contexte, je note d’ores et déjà que la Cour a itérativement jugé qu’il incombe aux juridictions nationales de déterminer, dans les affaires dont elles sont saisies, quelle est l’interprétation correcte du droit national (44).
60. Ainsi, le fait que les deux juridictions aient présenté une interprétation différente du cadre juridique national en cause n’empêche pas la Cour de donner une interprétation utile du droit de l’Union. En outre, cette divergence d’interprétation du droit national ne saurait remettre en cause les caractéristiques essentielles du système de coopération entre la Cour et les juridictions nationales instauré par l’article 267 TFUE, telles qu’elles découlent d’une jurisprudence bien établie de la Cour (45).
61. Par ailleurs, cette coopération est fondée sur l’égalité des juridictions statuant en dernière instance et des juridictions de degré inférieur. Ainsi, indépendamment de leur interprétation du droit national, devant une divergence sur l’interprétation du droit de l’Union, chacune peut – ou, le cas échéant, doit pouvoir – poser des questions à la Cour (46).
62. Ma seconde remarque, qui concerne uniquement l’affaire C‑70/17, vise à souligner que, ainsi qu’il ressort de la décision de renvoi du Tribunal Supremo (Cour suprême), cette juridiction a soulevé deux problèmes distincts. Le premier est d’ordre juridique et concerne les conséquences à tirer de la constatation du caractère abusif d’une clause contractuelle qui permet aux établissements bancaires de résilier le contrat de prêt hypothécaire pour manquement du débiteur à ses obligations, dont dépend le déclenchement ou la poursuite de la procédure de saisie hypothécaire. Dans ce cadre se pose la question de savoir si les juridictions espagnoles peuvent modifier ce type de clause afin de permettre aux établissements bancaires de poursuivre la saisie hypothécaire. C’est cette question que j’examinerai ci-après.
63. Le second problème est d’ordre économique et concerne le contexte socio-économique du prêt hypothécaire en vue de l’achat de logements en Espagne. Le Tribunal Supremo (Cour suprême) nous informe que le système bancaire espagnol pourrait connaître des perturbations graves et systémiques si les banques se trouvaient dans l’impossibilité de recourir à la saisie hypothécaire. À cet égard, la juridiction de renvoi indique, d’une part, que le même type de clauses prévoyant une déchéance du terme (abusives) a été utilisé dans presque tous les contrats de prêt hypothécaire et, d’autre part, que, en raison du lien entre l’octroi massif de crédits hypothécaires aux ménages en vue d’acquérir leur logement et les garanties du prêteur aux fins du recouvrement forcé des créances, l’impossibilité d’obtenir le remboursement du prêt en engageant la procédure spécifique de saisie hypothécaire en cas de défaillance de l’emprunteur pourrait avoir pour conséquence une contraction du crédit futur, qui rendrait extraordinairement difficile l’accès au logement en propriété.
64. Pour répondre aux doutes des juridictions de renvoi dans les présentes affaires, il me paraît nécessaire, en premier lieu, de rappeler la jurisprudence pertinente de la Cour, avant d’examiner, en second lieu, la portée de la constatation du caractère abusif d’une clause d’échéance anticipée, telle qu’elle ressort de cette jurisprudence. À cet égard, afin de mieux comprendre l’interprétation que le Tribunal Supremo (Cour suprême) a retenue dans le cadre de sa demande préjudicielle en ce qui concerne la possibilité de limiter à une seule de ses parties le constat du caractère abusif de la clause litigieuse, j’aborderai pour commencer la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice, Allemagne) relative à la règle de la Teilbarkeit der Klausel (divisibilité de la clause) à laquelle la juridiction de renvoi elle-même se réfère. Je m’attacherai ensuite à tirer les conclusions qui s’imposent aux fins de l’application de la jurisprudence de la Cour à des affaires telles celles au principal. Enfin, je formulerai quelques remarques conclusives sur l’opportunité d’une remise en cause de la jurisprudence existante de la Cour.
3. Rappel de la jurisprudence pertinente
65. Il me semble important de rappeler que le processus de contrôle des clauses abusives par le juge national comporte deux étapes successives et différentes qui impliquent deux opérations ou exercices distincts. La première étape est celle de la qualification, par le juge national, de la clause contractuelle comme clause abusive, tandis que la seconde étape concerne les conséquences que celui-ci doit tirer de la qualification de la clause comme abusive. Cet exercice du juge national consistant à tirer toutes les conséquences de la constatation du caractère abusif de la clause se distingue, tant du point de vue temporel que matériel, de l’exercice de qualification l’ayant précédé. Le fait que ces deux opérations se suivent dans le temps ne doit pas nous amener à les confondre. Leurs différences ressortent par ailleurs clairement de la jurisprudence de la Cour, comme nous le verrons ci-dessous.
a) Sur la qualification par le juge national de la clause contractuelle comme clause abusive
66. Il convient de rappeler, en premier lieu, que, dans l’arrêt (47), la Cour a jugé pour la première fois que « le système de protection mis en œuvre par la directive 93/13 repose sur l’idée que le consommateur se trouve dans une situation d’infériorité à l’égard du professionnel, en ce qui concerne tant le pouvoir de négociation que le niveau d’information, situation qui le conduit à adhérer aux conditions rédigées préalablement par le professionnel, sans pouvoir exercer une influence sur le contenu de celles-ci ». Cette idée qui sous-tend ladite directive implique que le juge saisi est appelé à assurer l’effet utile de la protection voulue par les dispositions de la directive (48) et, en conséquence, est tenu d’apprécier d’office le caractère abusif d’une clause contractuelle relevant du champ d’application de la directive 93/13 (49).
67. Il y a lieu de noter, en deuxième lieu, que dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt VB Pénzügyi Lízing, qui concernait l’obligation du juge national d’examiner d’office le caractère abusif d’une clause attributive de juridiction dans le cadre d’une opposition formée par un consommateur contre une injonction de payer, la Cour a jugé qu’il appartient au juge national de se prononcer sur le caractère abusif d’une clause contractuelle (50). Cela a été confirmé dans l’arrêt Invitel, où la Cour a notamment précisé qu’elle se limite à fournir à la juridiction de renvoi des indications dont cette dernière est censée tenir compte afin d’apprécier le caractère abusif de la clause concernée (51).
68. Je relève, en troisième lieu, que pour qu’une clause d’un contrat n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle soit considérée comme abusive, l’article 3, paragraphe 1, de la directive 93/13 fait référence au déséquilibre significatif créé au détriment du consommateur entre les droits et les obligations des parties découlant du contrat (52). Ainsi, quand cet article se réfère à la notion de « déséquilibre significatif crée au détriment du consommateur » entre les droits et les obligations des parties découlant du contrat, il ne définit que de manière abstraite les éléments permettant de considérer comme abusive une clause contractuelle n’ayant pas fait l’objet d’une négociation individuelle (53). C’est la raison pour laquelle la Cour, faisant ainsi écho aux conclusions de l’avocat général Kokott (54), a précisé que, afin de savoir si une clause crée, au détriment du consommateur, un « déséquilibre significatif » entre les droits et les obligations des parties découlant du contrat, il convient notamment de tenir compte des règles applicables en droit national en l’absence d’un accord des parties. Selon la Cour, c’est à travers une telle analyse comparative que le juge national pourra évaluer si, et, le cas échéant, dans quelle mesure, le contrat place le consommateur dans une situation juridique moins favorable par rapport à celle prévue par le droit national en vigueur (55).
69. S’agissant, en particulier, de la clause relative à l’échéance anticipée, la Cour, reprenant le même raisonnement que celui tenu dans l’arrêt Aziz (56), a rappelé, dans l’arrêt Banco Primus (57), les éléments dont le juge national doit tenir compte lors de l’examen du caractère abusif de cette clause. Il ressort de ces arrêts que la juridiction de renvoi est tenue d’examiner notamment i) si la faculté laissée au professionnel de déclarer exigible la totalité du prêt dépend de l’inexécution par le consommateur d’une obligation qui présente un caractère essentiel dans le cadre du rapport contractuel en cause ; ii) si cette faculté est prévue pour les cas dans lesquels une telle inexécution revêt un caractère suffisamment grave au regard de la durée et du montant du prêt ; iii) si ladite faculté déroge aux règles de droit commun applicables en la matière en l’absence de dispositions contractuelles spécifiques et, enfin ; iv) si le droit national confère au consommateur des moyens adéquats et efficaces lui permettant, lorsque celui-ci est soumis à l’application d’une telle clause, de remédier aux effets de l’exigibilité du prêt (58). Ces éléments permettent au juge national d’apprécier si une clause contractuelle est abusive.
