Language of document : ECLI:EU:C:2005:74

ARRÊT DE LA COUR (troisième chambre)

6 juillet 2006 (*)

«Sixième directive TVA – Déduction de la TVA acquittée en amont – Fraude de type ‘carrousel’ – Contrat de vente frappé de nullité absolue en droit interne»

Dans les affaires jointes C-439/04 et C-440/04,

ayant pour objet des demandes de décision préjudicielle au titre de l’article 234 CE, introduites par la Cour de cassation (Belgique), par décisions du 7 octobre 2004, parvenues à la Cour le 19 octobre 2004, dans les procédures

Axel Kittel (C-439/04)

contre

État belge,

et

État belge (C-440/04)

contre

Recolta Recycling SPRL,

LA COUR (troisième chambre),

composée de M. A. Rosas, président de chambre, MM. J.-P. Puissochet, S. von Bahr (rapporteur), U. Lõhmus et A. Ó Caoimh, juges,

avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,

greffier: M. B. Fülöp, administrateur,

vu la procédure écrite et à la suite de l’audience du 9 février 2006,

considérant les observations présentées:

–        pour Axel Kittel, par Me J. Bublot, avocat (C-439/04),

–        pour Recolta Recycling SPRL, par Mes T. Afschrift et A. Rayet, avocats (C‑440/04),

–        pour l’État belge, par Mme E. Dominkovits, puis par Mme L. Van den Broeck, en qualité d’agents, assistées par Me B. van de Walle de Ghelcke, avocat,

–        pour le gouvernement italien, par M. I. M. Braguglia, en qualité d’agent, assisté par M. G. De Bellis, avvocato dello stato,

–        pour la Commission des Communautés européennes, par M. J.-P. Keppenne et Mme M. Afonso, en qualité d’agents,

ayant entendu l’avocat général en ses conclusions à l’audience du 14 mars 2006,

rend le présent

Arrêt

1        Les demandes préjudicielles portent sur l’interprétation de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1), telle que modifiée par la directive 95/7/CE du Conseil, du 10 avril 1995 (JO L 102, p. 18, ci‑après la «sixième directive»).

2        Ces demandes ont été présentées dans le cadre de deux litiges, opposant respectivement, M. Kittel et Recolta Recycling SPRL (ci‑après «Recolta») à l’État belge au sujet du refus de l’administration fiscale belge d’admettre le droit à déduire la taxe sur la valeur ajoutée (ci‑après la «TVA») acquittée en amont sur des opérations qui seraient impliquées dans des fraudes de type «carrousel».

 Le cadre juridique

 La réglementation communautaire

3        L’article 2 de la première directive 67/227/CEE du Conseil, du 11 avril 1967, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires (JO 71, p. 1301), telle que modifiée par la sixième directive (ci‑après la «première directive»), dispose:

«Le principe du système commun de taxe sur la valeur ajoutée, est d’appliquer aux biens et aux services un impôt général sur la consommation exactement proportionnel au prix des biens et des services, quel que soit le nombre des transactions intervenues dans le processus de production et de distribution antérieur au stade d’imposition.

À chaque transaction, la taxe sur la valeur ajoutée, calculée sur le prix du bien ou du service au taux applicable à ce bien ou à ce service, est exigible déduction faite du montant de la taxe sur la valeur ajoutée qui a grevé directement le coût des divers éléments constitutifs du prix.

Le système commun de taxe sur la valeur ajoutée est appliqué jusqu’au stade du commerce de détail inclus.»

4        L’article 2, point 1, de la sixième directive dispose:

«Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée:

1.      les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel;»

5        Aux termes de l’article 4, paragraphes 1 et 2, de ladite directive:

«1.      Est considéré comme assujetti quiconque accomplit, d’une façon indépendante et quel qu’en soit le lieu, une des activités économiques mentionnées au paragraphe 2, quels que soient les buts ou les résultats de cette activité.

2.      Les activités économiques visées au paragraphe 1 sont toutes les activités de producteur, de commerçant ou de prestataire de services, y compris les activités extractives, agricoles et celles des professions libérales ou assimilées. Est notamment considérée comme activité économique une opération comportant l’exploitation d’un bien corporel ou incorporel en vue d’en retirer des recettes ayant un caractère de permanence.»