70. Dans ce contexte, se pose la question du moment auquel le juge national doit se référer, lors de l’appréciation du caractère abusif de la clause, afin de vérifier ces éléments d’appréciation et de pouvoir se prononcer sur le caractère abusif de la clause. Cette question fondamentale a déjà été tranchée par la Cour. Dans l’arrêt Aziz, la Cour a considéré que, « conformément à l’article 4, paragraphe 1, de la directive [93/13], le caractère abusif d’une clause contractuelle doit être apprécié en tenant compte de la nature des biens ou services qui font l’objet du contrat et en se référant, au moment de la conclusion du contrat, à toutes les circonstances qui entourent sa conclusion » (59). À cet égard, la Cour a rappelé que, dans cette perspective, doivent également être appréciées les conséquences que ladite clause peut avoir dans le cadre du droit applicable au contrat, ce qui implique un examen du système juridique national (60). Par conséquent, le juge national doit se placer non pas au moment de l’exécution du contrat mais au moment de sa conclusion ou de sa signature pour apprécier le caractère abusif de la clause contractuelle (61).
71. Après avoir constaté le caractère abusif de la clause d’échéance anticipée, comme c’est le cas en l’espèce, il ressort de la jurisprudence de la Cour que le juge national est obligé de tirer toutes les conséquences de cette constatation.
b) Sur les conséquences à tirer de la constatation du caractère abusif d’une clause contractuelle
72. S’agissant des conséquences à tirer de la constatation du caractère abusif d’une clause, il convient de rappeler que la règle générale bien établie dans la jurisprudence constante de la Cour, et qui découle du libellé de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13, est que le juge national a l’obligation d’écarter l’application d’une clause abusive. Cette règle ne connaît qu’une seule exception à ce jour : celle retenue dans l’arrêt Kásler et Káslerné Rábai (62). Cependant, ainsi que je vais l’expliquer ci-après, pour que l’exception reconnue dans cet arrêt puisse être appliquée par le juge national en conformité avec la jurisprudence de la Cour, la Cour l’a soumis à certaines conditions. Cela étant posé, je passe désormais à l’examen de la règle générale.
1) La règle générale dans la jurisprudence constante de la Cour : l’obligation faite au juge national d’écarter l’application d’une clause abusive sans être habilité à réviser le contenu de celle-ci
73. Avant d’aborder la genèse de l’obligation faite au juge national d’écarter l’application d’une clause abusive dans la jurisprudence de la Cour, il y a lieu de direquelques mots sur l’origine de cette jurisprudence et, partant, de cette obligation : l’arrêt Banco Español de Crédito (63).
74. Dans l’affaire ayant donné lieu à cet arrêt, qui concernait une procédure d’injonction de payer, la Cour était pour la première fois interrogée sur la question de savoir si la directive 93/13 s’opposait à une réglementation nationale (64) qui permettait au juge national, lorsqu’il constatait la nullité d’une clause abusive dans un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur, de compléter ledit contrat en révisant le contenu de cette clause. Dans sa réponse, la Cour a tout d’abord rappelé que le libellé de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13, tout en reconnaissant aux États membres une certaine marge d’autonomie en ce qui concerne la définition des régimes juridiques applicables aux clauses abusives, impose néanmoins expressément de prévoir que lesdites clauses « ne lient pas les consommateurs » (65).
75. Partant de cette prémisse, la Cour a ensuite rappelé, d’une part, la jurisprudence constante selon laquelle, en vertu de ladite disposition, il incombe aux juridictions nationales constatant le caractère abusif de clauses contractuelles de tirer toutes les conséquences qui en découlent selon le droit national, afin que le consommateur ne soit pas lié par lesdites clauses (66). D’autre part, la Cour a relevé que le législateur de l’Union avait explicitement prévu, à l’article 6, paragraphe 1, second membre de la phrase, de la directive 93/13, ainsi qu’au vingt et unième considérant de celle-ci, que le contrat conclu entre le professionnel et le consommateur resterait contraignant pour les parties « selon les mêmes termes », s’il pouvait subsister « sans les clauses abusives » (67). En conséquence, la Cour a jugé que « les juges nationaux sont tenus d’écarter l’application d’une clause abusive afin qu’elle ne produise pas d’effets contraignants à l’égard du consommateur, sans qu’ils soient habilités à réviser le contenu de celle-ci » (68). Elle a également pris le soin de préciser, et le rappellera ultérieurement à maintes reprises, que ce contrat doit subsister, en principe, sans aucune autre modification que celle résultant de la suppression des clauses abusives, dans la mesure où, en application des règles du droit interne, une telle subsistance du contrat est juridiquement possible (69).
76. En effet, si le juge national avait la faculté de réviser le contenu des clauses abusives, cela contribuerait à éliminer l’effet dissuasif exercé sur les professionnels par la pure et simple non-application à l’égard du consommateur de telles clauses, dans la mesure où ces professionnels demeureraient tentés d’utiliser lesdites clauses, en sachant que, même si ces dernières devaient être invalidées, le contrat pourrait néanmoins être complété, dans la mesure nécessaire, par le juge national, de sorte à garantir ainsi l’intérêt desdits professionnels (70).
77. Il ressort de ce qui précède que, compte tenu du déséquilibre significatif créé au détriment du consommateur entre les droits et les obligations des parties découlant du contrat, lorsque ce dernier contient des clauses abusives, les juridictions nationales sont obligées de les écarter en application de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13.
78. Il est certes vrai que la Cour a jugé que cette disposition constitue une disposition impérative qui, tenant compte de l’infériorité de l’une des parties au contrat [le consommateur], tend à substituer à l’équilibre formel que celui-ci établit entre les droits et les obligations des cocontractants un équilibre réel de nature à rétablir l’égalité entre ces derniers (71). Il me semble clair que, par cette affirmation, la Cour se réfère à la raison d’être de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 sans chercher à établir un quelconque encadrement aux fins de sa mise en œuvre dans des cas concrets (72).
79. Il ne saurait non plus faire aucun doute que le rétablissement de l’équilibre entre le consommateur et le professionnel ne peut pas se traduire par la possibilité de modifier des clauses contractuelles abusives. En effet, d’une part, une telle possibilité serait contraire à l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13, qui serait vidé de son sens, et, en conséquence, à l’effet utile de la protection voulue par celle-ci (73). D’autre part, une telle possibilité ne permettrait pas de maintenir l’effet dissuasif exercé sur les professionnels par l’impossibilité d’appliquer de telles clauses à l’égard du consommateur.
2) L’exception à la règle : l’arrêt
80. L’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Kásler et Káslerné Rábai (74) concernait un contrat de prêt hypothécaire conclu entre une entité bancaire et un consommateur, libellé en devise (franc suisse), dont le montant était calculé, au jour de l’octroi, en forints hongrois, par application du cours d’achat de la devise. L’emprunteur devait, en revanche, rembourser le prêt en forints selon le cours de vente de cette même devise. Par sa troisième question préjudicielle, la juridiction de renvoi demandait, en substance, si, dans une situation dans laquelle un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur ne peut subsister après la suppression d’une clause abusive, l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale permettant au juge national de remédier à la nullité de la clause abusive en substituant à celle-ci une disposition de droit national à caractère supplétif.
81. Dans sa réponse, la Cour a dit pour droit que, lorsqu’un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur ne peut subsister après la suppression d’une clause abusive, cette disposition ne s’oppose pas à une règle de droit national permettant au juge national de remédier à la nullité de cette clause en substituant à celle-ci une disposition de droit national à caractère supplétif.
82. Il découle clairement de cet arrêt que, comme je l’ai déjà indiqué au point 72 des présentes conclusions, deux conditions doivent être remplies pour que le juge national puisse supprimer la clause abusive en lui substituant une disposition de droit national à caractère supplétif. D’une part, cette substitution doit permettre d’aboutir au résultat « que le contrat [puisse] subsister malgré la suppression de la clause [abusive] » et qu’il « continue à être contraignant pour les parties » (75), afin que le juge national ne se voie pas contraint d’annuler le contrat dans sa totalité. D’autre part, dans le cas où le juge est obligé d’annuler le contrat dans son ensemble, ladite substitution doit avoir pour effet d’éviter que le consommateur soit exposé à « des conséquences particulièrement préjudiciables, de sorte que le caractère dissuasif résultant de l’annulation du contrat risquerait d’être compromis » (76).
83. C’est à la lumière de la jurisprudence rappelée aux points 65 à 82 des présentes conclusions qu’il y a lieu de répondre aux questions posées par les juridictions de renvoi.
4. Sur la première question dans l’affaire C‑70/17 : la portée de la constatation du caractère abusif d’une clause d’échéance anticipée à la lumière de la jurisprudence exposée
84. Par sa première question préjudicielle dans l’affaire C‑70/17, le Tribunal Supremo (Cour suprême) cherche, en substance, à savoir si l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une juridiction nationale qui a constaté le caractère abusif d’une clause contractuelle permettant d’exiger l’échéance anticipée d’un contrat de prêt hypothécaire, notamment en cas de défaut de paiement d’une seule mensualité, puisse maintenir la validité partielle de cette clause, moyennant la simple suppression du motif d’échéance qui la rend abusive.
85. Le Tribunal Supremo (Cour suprême) indique dans sa décision de renvoi qu’il est possible que le caractère abusif d’une clause contractuelle concerne non pas l’ensemble de la clause examinée mais uniquement une partie de celle-ci, en l’espèce, la partie relative « au nombre et à l’importance des paiements omis entraînant l’échéance anticipée ». En l’occurrence, le défaut de paiement concernerait « une seule mensualité ». La juridiction de renvoi soutient, en se référant à la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice), que, dans un tel cas, ladite clause pourrait être maintenue, moyennant la simple suppression de la partie qui la rend abusive, à condition que cette clause modifiée soit grammaticalement compréhensible, ait un sens juridique et que cette suppression ne suppose pas d’introduire une règle nouvelle ou distincte de celle initialement contenue dans la clause.
86. À cet égard, le Tribunal Supremo (Cour suprême) se réfère à la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) relative à la règle de la divisibilité de la clause, en particulier à l’arrêt du 10 octobre 2013 (77). Selon la juridiction de renvoi, la divisibilité de la clause ne serait pas automatiquement contraire au droit de l’Union. En effet, il ne s’agirait pas d’une révision de la clause mais d’une invalidité partielle, utile en cas de nullité de la clause du fait de son caractère abusif, dans laquelle, après la suppression de la partie considérée abusive, le contrat subsiste avec le reste de la clause. Ainsi, s’il résulte de l’appréciation de la partie restante de la clause que celle‑ci est raisonnable et transparente, ladite partie doit être considérée comme valable et produisant des effets.
87. Pour mieux comprendre le sens et les implications de cette première question préjudicielle posée par le Tribunal Supremo (Cour suprême), je présenterai successivement la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) relative à la règle de la divisibilité de la clause puis son appréciation par la doctrine allemande.
a) La jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) relative à la règle de la divisibilité de la clause
88. Le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a développé, depuis les années 80, une jurisprudence nuancée en ce qui concerne l’interprétation des clauses partiellement abusives. La base légale de cette interprétation est l’article 306 du Bürgerliches Gesetzbuch (code civil allemand). Cette disposition, qui est antérieure à la directive 93/13, est aujourd’hui considérée comme transposant l’article 6 de cette directive. Le problème formulé par cette juridiction dans sa jurisprudence est le suivant : est-il possible de diviser une clause, qui en partie est « infectée » par un élément abusif, en une partie abusive et une partie non abusive ? Dans l’affirmative, quelles sont les conséquences d’une telle division ?
1) L’interprétation du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice)
89. En 1981, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a, pour la première fois (78), admis de « décomposer/diviser » une clause contractuelle en plusieurs parties, dont une (ou plusieurs) est abusive, afin de « sauver » le surplus de la clause. L’idée est toujours i) que la partie « infectée » puisse être biffée sans autre modification ; ii) que la phrase subsistante conserve un sens même sans les éléments biffés ; et iii) que la finalité initiale de la phrase subsistante soit préservée, c’est‑à‑dire ne change pas de sens (79). Si ces conditions ne sont pas réunies, en particulier si l’opération ne peut pas être réalisée par un simple « trait de feutre », il ne s’agit plus d’une « division » mais d’une « réduction/modification salvatrice » (geltungserhaltende Reduktion). Une telle réduction ou modification salvatrice est par conséquent considérée, à tout le moins en ce qui concerne les situations qui rentrent dans le champ d’application de la directive 93/13, comme inadmissible par le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) (80). Selon cette juridiction, les principaux arguments contre une telle modification salvatrice sont, d’une part, que l’utilisateur des clauses pourrait simplement inclure des clauses abusives en sachant que le juge les modifierait de manière à ce qu’elles deviennent admissibles et, d’autre part, qu’il ne revient pas au juge de fond de trouver une solution qui soit admissible (81).
90. Pour illustrer la pratique allemande de la division de la clause, je me réfèrerai à l’arrêt du Bundesgerichtshof (Cour fédérale justice) du 10 octobre 2013 (82), mentionné par le Tribunal Supremo (Cour suprême) dans sa décision de renvoi. Cette affaire concernait le consentement donné par un patient à son dentiste traitant sur trois points, à savoir : 1) autoriser la divulgation de données à caractère personnel ; 2) autoriser la cession d’une créance à une société de recouvrement ; 3) autoriser la cession ultérieure de cette même créance par le cessionnaire initial à un établissement bancaire, à des fins de refinancement. Le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a déclaré que même si le troisième point, relatif à « la cession ultérieure », n’était pas compatible avec la législation sur les clauses abusives, le reste du contrat demeurait valide parce que la clause était divisible. En effet, la clause était rédigée de la manière suivante (les parties à supprimer étant entre crochets et mises en évidence en italique) :
« Consentement en vue d’une cession
i) Je marque mon accord à ce que le dentiste visé au recto divulgue à la société ZA Zahnärtzliche Abrechnungsgesellschaft (ci-après « ZAAG ») tous les documents nécessaires à l’établissement de la facture et au recouvrement de la créance – au besoin par voie judiciaire –, en particulier mon nom, mon adresse, ma date de naissance, le code correspondant aux prestations, le montant facturé, les notes relatives aux soins, les factures d’analyse, les formulaires, etc.
ii) À ces fins, j’autorise expressément le dentiste à ne pas se prévaloir du secret médical et marque expressément mon accord à ce que le dentiste cède la créance résultant des soins à ZAAG, [laquelle pourra, le cas échéant, la céder à la D. Bank e.G. à des fins de refinancement].
iii) Je suis informé que, après la cession de la créance résultant des soins, la ZAAG se présentera à moi en qualité de créancière, de sorte que, en cas de litige, c’est à son égard qu’il conviendra de soulever et de faire valoir toutes les exceptions à l’encontre de la créance, y compris lorsqu’elles sont tirées des soins et des antécédents médicaux, et que le dentiste traitant pourra être entendu en qualité de témoin. [...] » (83)
91. Il ressort clairement du libellé de cette clause que celle-ci était divisible en trois parties distinctes. En conséquence, le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) a tout simplement supprimé la partie considérée comme répondant aux critères de la clause abusive ou « infectée », sans modifier le texte au surplus et sans appliquer aucune disposition de droit national à caractère supplétif afin de conserver la clause après adaptation. Il ressort de sa jurisprudence que la phrase au surplus ne doit pas changer de sens.
2) Le point de vue concordant de la doctrine majoritaire allemande
92. En 1988, pour décrire cette méthode de « division », la doctrine allemande a introduit le terme blue pencil test (84), qui était utilisé à l’origine en droit de la concurrence (85). Ce terme, que le Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) n’a pas utilisé dans un premier temps, est évocateur. En effet, il renvoie au fait de biffer au feutre bleu l’élément considéré comme répondant aux critères du caractère abusif.