6        Selon l’article 5, paragraphe 1, de cette même directive, «[e]st considéré comme ‘livraison d’un bien’ le transfert du pouvoir de disposer d’un bien corporel comme un propriétaire.»

7        L’article 17, paragraphes 1 et 2, sous a), de la sixième directive dispose:

«1.      Le droit à déduction prend naissance au moment où la taxe déductible devient exigible.

2.      Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l’assujetti est autorisé à déduire de la taxe dont il est redevable:

a)      la taxe sur la valeur ajoutée due ou acquittée pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront rendus par un autre assujetti».

 La réglementation nationale

8        L’article 1131 du code civil belge dispose que «l’obligation sans cause ou sur une fausse cause ou sur une cause illicite ne peut avoir aucun effet».

9        Aux termes de l’article 1133 du même code, «la cause est illicite, quand elle est prohibée par la loi, quand elle est contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre public».

 Le litige au principal

 Affaire C-439/04

10      La juridiction de renvoi relève que la société anonyme Ang Computime Belgium (ci‑après «Computime») a acheté et revendu des composants informatiques et que, suivant un procès-verbal établi par l’administration fiscale, cette dernière a considéré que Computime avait sciemment participé à une fraude à la TVA de type «carrousel» dont le but était de récupérer une ou plusieurs fois des montants de TVA facturés par des fournisseurs pour une seule et même marchandise et que les livraisons faites à Computime étaient fictives. Sur cette base, l’administration fiscale a refusé à Computime le droit de déduire la TVA acquittée sur lesdites livraisons.

11      Il ressort du dossier que le receveur de la TVA de Verviers a décerné à Computime une contrainte en date du 13 octobre 1997. Les montants réclamés s’élevaient à environ 240 millions de BEF à titre de taxes et à près de 480 millions de BEF à titre d’amendes (au total environ 18 millions d’euros).

12      Computime a formé opposition contre cette contrainte devant le Tribunal de première instance de Verviers. Par jugement du 28 juillet 1999, celui-ci a déclaré l’action non fondée. Ce jugement a été confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Liège du 29 mai 2002.

13      M. Kittel, en sa qualité de curateur à la faillite de Computime, a alors formé un pourvoi contre cet arrêt devant la Cour de cassation.

 Affaire C-440/04

14      La juridiction de renvoi relève que Recolta a acheté à un dénommé M. Ailliaud seize véhicules de luxe que celui-ci avait lui‑même achetés à la société Auto‑Mail. Les achats effectués par M. Ailliaud n’ont donné lieu à aucune perception de la TVA au profit du Trésor public et M. Ailliaud n’a pas reversé à l’État belge la TVA payée par Recolta. Cette dernière a revendu les véhicules en exemption de TVA à la même société Auto‑Mail en vertu d’une autorisation de vente à l’exportation.

15      Il ressort du dossier que, selon une enquête de l’inspection spéciale des impôts, M. Ailliaud et Auto‑Mail avaient mis sur pied un mécanisme de fraude fiscale de type «carrousel» dans lequel s’inséraient les opérations conclues avec Recolta.

16      Le 26 octobre 1989, le receveur de la TVA de Verviers a décerné une contrainte à charge de Recolta pour un montant supérieur à 4,8 millions de BEF à titre de taxes et d’un peu plus de 9,7 millions de BEF à titre d’amendes (au total environ 360 000 euros).

17      Recolta a formé opposition contre cette contrainte devant le Tribunal de première instance de Verviers. Par jugement du 1er octobre 1996, cette juridiction, après avoir constaté que rien ne permettait de considérer que Recolta et ses dirigeants avaient connaissance ou conscience de se trouver impliqués dans un vaste mécanisme de fraude, a déclaré que la contrainte décernée par le receveur était sans fondement légal et dès lors nulle et de nul effet. L’affaire a également donné lieu à une procédure pénale, au cours de laquelle le Tribunal correctionnel de Bruxelles a rendu, le 7 janvier 1994, une ordonnance de non-lieu à l’égard du gérant de Recolta.

18      L’État belge a interjeté appel de ce jugement devant la cour d’appel de Liège, faisant valoir que les contrats servant de base aux factures étaient frappés de nullité absolue en droit interne en raison de ce que le mobile déterminant, qui a conduit M. Ailliaud à contracter avec Recolta, était la réalisation d’opérations contraires au mécanisme de la TVA. Les opérations litigieuses étant affectées d’une cause illicite, visée à l’article 1131 du code civil, les conditions nécessaires ouvrant droit à déduction, et notamment l’existence de livraisons de biens, ne seraient dès lors pas remplies.