93. L’idée qui sous-tend le blue pencil test, à savoir la division des clauses en une partie abusive et l’autre non abusive, a été majoritairement bien reçue en Allemagne (86). L’argument principal avancé par la doctrine allemande est le même que celui retenu par la jurisprudence : admettre la solution d’une réduction/modification salvatrice signifierait que l’utilisateur des clauses pourrait, sans encourir aucun risque, concevoir des clauses abusives en sachant que la jurisprudence les modifierait à un niveau admissible. En d’autres termes, une telle réduction/modification salvatrice n’aurait pas d’effet dissuasif (87), raison pour laquelle elle ne saurait être admise (88).
94. Le contexte jurisprudentiel et doctrinal de la règle de la divisibilité de la clause ou blue pencil test ayant ainsi été exposé, et sans vouloir me prononcer sur la compatibilité de cette règle avec le droit de l’Union, il me semble d’ores et déjà clair que l’exercice proposé par le Tribunal Supremo (Cour suprême) n’est pas une division de la clause ou blue pencil test, mais une modification salvatrice de celle-ci. Je me propose donc de l’expliquer dans les développements qui suivent.
b) La clause litigieuse
1) Divisibilité de la clause ou modification salvatrice de celle-ci
95. Il ressort du point 84 des présentes conclusions que la proposition du Tribunal Supremo (Cour suprême) consiste à maintenir la clause litigieuse en supprimant uniquement la partie qui la rend abusive, à savoir, le défaut de paiement d’une quelconque échéance. Pour mieux comprendre l’interprétation que cette juridiction soumet à la Cour, il me semble utile de transcrire ci-dessous la clause litigieuse, telle qu’elle ressort du cadre juridique présenté dans l’affaire C‑70/17, en incluant la scission proposée par le Tribunal Supremo (Cour suprême), afin d’examiner si, à la lumière du blue pencil test qu’il évoque dans sa décision de renvoi, ladite clause est ou non divisible (les parties à supprimer étant entre crochets et mises en évidence en italique) :
« La banque peut, sans nécessité de mise en demeure, déclarer le prêt exigible et demander en justice le remboursement de la totalité de la dette, tant des montants échus que de ceux à échoir majorés des intérêts, des intérêts de retard, des frais et des dépens, dans les cas suivants : a) Défaut de paiement [d’une quelconque] échéance de versement d’intérêts ou d’amortissement, y inclus tous les éléments qui la composent, les parties demandant expressément la mention de cette clause dans le registre foncier, conformément à l’article 693 de la LEC » (89).
96. Pouvons-nous considérer que la clause satisfait aux exigences du blue pencil test et qu’elle est donc divisible en plusieurs parties différenciées ?
97. Je ne le pense pas.
98. En premier lieu, il résulte de l’application du blue pencil test, telle qu’exposée au point 90 des présentes conclusions, que la clause litigieuse dans l’affaire C‑70/17 (90)n’est pas divisible. En effet, dans la clause contractuelle examinée dans l’arrêt du Bundesgerishof, cité par le Tribunal Supremo (Cour suprême) dans sa décision de renvoi, trois types de droits sont visés : une autorisation de divulgation de données à caractère personnel et deux accords de cession, le premier à une société de recouvrement et le second à un établissement bancaire. Le fait de biffer la partie de la clause se référant à la cession d’une créance à un établissement bancaire, en principe, n’affecte pas les autres parties de la clause, dans la mesure où les trois parties sont indépendantes.
99. En revanche, la situation est différente s’agissant de la clause litigieuse à l’origine de l’affaire C‑70/17. En effet, la partie « infectée » concerne uniquement le point a), à savoir le droit de la banque de déclarer le prêt exigible dans le cas de « défaut de paiement [d’une quelconque] échéance de versement d’intérêts ou d’amortissement [...] ». En conséquence, en application de la règle du blue pencil test, la clause litigieuse remplirait la première condition pour être divisible, à savoir que la partie « infectée » puisse être biffée sans autre modification, dans deux cas uniquement. Le premier est celui où la clause litigieuse comprendrait plusieurs motifs d’échéance anticipée, et serait, par exemple, rédigée ainsi : « [...] dans les cas suivants : a) Défaut de paiement d’une, [de] plusieurs ou [de] la totalité des échéances [...] ». Le terme « d’une » serait alors le seul motif à biffer, sans autre intervention sur les autres éléments du point a). Dans ce cas, la même clause, au sens formel du terme, viserait plusieurs situations identifiables et dissociables. Or cela n’est pas le cas, selon moi, de la clause litigieuse à l’origine de l’affaire C‑70/17 (91). Le second cas est celui où la partie « infectée » serait la totalité du point a). Le point a) pourrait alors être biffé sans intervention sur les autres points de clause sous b), c) ou d) (92).
100. En second lieu, même si l’on admettait que la partie « infectée » de la clause litigieuse à l’origine de l’affaire C‑70/17 puisse être biffée sans autre modification (93) – ce que je n’admets pas sur le fondement des informations dont je dispose – la scission de la partie « infectée » devrait permettre de lire correctement la clause. Le résultat serait le suivant : « [D]éfaut de paiement d’échéance de versement d’intérêts ou d’amortissement ». Il est fort probable que les avis soient partagés en ce qui concerne le fait de savoir si la clause, telle qu’elle résulte de cette scission, est grammaticalement compréhensible ou non. Pouvons-nous déduire clairement de la lecture de la clause scindée combien de mensualités doivent ne pas être honorées afin que le créditeur puisse se prévaloir de l’échéance anticipée du contrat de prêt ? Il est évident que non.
101. En tout état de cause, même si l’on considérait que la clause litigieuse, après la scission, est grammaticalement claire et compréhensible, ce qui, à mon avis, serait contestable du point de vue de la sécurité juridique, je suis convaincu que, après avoir biffé la partie abusive, la finalité initiale de cette clause serait remise en cause, dans la mesure où celle-ci, en se référant de manière générale au « défaut de paiement d’échéance », revêtirait irrémédiablement un sens juridique nouveau. Or, comme je l’ai indiqué aux points 89 à 93 des présentes conclusions, un tel résultat n’est pas permis par le blue pencil test, tel qu’interprété par la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) et évoqué par le Tribunal Supremo (Cour suprême). Partant, les conditions établies par cette règle n’étant pas remplies, je dois conclure que l’exercice proposé par le Tribunal Supremo (Cour suprême) n’est pas une « division » de la clause litigieuse, mais une « réduction/modification salvatrice » de celle-ci impliquant sa réécriture.
102. Afin de préserver la finalité de cette clause, il conviendrait d’introduire une règle nouvelle ou distincte de la règle originale, ce qui n’est pas admis par le blue pencil test, comme l’admet le Tribunal Supremo (Cour suprême) lui-même dans la décision de renvoi. Dès lors que la clause ne peut être mise en œuvre sans application d’une disposition de droit national à caractère supplétif, telle que l’article 693, paragraphe 2, de la LEC, il me semble clair que la modification envisagée par la juridiction de renvoi ne saurait se limiter à « un simple trait de feutre », comme l’exige le blue pencil test.
103. En tout état de cause, je rappelle, à cet égard, que dans le champ d’application de la directive 93/13, la modification salvatrice est exclue par la jurisprudence du Bundesgerichtshof (Cour fédérale de justice) (94), évoquée par le Tribunal Supremo (Cour suprême). Il ressort du point 93 des présentes conclusions que ce type de modification n’aurait pas d’effet dissuasif et qu’il ne revient pas au juge du fond de trouver une solution qui soit admissible (95).
104. Ayant constaté que l’exercice proposé par le Tribunal Supremo (Cour suprême) dans l’affaire C‑70/17 n’est pas une « division » de la clause litigieuse, mais une « modification salvatrice » de celle-ci, il convient maintenant d’examiner, dans le cadre de la première question préjudicielle, la question fondamentale de savoir si le droit de l’Union s’oppose à la modification proposée par le Tribunal Supremo (Cour suprême) d’une clause d’échéance anticipée dont le caractère abusif a été constaté par le juge national.
2) La finalité de la clause litigieuse est-elle préservée, à la lumière de la jurisprudence de la Cour, sans référence au nombre de mensualités non honorées permettant sa mise en œuvre ?
105. En premier lieu, conformément à la jurisprudence rappelée au point 66 des présentes conclusions, il appartient au juge national de se prononcer sur le caractère abusif d’une clause contractuelle (96). Dans le cadre de l’examen dudit caractère abusif, le juge national doit commencer par déterminer ce qui peut être considéré comme une clause (97), à savoir une obligation contractuelle distincte du reste des stipulations du contrat et pouvant faire l’objet d’un examen individualisé de son éventuel caractère abusif. Cet examen préalable est indispensable dans la mesure où, conformément à la jurisprudence de la Cour citée au point 75 des présentes conclusions, après avoir constaté et déclaré son caractère abusif (étape du contrôle concernant l’appréciation ou la qualification de la clause) (98), les juges nationaux sont tenus d’écarter l’application d’une clause contractuelle abusive afin qu’elle ne produise pas d’effets contraignants à l’égard du consommateur, sans être habilités à réviser le contenu de celle-ci (étape du contrôle sur les conséquences de la déclaration du caractère abusif de la clause) (99). En effet, le contrat doit subsister, en principe, sans aucune autre modification que celle résultant de la suppression des clauses abusives, dans la mesure où, conformément aux règles du droit interne, une telle subsistance du contrat est juridiquement possible (100).
106. En deuxième lieu, il convient de rappeler qu’il ressort de la décision de renvoi du Tribunal Supremo (Cour suprême) que la référence à « une quelconque échéance » constitue une condition essentielle et indispensable aux fins de la mise en œuvre de la clause d’échéance anticipée. En conséquence, il me semble que la finalité de la clause n’est pas préservée sans référence précise au nombre de mensualités non honorées permettant sa mise en œuvre, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier (101). De plus, si, selon la jurisprudence de la Cour, les juges nationaux sont tenus, purement et simplement, de ne pas appliquer les clauses réputées abusives, la condition susceptible de déclencher l’échéance anticipée de la totalité du prêt devient alors, selon moi, inopérante. Partant, la clause dans son ensemble serait nécessairement sans effet.
107. En troisième lieu, je note qu’une telle clause, qui prévoit l’échéance anticipée de la totalité du solde en cas de défaut de paiement d’une quelconque échéance, ne remplit pas les conditions énoncées par la Cour dans les arrêts Aziz et Banco Primus (102), compte tenu du fait que la clause litigieuse ne constitue pas un manquement suffisamment grave en ce qui concerne la durée et le montant du prêt. En tout état de cause, il convient de ne pas oublier, ainsi que la Commission l’a rappelé à juste titre, que si, conformément à cette jurisprudence, la condition mentionnée ci-dessus (la référence à « une quelconque échéance ») était déclarée abusive et, en conséquence, n’était pas appliquée, l’élément restant, à savoir, la simple possibilité de déclarer échue la totalité du solde (103), serait non seulement dénuée d’effets pratiques, mais serait également à ce point abstraite qu’elle ne permettrait pas au juge national d’examiner si elle satisfait aux conditions énumérées par la Cour dans l’arrêt Banco Primus (104) et rappelées au point 69 des présentes conclusions.
108. Je rappelle également que le moment précis auquel la faculté de résiliation anticipée est exercée par l’établissement bancaire est une question de fait qui est dépourvue de pertinence aux fins de l’examen d’une clause qui se conte du défaut de paiement d’une seule mensualité. Il s’agit ici de déterminer non pas si le comportement commercial de la banque a été abusif mais si une clause contractuelle est abusive. Contrairement à ce qu’il ressort de la décision de renvoi dans l’affaire C-70/17 (105), un comportement commercial raisonnable dans un cadre contractuel abusif ne saurait priver d’utilité le constat du juge quant au caractère abusif des clauses d’un contrat (106). Cela vaut à plus forte raison encore lorsque c’est précisément la clause en question qui permet à la banque de réclamer la totalité du montant restant dû dans le cadre d’une saisie hypothécaire à la suite du défaut de paiement d’une seule échéance du capital et des intérêts.
109. Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une juridiction nationale qui a constaté le caractère abusif d’une clause contractuelle permettant d’exiger l’échéance anticipée d’un contrat de prêt hypothécaire, notamment en cas de défaut de paiement d’une seule mensualité, puisse maintenir la validité partielle de cette clause moyennant la simple suppression du motif d’échéance qui la rend abusive.
5. Sur la seconde question dans l’affaire C‑70/17 et la première question dans l’affaire C‑179/17 : possibilité de poursuivre la procédure de saisie hypothécaire par l’application supplétive d’une disposition nationale, telle que l’article 693, paragraphe 2, de la LEC
110. Par la seconde question préjudicielle dans l’affaire C‑70/17 et la première dans l’affaire C‑179/17, qu’il convient d’examiner ensemble, les juridictions de renvoi demandent, en substance, si les articles 6, paragraphe 1, et 7, paragraphe 1, de la directive 93/13 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une jurisprudence nationale selon laquelle, lorsque le caractère abusif de la clause relative à l’échéance anticipée a été constaté par une juridiction nationale, la procédure spécifique de saisie hypothécaire ouverte à la suite de l’application de ladite clause peut néanmoins se poursuivre par l’application supplétive d’une disposition de droit national, telle que l’article 693, paragraphe 2, de la LEC, dans la mesure où cette procédure peut être plus favorable aux consommateurs que l’exécution d’une décision de condamnation rendue dans le cadre de la procédure au fond.
111. Avant d’aborder cette question, je rappelle tout d’abord qu’il résulte, notamment, de la réponse que je propose de donner à la première question dans l’affaire C‑70/17 que, même si la partie « infectée » de la clause litigieuse dans l’affaire C‑179/17 peut être biffée sans autre modification et que le résultat est compréhensible, cette clause demeure indivisible au regard des exigences du blue pencil test cité par le Tribunal Supremo (Cour suprême) (107). En effet, après la scission de la partie abusive, cette clause ne conserve pas son sens juridique initial. En effet, en se référant, de manière générale, au « [...] défaut de paiement à l’échéance d’[un], [de] plusieurs ou [de] la totalité des remboursements établis », la clause change irrémédiablement de sens juridique. Dès lors, pouvons-nous déduire de la lecture de la clause ainsi scindée/modifiée le nombre exact de mensualités qui doivent ne pas être honorées pour que le créditeur puisse se prévaloir de l’échéance anticipée du contrat de prêt hypothécaire ? Je suis d’avis que la seule réponse possible est la suivante : « au moins deux échéances », ce qui rendrait la clause toutefois abusive au regard des exigences de l’arrêt Aziz rappelées au point 107 ci-dessus. Ainsi, en cas de scission, la finalité de la clause litigieuse à l’origine de l’affaire C‑179/17 est compromise et elle devient inopérante si la condition à laquelle sa mise en œuvre est subordonnée (l’accord et la référence à « une » échéance inscrits au registre) et qui permet, en l’espèce, de poursuivre – et le cas échéant, d’ouvrir – la procédure de saisie hypothécaire devient sans effet. Il serait dépourvu de sens, d’un point de vue juridique, de prévoir une faculté pour le créancier qui serait purement hypothétique (« plusieurs échéances ») et ne saurait être mise en œuvre en pratique (108).
112. En effet, afin de pouvoir déduire le nombre de mensualités non honorées requises aux fins de l’échéance anticipée, il faudrait, ainsi que le suggère le Tribunal Supremo (Cour suprême) dans sa jurisprudence, appliquer une disposition nationale. Or, selon la jurisprudence de la Cour, cela n’est, en principe, possible que dans les conditions visées par l’arrêt Kásler et Káslerné Rábai (109), à savoir que le contrat ne puisse pas subsister après suppression de la clause abusive et que la règle du droit national qui s’y substitue ait un caractère supplétif.
a) Les contrats des prêts hypothécaires en cause peuvent-ils juridiquement subsister après la suppression des clauses litigieuses abusives ?