19      La cour d’appel de Liège ayant confirmé l’arrêt déféré, l’État belge a formé un pourvoi devant la Cour de cassation.

 Les questions préjudicielles

20      La juridiction de renvoi observe tout d’abord que les dispositions du code belge de la TVA en cause dans les affaires au principal constituent la transposition en droit interne de l’article 2, de l’article 4, paragraphe 1, de l’article 5, paragraphe 1, et de l’article 17, paragraphe 2, de la sixième directive.

21      Ensuite elle rappelle que, selon une jurisprudence constante de la Cour, la sixième directive repose sur le principe de neutralité fiscale, que ce principe s’oppose, en matière de perception de la TVA, à une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites, à l’exception des cas, étrangers à la présente espèce, où, en raison de caractéristiques particulières de certaines marchandises, toute concurrence entre un secteur économique licite et un secteur illicite est exclue.

22      La juridiction de renvoi relève en outre que, en droit interne, une convention qui a pour but d’organiser une fraude envers des tiers, en l’espèce l’État belge, dont les droits sont protégés par une législation d’ordre public, a une cause illicite et est frappée de nullité absolue. S’agissant de l’intérêt général, il suffit que l’une des parties ait contracté à des fins illicites et qu’il n’est pas nécessaire que ces fins soient connues du cocontractant.

23      Dans l’affaire C‑439/04, la Cour de cassation rappelle que la cour d’appel de Liège a déclaré qu’une convention nulle ne peut entraîner d’effets juridiques, telle que la déduction de la TVA, lorsque la cause illicite est la fraude à la taxe elle‑même et que M. Kittel fait valoir, à l’appui de son moyen de cassation, que la TVA facturée par un assujetti pour une livraison de biens peut être déduite, même si elle est opérée à l’occasion d’une convention frappée, en droit interne, de nullité absolue et que le droit à la déduction demeure quand bien même la cause illicite consisterait en une fraude à la TVA elle-même.

24      Dans l’affaire C‑440/04, l’État belge affirme, au soutien de son moyen de cassation, que la TVA facturée par un assujetti pour une livraison de biens ne peut être déduite lorsque la livraison, fût‑elle matériellement réalisée, est effectuée en vertu d’une convention frappée, en droit interne, de nullité absolue, lors même que l’acheteur serait de bonne foi.

25      C’est dans ces circonstances que la Cour de cassation a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:

 Dans l’affaire C-439/04:

«1)      Lorsque la livraison de biens est destinée à un assujetti qui a contracté de bonne foi dans l’ignorance de la fraude commise par le vendeur, le principe de neutralité fiscale de la [TVA] s’oppose-t-il à ce que l’annulation du contrat de vente, en vertu d’une règle de droit civil interne, qui frappe ce contrat de nullité absolue comme contraire à l’ordre public pour une cause illicite dans le chef du vendeur, entraîne pour cet assujetti la perte du droit à déduction de la taxe?

2)      La réponse est-elle différente lorsque la nullité absolue résulte d’une fraude à la [TVA] elle-même?

3)      La réponse est-elle différente lorsque la cause illicite du contrat de vente, qui entraîne sa nullité absolue en droit interne, est une fraude à la [TVA] connue des deux contractants?»

 Dans l’affaire C-440/04:

«1)      Lorsque la livraison de biens est destinée à un assujetti qui a contracté de bonne foi dans l’ignorance de la fraude commise par le vendeur, le principe de neutralité fiscale de la [TVA] s’oppose-t-il à ce que l’annulation du contrat de vente, en vertu d’une règle de droit civil interne, qui frappe ce contrat de nullité absolue comme contraire à l’ordre public pour une cause illicite dans le chef du vendeur, entraîne pour cet assujetti la perte du droit à déduction de la taxe?

2)      La réponse est-elle différente lorsque la nullité absolue résulte d’une fraude à la [TVA] elle-même?»

26      Par ordonnance du président de la Cour, du 28 janvier 2005, les affaires C‑439/04 et C‑440/04 ont été jointes aux fins de la procédure écrite et orale ainsi que de l’arrêt.

 Sur les questions préjudicielles

27      Par ses questions préjudicielles, qu’il convient d’examiner ensemble, la juridiction de renvoi demande en substance si, lorsqu’une livraison est effectuée à un assujetti qui ne savait pas et ne pouvait pas savoir que l’opération concernée était impliquée dans une fraude commise par le vendeur, l’article 17 de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une règle de droit national selon laquelle l’annulation du contrat de vente, en vertu d’une disposition de droit civil, qui frappe ce contrat de nullité absolue comme contraire à l’ordre public pour une cause illicite dans le chef du vendeur, entraîne la perte du droit à déduction de la TVA acquittée par ledit assujetti. Ladite juridiction se demande si la réponse à cette question est différente lorsque la nullité absolue résulte d’une fraude à la TVA.

28      La juridiction de renvoi cherche également à savoir si la réponse à ladite question est différente, lorsque l’assujetti savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA.

 Observations soumises à la Cour

29      M. Kittel estime que le principe de neutralité fiscale découlant notamment de l’article 2 de la première directive et de l’article 17, paragraphe 2, sous a), de la sixième directive s’oppose à ce que la seule nullité d’une transaction en droit national entraîne pour un assujetti la perte de son droit à déduction.

30      En outre, l’article 5 de la sixième directive ne s’opposerait pas à ce que soit considérée comme livraison d’un bien une opération qui, par ses caractéristiques particulières, fait partie du circuit économique concurrentiel, même si une partie de cette livraison est effectuée dans le but de commettre une fraude à la TVA. Dans ces conditions, l’article 17, paragraphe 2, de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu’il autorise le droit à déduction de l’acquéreur qui n’agit pas dans le but de commettre une fraude à la TVA.

31      De même, ledit article autorise le droit à déduction de l’acquéreur qui n’agit pas dans le but de commettre une fraude à la TVA, même s’il connaît le but frauduleux animant son fournisseur, qu’il profite ou non du produit de cette fraude. L’article 17, paragraphe 2, de la sixième directive doit donc être interprété en ce sens qu’il autorise le droit à déduction de l’acquéreur, même s’il connaît le but frauduleux animant son fournisseur, qu’il profite ou non du produit de cette fraude.

32      L’État belge soutient que, lorsque le transfert de biens est destiné à un assujetti qui a contracté de bonne foi, dans l’ignorance de la fraude commise par le vendeur, le principe de neutralité fiscale de la TVA ne s’oppose pas à ce qu’il soit refusé à l’assujetti tout droit à déduction pour autant qu’il soit démontré que les conditions de fond requises pour bénéficier de ce droit font défaut dans son chef.

33      Tel serait notamment le cas lorsque l’assujetti participe à une fraude de type «carrousel» à son insu dans la mesure où il ne peut être considéré comme le bénéficiaire d’une livraison de biens au sens de l’article 5 de la sixième directive ou comme utilisant les biens concernés pour les besoins de ses opérations taxées, ou encore lorsque l’assujetti ne détient pas une facture conforme aux dispositions des articles 18, paragraphe 1, et 22, paragraphe 3, de cette directive.

34      L’exercice du droit à déduction pourrait également être refusé lorsqu’il est établi que ce droit est invoqué frauduleusement ou abusivement.

35      Recolta ainsi que le gouvernement italien estiment qu’il faut répondre par l’affirmative à la première question et par la négative à la deuxième.

36      Cependant, lorsque la cause illicite du contrat de vente est une fraude à la TVA connue des deux contractants, le gouvernement italien considère que le principe interdisant l’abus de droit communautaire s’oppose à ce que le cessionnaire se voit reconnaître le droit à déduction de la taxe acquittée.

37      La Commission des Communautés européennes soutient que la livraison de biens destinée à un assujetti qui a contracté de bonne foi, dans l’ignorance de la fraude commise par le vendeur, constitue une livraison de biens au sens de l’article 5, paragraphe 1, de la sixième directive, ouvrant droit à déduction selon l’article 17, paragraphe 2, de ladite directive, et que le principe de neutralité de cette taxe s’oppose à ce que le droit à déduction de la TVA soit refusé audit assujetti en raison d’une règle de droit national frappant ce contrat de nullité absolue comme contraire à l’ordre public pour une cause illicite dans le chef du vendeur.