113. S’agissant de la question déterminante pour la solution des litiges au principal, débattue lors de l’audience à la suite d’une question pour réponse orale posée par la Cour, de savoir quelles sont les conséquences, en droit espagnol, de la suppression de la clause d’échéance anticipée sur l’existence et l’exécution de la garantie hypothécaire, Abanca a fait valoir que, de manière générale, le contrat de prêt subsiste, la simple suppression de la clause abusive ne pouvant entraîner sa nullité. Toutefois, ainsi que l’ont soutenu tant cette dernière que Bankia, la garantie hypothécaire peut être affectée de manière substantielle dans la mesure où le créancier perd le bénéfice de la procédure de saisie hypothécaire afin de mettre en œuvre la garantie.
114. Le gouvernement espagnol a fait valoir dans ses observations écrites, d’une part, que si l’on considère que la cause du contrat de prêt réside dans la constitution d’un droit réel d’hypothèque et que ce droit réel est affecté par la suppression de la clause, le contrat de prêt lui-même ne saurait subsister. Il a ajouté, d’autre part, que, même si l’on considérait que le contrat de prêt peut, après la suppression de la clause d’échéance anticipée, subsister, une telle suppression « rend le contrat de prêt trop onéreux pour l’entité bancaire », dans la mesure où « elle l’oblige à recourir à une procédure au fond pour résilier le contrat puis à une procédure d’exécution générale pour recouvrer la dette ». Dès lors, ce gouvernement se demande si, dans ces conditions, l’établissement bancaire aurait accordé un prêt sans garantie hypothécaire.
115. Il convient de relever que le Tribunal Supremo (Cour suprême) indique dans sa décision de renvoi que, dans l’ordre juridique espagnol, le droit d’hypothèque donne à son titulaire non seulement le pouvoir de demander la vente forcée du bien hypothéqué dans le cadre d’une procédure spécifique d’exécution, mais également un droit de préférence sur ce bien (articles 1923 et 1927 du code civil) et un droit d’exécution distinct en cas d’insolvabilité (judiciairement constatée) du débiteur. Il ajoute également que la nullité de la clause d’échéance anticipée n’entraîne pas la disparition complète des pouvoirs du créancier hypothécaire, mais restreint la prérogative essentielle du droit d’hypothèque, à savoir celle permettant au créancier de forcer la vente du bien hypothéqué afin de régler le montant dû avec le prix obtenu (article 1858 du code civil). Il ressort de ce qui précède que, malgré la restriction qui en résulte pour l’exécution de la garantie, le Tribunal Supremo (Cour suprême) ne remet pas en cause la subsistance du contrat de prêt après la suppression de la clause d’échéance anticipée (110). Par ailleurs, cette juridiction n’indique pas non plus dans sa décision de renvoi qu’elle serait obligée d’annuler le contrat de prêt dans son ensemble. À cet égard, la juridiction de renvoi dans l’affaire C-179/17 considère qu’« il semble évident qu’un contrat de prêt ou de crédit peut subsister sans la clause d’échéance anticipée ».
116. En premier lieu, il convient de rappeler, ainsi qu’il ressort de la jurisprudence citée au point 75 des présentes conclusions, que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 prévoit deux obligations de résultat : la première exige que les clauses abusives ne produisent aucun effet contraignant à l’égard du consommateur, raison pour laquelle « les juges nationaux sont tenus d’écarter [leur] application », et, la seconde, que les États membres assurent que le contrat conclu entre le professionnel et le consommateur reste contraignant pour les parties « selon les mêmes termes », s’il peut subsister « sans les clauses abusives » (111). Par conséquent, il ressort de cette jurisprudence que le critère de la subsistance du contrat doit être apprécié uniquement sur le plan juridique, « dans la mesure où, conformément aux règles du droit interne, une telle persistance du contrat est juridiquement possible » (112).
117. Dans ce contexte, même si je comprends les inquiétudes qui sous-tendent l’interprétation proposée par le Tribunal Supremo (Cour suprême), je dois souligner qu’il s’agit non pas de tenir compte de considérations telles que le fait de savoir si la banque aurait accordé, ou non, un prêt sans la garantie hypothécaire, ou quelles seraient les conséquences pour le créditeur de la suppression d’une clause abusive (113), mais de savoir si le contrat est annulé, ou non, selon le droit national.
118. En second lieu, il convient de ne pas oublier que la Cour a, dans l’arrêt Banco Primus (114), déclaré que, afin de garantir l’effet dissuasif attaché à l’article 7 de la directive 93/13, les prérogatives du juge national relatives à la constatation d’une clause abusive ne sauraient dépendre de l’application ou non, dans les faits, de cette clause. Dans cette affaire, la Cour a jugé que le fait de savoir si la clause avait effectivement été appliquée, ou non, était dénué de pertinence aux fins d’établir son caractère abusif. En l’espèce, le fait que le seuil soit fixé à trois mensualités au lieu d’une est également dénué de pertinence.
119. En effet, dans l’arrêt Banco Primus, la Cour a encore précisé que « [d]ans ces conditions [...], la circonstance que, en l’occurrence, le professionnel se soit, dans les faits, conformé aux prescriptions de l’article 693, paragraphe 2, de la LEC et n’ait lancé la procédure de saisie hypothécaire qu’après le défaut de paiement de sept mensualités, et non, comme la clause 6 bis du contrat en cause au principal le prévoit, à la suite de tout impayé, ne saurait exempter le juge national de son obligation de tirer toutes les conséquences du caractère éventuellement abusif de cette clause » (115). La Cour a ainsi jugé que « la directive 93/13 doit être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une interprétation jurisprudentielle d’une disposition de droit national régissant les clauses de déchéance du terme des contrats de prêt, telle que l’article 693, paragraphe 2, de la LEC, interdisant au juge national qui a constaté le caractère abusif d’une telle clause contractuelle de déclarer celle-ci nulle et de l’écarter lorsque, dans les faits, le professionnel ne l’a pas appliquée, mais a respecté les conditions prévues par cette disposition de droit national » (116). Par conséquent, le respect de l’article 693, paragraphe 2, de la LEC dans la pratique commerciale des banques ne saurait remédier à la nullité de cette clause, en s’y substituant, au sens des points 80 à 84 de l’arrêt Kásler et Káslerné Rábai (117).
120. Il résulte de ce qui précède que l’exception à la règle générale établie dans ledit arrêt Kásler et Káslerné Rábai selon laquelle la Cour permet de compléter le contrat en remplaçant la clause abusive par une disposition de droit national à caractère supplétif, afin que le contrat puisse subsister, ne s’applique pas en l’espèce, les clauses litigieuses n’entraînant pas la nullité des contrats de prêt dans leur ensemble. En effet, contrairement à la situation qui était en cause dans l’affaire ayant donné lieu audit arrêt Kásler et Káslerné Rábai, si, dans les présentes affaires, les contrats de prêt peuvent subsister sans la clause d’échéance anticipée et que, en conséquence, le juge national n’est pas obligé de déclarer la nullité du contrat dans son ensemble, il n’est pas nécessaire d’appliquer une disposition de droit national à caractère supplétif pour éviter que le consommateur soit exposé à « des conséquences particulièrement préjudiciables ».
b) Sur l’application supplétive de l’article 693, paragraphe 2, de la LEC
121. S’agissant de l’application de l’article 693, paragraphe 2, de la LEC, il ne ressort pas de la décision de renvoi du Tribunal Supremo (Cour suprême) que cette disposition ait un caractère supplétif. En effet, la simple lecture de cette disposition permet de constater qu’un accord explicite entre les parties est requis pour permettre son application et, en conséquence, que ladite disposition ne saurait s’appliquer en l’absence d’un tel accord. En revanche, le Tribunal Supremo (Cour suprême) fait référence à la possibilité d’appliquer cette disposition de « manière supplétive » sans se prononcer sur le caractère supplétif ou non de celle‑ci. En tout état de cause, il appartient au juge national d’apprécier le caractère supplétif ou non d’une telle disposition.