38      Selon la Commission, la réponse à donner aux questions de la juridiction de renvoi n’est pas différente si la cause illicite du contrat de vente, qui entraîne sa nullité absolue en droit interne, est une fraude à la TVA connue des deux contractants, sauf s’il est établi que l’exercice du droit à déduction constituerait un usage abusif de ce droit dans le chef de l’acquéreur.

 Appréciation de la Cour

39      La sixième directive établit un système commun de TVA fondé, notamment, sur une définition uniforme des opérations taxables (voir, notamment, arrêts du 26 juin 2003, MKG‑Kraftfahrzeuge-Factoring, C‑305/01, Rec. p. I‑6729, point 38, et du 12 janvier 2006, Optigen e.a., C‑354/03, C‑355/03 et C‑484/03, non encore publié au Recueil, point 36).

40      Cette directive assigne un champ d’application très large à la TVA en visant, à l’article 2, relatif aux opérations imposables, outre les importations de biens, les livraisons de biens et les prestations de services effectuées à titre onéreux à l’intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel (arrêt Optigen e.a., précité, point 37).

41      L’analyse des définitions des notions de livraisons de biens effectués par un assujetti agissant en tant que tel et d’activités économiques démontrent que ces notions, qui définissent les opérations taxables en vertu de la sixième directive, ont un caractère objectif et s’appliquent indépendamment des buts et des résultats des opérations concernées (voir, en ce sens, arrêt Optigen e.a., précité, points 43 et 44).

42      Comme la Cour l’a constaté au point 24 de l’arrêt du 6 avril 1995, BLP Group (C‑4/94, Rec. p. I‑983), une obligation pour l’administration fiscale de procéder à des enquêtes en vue de déterminer l’intention de l’assujetti serait contraire aux objectifs du système commun de TVA d’assurer la sécurité juridique et de faciliter les actes inhérents à l’application de la TVA par la prise en considération, sauf dans des cas exceptionnels, de la nature objective de l’opération concernée.

43      Serait a fortiori contraire auxdits objectifs une obligation pour l’administration fiscale, afin de déterminer si une opération donnée constitue une livraison effectuée par un assujetti agissant en tant que tel et une activité économique, de tenir compte de l’intention d’un opérateur autre que l’assujetti concerné intervenant dans la même chaîne de livraisons et/ou de l’éventuelle nature frauduleuse, dont cet assujetti n’avait et ne pouvait avoir connaissance, d’une autre opération faisant partie de cette chaîne, antérieure ou postérieure à l’opération réalisée par ledit assujetti (arrêt Optigen e.a., précité, point 46).

44      La Cour en a conclu au point 51 de l’arrêt Optigen e.a., précité, que des opérations qui ne sont pas elles-mêmes entachées de fraude à la TVA constituent des livraisons de biens effectuées par un assujetti agissant en tant que tel et une activité économique au sens de l’article 2, point 1, de l’article 4 et de l’article 5, paragraphe 1, de la sixième directive, dès lors qu’elles satisfont aux critères objectifs sur lesquels sont fondées lesdites notions, indépendamment de l’intention d’un opérateur autre que l’assujetti concerné intervenant dans la même chaîne de livraisons et/ou de l’éventuelle nature frauduleuse, dont cet assujetti n’avait et ne pouvait avoir connaissance, d’une autre opération faisant partie de cette chaîne de livraisons, antérieure ou postérieure à l’opération réalisée par ledit assujetti.

45      La Cour a précisé que le droit d’un assujetti effectuant de telles opérations de déduire la TVA acquittée en amont ne saurait non plus être affecté par la circonstance que dans la chaîne de livraisons dans laquelle s’inscrivent ces opérations, sans que cet assujetti le sache ou puisse le savoir, une autre opération, antérieure ou postérieure à celle réalisée par ce dernier, est entachée de fraude à la TVA (arrêt Optigen e.a., précité, point 52).

46      Cette conclusion ne saurait être différente lorsque de telles opérations, sans que l’assujetti le sache ou puisse le savoir, sont effectuées dans le cadre d’une fraude commise par le vendeur.

47      En effet, le droit à déduction prévu aux articles 17 et suivants de la sixième directive fait partie intégrante du mécanisme de la TVA et ne peut, en principe, être limité. Il s’exerce immédiatement pour la totalité des taxes ayant grevé les opérations effectuées en amont (voir, notamment, arrêts du 6 juillet 1995, BP Soupergaz, C-62/93, Rec. p. I‑1883, point 18, et du 21 mars 2000, Gabalfrisa e.a., C‑110/98 à C‑147/98, Rec. p. I‑1577, point 43).