122. Il convient de rappeler, à cet égard, l’arrêt rendu par la Cour, siégeant en grande chambre, dans les affaires ayant donné lieu à l’arrêt Gutiérrez Naranjo e.a. (118), qui concernaient des « clauses planchers » utilisées par les banques dans le cadre de contrats de prêt hypothécaire conclus avec les consommateurs. Le même Tribunal Supremo (Cour suprême) avait déclaré le caractère abusif de ces clauses ainsi que leur nullité en raison de leur manque de transparence dû à une information insuffisante des emprunteurs quant aux conséquences concrètes de leur application en pratique. Toutefois, le Tribunal Supremo (Cour suprême) avait jugé que les clauses planchers étaient licites en tant que telles et avait limité la rétroactivité des effets de la déclaration de nullité de ces clauses (119). Les questions préjudicielles posées à la Cour par une autre juridiction espagnole concernait le point de savoir si la limitation dans le temps des effets restitutoires liés à la déclaration judicaire du caractère abusif de ces clauses aux seules sommes indûment versées postérieurement au prononcé de la décision ayant déclaré le caractère abusif était ou non compatible avec l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13. La Cour a répondu que l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 doit être interprété en ce sens qu’une clause contractuelle déclarée abusive doit être considérée, en principe, comme n’ayant jamais existé, de sorte qu’elle ne saurait avoir d’effet à l’égard du consommateur.
123. Partant, la constatation judiciaire du caractère abusif d’une telle clause doit, en principe, avoir pour conséquence le rétablissement de la situation en droit et en fait dans laquelle le consommateur se serait trouvé en l’absence de ladite clause. De même, la Cour a jugé que, s’il appartient aux États membres, en se fondant sur leur droit national, de définir les modalités dans le cadre desquelles le constat du caractère abusif d’une clause contenue dans un contrat est établi et les effets juridiques concrets de ce constat sont matérialisés, il n’en demeure pas moins qu’un tel constat doit permettre de rétablir la situation en droit et en fait qui aurait été celle du consommateur en l’absence de cette clause abusive, notamment en fondant un droit à restitution des avantages indûment acquis, à son détriment, par le professionnel sur la base de ladite clause abusive (120).
124. Je dois conclure qu’il découle de cette jurisprudence qu’une clause abusive déclarée nulle est réputée n’avoir jamais existé et n’avoir produit aucun effet. Ainsi, l’application, en l’espèce, de l’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13 aurait pour conséquence pratique, ainsi que la Commission l’a souligné dans ses observations écrites, que, lorsque le juge national conclut à la nullité de la clause d’échéance anticipée, la procédure de saisie hypothécaire ne pourrait être engagée ou, si elle a été engagée, ne pourrait être poursuivie, dès lors que l’accord des parties et la référence à une échéance inscrits au registre a été déclaré abusif et, partant, nul et de nul effet. Il convient également de noter que si l’on pouvait remédier à la nullité de la clause par l’application du nombre minimum de trois mensualités fixé à l’article 693, paragraphe 2, de la LEC, cela reviendrait de facto à permettre aux juges nationaux de modifier ladite clause (121). Or, comme la Cour l’a rappelé dans l’arrêt Gutiérrez Naranjo e.a., « le juge national ne saurait être habilité à réviser le contenu des clauses abusives, sauf à contribuer à éliminer l’effet dissuasif exercé sur les professionnels par la pure et simple non‑application à l’égard du consommateur de telles clauses abusives » (122).
125. Il en résulte que la modification proposée par le Tribunal Supremo (Cour suprême) est un exercice qui implique inévitablement l’intégration, la réécriture, la modification ou la reformulation de la clause d’échéance anticipée. Cette modification de la clause, d’une part, n’est pas conforme aux exigences du blue pencil test évoqué par la juridiction de renvoi elle-même, celle-ci étant considérée comme une « modification salvatrice » inadmissible dans le cadre de la directive 93/13. D’autre part, cette modification est expressément interdite par une jurisprudence constante et bien établie de la Cour jusqu’à ce jour, ce qui est déterminant pour la réponse à donner aux questions posées dans le cadre des présentes affaires.
126. Enfin se pose la question de savoir si c’est avec raison que le Tribunal Supremo (Cour suprême) évoque que le seul fait que les débiteurs consommateurs ne pourraient pas jouir des avantages procéduraux de la saisie hypothécaire justifie, à la lumière de la jurisprudence de la Cour exposée aux points 80 à 82 des présentes conclusions, la suppression des clauses litigieuses en substituant à celles-ci une disposition de droit national à caractère supplétif ou, le cas échéant, en appliquant de manière supplétive une disposition n’ayant pas un tel caractère (123).
c) Les avantages de la procédure de saisie hypothécaire justifient-ils la poursuite de la saisie hypothécaire après la constatation du caractère abusif de la clause d’échéance anticipée ?
127. Pour mémoire, je rappelle qu’il ressort du cinquième motif de la décision de renvoi du Tribunal Supremo (Cour suprême) que les avantages procéduraux de la saisie hypothécaire dont bénéficient les débiteurs consommateurs permettraient aux juges nationaux de justifier la poursuite de cette procédure après la constatation du caractère abusif d’une clause d’échéance anticipée.
128. À cet égard, la Commission fait valoir dans ses observations écrites que le Tribunal Supremo (Cour suprême), dans son arrêt du 18 février 2016, cité également dans sa décision de renvoi, a indiqué qu’« on ne saurait donc affirmer inconditionnellement et dans tous les cas que la décision de poursuivre la saisie hypothécaire est plus préjudiciable au consommateur » (124). La Commission en a conclu que « ne pouvoir affirmer sans réserve » que la poursuite de la saisie hypothécaire est préjudiciable pour le consommateur n’équivaut pas, pour ce qui est du degré d’assurance, à affirmer que la poursuite de la saisie hypothécaire est clairement plus avantageuse pour le consommateur dans tous les cas. Dès lors, l’affirmation selon laquelle poursuivre la saisie hypothécaire serait dans l’intérêt du consommateur est pour le moins sujette à caution et dépend des circonstances concrètes de chaque cas. La Commission a ajouté que, dans la mesure où ce sont les consommateurs qui ont contesté les clauses d’échéance anticipée permettant aux banques de recourir à la saisie hypothécaire, il est sensé de supposer que les consommateurs qui engagent une telle action sont assistés sur le plan juridique et cherchent à protéger leurs intérêts, et non à leur nuire.
129. Je partage le point de vue exprimé par la Commission. Même si, à la lecture du cadre juridique exposé par le Tribunal Supremo (Cour suprême), je constate moi-même les avantages procéduraux que présente la procédure de saisie hypothécaire, je nourris toutefois quelques doutes quant au fait que ces avantages bénéficient à « tous » les consommateurs sans exception (125). Bien évidemment, la Cour ne saurait répondre à cette question qui ne concerne que le droit national. Toutefois, il me semble judicieux de partager mes doutes en ce qui concerne la situation exposée par le Tribunal Supremo (Cour suprême), que je vais illustrer par deux exemples (126).
130. Prenons d’abord le cas d’un jeune couple sans enfants, « P et M. » Tous deux ont fait des études universitaires. En 2000, ils obtiennent auprès d’une banque un prêt hypothécaire aux fins de l’achat de leur logement. Ce prêt, d’un montant de 180 000 euros, est consenti pour une durée de 30 ans. En 2007, ils décident d’acheter une résidence secondaire et obtiennent un second prêt hypothécaire d’un montant de 80 000 euros consenti pour une durée de quinze ans. En 2012, en pleine crise économique, M perd son travail et le couple n’est plus en mesure de rembourser ses deux prêts hypothécaires. Quelques mois plus tard, à la suite du défaut de paiement de sept mensualités du premier prêt, la banque dépose une demande de saisie hypothécaire. Le juge national, lors du contrôle relatif aux clauses abusives, constate le caractère abusif de la clause d’échéance anticipée. Toutefois, grâce à l’aide de leurs parents ainsi qu’à la vente de la résidence secondaire, le couple parvient, avant la date de vente aux enchères, à libérer leur logement principal moyennant la consignation du montant exact dû à la banque. Ce couple pourrait représenter le groupe des consommateurs qui pourraient bénéficier des avantages procéduraux de la saisie hypothécaire.