48      Le régime des déductions vise à soulager entièrement l’entrepreneur du poids de la TVA due ou acquittée dans le cadre de toutes ses activités économiques. Le système commun de la TVA garantit, par conséquent, la neutralité quant à la charge fiscale de toutes les activités économiques, quels que soient les buts ou les résultats de ces activités, à condition que lesdites activités soient, en principe, elles-mêmes soumises à la TVA (voir, notamment, arrêts du 22 février 2001, Abbey National, C‑408/98, Rec. p. I‑1361, point 24, et du 21 avril 2005, HE, C‑25/03, Rec. p. I‑3123, point 70).

49      La question de savoir si la TVA due sur les opérations de ventes antérieures ou ultérieures portant sur les biens concernés a ou non été versée au Trésor public est sans influence sur le droit de l’assujetti de déduire la TVA acquittée en amont (voir, en ce sens, ordonnance du 3 mars 2004, Transport Service, C‑395/02, Rec. p. I‑1991, point 26). Selon le principe fondamental inhérent au système commun de TVA et résultant des articles 2 des première et sixième directives, la TVA s’applique à chaque transaction de production ou de distribution, déduction faite de la taxe qui a grevé directement le coût des divers éléments constitutifs du prix (voir, notamment, arrêts du 8 juin 2000, Midland Bank, C‑98/98, Rec. p. I‑4177, point 29; du 27 novembre 2003, Zita Modes, C‑497/01, Rec. p. I‑14393, point 37, et Optigen e.a., précité, point 54).

50      Dans ce contexte, ainsi que l’a rappelé la juridiction de renvoi, il ressort d’une jurisprudence constante que le principe de neutralité fiscale s’oppose à une différenciation généralisée entre les transactions licites et les transactions illicites. Il en résulte que la qualification d’un comportement comme répréhensible n’entraîne pas, à elle seule, une exception à l’imposition. Une telle exception ne joue que dans des situations spécifiques dans lesquelles, en raison des caractéristiques particulières de certaines marchandises ou de certaines prestations, toute concurrence entre un secteur économique licite et un secteur illicite est exclue (voir, notamment, arrêts du 29 juin 1999, Coffeeshop «Siberië», C‑158/98, Rec. p. I‑3971, points 14 et 21, ainsi que du 29 juin 2000, Salumets e.a., C‑455/98, Rec. p. I‑4993, point 19). Or, il est constant que tel n’est pas le cas des composants informatiques ni des véhicules en cause au principal.

51      Eu égard à ce qui précède, il apparaît que les opérateurs qui prennent toute mesure pouvant raisonnablement être exigée d’eux pour s’assurer que leurs opérations ne sont pas impliquées dans une fraude, qu’il s’agisse de la fraude à la TVA ou d’autres fraudes, doivent pouvoir se fier à la légalité de ces opérations sans risquer de perdre leur droit à déduire la TVA acquittée en amont (voir, en ce sens, arrêt du 11 mai 2006, Federation of Technological Industries, C‑384/04, non encore publié au Recueil, point 33).

52      Il s’ensuit que lorsqu’une livraison est effectuée à un assujetti qui ne savait pas et ne pouvait pas savoir que l’opération concernée était impliquée dans une fraude commise par le vendeur, l’article 17 de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une règle de droit national selon laquelle l’annulation du contrat de vente, en vertu d’une disposition de droit civil, qui frappe ce contrat de nullité absolue comme contraire à l’ordre public pour une cause illicite dans le chef du vendeur, entraîne la perte du droit à déduction de la TVA acquittée par ledit assujetti. Est sans pertinence à cet égard la question de savoir si ladite nullité résulte d’une fraude à la TVA ou d’autres fraudes.

53      En revanche, les critères objectifs sur lesquels sont fondées les notions de livraisons de biens effectuées par un assujetti agissant en tant que tel et d’activité économique ne sont pas satisfaits en cas de fraude fiscale commise par l’assujetti lui-même (voir arrêt du 21 février 2006, Halifax e.a, C‑255/02, non encore publié au Recueil, point 59).

54      En effet, ainsi que la Cour l’a déjà rappelé, la lutte contre la fraude, l’évasion fiscale et les abus éventuels est un objectif reconnu et encouragé par la sixième directive (voir, arrêt du 29 avril 2004, Gemeente Leusden et Holin Groep, C‑487/01 et C‑7/02, Rec. p. I‑5337, point 76). Les justiciables ne sauraient frauduleusement ou abusivement se prévaloir des normes communautaires (voir, notamment, arrêts du 12 mai 1998, Kefalas e.a., C‑367/96, Rec. p. I‑2843, point 20; du 23 mars 2000, Diamantis, C‑373/97, Rec. p. I‑1705, point 33, et du 3 mars 2005, Fini H, C‑32/03, Rec. p. I‑1599, point 32).

55      Si l’administration fiscale constate que le droit à déduction a été exercé de manière frauduleuse, elle est habilitée à demander, avec effet rétroactif, le remboursement des sommes déduites (voir, notamment, arrêts du 14 février 1985, Rompelman, 268/83, Rec. p. 655, point 24; du 29 février 1996, INZO, C‑110/94, Rec. p. I‑857, point 24, et Gabalfrisa e.a., précité, point 46) et il appartient au juge national de refuser le bénéfice du droit à déduction s’il est établi, au vu d’éléments objectifs, que ce droit est invoqué frauduleusement (voir arrêt Fini H, précité, point 34).

56      De même, un assujetti qui savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA, doit, pour les besoins de la sixième directive, être considéré comme participant à cette fraude, et ceci indépendamment de la question de savoir s’il tire ou non un bénéfice de la revente des biens.

57      En effet, dans une telle situation, l’assujetti prête la main aux auteurs de la fraude et devient complice de celle‑ci.

58      Par ailleurs, en les rendant plus difficiles à réaliser, une telle interprétation est de nature à entraver les opérations frauduleuses.

59      Dès lors, il appartient à la juridiction nationale de refuser le bénéfice du droit à déduction s’il est établi, au vu des éléments objectifs, que l’assujetti savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA et ceci même si l’opération en cause satisfait aux critères objectifs sur lesquels sont fondées les notions de livraisons de biens effectuées par un assujetti agissant en tant que tel et d’activité économique.

60      Il résulte de ce qui précède qu’il convient de répondre aux questions que lorsqu’une livraison est effectuée à un assujetti qui ne savait pas et n’aurait pas pu savoir que l’opération concernée était impliquée dans une fraude commise par le vendeur, l’article 17 de la sixième directive doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une règle de droit national selon laquelle l’annulation du contrat de vente, en vertu d’une disposition de droit civil, qui frappe ce contrat de nullité absolue comme contraire à l’ordre public pour une cause illicite dans le chef du vendeur, entraîne la perte du droit à déduction de la TVA acquittée par ledit assujetti. Est sans pertinence à cet égard la question de savoir si ladite nullité résulte d’une fraude à la TVA ou d’autres fraudes.

61      En revanche, lorsqu’il est établi, au vu des éléments objectifs, que la livraison est effectuée à un assujetti qui savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la TVA, il appartient à la juridiction nationale de refuser audit assujetti le bénéfice du droit à déduction.

 Sur les dépens

62      La procédure revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens. Les frais exposés pour soumettre des observations à la Cour, autres que ceux desdites parties, ne peuvent faire l’objet d’un remboursement.

Par ces motifs, la Cour (troisième chambre) dit pour droit:

Lorsqu’une livraison est effectuée à un assujetti qui ne savait pas et n’aurait pas pu savoir que l’opération concernée était impliquée dans une fraude commise par le vendeur, l’article 17 de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d’harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d’affaires – Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme, telle que modifiée par la directive 95/7/CE du Conseil, du 10 avril 1995, doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une règle de droit national selon laquelle l’annulation du contrat de vente, en vertu d’une disposition de droit civil, qui frappe ce contrat de nullité absolue comme contraire à l’ordre public pour une cause illicite dans le chef du vendeur, entraîne la perte du droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée acquittée par ledit assujetti. Est sans pertinence à cet égard la question de savoir si ladite nullité résulte d’une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée ou d’autres fraudes.

En revanche, lorsqu’il est établi, au vu des éléments objectifs, que la livraison est effectuée à un assujetti qui savait ou aurait dû savoir que, par son acquisition, il participait à une opération impliquée dans une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, il appartient à la juridiction nationale de refuser audit assujetti le bénéfice du droit à déduction.

Signatures


* Langue de procédure: le français.