131. Prenons maintenant le cas d’un jeune couple, « J et L », J travaille dans le secteur du bâtiment et L occupe un poste dans le secteur des services. En 2000, malgré des capacités de paiement limitées, ils obtiennent un prêt hypothécaire auprès d’une banque d’un montant de 100 000 euros en vue de financer l’achat d’un logement. Ce prêt est consenti pour une durée de 26 ans et représente plus de la moitié de leurs revenus mensuels. En 2004 et 2007 naissent leurs deux enfants. En 2012, en pleine crise économique, J perd son travail. Il bénéficie pendant un temps d’une allocation chômage, mais, à l’issue de la période d’indemnisation et avec un seul salaire, le couple ne parvient plus à faire face à ses obligations de remboursement. À la suite d’un défaut de paiement de dix mensualités, la banque demande la saisie hypothécaire. Le juge de l’exécution, lors du contrôle des clauses, constate le caractère abusif de la clause d’échéance anticipée. Le couple n’a pas d’économies qui leur permettraient de libérer leur bien en payant le montant dû jusqu’à la date de la mise en enchères. Au vu de la jurisprudence de la Cour, le juge national décide de suspendre la saisie hypothécaire et de lui poser des questions préjudicielles.
132. Dans ce second cas, faut-il considérer que le couple peut bénéficier des avantages de la saisie hypothécaire ? Une réponse affirmative se fonderait sur l’idée selon laquelle il est en mesure de payer les mensualités échues et, donc, de libérer son bien immobilier, ce qui n’est pas le cas. Hormis ces avantages procéduraux dont, vu sa situation économique précaire, il ne pourra peut-être pas bénéficier, ce couple a-t-il, par exemple, la possibilité de renégocier sa dette au stade de la procédure de saisie hypothécaire ? Je ne le pense pas.
133. En tout état de cause, et indépendamment de la possibilité pour des consommateurs de tirer, le cas échéant, des avantages de la procédure de saisie hypothécaire, il est à mon avis incontestable que, compte tenu de la jurisprudence de la Cour sur la portée de la constatation du caractère abusif d’une clause d’échéance anticipée rappelée aux points 65 à 82 des présentes conclusions, l’incidence de tels avantages sur la réponse à donner aux questions qui nous occupent et qui concernent les conséquences à tirer de la constatation du caractère abusif de la clause litigieuse apparaît à tout le moins incertaine. Par conséquent, à la lumière de cette jurisprudence, je suis d’avis que le juge national qui a constaté le caractère abusif de la clause d’échéance anticipée ne peut ouvrir ou, le cas échéant, poursuivre, en dépit de ce constat, une saisie hypothécaire engagée contre le débiteur consommateur, même s’il estime que cette procédure lui est plus favorable.
d) Sur la possibilité d’informer le consommateur des avantages relatifs à la poursuite de la saisie hypothécaire : l’arrêt Pannon GSM
134. Ainsi que je l’ai indiqué au point 128 des présentes conclusions, il ne ressort pas de la décision de renvoi du Tribunal Supremo (Cour suprême) que la poursuite de la saisie hypothécaire déclenchée sur le fondement d’une clause d’échéance anticipée abusive présente, dans tous les cas, des avantages pour le consommateur débiteur. Dans l’hypothèse où la juridiction nationale considérerait cependant que le consommateur peut bénéficier desdits avantages, elle serait tenue de l’en informer. Le consommateur, après avoir consulté son avocat, pourrait manifester son intention de ne pas se prévaloir du caractère abusif et non contraignant de ladite clause, comme dans mon premier exemple relatif au couple « P et M ».
135. Je rappelle à cet égard que la Cour, dans l’arrêt Pannon GSM, après avoir rappelé que le juge national est appelé à assurer l’effet utile de la protection voulue par les dispositions de la directive 93/13, a dit pour droit que dans l’exercice de l’obligation d’examiner d’office des clauses abusives, « le juge national n’est toutefois pas tenu, en vertu de [ladite] directive, d’écarter l’application de la clause en cause si le consommateur, après avoir été avisé par ledit juge, entend ne pas en faire valoir le caractère abusif et non contraignant » (127). Dans l’arrêt Banif Plus Bank, la Cour a confirmé cet arrêt et précisé que la possibilité donnée au consommateur de s’exprimer sur ce point répond également à l’obligation qui incombe au juge national de tenir compte, le cas échéant, de la volonté exprimée par le consommateur lorsque, conscient du caractère non contraignant d’une clause abusive, ce dernier indique néanmoins qu’il s’oppose à ce qu’elle soit écartée, donnant ainsi un consentement libre et éclairé à la clause en question (128).
136. Sur le fondement de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose de répondre à la seconde question préjudicielle dans l’affaire C‑70/17 et à la première question dans l’affaire C‑179/17 que les articles 6, paragraphe 1, et 7, paragraphe 1, de la directive 93/13 doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une jurisprudence nationale selon laquelle, lorsque le caractère abusif de la clause relative à l’échéance anticipée a été constaté par une juridiction nationale, la procédure de saisie hypothécaire ouverte à la suite de l’application de ladite clause peut toutefois se poursuivre par application supplétive d’une disposition de droit national, telle que l’article 693, paragraphe 2, de la LEC, dans la mesure où cette procédure est susceptible d’être plus favorable aux consommateurs que l’exécution d’une décision de condamnation rendue dans le cadre de la procédure au fond, à moins que le consommateur, après avoir été dûment informé du caractère non contraignant de la clause par le juge national, donne son consentement libre et éclairé et manifeste son intention de ne pas se prévaloir du caractère abusif et non contraignant d’une telle clause.
6. Sur les deuxième et troisième questions dans l’affaire C‑179/17
137. Eu égard à ma proposition de réponse à la première question préjudicielle, je considère qu’il n’est pas nécessaire de répondre aux deuxième et troisième questions, qui concernent l’interprétation du droit espagnol, qu’il appartient au juge national de réaliser.
C. Remarque finale
138. Je souhaite formuler une dernière remarque. Ainsi qu’il ressort du sixième considérant de la directive 93/13, « en vue de faciliter l’établissement du marché intérieur et de protéger le citoyen dans son rôle de consommateur lorsqu’il acquiert des biens et des services par des contrats régis par la législation d’États membres autres que le sien, il est essentiel d’en supprimer les clauses abusives ». Je suis convaincu que la solution proposée a le mérite de préserver l’édifice, aujourd’hui solide et cohérent, de la protection des consommateurs et, en conséquence, de renforcer le marché intérieur. Pour cette raison, et pour l’ensemble des raisons qui précèdent, j’invite la Cour à confirmer sa jurisprudence.
VI. Conclusion
139. Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, je propose à la Cour de répondre comme suit aux questions posées par le Tribunal Supremo (Cour suprême, Espagne) et le Juzgado de Primera Instancia nº 1 de Barcelona (tribunal de première instance nº 1 de Barcelone, Espagne) :
1) Dans l’affaire C‑70/17 :
L’article 6, paragraphe 1, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’une juridiction nationale qui a constaté le caractère abusif d’une clause contractuelle permettant d’exiger l’échéance anticipée d’un contrat de prêt hypothécaire, notamment en cas de défaut de paiement d’une seule mensualité, puisse maintenir la validité partielle de cette clause, moyennant la simple suppression du motif d’échéance qui la rend abusive.
2) Dans les affaires C‑70/17 et C‑179/17 :
Les articles 6, paragraphe 1, et 7, paragraphe1, de la directive 93/13/CEE du Conseil, du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, doivent être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une jurisprudence nationale selon laquelle, lorsque le caractère abusif de la clause relative à l’échéance anticipée a été constaté par une juridiction nationale, la procédure de saisie hypothécaire ouverte à la suite de l’application de ladite clause peut toutefois se poursuivre par l’application supplétive d’une disposition de droit national, telle que l’article 693, paragraphe 2, de la Ley 1/2000 de Enjuiciamiento Civil (loi 1/2000 relative au code de procédure civile), du 7 janvier 2000, dans sa version applicable aux litiges au principal, dans la mesure où cette procédure est susceptible d’être plus favorable aux consommateurs que l’exécution d’une décision de condamnation rendue dans le cadre de la procédure au fond, à moins que le consommateur, après avoir été dûment informé du caractère non contraignant de la clause par le juge national, donne son consentement libre et éclairé et manifeste son intention de ne pas se prévaloir du caractère abusif et non contraignant d’une telle clause.